G.-F. Quillau (2p. 71-148).


LIVRE  SEPTIÉME.


LE Roy de Babylone ayant détruit l’ancienne Tyr, les Habitans avoient bâti une Ville nouvelle dans une Isle voisine à trente stades du rivage.

Cette Isle s’étendoit en croissant pour embrasser un Golfe où les vaisseaux étoient à l’abri des vents : Plusieurs allées de cedres régnoient le long du port, & à chacune de ses extrémités une forteresse inaccessible faisoit la sureté de la Ville, & des navires qui y abordoient.

Au milieu du mole un portique soutenu de douze rangs de colonnes, formoit plusieurs galeries où s’assembloient à certaines heures du jour les Négocians de tous les pays : On y entendoit parler toutes sortes de langues, & l’on y distinguoit les mœurs des différentes nations. La ville de Tyr sembloit être la Capitale de l’univers.

Un nombre prodigieux de vaisseaux couvroit la mer ; les uns partoient, les autres arrivoient. Ici l’on replioit les voiles, tandis que les rameurs fatigués goutoient le repos ; là on lançoit à la mer les bâtimens nouvellement construits. Une foule innombrable de peuple inondoit le port : Ceux-ci s’occupoient à décharger les navires, ceux-là à transporter les Marchandises, d’autres à remplir les magasins. Tous étoient en mouvement, tous s’empressoient au travail, tous s’animoient au commerce.

Ce spectacle arrêta long-temps la vûe de Cyrus, il s’avance ensuite vers une des extrémités du mole, & rencontre un homme qu’il croit reconnoître. Me trompai-je, s’écria le Prince, n’est ce point Amenophis qui a quitté sa solitude pour rentrer dans la société des hommes ? C’est moi-même, répliqua le sage Egyptien. J’ai abandonné l’Arabie heureuse pour me retirer au pied du Mont Liban. Cyrus surpris de ce changement lui en demanda les raisons. Arobal, dit Amenophis, en est la cause, cet Arobal dont je vous ai parlé, autrefois prisonnier avec moi à Memphis, & esclave dans les mines d’Egypte, étoit fils du Roy de Tyr, mais il ignoroit sa haute naissance : il est remonté sur le trône de ses Ancêtres, & son véritable nom est Ecnibal. Je jouis d’une tranquillité parfaite dans ses États. Venez voir un Prince qui est digne de votre amitié. Je m’interessois à son sort, reprit Cyrus, par l’amitié que vous aviez conçu pour lui, mais je ne pouvois lui pardonner de vous avoir quitté. Je partage avec vous le plaisir d’avoir retrouvé votre ami : Apprenez-moi ce qui lui est arrivé depuis votre séparation.

Amenophis conduisit Cyrus & Araspe dans l’enfoncement d’un rocher d’où l’on découvroit la mer, la ville de Tyr, & les campagnes fertiles qui l’environnent. D’un côté le Mont Liban bornoit la vûe, & de l’autre l’Isle de Chypre sembloit s’enfuir sur les eaux. Ils s’assirent tous trois sur un lit de mousse, & le sage Egyptien se hâta de raconter à Cyrus les avantures du Roy de Tyr.

Le pere d’Ecnibal, dit-il, mourut pendant qu’il étoit encore au berceau. Itobal son oncle aspirant à la Royauté résolut de se défaire du jeune Prince. Bahal à qui l’éducation d’Ecnibal avoit été confiée, pour le soustraire à la cruauté du Tyran, répandit le bruit de sa mort : Il l’envoya dans une campagne solitaire au pied du Mont Liban, où il le fit passer pour son fils sous le nom d’Arobal, sans lui découvrir sa naissance. Quand Ecnibal eut atteint sa quatorziéme année, Bahal forma le dessein de le rétablir sur le trône de ses Ancêtres. L’usurpateur ayant découvert les projets de ce fidéle Tyrien, le fit enfermer dans une prison étroite, & le menaça de la mort la plus cruelle, s’il ne lui livroit pas le jeune Prince. Bahal garda le silence, résolu de mourir plutôt que de trahir son devoir, & sa tendresse pour Ecnibal.

Cependant Itobal étant instruit que l’héritier de la couronne vivoit encore, se trouble & s’agite. Pour calmer ses inquiétudes, & pour assouvir sa rage, il ordonna qu’on fît mourir tous les enfans de Bahal. Un fidéle Esclave en fut averti, & fit sauver Ecnibal : C’est ainsi que ce jeune & malheureux Prince quitta la Phénicie sans sçavoir le secret de sa naissance.

Bahal se sauva de sa prison en s’élançant d’une haute Tour dans la mer ; il gagna le rivage en nageant, & se retira à Babylone, où il se fit connoître à Nabucodonosor. Pour se vanger du massacre de ses enfans, il excita ce Conquerant à faire la guerre à Itobal, & à entreprendre le long siége de Tyr. Le Roy de Babylone instruit de la capacité & de la vertu de Bahal, le choisit pour commander en chef cette expédition : Itobal y fut tué, & après la prise de la Ville, Bahal fut élevé sur le trône de Tyr par Nabucodonosor qui reconnut ainsi ses services & son attachement.

Bahal ne se laissa point éblouir par l’éclat de la Royauté : Ayant appris qu’Ecnibal étoit échappé à la fureur du Tyran, son premier soin fut d’envoyer par toute l’Asie pour le chercher, mais il n’en put apprendre aucune nouvelle ; nous étions alors dans les mines d’Egypte.

Arobal ayant erré long-temps dans l’Afrique, & perdu l’Esclave qui le conduisoit, s’engagea dans les troupes des Cariens, resolu de finir ses jours, ou de se distinguer par quelque action éclatante. Je vous ai raconté autrefois notre premiere connoissance, notre amitié réciproque, notre esclavage commun, & notre separation.

Après m’avoir quitté, il alla à Babylone : C’est-là qu’il apprit la révolution de Tyr, & que Bahal qu’il croyoit son père, étoit élevé sur le trône. Il quitta promptement la Cour de Nabucodonosor, & arriva bien-tôt dans la Phénicie, où il se fit annoncer à Bahal. Le bon vieillard accablé par l’âge reposoit sur un riche tapis : La joye lui donne des forces, il se leve, il court vers Arobal, il l’examine, il lui fait plusieurs questions, il rappelle tous ses traits, & le reconnoit enfin. Il ne peut plus se contenir, il se jette à son col, il le serre entre ses bras, il mouille son visage de ses larmes, & s’écrie avec transport : C’est donc vous que je vois, c’est Ecnibal, c’est le fils de mon maître ; c’est l’enfant que j’ai sauvé des mains du Tyran, c’est la cause innocente de mes disgraces, & le sujet de ma gloire : Je puis enfin montrer ma reconnoissance pour le Roy qui n’est plus, en rétablissant son fils. Ah Dieux ! c’est ainsi que vous récompensez ma fidelité : Je meurs content.

Aussi-tôt Bahal dépêcha des Ambassadeurs à la Cour de Babylone, & demanda permission à Nabucodonosor de quitter la Royauté, & de reconnoître Ecnibal pour son maître legitime. C’est ainsi que le Prince de Tyr monta sur le trône de ses Ancêtres : Bahal mourut bien-tôt après.

Arobal étant parvenu à la Couronne envoya dans ma solitude un Tyrien pour m’instruire de son sort, & pour me presser de venir à sa Cour : Je fus ravi d’apprendre son bonheur, & de voir qu’il m’aimoit encore ; j’en témoignai ma joye par les expressions les plus vives, en marquant au Tyrien que tous mes desirs étoient satisfaits, puisque mon ami étoit heureux ; mais je refusai absolument de quitter ma retraite. Il renvoya de nouveau me conjurer de le venir secourir dans les travaux de la Royauté : Je lui répondis que ses propres lumieres suffisoient pour remplir ses devoirs, & que ses malheurs passés serviroient à lui faire éviter les écueils de l’autorité suprême.

Voyant enfin que rien ne pouvoit m’ébranler, Ecnibal quitta Tyr sous prétexte d’aller à Babylone rendre hommage au Roy des Assyriens, & arriva bien-tôt dans ma solitude.

Nous nous embrassâmes long-temps avec tendresse : Vous avez crû sans doute, me dit-il, que je vous avois oublié, que notre separation venoit du refroidissement de mon amitié, & que l’ambition avoit séduit mon cœur : mais vous vous êtes trompé. Il est vrai que lorsque je vous quittai, la retraite m’étoit devenue insupportable, je n’y trouvois point la paix ; cette inquiétude venoit sans doute des Dieux même : Ils m’entraînoient sans que je le sçusse à remplir les desseins de leur sagesse : Je ne pouvois goûter de repos en leur résistant. C’est ainsi qu’ils m’ont conduit au trône par des routes inconnues ; la grandeur n’a point changé mon cœur ; montrez-moi que l’absence n’a point diminué votre amitié : Venez me soutenir dans les travaux, & les dangers auxquels l’élevation m’expose.

Ah ! lui dis-je, ne me forcez point à quitter ma retraite ; laissez-moi jouir du repos que les Dieux m’ont accordé : La grandeur irrite les passions, les Cours sont des mers orageuses, j’y ai déja fait naufrage, j’en suis heureusement échappé, ne m’y exposez pas une seconde fois.

Je penetre vos sentimens, reprit Ecnibal ; vous craignez l’amitié des Rois, vous avez éprouvé leur inconstance, vous avez senti que leur faveur ne sert souvent qu’à préparer leur haine. Apriés vous aima autrefois, il vous abandonna ensuite : Mais helas ! me devez-vous comparer à Apriés ?

Non, non, repliquai-je, je me défierai toujours de l’amitié d’un Prince nourri dans le luxe & dans la mollesse comme le Roy d’Egypte : Mais pour vous, élevé dans l’ignorance de votre état, éprouvé ensuite par toutes les disgraces de la fortune, je ne crains pas que la Royauté altere vos sentimens : Les Dieux vous ont conduit au trône ; vous devez en remplir les devoirs, il faut vous sacrifier pour le bien public : Mais pour moi rien ne m’oblige à m’engager de nouveau dans le trouble & dans le tumulte ; je ne songe qu’à mourir dans la retraite où la sagesse nourrit mon cœur, & où l’esperance de me réunir bien-tôt au grand Osiris me fait oublier tous mes malheurs passés.

Ici un torrent de larmes suspendit nos discours, & nous fit garder le silence : Ecnibal le rompit enfin pour me dire ; l’étude de la sagesse n’a-t-elle donc servi qu’à rendre Amenophis insensible : Eh bien ! si vous ne voulez rien accorder à mon amitié, venez au moins me soutenir contre mes foiblesses ; peut-être oublierai-je un jour que j’ai été malheureux, peut-être ne serai-je plus touché des miseres de l’humanité, peut-être que l’autorité suprême empoisonnera mon cœur, & me fera ressembler aux autres Princes. Venez me défendre contre les erreurs attachées à ma condition ; venez m’affermir dans toutes les maximes de vertu que vous m’avez inspirées autrefois : Un fidéle ami m’est plus nécessaire que jamais.

Ecnibal m’attendrit par ces paroles : Je consentis enfin à le suivre ; mais à condition que je ne demeurerois pas à sa Cour, que je n’y aurois jamais aucun emploi, & que je me retirerois dans quelque solitude auprès de Tyr : Je n’ai fait que changer une retraite pour une autre, afin d’avoir le plaisir de me rapprocher de mon ami.

Nous partîmes de l’Arabie heureuse, nous allâmes à Babylone, nous y vîmes Nabucodonosor : Mais helas ! qu’il est different de ce qu’il étoit autrefois : Ce n’est plus ce Conquerant qui régnoit au milieu des triomphes, & qui étonnoit les nations par l’éclat de sa gloire : Depuis quelque temps il a perdu la raison, il fuit la societé des hommes, il erre vagabond dans les montagnes & les bois comme une bête feroce. Quelle destinée pour un si grand Prince.

En arrivant à Tyr, je me retirai au pied du Mont Liban dans le même lieu où Ecnibal avoit passé sa premiere jeunesse : Je viens quelquefois ici le voir : Il vient souvent dans ma solitude : Rien ne sçauroit alterer notre amitié, parceque la verité en fait l’unique lien. Je vois par cet exemple que la Royauté n’est pas, comme je le croyois, incompatible avec les sentimens ; tout dépend de la premiere éducation des Princes ; le malheur est la meilleure école pour eux ; c’est par-là que se forment les Héros. Apriés avoit été gâté par les prosperités de sa jeunesse ; Ecnibal s’est confirmé dans la vertu par les adversités.

Après cet entretien, Amenophis conduisit le Prince de Perse au Palais d’Ecnibal, & le presenta au Roy de Tyr. Cyrus fut traité pendant plusieurs jours avec une magnificence éclatante, & marqua souvent à Amenophis l’étonnement où il étoit, de voir la splendeur qui régnoit dans ce petit État.

N’en soyez pas surpris, répondit l’Egyptien, par-tout où le commerce fleurit par de sages loix, l’abondance devient bien-tôt universelle, & la magnificence ne coûte rien à l’État.

Le Roy de Tyr fit plusieurs questions à Cyrus, sur son pays, sur ses voyages, & sur les mœurs des differens peuples qu’il avoit vûs ; Il fut touché des sentimens nobles & du goût délicat qui régnoient dans les discours du jeune Prince : Cyrus admira à son tour l’esprit & la vertu d’Ecnibal ; il passa plusieurs jours à sa Cour pour s’instruire des regles du commerce, & pria enfin le Roy de lui expliquer comment il avoit rendu son État florissant en si peu de temps.

La Phenicie, dit Ecnibal, a toujours été renommée pour le commerce ; la situation de Tyr est heureuse, ses Habitans entendent la navigation mieux que les autres peuples ; une liberté parfaite régnoit d’abord dans le negoce, les Etrangers étoient regardés comme Citoyens de notre Ville ; mais sous le regne d’Itobal tout tomba en ruine. Au lieu d’ouvrir nos Ports selon l’ancienne Coutume, le Tyran les fit fermer par des vûes politiques ; il voulut changer la constitution fondamentale de la Phénicie, & rendre guerriere une Nation qui avoit toujours évité de prendre part aux discordes de ses voisins ; par-là le commerce languit, & nos forces s’affoiblirent : Itobal nous attira la colere du Roy de Babylone qui raza notre ancienne Ville, & nous rendit tributaires.

Aussi-tôt que Bahal fut élevé sur le trône, il tâcha de remedier à ces maux : Je n’ai fait que suivre le plan que ce sage Prince m’a laissé.

Je commençai d’abord par ouvrir mes Ports aux Etrangers, & par rétablir la liberté du commerce : Je déclarai que mon nom n’y seroit jamais employé que pour en soutenir les privileges, & en faire observer les Loix. L’autorité des Princes est trop formidable pour que les autres hommes puissent entrer en societé avec eux.

Les trésors de l’Etat avoient été épuisés par les guerres, il n’y avoit point de fonds pour les travaux publics. Les Arts étoient sans honneur, & l’agriculture étoit negligée. J’engageai les principaux Marchands à faire de grandes avances au menu peuple, tandis qu’ils traitoient entr’eux par un credit assuré : Mais ce credit n’a jamais eu place parmi les laboureurs & les artisans. La monnoye est non seulement une mesure commune qui regle le prix des marchandises, elle est encore un gage assuré qui a une valeur réelle, & à peu près égale dans toutes les Nations : Je voulus que ce gage ne fut jamais ôté d’entre les mains des Citoyens, qui en ont besoin pour se garantir contre les abus que je puis faire de mon autorité, contre la corruption des Ministres, & contre l’oppression des Riches.

Pour encourager les Tyriens au travail, je laissai non seulement chacun libre possesseur des gains qu’il faisoit, mais j’établis encore de grandes récompenses pour ceux qui excelleroient par leur génie, & qui se distingueroient par quelque découverte utile.

Je fis bâtir de grands édifices pour les Manufactures ; j’y logeai tous ceux qui surpassoient les autres dans leur art. Pour ne pas dissiper l’attention de leur esprit, par des soins inquiets, je fournis à tous leurs besoins, & je flattai leur ambition, en leur accordant dans ma Ville Capitale, des honneurs & des distinctions proportionnées à leur état.

J’abolis enfin les impôts exorbitans, & les privileges exclusifs pour toutes les denrées utiles & nécessaires. Il n’y a point ici de véxation pour ceux qui vendent, il n’y a point de contrainte pour ceux qui achetent ; tous mes Sujets ayant également la permission de commercer, rapportent en abondance à Tyr ce que l’univers produit de plus excellent, & le donnent à un prix raisonnable. Chaque espece de denrée me paye en entrant un tribut peu considerable. Moins je gêne le commerce, & plus mes trésors augmentent. Les impôts diminués, diminuent le prix des marchandises : Moins elles sont cheres, plus on en consomme, & par cette consommation abondante, mes revenus surpassent de beaucoup ce que je pourrois tirer par les tributs excessifs. Les Rois qui croyent s’enrichir par leurs exactions sont ennemis de leurs peuples ; ils ignorent même leurs propres interêts.

Je vois, dit Cyrus, que le commerce est d’une grande ressource dans un État ; je crois que c’est le seul secret pour répandre l’abondance dans les grandes Monarchies, & pour réparer les maux que les guerres y produisent : Les armées nombreuses épuisent bien-tôt un Royaume, si l’on ne tire point des Etrangers de quoi les soutenir par un commerce florissant.

Prenez garde, dit Amenophis, de ne pas confondre les idées. On ne doit point négliger le commerce dans les grandes Monarchies ; mais il y faut suivre d’autres regles que dans les petits États.

La Phenicie fait le commerce non seulement pour suppléer à ses propres besoins, mais encore pour servir à toutes les autres nations. Comme le pays est petit, la force de ses Habitans consiste à se rendre utiles, & même nécessaires à leurs voisins. Les Tyriens vont chercher jusques dans les Isles inconnues toutes les richesses de la nature, pour les répandre parmi les autres peuples. Ce n’est pas leur superflu, mais celui des autres nations, qui fait le fondement de leur commerce.

Dans une ville comme Tyr où le commerce fait l’unique soutien de l’État, tous les Citoyens sont négocians. Les Marchands sont les Princes de la République ; mais dans les grands Empires, où les vertus militaires & la subordination des rangs sont absolument nécessaires, le commerce doit être encouragé sans être universel.

Dans un Royaume fertile, étendu, & bordé de côtes maritimes, on peut, en rendant les peuples laborieux, tirer du sein fécond de la terre des richesses immenses qui seroient perdues par la négligence & par la paresse de ses habitans. En faisant perfectionner par l’art les productions de la nature, on peut augmenter de nouveau ses richesses, & c’est en vendant aux autres peuples ces fruits de l’industrie, qu’on établit un commerce solide dans les grands Empires. Il ne faut porter hors de chez soi que son superflu, ni rapporter dans son pays que ce qu’on achete avec ce superflu.

Par-là l’Etat ne contractera jamais de dettes étrangeres ; la balance du commerce sera toujours de son côté ; on tirera des autres nations de quoi soutenir les frais de la guerre ; on trouvera de grandes ressources sans distraire les Sujets de leurs emplois, & sans affoiblir les vertus militaires. C’est une grande science dans un Prince, de connoître le génie de son peuple, les productions de la nature dans son Royaume, & le vrai moyen de les mettre en valeur.

Les entretiens d’Ecnibal & d’Amenophis donnerent à Cyrus des idées nouvelles, & lui inspirerent des maximes sur le gouvernement qu’il n’avoit point apprises dans les autres pays.

Le jour suivant Cyrus accompagna le Roy de Tyr à Byblos, pour celebrer les fêtes de la mort d’Adonis. Tout le peuple en deuil entre dans une caverne profonde, où le simulachre d’un jeune homme repose sur un lit de fleurs & d’herbes odoriferantes ; on passe des journées entieres en prieres & en lamentations ; ensuite la douleur publique se change en joye ; les chants d’allegresse succedent aux pleurs ; on entonne par tout cet Hymne sacré :[1]

Adonis est revenu à la vie, Uranie ne le pleure plus ; il est remonté vers le Ciel, il descendra bien-tôt sur la terre, pour en bannir à jamais les crimes & les maux.

Les Ceremonies Tyriennes sur la mort d’Adonis, parurent à Cyrus une imitation de celles des Egyptiens, sur la mort d’Osiris ; elles lui firent sentir que ces deux nations reconnoissoient également un Dieu mitoyen, qui doit rendre l’innocence & la paix à l’univers.

Tandis que ce Prince étoit encore à Tyr, des Courriers arriverent de la Perside pour lui apprendre que Mandane se mouroit. Cette nouvelle l’obligea de suspendre son voyage de Babylone, & de quitter la Phenicie avec précipitation. En embrassant le Roy de Tyr, O ! Ecnibal, dit Cyrus, je n’envie ni vos richesses, ni votre magnificence : Pour être parfaitement heureux, je ne desire qu’un ami comme Amenophis.

Ils se séparerent enfin ; Cyrus & Araspe traverserent l’Arabie déserte, & une partie de la Chaldée ; ils passerent le Tigre près de l’endroit où ce fleuve s’unit avec l’Euphrate ; ils entrerent dans la Susiane, & arriverent en peu de jours à la Capitale de Perse.

Cyrus se hâte d’aller voir Mandane ; il la trouve mourante, il s’abandonne à sa douleur, & l’exprime par les plaintes les plus ameres. La Reine touchée & attendrie à la vûe de son fils, tâche de moderer son affliction par ces paroles :

Consolez-vous, mon fils ; les ames ne meurent jamais ; elles ne sont condamnées que pour un tems à animer les corps mortels, afin d’expier les fautes qu’elles ont commises dans un état précedent : Le tems de mon expiation est fini ; je vais remonter vers la sphére du feu ; là je verrai Persée, Arbace, Dejoces, Phraorte, & tous les Heros dont vous descendez ; je leur dirai que vous vous préparez à les imiter : là je verrai Cassandane, elle vous aime encore, la mort ne change point les sentimens des ames vertueuses : Nous vous serons toujours presentes, quoiqu’invisibles ; nous descendrons souvent dans un nuage pour vous servir de Génies protecteurs ; nous vous accompagnerons au milieu des dangers ; nous vous amenerons les vertus ; nous écarterons d’autour de vous tous les vices & les erreurs qui corrompent le cœur des Princes. Un jour votre Empire s’étendra, les Oracles s’accompliront : O ! mon fils, mon cher fils, souvenez-vous qu’il ne faut conquerir les nations que pour les rendre dociles à la raison.

En prononçant ces paroles, elle pâlit ; une sueur froide se répand sur tous ses membres, la mort ferme ses yeux, son ame s’envole vers l’Empyrée : Elle fut pleurée long-tems par toute la Perse ; Cambyse fit élever un superbe monument à sa mémoire ; la douleur de Cyrus ne se dissipa que peu à peu par la nécessité de s’appliquer aux affaires.

Cambyse étoit un Prince religieux & pacifique ; il n’étoit jamais sorti de Perse, où les mœurs étoient encore innocentes & pures, mais severes & feroces : Il sçavoit choisir les Ministres capables de suppléer à ce qui lui manquoit ; mais il s’abandonnoit quelquefois trop à leurs conseils, par défiance de ses propres lumieres.

Il voulut en Prince sage & judicieux que Cyrus entrât dans l’administration des affaires ; il le fit appeller un jour, & lui dit :

Vos voyages, mon fils, ont augmenté vos connoissances, vous devez les employer pour le bien de la patrie : Vous êtes destiné non seulement à gouverner un jour ce Royaume, mais encore à commander à toute l’Asie ; il faut apprendre de bonne heure l’art de régner, c’est ce qui manque ordinairement aux Princes ; ils montent souvent sur le Trône avant que de connoître les devoirs de la Royauté. Je vous confie mon autorité, je veux que vous l’exerciez sous mes yeux ; les lumieres de Sorane ne vous seront pas inutiles, c’est le fils d’un habile Ministre, qui m’a servi pendant plusieurs années avec fidélité ; il est jeune, mais il est laborieux, éclairé, & propre à toutes sortes d’emplois.

Sous le gouvernement de Cambyse, ce Ministre avoit senti la nécessité de paroître vertueux, il croyoit même l’être en effet ; mais sa vertu n’avoit jamais été mise à l’épreuve : Sorane ne sçavoit pas lui-même les excès auxquels son ambition demesurée pouvoit le porter.

Lorsque Cyrus voulut s’instruire de l’état de la Perse, de la force de ses troupes, de ses interêts au dedans & au dehors ; Sorane vit bien-tôt avec regret, qu’il alloit perdre beaucoup de son autorité sous un Prince qui avoit tous les talens nécessaires pour gouverner par lui-même ; il tâcha de captiver l’esprit de Cyrus, & l’étudia long-tems pour découvrir ses foiblesses.

Le jeune Prince étoit sensible aux louanges, mais il aimoit à les mériter ; il avoit du goût pour le plaisir, sans en être l’esclave ; il ne haissoit point la magnificence, mais il sçavoit se refuser tout plûtôt que d’accabler le peuple ; par-là il étoit inaccessible à la flaterie, à la volupté, & au luxe.

Sorane sentit qu’il n’y avoit d’autre moyen de conserver son crédit auprès de Cyrus, qu’en se rendant nécessaire par sa capacité : Il déploya tous ses talens dans les Conseils publics & particuliers ; il montra qu’il possedoit une connoissance exacte des secrets de la plus sage politique, & qu’il étoit capable en même tems de ce détail, qui fait une des plus grandes qualités d’un Ministre ; il préparoit & digeroit les matieres avec tant d’ordre & de clarté, que le Prince n’avoit pas besoin de travailler. Tout autre que Cyrus eût été charmé de se voir ainsi dispensé de s’appliquer aux affaires ; mais ce Prince vouloit tout voir par ses propres yeux : Il avoit de la confiance pour les Ministres de son pere, sans s’y livrer aveuglément.

Quand Sorane s’apperçut que le Prince vouloit tout approfondir, il s’étudia à répandre de l’obscurité dans les affaires importantes, afin de se rendre encore plus nécessaire. Cyrus remarqua la conduite artificieuse de Sorane, & ménagea avec une telle délicatesse l’esprit de ce Ministre habile & ombrageux, qu’il tiroit de lui peu à peu ce que le Satrape cherchoit à lui cacher avec tant d’art. Quand Cyrus se crut assez instruit, il fit sentir à Sorane qu’il vouloit être lui-même le premier Ministre de son pere ; il modera ainsi l’autorité de ce favori, sans lui donner aucun juste sujet de se plaindre.

L’ambition de Sorane fut cependant blessée de la conduite de Cyrus : Ce Ministre orgueilleux ne put supporter sans chagrin la diminution de son crédit ; il sentit avec douleur qu’on pouvoit se passer de lui ; voilà la premiere source de son mécontentement, qui auroit été dans la suite fatal à Cyrus, s’il ne s’en étoit pas garanti par sa vertu & par sa prudence.

La Perse avoit été pendant plusieurs siecles soumise à la Medie, mais par le mariage de Cambyse avec Mandane, il avoit été réglé que le Roy des Perses ne payeroit à l’avenir qu’un petit tribut annuel pour marquer son hommage.

Depuis ce tems les Perses & les Medes vécurent dans une alliance étroite, jusqu’à ce que la jalousie de Cyaxare alluma le feu de la discorde : Ce Prince rappelloit sans cesse avec dépit les Oracles qu’on répandoit sur les conquêtes futures du jeune Cyrus ; il le regardoit comme le destructeur de sa puissance ; il croyoit déja le voir entrer dans Ecbatane pour le détrôner ; il sollicitoit Astyage à tout moment de prévenir ces présages funestes, d’affoiblir les forces de la Perse, & de la remettre dans son ancienne dépendance.

Mandane pendant sa vie avoit ménagé l’esprit de son pere avec une telle adresse, qu’elle avoit empêché une rupture ouverte entre Cambyse & Astyage ; mais si-tôt qu’elle fut morte, Cyaxare recommença ses sollicitations auprès de l’Empereur des Medes.

Cambyse apprit les desseins de Cyaxare, & envoya Hystaspe à la Cour d’Ecbatane, pour représenter à Astyage le danger qu’il y auroit de s’affaiblir mutuellement, pendant que les Assyriens leurs ennemis communs méditoient d’étendre leur domination sur tout l’Orient : Hystaspe arrêta par son habileté l’execution des projets de Cyaxare, & procura à Cambyse le tems de faire ses préparatifs en cas de rupture.

Le Prince des Medes voyant que les sages conseils d’Hystaspe étoient favorablement écoutés par son pere, & qu’il n’y avoit pas moyen d’allumer si-tôt la guerre, essaya d’autres voyes pour affoiblir la puissance des Perses ; il apprit le mécontentement de Sorane, & tâcha de le gagner en lui offrant les premieres dignités de l’Empire.

Sorane frémit d’abord à cette idée ; mais trompé ensuite par son ressentiment, il se cacha à lui-même les raisons secrettes qui l’animoient ; son cœur n’étoit pas encore insensible à la vertu, mais son imagination vive transformoit les objets, & les lui représentoit sous toutes les couleurs nécessaires pour flatter son ambition : Il surmonta enfin tous ses remords, sous prétexte que Cyaxare seroit un jour son Empereur legitime, & que Cambyse n’étoit qu’un Maître tributaire. Il n’y a rien que l’on ne se persuade, lorsque les fortes passions nous entraînent & nous aveuglent. Sorane entra ainsi peu à peu dans une liaison étroite avec Cyaxare, & mit secrettement tout en usage pour rendre l’administration de Cyrus odieuse au peuple.

Cyrus avoit élevé Araspe aux premieres dignités militaires, connoissant sa capacité & ses talens pour la guerre ; mais il ne vouloit pas le faire entrer dans le Sénat à cause des anciens usages établis en Perse, qui ne permettoient point aux Etrangers d’être assis dans le Conseil suprême.

Le perfide Sorane pressoit pourtant le jeune Prince d’enfreindre cette loi : Il sçavoit que ce seroit un moyen sûr d’exciter la jalousie des Grands, & de les irriter contre Cyrus. Vous avez besoin dans les Conseils, lui dit-il un jour, d’un homme semblable à Araspe ; je sçai que la bonne politique & nos regles défendent qu’on confie en même tems aux Etrangers le commandement des armées, & le secret de l’Etat ; mais on peut se dispenser des loix, lorsqu’on sçait en remplir l’intention par des voyes plus sûres & plus faciles ; un Prince comme vous ne doit jamais être l’esclave des régles, ni des usages ; les hommes n’agissent ordinairement que par ambition ou par interêt : Comblez Araspe de dignités & de biens ; rendez ainsi la Perse sa patrie, & vous n’avez rien à craindre de son infidélité.

Cyrus ne soupçonna point les desseins cachés de Sorane, mais il aimoit trop la justice pour vouloir s’en écarter. Je suis persuadé, répondit-il, de la fidélité & de la capacité d’Araspe ; je l’aime ; mais quand mon amitié seroit capable de me faire manquer aux loix en sa faveur, il m’est trop attaché pour vouloir jamais accepter aucune dignité qui pourroit exciter la jalousie des Perses, & leur donner occasion de croire que j’agis par goût & par passion dans les affaires de l’Etat.

Sorane ayant essayé en vain d’engager Cyrus dans cette fausse démarche, tenta de le surprendre par une autre voye, en tâchant de rompre l’intelligence qui régnoit entre le jeune Prince & son pere. Sorane faisoit remarquer adroitement à Cyrus les défauts du Roy, les bornes de son esprit, & la nécessité de suivre d’autres maximes que les siennes. Le gouvernement doux & paisible de Cambyse, lui disoit-il souvent, est incompatible avec les grands projets : Si vous vous contentez comme lui d’être Roy pacifique, comment deviendrez-vous Conquérant ?

Cyrus n’écouta ces insinuations que pour éviter les écueils où Cambyse avoit échoué ; il ne diminua point sa docilité, & sa soumission pour un pere qu’il aimoit tendrement ; il le respectoit même jusques dans ses foiblesses, en tâchant de les cacher ; il ne faisoit rien sans ses ordres, mais il l’instruisoit en le consultant ; il lui parloit souvent en particulier, pour le mettre en état de décider en public. Cambyse avoit l’esprit assez juste pour démêler, & pour s’approprier ce qu’il y avoit de plus excellent dans les conseils de son fils : Ce fils n’employoit la supériorité de son génie que pour faire respecter les volontés de son pere ; il ne montroit ses talens que pour affermir l’autorité du Roy. Cambyse redoubla de tendresse, d’estime & de confiance pour Cyrus, en voyant la sagesse de sa conduite ; mais le jeune Prince ne s’en prévaloit pas, & croyoit ne faire que son devoir.

Sorane au désespoir de voir ses projets s’évanouir, fit répandre secrettement dans l’esprit des Satrapes des défiances contre le Prince, comme s’il vouloit borner leurs droits, & anéantir leur autorité ; & pour augmenter leurs ombrages, il essaya d’inspirer à Cyrus les principes du Despotisme.

Les Dieux vous destinent, lui disoit-il, à étendre un jour votre Empire sur tout l’Orient : Pour executer ce projet avec succès, il faut accoutumer les Perses à une obéissance aveugle. Captivez les Satrapes par les dignités, & par les plaisirs ; mettez-les dans la nécessité de ne recevoir vos faveurs qu’en fréquentant votre Cour ; emparez-vous ainsi peu à peu de l’autorité suprême ; affoiblissez les droits du Sénat, ne lui laissez que le pouvoir de vous conseiller. Un Prince ne doit point abuser de sa puissance, mais il ne doit jamais la partager avec ses Sujets ; le gouvernement monarchique est le plus parfait de tous ; la réunion du pouvoir suprême dans un seul, fait la vraye force des États, le secret dans les Conseils, & l’expédition dans les entreprises. Une petite République peut subsister par le gouvernement de plusieurs, mais les grands Empires ne se forment que par l’autorité absolue d’un seul ; les autres principes ne sont que les idées bornées des ames foibles, qui ne se sentent pas assez de force pour executer de vastes projets.

Cyrus frémit à ce discours, mais il cacha son indignation par sagesse, & rompant adroitement la conversation, il laissa Sorane persuadé qu’il goûtoit ses maximes.

Quand Cyrus fut seul, il réflechit profondément à tout ce qu’il venoit d’entendre ; il se ressouvint de la conduite d’Amasis, & commença à soupçonner la fidélité de Sorane : Il n’avoit pas à la vérité des preuves invincibles de sa perfidie ; mais un homme qui osoit lui inspirer de tels sentimens, lui paroissoit au moins très-dangereux, quand même il ne seroit pas traître. Le jeune Prince déroba peu à peu à ce Ministre le secret de ses affaires, & chercha des prétextes pour l’éloigner de sa personne, sans rien faire cependant qui pût le révolter.

Sorane sentit bien-tôt ce changement, & poussa son ressentiment jusques aux derniers excès ; il se persuada qu’Araspe alloit être mis à sa place, que Cyrus vouloit se rendre maître absolu de la Perse, & que c’étoit-là le dessein secret du jeune Prince en disciplinant ses troupes avec tant d’exactitude. La jalousie & l’ambition de Sorane l’aveugloient à un tel point, qu’il crut faire son devoir en commettant les plus noires trahisons.

Il fit instruire Cyaxare de tout ce qui se passoit dans la Perse, de l’accroissement de ses forces, des préparatifs qu’on y faisoit pour la guerre, & des desseins qu’avoit Cyrus d’étendre son Empire sur tout l’Orient, sous prétexte d’accomplir certains Oracles supposés dont il éblouissoit le peuple. Cyaxare profita de ces avis pour allarmer Astyage ; il insinua dans son cœur les inquiétudes & les défiances ; Hystaspe fut renvoyé de la Cour d’Ecbatane, & l’Empereur fit menacer Cambyse d’une guerre sanglante, s’il ne consentoit pas à payer les anciens tributs, & à rentrer dans la même dépendance dont la Perse avoit été affranchie par le mariage de Mandane : Le refus de Cambyse fut le signal de la guerre, & les préparatifs se firent des deux côtés[2].

Cependant Sorane chercha à corrompre les Chefs de l’armée, & à affoiblir leur courage, en leur faisant entendre qu’Astyage étoit leur Empereur legitime, que les projets ambitieux de Cyrus alloient perdre la Patrie, qu’il ne pourroit jamais résister aux troupes des Medes qui l’accableroient par leur nombre.

Il continua aussi d’augmenter la défiance des Senateurs, en faisant répandre adroitement parmi eux, que Cyrus ne faisoit entreprendre la guerre contre son grand-pere, qu’afin d’affoiblir leur autorité, & d’usurper un pouvoir despotique.

Il cacha toutes ses trames avec tant d’art, qu’il auroit été presque impossible de les découvrir ; tous ses discours étoient tellement mesurés, qu’on ne pouvoit penetrer ses intentions secrettes ; il y avoit de certains momens où il ne les voyoit pas lui-même, & où il se croyoit sincere & zelé pour le bien public : Ses premiers remords revenoient de temps en temps ; il les étouffoit en se persuadant que les projets qu’il attribuoit au Prince étoient réels.

Cyrus fut bien-tôt instruit des murmures du peuple ; l’armée songeoit à se révolter, le Senat vouloit refuser des subsides, l’Empereur des Medes alloit entrer dans la Perse à la tête de soixante mille hommes. Le jeune Prince voyoit avec douleur les extrémités cruelles où son pere étoit réduit, & la necessité de prendre les armes contre son grand-pere.

Cambyse sçachant tous les combats que livroient tour à tour à Cyrus le devoir, & la nature, lui dit, vous sçavez mon fils tout ce que j’ai fait pour étouffer les premieres semences de nos discordes ; J’ai travaillé inutilement ; la guerre est inévitable ; la Patrie doit être préferée à la famille : Jusqu’ici vous m’avez secouru dans les affaires par votre sagesse ; il faut que vous donniez à present des preuves de votre valeur. Quand mon âge me permettroit de paroître à la tête de mes troupes, je serois obligé de rester ici, où ma presence est nécessaire pour contenir mon peuple : Allez, mon fils, allez combattre pour la Patrie : Montrez-vous le défenseur de sa liberté, aussi-bien que le conservateur de ses loix : Secondez les desseins du Ciel : Rendez-vous digne d’accomplir un jour ses Oracles : Commencez par délivrer la Perse avant que d’étendre vos conquêtes dans l’Orient : Que les Nations voyent les effets de votre courage, & admirent votre moderation au milieu des triomphes, afin qu’elles ne craignent pas un jour vos victoires.

Cyrus animé par les sentimens magnanimes de Cambyse, & secouru par les conseils d’Harpage & d’Hystaspe, deux Generaux également experimentés, forma, bien-tôt une armée de trente mille hommes : Elle étoit composée de Chefs dont il connoissoit la fidelité, & de vieux soldats d’une valeur éprouvée.

Aussi-tôt que les préparatifs furent faits, on commença par les sacrifices, & les autres actes de Religion.

Cyrus fit ranger les troupes dans une grande plaine près de la Capitale, y assembla le Senat & les Satrapes, & harangua ainsi les Chefs de l’armée avec un air doux & majestueux.

La guerre est illegitime lorsqu’elle n’est pas nécessaire : Celle que nous entreprenons aujourd’hui n’est pas pour satisfaire à l’ambition, ni à l’envie de dominer ; mais pour défendre notre liberté. Vos ennemis entendent bien la discipline militaire, ils nous surpassent en nombre ; mais ils se sont amollis par le luxe & par une longue paix : Votre vie dure vous a accoutumé à la fatigue : Rien n’est impossible à ceux qui sçavent tout souffrir, & tout entreprendre. Pour moi je ne veux me distinguer de vous qu’en vous devançant dans les travaux & les dangers ; tous nos biens & tous nos maux seront desormais communs.

Il se tourna ensuite vers les Senateurs, & leur dit d’un ton fier & severe : Cambyse n’ignore pas les intrigues de la Cour d’Ecbatane pour semer de la défiance dans vos esprits ; il sçait que vous balancez à lui accorder des subsides ; mais il a prévû la guerre, il a pris ses précautions, une seule bataille décidera du sort de la Perse, il n’a pas besoin de votre secours : Souvenez-vous cependant qu’il s’agit de la liberté entiere de la Patrie : Cette liberté n’est-elle pas plus sure entre les mains de mon pere, votre Prince legitime, qu’entre celles de l’Empereur des Medes qui tient tributaires tous les Rois voisins. Si Cambyse est vaincu, vos privileges sont à jamais anéantis ; s’il est victorieux, vous devez craindre la justice d’un Prince, que vous avez irrité par vos caballes secrettes.

Par ce discours le Prince de Perse intimida les uns, confirma les autres dans leur devoir, & les réunit tous dans le même dessein de contribuer au salut de la Patrie. Sorane parut des plus zelés, & demanda avec empressement d’avoir quelque commandement dans l’armée. Comme Cyrus n’avoit point caché à Cambyse les justes défiances qu’il avoit de ce Ministre, le Roy ne se laissa point éblouir par les apparences ; sous prétexte de veiller à la sureté de la Capitale, il retint Sorane auprès de sa personne ; mais il fit observer sa conduite, de sorte que le Satrape demeura prisonnier sans le sçavoir.

Cyrus ayant appris qu’Astyage avoit fait marcher ses troupes par les déserts de l’Isatis, pour pénetrer en Perse, le prévint avec une diligence inouie : Il traversa des montagnes escarpées, dont il fit garder les passages, & arriva dans les plaines de Pasagarde par des chemins impraticables à une armée moins accoutumée à la fatigue, & conduite par un Général moins actif, & moins vigilant.

Cyrus s’empare des meilleurs postes ; il se campe près d’une chaîne de montagnes, qui le défend d’un côté, & il se met en sureté de l’autre, par un retranchement bien fortifié. Astyage paroît bien-tôt, & se campe dans la même plaine près d’un lac.

Les deux armées furent en présence pendant plusieurs jours. Cyrus ne pouvant envisager sans douleur les suites d’une guerre contre son Ayeul, profita de ces momens pour envoyer au camp d’Astyage un Satrape nommé Artabaze, qui lui parla ainsi :

Cyrus votre petit-fils a horreur de la guerre qu’on l’a forcé d’entreprendre contre vous : Il n’a rien oublié pour la prévenir ; il ne refusera rien pour la détourner : Il écoute la voix de la nature, mais il ne peut sacrifier la liberté de son peuple : Il voudroit concilier par un traité honorable l’amour de la Patrie avec la tendresse d’un fils : Il est en état de faire la guerre, mais il n’a point de honte de vous demander la paix.

L’Empereur irrité par les conseils de Cyaxare, persista dans sa premiere résolution ; Artabaze revint, sans avoir pû réussir dans sa négociation.

Cyrus se voyant réduit à la nécessité de combattre, & sçachant de quelle importance il est dans les actions guerrieres de déliberer avec plusieurs, de décider avec peu, & d’executer avec promptitude, assembla les Chefs de son armée, & les écouta tous : Il se détermina enfin, & ne communiqua ses desseins qu’à Hystaspe, & à Harpage.

Le jour suivant Cyrus fit répandre dans l’armée ennemie, le bruit qu’il vouloit se retirer, & qu’il n’osoit combattre avec des forces inégales : Avant qu’il sortît du camp il fit faire les sacrifices accoutumés ; il versa du vin en libations, & tous les Chefs firent de même : Il donna pour mot à l’armée Mythras Conducteur & Sauveur, & monta enfin à cheval, en commandant à chacun de prendre son rang. Les cuirasses de ses soldats étoient composées de lames de fer peintes de diverses couleurs, & semblables aux écailles de poissons ; leurs casques d’airain étoient ornés d’un grand panache blanc ; leurs carquois pendoient au-dessus de leurs boucliers tissus d’osier ; leurs dards étoient courts, leurs arcs longs, leurs fléches faites de cannes, & le cimeterre leur tomboit sur la cuisse droite. L’Etendart Royal étoit un Aigle d’or avec les aîles éployées ; c’est le même que les Rois de Perse ont toujours conservé depuis.

Cyrus décampa pendant la nuit, & s’avança dans les plaines de Pasagarde ; Astyage se hâta de le joindre au lever de l’aurore ; soudain Cyrus fit ranger son armée en bataille à douze files de hauteur, afin que les javelots & les dards des derniers rangs pussent atteindre l’ennemi, & que toutes les parties pussent se soutenir, & se secourir sans confusion. Il choisit dans chacun de ses bataillons une troupe de soldats d’élite dont il forme une phalange triangulaire à la maniere des Grecs ; il place ce corps de réserve hors des rangs derriere son armée, en lui commandant de ne pas avancer sans un ordre exprès de sa part.

La plaine étoit couverte de sable ; un vent de Nord souffloit avec violence : Cyrus se posta si avantageusement, en faisant faire un quart de conversion à son armée, que la poussiere en s’élevant donnoit dans les yeux des Medes, & favorisoit par-là le stratagême qu’il méditoit ; Harpage commandoit l’aîle droite, Hystaspe l’aîle gauche, Araspe étoit au centre, Cyrus se portoit par-tout.

L’armée des Medes formoit plusieurs bataillons quarrés à trente de hauteur, tous bien serrés, pour être plus impénetrables ; au front de l’armée étoient des chariots, avec de grandes faux tranchantes attachées aux essieux.

Cyrus ordonna à Harpage & à Hystaspe d’étendre peu à peu leurs aîles, afin d’envelopper les Medes. Tandis qu’il parle, il entend un coup de tonnerre : Nous te suivons, grand Oromaze, s’écria-t-il, & sur le champ il commence l’Hymne du combat, auquel toute l’armée répond en jettant de grands cris, & en invoquant le Dieu Mythras.

L’armée de Cyrus se présente de front en ligne droite, afin de tromper Astyage ; mais le milieu marchant plus lentement, & les deux aîles plus vîte, elle s’étend ensuite, & prend la forme d’un croissant. Les Medes enfoncent les premiers rangs du centre, & avancent jusques aux derniers ; ils commencent déja à crier, Victoire : Cyrus fait avancer son corps de réserve, tandis qu’Harpage & Hystaspe environnent les ennemis de toutes parts, & le combat recommence.

La phalange triangulaire des Perses ouvre les rangs des Medes, & écarte leurs chariots : Cyrus monté sur un Coursier superbe & fougueux, vole de rang en rang ; le feu de ses yeux anime les soldats, & la tranquillité de son visage les rassure : Dans l’ardeur du combat actif, paisible & present à lui-même, il parle aux uns, encourage les autres, & retient chacun dans son poste. Les Medes enveloppés de tous côtés, sont attaqués par devant, par derriere, & par les flancs ; les Perses les serrent, & les taillent en pieces ; on n’entend plus que le bruit des armes qui s’entrechoquent, & les gémissemens des mourans ; des ruisseaux de sang inondent la plaine ; le désespoir, la fureur & la cruauté, répandent par-tout le carnage & la mort : Cyrus seul conserve l’humanité & la pitié genereuse ; Astyage & Cyaxare ayant été faits prisonniers, il fit sonner la retraite, & cesser le combat.

Cyaxare enflammé de colere, & de toutes les passions qui saisissent une ame superbe déchûe de ses espérances, ne voulut point voir Cyrus : Il feignit d’être blessé, & fit demander permission de se faire conduire à Ecbatane ; Cyrus y consentit.

Astyage fut conduit en pompe à la Capitale de Perse, non comme vaincu, mais comme victorieux : N’étant plus assiegé par les mauvais conseils de son fils, il fit la paix, & la Perside fut déclarée à jamais un Royaume libre ; ce fut le premier service que Cyrus rendit à sa Patrie.

Le succès de cette guerre si contraire aux esperances de Sorane, lui ouvrit enfin les yeux ; si l’évenement avoit répondu à ses desirs, il auroit continué sa perfidie ; mais sentant que ses desseins étoient déconcertés à jamais, & qu’il n’étoit plus possible de les cacher, il frémit d’horreur en voyant le précipice où il s’étoit jetté, les crimes qu’il avoit commis, & le deshonneur certain qui l’attendoit : Ne pouvant plus supporter cette vûe affreuse, il se livre à son désespoir, se tue lui-même, & laisse à toute la postérité un triste exemple des excès auxquels l’ambition sans bornes peut conduire les plus grands génies, lors même que leur cœur n’est pas absolument corrompu.

Après sa mort, Cyrus apprit tout le détail de ses perfidies : Le Prince sans s’applaudir d’avoir pénetré par avance le caractere de ce Ministre, vit avec regret, & plaignit avec douleur la malheureuse condition de l’homme qui perd souvent tout le fruit de ses talens, & se précipite quelquefois dans tous les crimes, en s’abandonnant aux égaremens d’une imagination déréglée, & d’une passion aveugle.

Aussi-tôt que la paix fut conclue, Astyage retourna dans ses États : Après son départ, Cyrus fit assembler les Sénateurs, les Satrapes, tous les Chefs du peuple, & leur dit au nom de Cambyse : Les armes de mon pere ont affranchi la Perside de toute dépendance étrangere ; Maître d’une armée victorieuse, il pourroit détruire vos privileges, & régner avec une autorité absolue ; mais il déteste ces maximes. Ce n’est que sous l’Empire d’Arimane que la force seule domine ; les Princes sont les images du grand Oromaze, ils doivent imiter sa conduite ; sa raison souveraine est la régle de toutes ses volontés. Quelques sages & quelques justes que soient les Princes, ils sont toujours hommes, ils ont par conséquent des préjugés, & des passions ; quand même ils en seroient exempts, ils ne peuvent pas tout voir, ni tout entendre ; ils ont besoin de Conseillers fidéles pour les éclairer & les secourir. C’est ainsi que Cambyse veut gouverner : Il ne veut d’autorité que pour faire le bien ; il veut un frein qui l’arrête, & qui l’empêche de faire le mal. Sénateurs, bannissez vos craintes ; que vos défiances cessent ; reconnoissez votre Roy ; il vous conserve tous vos droits ; aidez-le à rendre les Perses heureux ; il veut régner sur des enfans libres, & non sur des esclaves.

A ces mots, l’admiration & la joye se répandirent dans toute l’assemblée. Les uns disoient : N’est-ce pas le Dieu Mythras qui est descendu lui-même de l’Empyrée, pour renouveller le Régne d’Oromaze ? Les autres fondoient en larmes, sans pouvoir parler. Les vieillards regardoient Cyrus comme leur fils, & les jeunes gens l’appelloient leur pere ; toute la Perside ne paroissoit plus qu’une même famille.

C’est ainsi que Cyrus évita tous les pieges de Sorane, qu’il triompha des complots de Cyaxare, & qu’il rendit la liberté aux Perses : Il n’eut jamais recours ni aux lâches artifices, ni à la basse dissimulation, indignes des grandes ames.

Peu de tems après la bataille de Pasagarde, Astyage mourut à Ecbatane, & laissa l’Empire à Cyaxare. Cambyse prévoyant que l’esprit jaloux & turbulent de ce Prince exciteroit bien-tôt de nouveaux troubles, résolut de rechercher l’alliance des Assyriens. L’Empereur des Medes, & le Roy de Babylone, étoient depuis plus d’un siecle les deux grandes Puissances de l’Orient ; ils travailloient sans cesse à se détruire mutuellement, pour se rendre maîtres de l’Asie.

Cambyse qui connoissoit la capacité de son fils, lui proposa d’aller lui-même à la Cour de Nabucodonosor, pour traiter avec Amytis femme de ce Prince, & sœur de Mandane ; elle gouvernoit le Royaume pendant la frenesie du Roy.

Cyrus avoit été détourné de ce voyage plusieurs années auparavant par la maladie de sa mere : Il fut charmé d’aller à Babylone, non seulement pour être utile à sa Patrie, mais aussi pour y connoître les Juifs, dont il avoit appris par Zoroastre que les Oracles contenoient des prédictions de sa grandeur future : Il n’avoit pas moins d’envie de voir de près l’état malheureux du Roy Nabucodonosor, dont le bruit s’étoit répandu par-tout l’Orient : Après avoir rempli le Conseil & le Senat de sujets fidelles, & capables de secourir Cambyse, il quitta la Perse, traversa la Susiane, & arriva bien-tôt à Babylone.



  1. Voyez Lucien, de la Déesse de Syrie, Jul. Firmic. des Mysteres, & le Dis. p. 151.
  2. Xenophon a supprimé cette guerre, mais Herodote & les autres Historiens la racontent. Voyez la Lettre, page 166.