Les anciens couvents de Lyon/30. Récollets

Emmanuel Vitte (p. 519--).

LES RÉCOLLETS



L’ORDRE de Saint-François-d’Assise, nous l’avons déjà constaté, peut être comparé à un arbre vigoureux et fort, qui d’abord s’élève droit vers le ciel de toutes les forces d’une sève puissante, et qui ensuite se divise et s’étend en rameaux nombreux pour occuper une plus vaste étendue. La famille des Récollets, fils de saint François d’Assise, doit son origine à saint Pierre d’Alcantara, l’un des principaux ornements de l’ordre des Frères Mineurs.

Ce saint naquit en Espagne, en 1499, dans la petite ville d’Alcantara, située en Estramadure. Son père, Alphonse Gravito, gouverneur de cette ville, et sa mère, Marie Villela de Sanabria, étaient nobles et distingués par leur piété. Il étudia d’abord à Alcantara, à Salamanque ensuite, et pendant un moment l’ambition fit miroiter à ses yeux des honneurs et des charges. Mais il triompha bien vite de cette tentation, et, à seize ans, il entrait, pour se faire religieux de l’ordre de Saint-François, au couvent de Manjarez, situé dans les montagnes qui séparent la Castille du Portugal. Dès lors sa vie n’est plus qu’une longue mortification bien propre à confondre notre pauvre nature ; sa vertu grandit tous les jours, elle devint bientôt manifeste à tous. À vingt ans, sans être prêtre, il est supérieur du couvent de Badajoz. Prêtre en 1524, il est l’année suivante gardien du couvent de Notre-Dame des Anges. Il se livre à la prédication avec grand succès ; il écrit les traités de l’Oraison et de la Paix de l’âme ; il plaide et gagne, devant l’évêque de Placencia, la cause des Observans de la province de Saint-Gabriel, dont il fait partie, contre les prétentions des Observans de la province de Saint-Jacques, qui voulaient ranger les premiers sous leur juridiction ; il se rend à la cour de Portugal, mandé par le roi, qui l’entoure d’attentions et de bontés prévenantes, il pacifie les troubles d’Alcantara ; enfin, en 1538, il est élu provincial. C’est alors qu’il pensa à rédiger ses Constitutions pour rétablir la première discipline de l’ordre de Saint-François. Cette réforme très austère fut connue d’abord sous le nom de Déchaussés, et ensuite sous le nom de Récollets, qui signifie recueillis, parce qu’ils habitèrent d’abord des couvents de récollection et menèrent une vie plus recueillie que les autres.

Il est inutile de suivre saint Pierre d’Alcantara dans les différentes, situations qu’il occupa dans la suite. Ajoutons seulement qu’il eut une grande part à la réforme que sainte Térèse entreprit dans l’ordre des Carmes, leva les divers obstacles qui s’opposaient aux desseins de cette sainte, et lui procura tant de secours que, sans lui, il eût été bien difficile à la réformatrice du Carmel de réussir dans cette entreprise. En 1562, faisant les visites de ses couvents pour fortifier la réforme, il mourut dans le couvent d’Arenas, où il se fit transporter, sentant venir sa fin prochaine. Grégoire XV le béatifia en 1622, et Clément IX le mit au catalogue des saints en 1669.

Les Récollets se répandirent en Espagne et en Italie, et, en 1592, appelés par Louis de Gonzague, duc de Nevers, ils fondaient en France leur premier couvent. À peine implantés sur le sol français, ils se multiplièrent bien vite. Les papes Clément VII et Grégoire XIII donnèrent plusieurs bulles en leur faveur. Bientôt les fondations ne suffisant plus, tellement nombreux étaient les sujets qui demandaient à vivre sous cette règle austère, Clément VIII leur accorda, en 1601, un bref par lequel il ordonnait aux archevêques et évêques de France d’assigner un ou deux couvents dans leur diocèse aux Pères Récollets, lorsqu’ils en seraient par eux requis. Nous avons vu quelles prétentions les Récollets, prenant prétexte de ce bref, élevèrent au sujet du gracieux monastère des bords de la Saône, ce Nous n’usons que d’un droit, » disaient-ils. Cette querelle s’envenima et dura seize mois ; elle se termina par le désistement des Récollets.

récollet

Dès 1603, ces religieux comptaient des couvents dans toutes les parties de la France.

Les souverains les prirent sous leur protection : Henri IV défendait à ses sujets de molester les Récollets, et cherchait à leur procurer le plus grand nombre de maisons. Marie de Médicis se faisait une gloire de leur prodiguer de magnifiques aumônes. Louis XIII et Anne d’Autriche fondaient le couvent de Saint-Germain-en-Laye ; Louis XIV entretenait leurs églises et les nommait aumôniers de ses armées.

Les Récollets ont eu des personnages illustres : Saint Pierre d’Alcantara, le directeur de sainte Térèse ; saint Jean-Joseph de la Croix ; saint Pacifique de Saint-Severin ; saint Pierre-Baptiste et ses compagnons, premiers martyrs du Japon ; le B. Léonard de Port-Mauricé, que saint Liguori appelait le grand missionnaire.

Au dix-septième siècle, ils combattirent avec courage les erreurs de Jansénius, et se distinguèrent par leur soumission au Saint-Siège. Ils furent aussi de zélés propagateurs de la dévotion au Sacré Cœur de Jésus, dont la première congrégation fut établie, à Rome, par le B. Léonard de Port-Maurice, et on leur doit la dévotion au Chemin de la Croix, si souvent enrichie d’indulgences par les souverains Pontifes. Ils sont enfin les gardiens du Saint-Sépulcre à Jérusalem.

Ce ne fut qu’au commencement du dix-septième siècle que les Récollets s’établirent dans nos contrées. Ils s’installèrent tout d’abord à Saint-Genis-Laval, près de Lyon. Ils essayèrent ensuite d’obtenir le couvent de l’Observance ; mais, après seize mois d’instance, ils se désistèrent. En 1622 ou 1623, la reine Marie de Médicis leur acheta de Jacques de la Porte, conseiller au parlement de Dombes, la maison de Bellegrève, située à la montée de Saint-Barthélémy, entre la propriété des Mascaranni, qui devait devenir plus tard celle des Lazaristes, et le couvent des Chazottes. Ils s’y établirent et y plantèrent une croix ; saint François de Salés y prêcha. L’église était sous la protection de saint François d’Assise. Ils firent dans la suite, et en différents temps, de grandes constructions, et le Consulat, qui les protégeait beaucoup, contribua par ses libéralités à agrandir et à embellir le couvent. Outre cette résidence, les Pères Récollets avaient aussi un hospice au monastère de Sainte-Claire, et une propriété à la Croix-Rousse.

Essayons de nous faire de la demeure des Pères Récollets une idée plus précise :

Composée de bâtiments, église, terrasses, jardins, clos, elle était confinée à l’orient par la montée Saint-Barthélémy, à l’occident par le clos de la maison d’Albon, au nord par la maison et le clos des Mascaranni (plus tard des Lazaristes), au midi par la maison et le clos des religieuses des Chazeaux.

Lorsqu’on creusa la terre pour établir les fondations du couvent, on trouva plusieurs restes d’anciens édifices, des murailles, des voûtes et des chambres souterraines incrustées d’ouvrages à la mosaïque, des fourneaux à briques, des tuyaux de plomb à moitié fondus et quantité d’autres vestiges du terrible incendie qui, en une seule nuit, détruisit la cité de Plancus.

La maison claustrale formait trois corps de bâtiments, dont deux en aile, et au centre desquels était une terrasse en jardins. Au rez-de-chaussée étaient plusieurs grandes salles, et principalement le réfectoire. Il avait été construit en 1706. On y voyait de grands ouvrages en peinture de Sarrabat, dont les connaisseurs, au dire de Clapasson, faisaient beaucoup de cas. Le grand tableau qui en remplissait le fond représentait la Multiplication des pains, traitée avec tout l’art et le goût possible. Sur les côtés, on voyait des saints de l’ordre de Saint-François, peints en camayeux à fresque. Le premier étage comprenait les cellules des religieux.

L’église était au nord de la maison claustrale. Construite en 1648, sur les dessins de frère Valérien, l’un des religieux, elle avait une entrée remarquable et par la hardiesse et par la solidité. Trois arcs, élevés sur de grands piliers de forme carrée, portaient un édifice à trois étages ; sous ces arcs était un double escalier à deux rampes, qui conduisait à l’église. La bibliothèque du couvent était au-dessus de la chapelle.

On voyait dans l’église quelques tableaux du frère Luc, Récollet, qui avait beaucoup travaillé dans le couvent des Récollets de Paris. La sacristie, toute revêtue d’un lambris de menuiserie d’un goût parfait et d’un beau travail, était la plus jolie de Lyon.

Cette demeure des Récollets, établie sur la pente de la colline, avait nécessité des aménagements particuliers pour fournir des terrasses et des jardins. Au midi du bâtiment claustral et longeant la montée Saint-Barthélémy était une terrasse en jardin ; à l’occident de cette première terrasse, il y en avait une seconde, et à l’occident de cette seconde une troisième, terre et vigne, limitée au nord avec celle des Lazaristes par un rang de plants d’osier. Ces jardins devaient avoir une certaine grâce pour que Pernetti, dont on connaît le penchant à la louange facile, ait pu écrire : « Les Récollets ont tiré parti du terrain montueux où ils sont placés, ils y ont pratiqué des terrasses et des jardins qui tiennent de la magnificence. »

L’histoire de ce couvent est modeste ; on ne voit pas, en effet, que rien de remarquable se soit passé dans cette humble demeure. Voici les seuls faits saillants qu’il nous soit donné de constater :

En 1641, les religieux Récollets du couvent de Lyon demandent au marquis de Quinsonnas et obtiennent de lui la permission de fonder à Saint-Laurent-lès-Mâcon un couvent de leur ordre.

En 1661, M. Gilles de Blanchisson, directeur des gabelles du Lyonnais, déclare par testament vouloir se faire enterrer dans la chapelle de leur couvent.

En 1713, le prévôt des marchands et les échevins déclarent solennellement que le Consulat prend sous sa protection le couvent des Récollets. En retour, les Récollets reconnaissent le prévôt des marchands et les échevins comme leurs fondateurs.

En 1714, ce bon vouloir est mis à l’épreuve. L’eau manquait dans ce quartier ; la fontaine publique du Garillan était en mauvais état, et les habitants adressèrent au Consulat une pétition pressante pour remédier à ce mal. Le Consulat y fit droit, et, du consentement des PP. Récollets, il capta deux sources qui se trouvaient dans leur propriété et en mena les eaux jusqu’à la fontaine. Les religieux se servirent néanmoins des eaux de cette fontaine, par le moyen d’une pompe placée dans le puits où le grand réservoir portait ses eaux.

En 1787, le couvent de Saint-Genis-Laval disparaît. C’est un des effets de cette fameuse loi de 1768, que nous avons rencontrée plusieurs fois déjà et qui réglait la conventualité. Toute maison religieuse qui ne possédait pas un nombre déterminé de sujets était condamnée à ne plus accepter de novices et à mourir d’épuisement. En 1787, le couvent de Saint-Genis-Laval tombait sous le coup de cette loi ; il fut vendu, et l’argent provenant de cette vente fut consacré aux Récollets de Lyon.

Ils en avaient bien besoin, car les temps devenaient mauvais, et les ressources ordinaires allaient bientôt manquer. L’Assemblée nationale va commencer ses persécutions en prenant des mesures vexatoires contre le clergé et les couvents. Elle confisquera leurs biens, et en même temps, pour ne pas paraître trop odieuse, elle fixera une pension annuelle pour les membres des communautés religieuses. Le Ier septembre 1790, les Récollets étaient à bout de ressources ; ils s’adressèrent à la municipalité pour en obtenir des secours. Je cite leur requête, quelque étrange qu’elle puisse paraître :

« Requête à Messieurs les Administrateurs du district.

« Supplient très humblement les Religieux Récollets du couvent de Lyon, et vous exposent que leur position et les circonstances actuelles leur donnent les plus vives alarmes sur leur subsistance, qu’ils n’ont eu jusqu’ici pour vivre que la quête et leurs services, c’est-à-dire les honoraires des messes qu’ils célèbrent dans leur église ou dans quelque autre de la ville ; que depuis quelques années ils éprouvent une diminution tous les jours plus sensible dans le produit de ces ressources ; mais que la Révolution, qui va donner à la France une régénération avantageuse, les prive presque totalement de ces ressources, ou du moins de leur produit ; qu’ils se trouvent forcés de renoncer aux quêtes de blé et autres denrées qu’ils faisaient tous les ans, environ dans ce temps, dans la Dombe, la Bresse et le Bugey, et ce par les difficultés qu’ils éprouvèrent l’an dernier, les injures et les menaces qu’ils reçurent ; qu’ils seront peut-être bientôt forcés de renoncer aux quêtes qu’ils font journellement dans la ville, par rapport aux désagréments qu’ils éprouvent de la part des citoyens, les uns trop peu à l’aise pour donner à des Religieux dont ils méconnaissent ou s’exagèrent les ressources et qu’ils croient toujours assez riches, d’autres trop malheureux par le défaut de travail et la cherté des vivres, le plus grand nombre ne donnant aux suppliants que des marques de surprise de les voir faire la quête, après que l’Assemblée nationale leur a adjugé des pensions ; quant au produit de leurs services, ils seront bientôt obligés d’abandonner celui de leur église, pour servir d’autres églises de la ville, s’ils en trouvent l’occasion, attendu qu’ils ne reçoivent pas dans la leur l’honoraire même pour deux prêtres, laquelle ressource est encore bien douteuse, vu le grand nombre d’ecclésiastiques séculiers qui, par la suppression des chapitres, vont se trouver dépourvus de places et d’offices et obtiendront toujours la préférence sur des religieux, ou encore le changement dans la façon de penser ou dans l’aisance des peuples, qui ne pourront plus ou ne voudront plus donner d’honoraires de messes, etc. »

Suit l’exposé de l’âge des religieux, qui sont pour la plupart des vieillards.

Et voici la fin : « Ils demandent un à-compte sur les pensions qui leur ont été adjugées par l’Assemblée. Ils exprimeront leur reconnaissance en continuant à se rendre utiles au public par l’exercice des fonctions du saint ministère, et ne cesseront d’adresser leurs vœux au Seigneur pour le succès de vos travaux, et la conservation de vos jours. »

Suivent les signatures.

Les pensions adjugées aux Récollets de Lyon s’élevaient à la somme annuelle de 3.500 livres, sur lesquelles, après cette requête, ils en touchèrent 2.000.

On peut juger, d’après cette pétition, quelles étaient les tendances du jour, et aussi quelles étaient les illusions de tous. On était au lendemain de la fameuse nuit du 4 août, où tous semblaient s’embrasser dans une accolade enthousiaste et fraternelle ; on allait avec confiance à la Révolution, parce qu’on croyait encore qu’elle était une renaissance pacifique. Il fallut bientôt en rabattre. Les religieux ne tardent pas à être expulsés de leurs biens, devenus propriété nationale.

Ce ne fut cependant que le 12 messidor, an IV de la république française, que l’on procéda à la vente de la maison claustrale des Récollets ; elle fut adjugée au citoyen Laurent Deville, demeurant à Saint-Étienne-en-Forez, pour la somme de 65.132 livres. L’acte de vente est signé Costerizon, commissaire du Directoire exécutif près l’administration municipale. On excepta cependant de cette vente les livres composant la bibliothèque, salle au-dessus de la chapelle, et aussi les eaux de source qui existent ou pourront être découvertes.

Depuis cette lamentable époque, cette maison n’a cessé d’appartenir à des particuliers qui lui ont fait subir de notables changements. Elle existe encore ; c’est celle qui, montée Saint-Barthélemy, porte le n° 28. Elle a porté autrefois le n° 39, ainsi que l’indique une pierre de 1811.

À l’époque de leur suppression, ces religieux comptaient, en France et en Flandre seulement, une douzaine de provinces et cinq mille religieux. Ils furent rétablis en France en 1852 ; Mgr Debelay, archevêque d’Avignon, les appela dans sa ville archiépiscospale ; en 1855, Mgr Cart, évêque de Nîmes, les demandait à son tour. La même année, ils s’installèrent à Bourg-Saint-Andéol, dans l’Ardèche, et en 1857, de généreux bienfaiteurs les établissaient à Caen, en Normandie. L’annexion de la Savoie à la France leur donna deux couvents ; on les trouve ensuite à Bordeaux, Limoges, etc… Mais de nouveau les décrets d’expulsion ont chassé de leurs couvents les humbles fils de saint François. Et pendant que la France, qui se glorifiait d’être à la tête de la civilisation moderne, expulse d’inoffensifs religieux, l’Angleterre, la Turquie, la Chine, l’Égypte, la Syrie, le Brésil, le Pérou leur offrent des asiles respectés.

SOURCES :

Le P. Hélyot : Dictionnaire des ordres monastiques.

Maillarguet : Miroir des ordres religieux.

Les Almanachs de Lyon.

Guillon : Tableau historique de la ville de Lyon.

Archives municipales.

Pernetti : les Lyonnais dignes de mémoire.