Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 13

Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 135-141).


LETTRE XIII.


KANG-HI À WAM-PO.


Lyon, 3 juillet 1910.


Je vous dirai, mon ami, que je me réconcilie tous les jours avec des coutumes qui m’avoient d’abord paru ridicules ou bizarres ; je m’aperçois que l’étonnement nous rend souvent injustes, apparemment pareeque le blâme coûte moins que la réflexion. Lorsqu’un usage blesse nos habitudes ou nos préjugés, nous aimons mieux croire qu’il est fondé sur le caprice, que de rechercher s’il ne seroit point appuyé sur de bonnes raisons. C’est ainsi que je trouvois qu’il étoit souverainement déraisonnable d’admettre les femmes dans la société des hommes ; aujourd’hui je commence à changer d’avis : je vois que les Orientaux se privent, par la séparation des sexes, d’un très grand plaisir. Mais il faut d’abord observer qu’en Orient nous ne connoissons les femmes, pour ainsi dire, que de vue, sans nous douter du développement que cette intéressante moitié du genre humain est susceptible de recevoir. Une française et une chinoise sont en effet des êtres bien différents. Vous souvient-il, mon cher Wam-po, de ce voyage de Zehol, où nous fumes visiter ensemble la ménagerie de notre auguste empereur. Nous y vîmes l’agile gazelle et le tigre royal enfermés dans de grandes cages, nous admirâmes à travers les barreaux la beauté de leurs formes et la richesse de leurs robes ; mais, tristes et languissants, ils sembloient avoir perdu leur fierté et leur souplesse, et l’on avoit peine à reconnoître dans ces animaux dégradés par la servitude, le roi des déserts et la nymphe des forêts. Il en est de même des femmes ; la liberté, la société développent leurs grâces, la communication des idées donne à leur esprit de l’étendue, augmente sa finesse naturelle, et je crois même que leurs attraits en deviennent plus piquants.

Je n’ai fait ces réflexions que depuis que je connois madame de Fensac, une des plus jolies et des plus aimables femmes de Paris. Un hasard assez singulier m’a mis en relation avec cette dame. Les boucles d’oreilles de ma femme lui ayant paru jolies, elle désira de les faire imiter ; mais Tai-na, qui y est fort attachée, n’a voulu s’en séparer, même pour quelques heures, qu’autant que j’en serois chargé. J’ai donc accompagné M. de Jansen, beau-frere de mon banquier, qui étoit venu les demander.

Madame de Fensac peut avoir vingt-quatre ans ; sa taille svelte et arrondie a une certaine souplesse que l’on ne sauroit bien définir qu’en disant qu’il lui seroit impossible de mettre de la roideur dans ses mouvements : elle est claire-brune, c’est-à-dire qu’avec une peau très blanche elle a des cheveux et des yeux noirs : la parole ne peut pas plus rendre que le pinceau l’expression de ces yeux-là. Sa conversation est vive et spirituelle ; elle passe légèrement d’un sujet à l’autre, sans s’arrêter sur aucun plus de temps qu’il n’en faut à l’abeille pour exprimer le suc d’une fleur. Elle m’a demandé si j’avois déjà été dans le monde : lui ayant nommé madame de Chaville, elle m’a répondu, avec un sourire malin, que cette société convenoit en effet très bien à un mandarin lettré, et cependant, a-t-elle ajouté, en me regardant fixement, vous me paroissez encore bien jeune pour être si savant. Si madame de Fensac a un défaut, c’est d’être un peu moqueuse ; mais elle a tant de grace et de gaieté, elle s’épargne si peu elle-même, qu’il est impossible de ne pas partager son enjouement. Elle m’a fait l’accueil le plus obligeant, et m’a engagé à retourner chez elle ; j’y vais assez souvent. J’y trouve toujours M. de Jansen, qui ne me paroît pas avoir d’autre occupation que celle d’exécuter toutes ses volontés ; et je puis vous assurer qu’il ne manque pas d’affaires. Un autre jeune homme, dont je ne sais pas le nom, parcequ’on ne l’appelle que le chevalier, y est aussi fort assidu : mais, au lieu d’être empressé comme M. de Jansen, il est remarquable par un certain air d’aisance et même de nonchalance qui m’a étonné. Madame de Fensac m’a dit que c’étoit un de ses anciens amis, qu’elle le connoissoit depuis près de dix-huit mois. Je rencontre encore quelquefois chez elle un grand homme de trente à trente-cinq ans, dont l’extérieur est grave, et les manieres froides. Au reste, je ne puis que me louer de sa politesse ; dès qu’il me voit entrer, non seulement il se leve, mais il se donne encore la peine de m’approcher un fauteuil. Il parle peu, ses visites sont très courtes, et je ne conçois pas trop pourquoi il en fait, car madame de Fensac n’a pas pour lui cet air prévenant qu’elle a pour les autres personnes qui viennent chez elle. Pour moi je vous avouerai, mon ami, que le plaisir que j’éprouve dans sa société n’est pas sans mélange. Je ne sais pas comment font ces Européens pour passer ainsi dans une paisible familiarité des heures entières avec des femmes jeunes, jolies, aimables, qui ne leur appartiennent pas, et qui ne sont pas des courtisanes, par conséquent auprès desquelles il faut oublier son sexe, dont on auroit tant de raison de se ressouvenir : ils prétendent qu’ils doivent ce calme à l’habitude. Je ne conçois pas ce que l’habitude peut faire à cela.