G.-F. Quillau (1p. 287-355).


LIVRE  CINQUIÉME.


EN sortant de Thebes, Cyrus traversa la Béotie, alla dans l’Attique, & arriva bien-tôt à Athénes où regnoit Pisistrate : le jeune Prince fut saisi d’admiration à la vûe des temples, des édifices & des richesses éclatantes d’une Ville, où les sciences & les beaux arts fleurissoient ; il parvint enfin au Palais du Roy : L’architecture en étoit noble, & simple, & tous les ornemens en paroissoient nécessaires : sur les frizes se voyoient en bas relief les travaux d’Hercule, les exploits de Thesée, la naissance de Pallas & la mort de Codrus. On entroit par une colonnade d’ordre Ionien, dans une grande galerie ornée de peintures, de statues de bronze, & de marbre, & de tout ce qui pouvoit arrêter, & charmer les yeux.

Pisistrate reçut le Prince de Perse avec joye, & le fit asséoir auprès de lui : Autour d’eux étoient rangés sur de riches tapis, les principaux Senateurs & plusieurs jeunes Athéniens. Un magnifique repas fut servi selon la mode du pays : On versa des vins les plus exquis dans des coupes d’or richement cizelées ; mais le sel Attique, & la politesse Athénienne qui regnoient dans la conversation de Pisistrate, faisoient le plus grand agrément du festin.

Pendant le repas le Roy d’Athenes entretenoit Cyrus des révolutions arrivées sous son regne, des causes de son exil, & de son rétablissement après avoir été détrôné deux fois. Il peignoit avec art les troubles du gouvernement populaire, pour en inspirer de l’horreur. Il assaisonnoit ses discours de recits agréables, de traits vifs, & de tours ingenieux, qui repandoient la joye dans toute l’assemblée.

Pisistrate se servoit ainsi avec adresse des charmes de la conversation, & de la liberté qui regne dans les festins, pour affermir son autorité, & se concilier l’amitié de ses Citoyens. Les Senateurs & les jeunes Athéniens qui l’écoutoient, sembloient en le regardant oublier leur aversion naturelle pour la Monarchie.

Cyrus sentit avec plaisir par cet exemple, l’Empire que les Princes aimables peuvent acquerir sur le cœur des hommes, même les plus ennemis de leur puissance.

Le jour suivant Cyrus marqua à Pisistrate son impatience de connoître Solon, dont la réputation s’étoit répandue dans toute l’Asie. Ce Philosophe avoit refusé de revenir à Athénes après ses voyages, parceque Pisistrate s’étoit fait déclarer Roy ; mais ayant appris la sagesse, & la moderation de ce Prince, il se réconcilia avec lui.

Solon avoit choisi sa demeure sur la colline de Mars, où se tenoit le fameux conseil de l’Aréopage, près du tombeau des Amazones. Pisistrate voulut y conduire le jeune Prince, & le présenter lui-même au Législateur d’Athénes.

Ce Philosophe conservoit encore dans un âge très-avancé, les restes de son ancienne vivacité, cet enjouement, & ces graces qui ne vieillissent jamais. Il embrassa Cyrus avec cet attendrissement naturel aux vieillards, qui voyent de jeunes gens rechercher leurs conseils & leurs entretiens pour apprendre la sagesse. Pisistrate sçachant que le dessein de Cyrus en visitant Solon, étoit de s’instruire à fond des Loix d’Athénes, se retira, & les laissa seuls.

Pour s’entretenir avec plus de liberté & d’agrément, Solon conduisit Cyrus sur le haut de la colline. Ils y trouverent une verdure agréable, & s’assirent au pied d’un chêne sacré.

De ce lieu l’on découvroit les plaines fertiles, & les montagnes escarpées de l’Attique qui bornoient la vûe d’un côté, & formoient un agréable mélange de tout ce que la nature a de plus riant & de plus sauvage. De l’autre part, le Golfe Saronique en s’élargissant peu-à-peu, laissoit voir plusieurs Isles qui sembloient flotter sur les ondes. Plus loin les côtes élevées de l’Argolide paroissoient se perdre dans les nues, pendant que la grande mer qu’on croyoit unie au ciel, terminoit la vûe fatiguée de parcourir tant d’objets differens.

Au-dessous d’eux la ville d’Athénes s’étendoit sur la pente d’un long côteau. Ses nombreux édifices s’élevoient les uns au-dessus des autres, & leur diversité montroit encore les differens âges de la Republique. On y retrouvoit la premiere simplicité des temps Héroïques, & l’on y admiroit la magnificence naissante dans le siecle de Solon.

Ici l’on voyoit des temples accompagnés de bois sacrés, des palais, des jardins, & plusieurs maisons superbes d’une architecture réguliere. Là des Tours élevées, de hautes murailles, de petits bâtimens inégaux, d’une figure bizarre qui sentoit l’antiquité rustique & guerriére. La riviere d’Illissus qui couloit près de la Ville, ajoutoit en serpentant dans les prairies, des agrémens naturels à tous les ouvrages de l’art.

Cyrus profita de cette aimable solitude, pour prier Solon de lui expliquer l’état général de la Grece, & sur-tout celui d’Athénes : Le sage Legislateur satisfit ainsi sa curiosité.

Toutes les familles Grecques descendent d’Hellen fils de Deucalion, dont les trois enfans donnerent leurs noms aux trois differens peuples de la Grece ; aux Eoliens, aux Doriens, & aux Ioniens. Ces peuples se bâtirent plusieurs Villes, & de ces Villes sortirent Hercule, Thesée, Minos, & tous ces premiers Heros à qui l’on a accordé les honneurs divins, pour montrer que la vertu ne peut être recompensée dignement que dans les cieux.

L’Egypte inspira d’abord aux Grecs le goût des arts & des sciences, les initia dans ses mysteres, & leur donna des Dieux, & des Loix. La Grece ainsi policée se forma peu-à-peu en plusieurs Republiques. Le Conseil suprême des Amphyctions, composé des deputés des principales Villes, les réunissoit toutes dans la même vûe ; c’étoit de conserver l’independance au dehors, & l’union au dedans.

Une telle conduite les éloignoit de toute licence effrenée, & leur inspiroit l’amour d’une liberté soumise aux Loix : Mais ces idées pures ne subsisterent pas toujours. Tout dégenere chez les hommes : La sagesse & la vertu ont leurs vicissitudes dans le corps politique, comme la santé & la force dans le corps humain.

Parmi toutes ces Republiques, Athénes, & Lacédemone sont sans comparaison les principales. L’esprit, les graces, la politesse, toutes les vertus aimables, & propres pour la societé forment le caractere d’Athénes. La force, la temperance, les vertus guerrieres & la raison toute pure dépouillée d’ornemens, composent le génie des Spartiates. Athénes aime les sciences & les plaisirs, tous ses goûts tendent à la volupté. La vie des Spartiates est dure & sévere : Toutes leurs passions se tournent du côté de l’ambition. De ce génie different des peuples, sont venues les differentes formes, & révolutions de leurs Gouvernemens.

Lycurgue suivit son naturel austere, & le génie féroce de ses Concitoyens, lorsqu’il réforma les abus de Lacédemone. Il crut que le bonheur de la patrie consistoit dans les conquêtes & dans la domination, c’est sur ce plan qu’il forma toutes les Loix dont on vous a instruit à Sparte : Je ne pouvois pas l’imiter.

Athénes dans sa naissance eut des Rois, mais ils n’en avoient que le nom. Ils n’étoient point absolus comme à Lacédemone. Le génie des Athéniens, si different de celui des Spartiates leur rendit la Royauté insupportable. Toute la puissance des Rois presque restrainte au commandement des armées, s’évanouissoit dans la paix : On en compte dix depuis Cecrops jusqu’à Thesée, & sept depuis Thesée jusqu’à Codrus qui s’immola lui-même pour le salut de la Patrie : Ses enfans Medon & Nilée disputerent pour la Royauté. Les Athéniens en prirent occasion de l’abolir tout-à-fait, & déclarerent Jupiter seul Roy d’Athénes ; spécieux prétexte pour favoriser la révolte, & secouer le joug de toute autorité reglée.

A la place des Rois, ils créerent sous le nom d’Archontes, des Gouverneurs perpetuels ; mais cette foible image de la Royauté parut encore trop odieuse. Pour en anéantir jusqu’à l’ombre, ils établirent des Archontes decennaux : Ce peuple inquiet & volage, ne se borna pas là, il ne voulut enfin que des Archontes annuels, afin de resaisir plus souvent l’autorité suprême, qu’il ne transferoit qu’à regret à ses Magistrats.

Une puissance aussi limitée contenoit mal des esprits si remuans ; les factions, les brigues & les caballes renaissoient tous les jours : Chacun venoit le Livre des Loix à la main disputer du sens de ces Loix. Les génies les plus brillans sont ordinairement les moins solides ; ils croyent que tout est dû à leurs talens superficiels : Sous prétexte que tous les hommes naissent égaux, ils cherchent à confondre les rangs, & ne prêchent cette égalité chimerique, que pour dominer eux-mêmes.

L’Areopage institué par Cecrops, si reveré dans toute la Grece, & si célebre par son intégrité qu’on dit que les Dieux même ont deferé à son Jugement, n’avoit plus d’autorité : Le peuple s’en étoit emparé ; il jugeoit de tout en dernier ressort, mais ses décisions n’étoient pas fixes, parceque la multitude est toujours bizarre & inconstante. Tout irritoit les presomptueux ; tout soulevoit les imprudens ; tout armoit les furieux corrompus par une liberté excessive.

Athénes demeura ainsi long-temps hors d’état d’étendre sa domination ; trop heureuse de se conserver au milieu des dissentions qui la dechiroient. C’est dans cette situation, que je trouvai ma Patrie, lorsque j’entrepris de remedier à ses maux.

[1] Dans ma jeunesse je m’étois abandonné au luxe, à l’intemperance, & à toutes les passions de cet âge : Je n’en fus guéri que par l’amour des sciences : Les Dieux m’en avoient donné le goût dès mon enfance. Je m’appliquai à l’étude de la Morale & de la Politique ; & ces connoissances eurent pour moi des charmes qui me degouterent bien-tôt d’une vie dereglée.

L’yvresse des passions s’étant dissipée par les réflexions serieuses, je vis avec douleur le triste état de ma Patrie ; je formai le dessein de la secourir, & je communiquai mes vûes à Pisistrate, qui étoit revenu comme moi des égaremens de la jeunesse.

Vous voyez, lui dis-je, les malheurs qui nous menacent. Une licence effrenée a pris la place de la vraye liberté ; vous descendez de Cecrops, je descens de Codrus : Nous aurions plus de droit que les autres de prétendre à la Royauté, mais gardons-nous bien d’y aspirer. Ce seroit faire un dangereux échange de passions, que d’abandonner la volupté qui ne fait tort qu’à nous-mêmes, pour suivre l’ambition qui pourroit ruiner la Patrie : Tâchons de la servir, sans vouloir y dominer.

Une occasion se presenta bien-tôt pour faciliter mes projets. Les Athéniens me choisirent pour chef d’une expedition contre les Mégariens qui s’étoient emparés de l’Isle de Salamine. Je fis armer cinq cent hommes ; je debarquai dans l’Isle, je pris la Ville, & j’en chassai les ennemis. Ils s’opiniâtrerent à soutenir leurs droits, & eurent recours aux Lacedemoniens, qu’ils prirent pour Juges : Je plaidai la cause commune, & je la gagnai.

Ayant acquis par-là du crédit parmi mes Citoyens, ils me presserent d’accepter la Royauté, mais je la refusai ; je me contentai de la dignité d’Archonte, & je m’appliquai à remedier aux maux publics.

La premiere source de ces maux venoit des excès de l’autorité populaire. La Monarchie moderée par un Sénat, est la forme du gouvernement primitif de toutes les nations sages. J’aurois voulu imiter Lycurgue en l’établissant ; mais je connoissois trop le naturel de mes Citoyens pour l’entreprendre. Je sçavois que s’ils se laissoient dépouiller pour un moment de la puissance souveraine, ils la reprendroient bien-tôt à force ouverte. Je me contentai donc de moderer le pouvoir excessif du peuple.

Je sentis que nul état ne peut subsister sans subordination ; je distribuai le peuple en quatre classes ; je choisis cent hommes de chaque classe que j’ajoutai au Conseil de l’Areopage ; je montrai à ces Chefs que l’autorité suprême de quelque espece qu’elle soit, est un mal nécessaire, pour empêcher de plus grands maux ; & qu’on ne doit l’employer que pour réprimer les passions des hommes. Je représentai au peuple les malheurs qu’il avoit souffert en s’abandonnant à ses propres fureurs : Par-là je disposai les uns à commander avec modération, & les autres à obéir avec docilité.

Je fis punir séverement ceux qui enseignoient que tous les hommes naissent égaux, que le mérite seul doit regler les rangs, & que le plus grand mérite est l’esprit. Je fis sentir les funestes suites de ces fausses maximes.

Je prouvai que cette égalité naturelle, est une chimere fondée sur les fables poëtiques des compagnons de Cadmus, & des enfans de Deucalion ; qu’il n’y a jamais eû de temps où les hommes soyent sortis de la terre avec toute la force d’un âge parfait ; que c’étoit manquer de sens que de donner ainsi des Jeux d’imagination pour des principes ; que depuis le siecle d’or l’ordre de la géneration avoit mis une dépendance, & une inégalité nécessaire entre les hommes ; & qu’enfin l’Empire paternel avoit été le premier modéle de tous les Gouvernemens.

Je fis une Loi, par laquelle il fut arrêté que tout homme qui n’avoit jamais donné d’autres preuves de son esprit que les saillies vives de son imagination, les discours fleuris, & le talent de parler de tout sans avoir jamais rien approfondi, seroit incapable des Charges publiques.

Cyrus interrompit ici Solon, & lui dit : il me semble que le mérite seul distingue les hommes. L’esprit est le moindre de tous les mérites, parcequ’il est toujours dangereux lorsqu’il est seul ; mais la sagesse, la vertu, & la valeur donnent le droit naturel de gouverner. Celui-là seul doit commander aux autres, qui a plus de sagesse pour découvrir ce qui est juste, plus de vertu pour le suivre, & plus de courage pour le faire exécuter.

Le mérite, reprit Solon, distingue essentiellement les hommes, il devroit seul décider des rangs : Mais l’ignorance & les passions nous empêchent souvent de le connoître ; l’amour propre fait que chacun se l’attribue : Ceux qui en ont le plus, sont toujours modestes, & ne cherchent point à dominer. Enfin ce qui paroît vertu, n’est quelquefois qu’un masque trompeur.

Les disputes, les discordes, les illusions seroient éternelles s’il n’y avoit point quelque moyen plus fixe, & moins équivoque pour régler les rangs, que le mérite seul.

Dans les petites Républiques ces rangs se reglent par élection : Dans les grandes Monarchies par la naissance. J’avoue que c’est un mal d’accorder les dignités à ceux qui n’ont aucun vrai mérite ; mais c’est encore un mal nécessaire, & cette nécessité est la source de presque tous les établissemens politiques ; voilà la différence entre le droit naturel & le droit civil. L’un est toujours conforme à la plus parfaite justice : l’autre souvent injuste dans les suites qui en resultent, devient pourtant inévitable, pour prévenir la confusion & le desordre.

Les rangs & les dignités ne sont que les ombres de la vraye grandeur : le respect extérieur & les hommages qu’on leur rend, ne sont aussi que les ombres de cette estime qui n’appartient qu’à la vertu seule. N’est-ce pas une grande sagesse dans les premiers Legislateurs, d’avoir conservé l’ordre de la societé en établissant des Loix, par lesquelles ceux qui n’ont que l’ombre des vertus, se contentent de l’ombre de l’estime.

Je vous conçois, dit Cyrus : La souveraineté, & les rangs sont des maux nécessaires pour contenir les passions. Les petits doivent se contenter de mériter l’estime intérieure des hommes par leur vertu simple & modeste, & les Grands doivent se persuader qu’on ne leur accordera que les hommages extérieurs, à moins qu’ils n’ayent le vrai mérite. Par-là les uns ne s’aigriront pas de leur bassesse, & les autres ne s’enorgueilliront point de leur grandeur. Les hommes sentiront qu’il faut des Rois, & les Rois n’oublieront point qu’ils sont hommes : Chacun se tiendra à sa place, & l’ordre de la societé ne sera point troublé. Je comprends la beauté de ce principe : J’ai grande impatience d’apprendre vos autres Loix.

La seconde source, dit Solon, de tous les maux d’Athénes, étoit la richesse excessive des uns, & la pauvreté extrême des autres. Cette inégalité affreuse dans un Gouvernement populaire, causoit des discordes éternelles. Pour remedier à ces desordres, je ne pouvois pas établir, comme on a fait à Sparte, la communauté des biens. Le génie des Athéniens qui les porte vers le luxe & les plaisirs, n’auroit jamais souffert cette égalité. Pour diminuer nos maux, je fis acquitter les dettes publiques, je commençai par remettre toutes les sommes qui m’étoient dûes ; j’affranchis mes Esclaves, & je ne voulus plus qu’il fut permis d’emprunter en engageant sa liberté.

Jamais je n’ai gouté tant de plaisir qu’en soulageant les miserables : j’étois encore riche, mais je me trouvois pauvre, parceque je n’avois pas de quoi distribuer à tous les malheureux. J’établis à Athénes cette grande maxime, que les Citoyens d’une même République doivent sentir & plaindre les maux les uns des autres, comme membres d’un même corps.

La troisiéme source de nos maux étoit la multiplicité des Loix, marque aussi évidente de la corruption d’un État, que la diversité des remedes en est une des maladies du corps.

C’est encore ici où je ne pouvois pas imiter Lycurgue : La communauté des biens, & l’égalité des Citoyens, avoient rendu inutile à Sparte cette foule de Loix, & de formes qui sont absolument nécessaires par-tout où se trouve l’inégalité des rangs & des biens. Je me contentai de rejetter toutes les Loix qui ne servoient qu’à exercer le génie subtil des Sophistes, & la science des Jurisconsultes : Je n’en réservai qu’un petit nombre, simples, courtes & claires : Par là j’évitai la chicanne, monstre inventé par la vaine subtilité des hommes pour anéantir la justice. Je fixai des temps pour finir les procès, & j’ordonnai des punitions rigoureuses, & deshonorantes pour les Magistrats qui les étendroient au-de-là des bornes. J’abolis enfin les Loix trop séveres de Dracon qui punissoient également de mort les moindres foiblesses, & les plus grands crimes : Je proportionnai les punitions aux fautes.

La quatriéme source de nos maux étoit la mauvaise éducation des enfans. On ne cultivoit dans les jeunes gens que les qualités superficielles, le bel esprit, l’imagination brillante, la politesse effeminée. On négligeoit le cœur, la raison, les sentimens, & les vertus solides. On mettoit le prix aux hommes & aux choses selon les apparences, & non selon la réalité. On regardoit le frivole serieusement, & les choses solides comme trop abstraites.

Pour prévenir ces abus, j’ordonnai à l’Areopage de veiller à l’éducation des enfans : Je ne voulois pas qu’ils fussent élevés dans l’ignorance comme les Spartiates, ni qu’on se bornât, comme auparavant, à leur apprendre l’éloquence, la poësie & les sciences qui ne servent qu’à orner l’imagination : Je voulus qu’on les appliquât à toutes les connoissances qui fortifient la raison, & qui accoutument l’esprit à l’attention, à la pénetration, & à la justesse : La proportion des nombres, le calcul des mouvemens célestes, la structure de l’univers, la grande science de remonter aux principes, descendre aux conséquences, & dévoiler l’enchaînement des vérités.

Ces sciences spéculatives ne servent pourtant qu’à exercer, & à former l’esprit pendant la tendre jeunesse. Dans un âge plus mûr les Athéniens étudient les Loix, la politique, & l’histoire, pour connoître les révolutions des Empires, les causes de leur établissement, & les raisons de leur décadence ; en un mot, ils s’instruisent de tout ce qui peut contribuer à la connoissance de l’homme, & des hommes.[2]

La cinquiéme & derniere source de nos maux étoit le goût effrené des plaisirs : Je sçavois que le génie des Athéniens demandoit des amusemens & des spectacles. Je sentis que je ne pouvois dompter ces ames Républicaines & indociles qu’en me servant de leur penchant pour le plaisir, afin de les captiver & de les instruire.

Je leur fis représenter dans ces spectacles, les funestes suites de leur désunion & de tous les vices ennemis de la societé. Les hommes assemblés dans un même lieu passoient ainsi des heures entieres à entendre une morale sublime : Ils auroient été choqués de préceptes, & de maximes ; il falloit les éclairer, les réunir & les corriger sous prétexte de les amuser : Telles étoient mes Loix.

Je vois bien, dit Cyrus, que vous avez plus consulté la nature que Lycurgue, mais n’avez-vous pas aussi trop accordé à la foiblesse humaine. Dans une République qui a toujours aimé la volupté, il me paroit dangereux de vouloir unir les hommes par le goût des plaisirs.

Je ne pouvois pas, reprit Solon, changer la nature de mes Citoyens. Mes Loix ne sont pas parfaites, mais elles sont les meilleures qu’ils puissent supporter. Lycurgue trouva dans ses Spartiates, un génie propre pour toutes les vertus heroïques ; je trouvai dans les Athéniens, un penchant pour tous les vices qui rendent effeminés. J’ose dire que les Loix de Sparte en outrant les vertus, les transforment en défauts : Mes Loix au contraire, tendent à rendre les foiblesses mêmes utiles à la societé. Voilà tout ce que peut faire la politique ; elle ne change point les cœurs, elle ne fait que mettre à profit les passions.

Je crus, continua Solon, avoir prévenu & guéri la plûpart de nos maux par l’établissement de ces Loix ; mais l’inquiétude d’un peuple accoutumé à la licence, me causoit tous les jours des importunités extrêmes. Les uns blâmoient mes reglemens ; les autres feignoient de ne les pas entendre : Quelques-uns vouloient y ajouter ; d’autres vouloient en retrancher. Je sentis alors l’inutilité des plus excellentes Loix, quand on n’a point une autorité fixe & stable pour les faire executer. Que le sort des mortels est malheureux ! En évitant les maux affreux du gouvernement populaire, on court risque de tomber dans l’esclavage : En fuyant les inconveniens de la Royauté, on s’expose peu-à-peu à l’Anarchie. De tout côté le chemin politique est bordé de precipices. Je vis que je n’avois encore rien fait. J’allai trouver Pisistrate, & je lui dis :

Vous voyez tout ce que j’ai entrepris pour soulager les maux de l’Etat. Tous mes remedes sont inutiles, puisqu’il n’y a point de medecin pour les appliquer. Ce peuple impatient du joug craint l’Empire de la raison même ; l’autorité des Loix le revolte ; chacun veut les reformer à sa mode. Je vais m’absenter pendant dix ans de la Patrie ; j’éviterai par-là les embarras où je suis exposé tous les jours de gâter la simplicité de mes Loix, en les multipliant, & en y ajoutant : Tâchez pendant mon absence d’y accoutumer les Athéniens : N’y souffrez aucun changement. Je n’ai pas voulu accepter la Royauté qui m’étoit offerte ; un vrai Législateur doit être desinteressé : Mais pour vous, Pisistrate, vos vertus militaires vous rendent propre à commander aux hommes, & votre naturel doux vous empêchera d’abuser de votre autorité. Rendez les Athéniens soumis, sans être esclaves, & reprimez leur licence, sans leur ôter la liberté. Fuyez le nom de Roy, & contentez vous de celui d’Archonte.

Après avoir pris cette resolution je partis aussi-tôt, & j’allai voyager en Égypte & en Asie. Pendant mon absence, Pisistrate monta sur le Trône malgré l’aversion des Athéniens pour la Royauté : Son adresse & son courage l’y éleverent, sa douceur & sa moderation l’y maintiennent. Il ne se distingue de ses Citoyens, que par une exacte soumission aux Loix ; il mene une vie simple & sans faste. De plus, étant descendu de Cecrops, les Athéniens le respectent, parcequ’il n’a repris l’autorité de ses Ancêtres, que pour le bien de la Patrie. Pour moi, je vis ici solitaire, sans me mêler du gouvernement ; je me contente de présider à l’Areopage, & d’expliquer mes Loix, quand il s’éleve quelque dispute.

Le Prince de Perse comprit par les discours de Solon, les inconveniens d’un gouvernement populaire, & sentit que le despotisme de la multitude, est encore plus insupportable que l’autorité absolue d’un seul.

Cyrus instruit des Loix de Solon, & du gouvernement des Athéniens, s’appliqua ensuite à connoître leurs forces militaires ; elles consistoient principalement dans leurs flottes. Pisistrate conduisit Cyrus à Phalere, Ville maritime située à l’embouchure de l’Illissus : C’étoit la retraite ordinaire des vaisseaux Athéniens. Le fameux port de Pyrée fut bâti depuis par Themistocle.

Ils descendirent la riviere dans un bâtiment fait exprès, accompagnés d’Araspe, & de plusieurs Sénateurs. Pendant qu’une musique delicieuse charmoit l’oreille, & regloit la manœuvre des rames, Pisistrate entretenoit le Prince des forces navales des Athéniens, des projets qu’il meditoit pour les augmenter, des avantages qu’on pourroit en tirer pour la sureté de la Grece contre les invasions étrangeres, & enfin de l’utilité du Commerce pour la Marine.

Jusques ici, dit-il, les Athéniens ont songé plûtôt à s’enrichir, qu’à s’agrandir ; c’est ce qui a été la source de notre luxe, de notre licence, & de nos discordes populaires. Par-tout où les Citoyens ne font le commerce que pour augmenter leurs trésors, l’Etat n’est plus une République, mais une societé de Marchands, qui n’ont d’autre lien que la passion de s’enrichir ; ils ne songent plus à l’amour généreux de la Patrie ; ils croyent pouvoir y renoncer, quand le bien général est contraire à leurs intérêts particuliers.

J’ai tâché de prévenir ces inconveniens ; nos vaisseaux subsistent par leur negoce pendant la paix, & pendant la guerre, ils servent à défendre la Patrie. Par là le commerce contribue non seulement à enrichir les Citoyens, mais aussi à augmenter les forces de l’Etat. Il ne diminue point les vertus militaires, & le bien public s’accorde avec celui de chaque particulier.

C’est ainsi que Pisistrate parloit à Cyrus, quand ils arriverent à Phalere : Son port s’étendoit en forme d’un croissant ; de grosses chaînes le traversoient pour servir de barriere aux vaisseaux : Plusieurs tours régnoient de distance en distance pour faire la sureté du mole.

Pisistrate avoit fait préparer un combat naval. Les vaisseaux s’arrangent, une forêt de mâts forme d’une part trois allées à perte de vûe, tandis qu’une triple flotte se recourbant en demie lune, éleve sur l’onde une forêt opposée. Les soldats pesamment armés étoient placés sur les ponts, les archers & les frondeurs occupoient la proue & la poupe.

La trompette guerriere donne le signal : Les navires se reculent d’abord, s’avancent ensuite, & se choquent avec impetuosité ; Ils s’entrepercent & se fracassent avec leurs éperons pointus, armés de fer : Ceux-ci heurtent à la proue, ceux-là à la poupe, d’autres aux deux côtés, tandis que les vaisseaux attaqués avancent leurs rames pour rompre la violence du choc. Les deux flottes s’entremêlent, s’accrochent, s’attaquent de près. Ici les soldats s’élancent de l’un à l’autre bord ; là ils jettent des ponts pour passer dans les vaisseaux ennemis. La mer est déja couverte d’hommes qui nagent au milieu des avirons rompus, & des bancs de rameurs. On continue ce spectacle pendant plusieurs heures, pour montrer au Prince toute la différente manœuvre des vaisseaux, pendant un combat naval.

Aussi-tôt qu’il fut fini, Cyrus descendit au port pour voir la construction des navires, & pour s’instruire des noms & des usages de chacune de leurs différentes parties.

Le lendemain il monta avec Pisistrate dans un char superbe : Ils retournerent ensemble à Athénes par une terrasse qui régnoit le long des bords de la riviere d’Illissus.

Pendant le chemin, le Prince de Perse pria le Roy d’Athénes de lui apprendre le détail des différentes révolutions qui étoient arrivées sous son régne ; & Pisistrate contenta ainsi sa curiosité.

[3] Vous sçavez que deux Factions dechiroient l’Etat, lorsque je montai sur le trône : Lycurgue & Megacles en étoient les Chefs. Solon appaisa nos discordes par la sagesse de ses Loix, & partit bien-tôt après pour l’Asie : Pendant son absence, je tâchai de gagner le cœur des Athéniens ; J’obtins par mes artifices & par mon adresse, des gardes pour ma personne ; Je m’emparai de la forteresse, & je me fis proclamer Roy.

Pour me concilier de plus en plus l’amitié du peuple, je meprisai l’alliance de tous les Princes de la Grece, & j’épousai Phya, fille d’un riche Athénien de la Tribu Péanée. L’amour s’accordoit avec la politique ; Phya ajoutoit à une beauté merveilleuse, toutes les qualités dignes du trône, & toutes les vertus d’une ame noble : Je l’avois aimée dès ma tendre jeunesse ; mais l’ambition m’avoit distrait de cet amour.

Après avoir gouverné paisiblement pendant quelques années, l’inconstance des Athéniens éclata de nouveau. Lycurgue excita les murmures des nobles, & du peuple contre moi, sous prétexte que j’épuisois les tresors de l’Etat pour entretenir des flottes inutiles : Il répandit avec art que je ne faisois augmenter les forces navales, que pour me rendre maître de la Grece, & pour detruire ensuite la liberté des Athéniens ; il trama une conspiration secrette contre ma vie ; il communiqua ses desseins à Megacles qui en eut horreur, & m’en fit avertir.

Je pris toutes les precautions nécessaires pour ne pas devenir la victime de la jalousie de Lycurgue : Mais il trouva le moyen de soulever le peuple, dont la fureur alla jusqu’à mettre le feu à mon palais pendant la nuit. Je courus vers l’appartement de Phya, il étoit déja consumé par les flammes : Je n’eus que le temps de me sauver avec mon fils Hippias. Je me retirai pendant l’obscurité, & je m’enfuis dans l’Isle de Salamine, où je fus caché deux années entieres. Je croyois que Phya étoit perie dans l’incendie, & quelque violente que fût mon ambition, je ne regrettai pas moins la mort de mon Epouse, que la perte de ma couronne.

Pendant mon exil, la haine de Megacles se ralluma contre Lycurgue, & la Ville fut livrée à de nouvelles discordes. Je fis instruire Megacles de mon sort & de ma retraite : Il me fit proposer de revenir à Athénes, & m’offrit sa fille en mariage.

Pour engager les Athéniens à favoriser nos projets, nous eumes recours à la Religion ; nous gagnâmes les Prêtres de Minerve, & je quittai l’Isle de Salamine. Megacles me joignit à un Temple qui étoit à quelques stades d’Athénes ; il étoit accompagné de plusieurs Sénateurs, & d’une foule de peuple. On offrit des sacrifices, on consulta les entrailles des victimes ; le Pontife déclara au nom de la Déesse, que sa Ville ne pouvoit être heureuse qu’en me rétablissant, & je fus couronné solemnellement.

Pour imposer davantage au peuple, Megacles fit choisir parmi les jeunes Prêtresses, celle qui avoit la taille la plus majestueuse ; on la fit armer comme la fille de Jupiter ; la redoutable Egide couvroit sa poitrine ; elle tenoit dans sa main une lance brillante, mais son visage étoit voilé : Je montai avec elle dans un char de triomphe, & nous fumes conduits à la Ville, précedés par des Trompettes & des Hérauts qui crioient à haute voix,[4] Peuples d’Athénes, recevez Pisistrate que Minerve voulant honorer au-dessus des autres mortels, vous ramene par sa Prêtresse.

On ouvrit les portes de la Ville, & nous allâmes à la forteresse, où l’on devoit célébrer mes nôces ; la Prêtresse descendit de son char, & me prenant par la main, elle me mena dans l’intérieur du Palais : Quand nous fûmes seuls, elle leva son voile, & je reconnus que c’étoit Phya ; jugez de mes transports ; mon amour & mon ambition étoient satisfaits & couronnés dans le même jour. Elle me raconta en peu de mots tout ce qui lui étoit arrivé depuis notre séparation, comment elle s’étoit sauvée des flammes, & sa retraite dans le Temple de Minerve, sur le bruit qui s’étoit répandu de ma mort certaine.

Megacles voyant ses projets déconcertés par le retour de la Reine, ne songea qu’à me déposseder de nouveau : Il se persuada que j’avois été de concert avec Phya pour le tromper : Il fit repandre le bruit à Athénes que j’avois corrompu le Pontife, & que je m’étois servi de la Religion pour abuser le peuple. On se souleva une seconde fois contre moi, & on assiégea la forteresse : Phya voyant les cruelles extrémités où j’étois réduit, & craignant pour moi la fureur d’un peuple superstitieux, & irrité, prit la résolution de me quitter. Je n’appris son départ que par cette lettre.

Il seroit injuste de priver les Athéniens d’un Roy comme Pisistrate ; il peut seul sauver la Patrie de sa ruine : Je veux me sacrifier au bonheur de mes Citoyens, & Minerve m’inspire ce sacrifice pour sa Ville favorite.

Cet exemple de génerosité me remplit d’admiration, me combla de douleur, & redoubla ma tendresse. Megacles ayant appris la fuite de Phya me fit offrir la paix à condition de répudier la Reine pour épouser sa fille ; mais je résolus de renoncer à ma couronne plûtôt que de trahir mon devoir & mon amour. Le Siege recommença avec plus de fureur que jamais : Enfin après une longue résistance, je fus obligé de ceder. Je quittai l’Attique, & je me sauvai dans l’Eubée.

J’errai pendant long-temps, mais ayant été découvert & poursuivi par Megacles, je me retirai dans l’Isle de Naxos. J’entrai dans un temple de Minerve pour rendre mes hommages à la protectrice d’Athénes : Aprés avoir achevé ma priere, je vis sur l’autel une urne qui attira mes regards : Je m’approchai & je lus cette inscription. Ici reposent les cendres de Phya qui aima Pisistrate & sa Patrie, jusqu’à se sacrifier pour leur bonheur.

Ce triste spectacle renouvella toutes mes peines, cependant je ne pouvois m’arracher de ce lieu funeste : J’y venois sans cesse pleurer mes malheurs. C’étoit la seule consolation qui me restoit dans une solitude affreuse, où je souffris la faim, la soif, l’inclémence des saisons, & toutes sortes de miseres.

Tandis que je m’y livrois aux plus cruelles réflexions dans un profond silence, je ne sçai si ce fut une vision ou un songe divin, mais le sommet du temple s’ébranla, & s’entre-ouvrit, je vis Minerve dans les airs, telle qu’elle sortit autrefois de la tête de Jupiter, & je crus l’entendre prononcer ces paroles d’un ton fier & ménaçant : C’est ainsi que les Dieux punissent ceux qui abusent de la Religion, pour flatter leurs desirs ambitieux. Une sainte horreur s’empare de mon ame, la présence de la Divinité me confond, & me dévoile tous mes crimes ; je demeure long-temps immobile & insensible.

Dans ce moment mon cœur fut changé ; je reconnus la vraye source de mes malheurs : Je détestai la fausse politique, qui se sert des ruses, des artifices, & de la basse dissimulation. Je résolus de n’employer à l’avenir que des voyes nobles, justes, & magnanimes, & de rendre les Athéniens heureux, si les Dieux s’appaisoient, & me permettoient de remonter sur le trône. Les Dieux s’appaiserent en effet, & me délivrerent de mon exil.

Hippias mon fils engagea les Argiens, & plusieurs Villes de la Grece à me secourir. J’allai le joindre dans l’Attique : Je pris d’abord Marathon, & je m’avançai vers Athénes. Les Athéniens sortirent de la Ville pour me combattre : Je fis monter à cheval une troupe d’enfans pour leur dire que mon dessein n’étoit pas de donner atteinte à leurs libertés, mais de faire régner les Loix de Solon. Cette modération les rassura, ils me reçurent avec des acclamations de joye, & je remontai une troisiéme fois sur le trône. Depuis ce temps, mon régne ne fut plus troublé.

Cyrus étant de retour à Athénes, Solon & Pisistrate le conduisirent aux spectacles publics. On ne connoissoit pas encore les théatres superbes, les décorations pompeuses, ni les regles ingénieuses qu’on inventa depuis. La tragédie n’étoit point dans la perfection que lui donna Sophocles, mais elle répondoit à toutes les vûes politiques qu’on avoit eû en l’établissant.

Les Poëtes Grecs dépeignoient ordinairement dans leurs piéces dramatiques la tyrannie des Rois, pour fortifier l’opposition que les Athéniens avoient pour la Royauté ; mais Pisistrate fit représenter la délivrance d’Andromede. Le Poëte avoit répandu dans sa Tragedie plusieurs louanges, qui étoient d’autant plus délicates, qu’elles pouvoient être appliquées non seulement à Persée, mais encore à Cyrus qui descendoit de ce Héros.

Après ce spectacle, Solon mena le jeune Prince dans sa retraite, où il trouva un repas plus frugal, mais aussi agréable que celui qu’il avoit fait chez Pisistrate. Pendant ce repas Cyrus pria le sage vieillard de lui expliquer le dessein politique & les principales parties de la Tragedie qu’il ne connoissoit pas encore. Solon qui étoit Poëte lui dit :

Le théatre est un tableau vivant des vertus, & des passions humaines. L’esprit trompé par l’imitation croit voir les objets : Tout paroît present & non représenté.

Vous avez lû autrefois notre Poëte Homere, on n’a fait que racourcir le poëme épique pour composer le dramatique : L’un est une action recitée, l’autre est une action représentée ; l’un raconte le triomphe successif de la vertu sur les vices, & sur la fortune ; l’autre fait voir les maux inopinés causés par les passions. Dans l’un on peut prodiguer le merveilleux & le surnaturel, parcequ’il s’agit des actions héroïques que les Dieux seuls inspirent ; dans l’autre il faut joindre le surprenant au simple, & montrer le jeu naturel des passions humaines. En entassant merveilles sur merveilles, on transporte l’esprit au de-là des bornes de la nature, mais on ne fait qu’exciter l’admiration, en peignant au contraire les effets que les vertus & les vices produisent au dehors & au dedans de nous, on ramene l’homme à lui-même, & l’on interesse le cœur en amusant l’esprit.

Pour atteindre au genre sublime, il faut que le Poëte soit Philosophe. Les fleurs, les graces, & les peintures les plus aimables ne flattent que l’imagination ; elles laissent notre cœur vuide, & notre esprit sans lumiere. Il faut répandre par-tout les principes solides, les sentimens nobles, & les divers caracteres, pour faire connoître la vérité, la vertu, & la nature. On doit peindre l’homme tel qu’il est, & tel qu’il paroît dans son naturel & dans ses déguisemens, afin de présenter à l’esprit un tableau conforme à l’original, où l’on voit presque toujours le contraste bizarre de defauts, & de vertus. Il faut cependant ménager la foiblesse de l’esprit, trop de moralités ennuyent, trop de raisonnemens refroidissent. On doit tourner les maximes en action, montrer les grandes idées par un seul trait, & instruire plûtôt par les mœurs qu’on donne aux Héros, que par leurs discours.

Voilà les grandes regles fondées sur la nature de l’homme : Voilà les ressorts qu’il faut remuer pour faire servir le plaisir à l’instruction. Je prévois qu’on pourra un jour perfectionner ces regles : jusqu’ici je me suis contenté de rendre le théatre une école de Philosophie pour les jeunes Athéniens, & de faire servir les spectacles à leur éducation. C’est méconnoître la nature humaine, que de vouloir la conduire tout d’un coup à la sagesse par la contrainte & la sevérité. Dans une jeunesse vive & bouillante, on ne peut fixer l’attention de l’esprit qu’en l’amusant. Cet âge est toujours en garde contre les préceptes : Il faut pour les lui faire gouter, les déguiser sous la forme du plaisir.

Cyrus admira les grandes vûes politiques & morales du Poëme dramatique, & sentit en même temps que les principales regles de la Tragédie, ne sont point arbitraires, mais doivent être puisées dans la nature. Il crut ne pouvoir mieux remercier Solon de ses instructions, qu’en lui marquant l’impression qu’elles avoient fait sur lui.

Je vois à present, dit-il, que les Egyptiens ont grand tort de mépriser les Grecs & sur-tout vos Athéniens : Ils regardent vos graces, vos délicatesses, & vos tours ingénieux comme des pensées frivoles, des ornemens superflus, des gentilesses qui marquent toujours l’enfance de votre esprit, & la foiblesse de votre génie qui ne sçait pas s’élever plus haut. Je vois que vous sentez plus finement que les autres nations, que vous connoissez plus parfaitement la nature humaine, & que vous sçavez tourner tous les plaisirs en instructions. On ne peut interesser les autres peuples que par les pensées fortes, les mouvemens violens, & les catastrophes sanglantes. C’est par défaut de sensibilité que nous ne distinguons pas comme vous, les nuances fines des pensées, & des passions humaines, & que nous ne connoissons point ces plaisirs doux & tendres qui naissent des sentimens délicats.

Solon touché de la politesse de ce discours, ne put s’empêcher de dire à Cyrus en l’embrassant avec tendresse : Heureuse la nation gouvernée par un Prince qui parcourt la terre & les mers pour rapporter dans sa Patrie tous les trésors de la sagesse.

Cyrus se prépara enfin à partir d’Athénes : En quittant Pisistrate & Solon, il leur fit les mêmes promesses qu’il avoit fait à Chylon & à Léonidas, d’être toujours l’allié fidéle de la Grece : Il s’embarqua avec Araspe au port de Phalere sur un vaisseau Rhodien, qui faisoit voile pour la Crete.

Le dessein du Prince de Perse en passant dans cette Isle, étoit non seulement d’étudier les Loix de Minos, mais aussi de voir Pythagore qui s’y étoit arrêté, avant que d’aller à Crotone : Tous les Mages de l’Orient chez qui ce Sage avoit voyagé, en avoient parlé à Cyrus avec éloge ; on le regardoit comme le plus grand Philosophe de son siecle, & celui qui entendoit le mieux l’ancienne Religion d’Orphée : Ses disputes avec Anaximandre le Physicien, avoient rempli la Grece, & partagé tous les esprits ; Araspe s’en étoit fait instruire par les Philosophes d’Athénes, & voici ce qu’il apprit à Cyrus pendant leur navigation.

Pythagore descendu des anciens Rois de l’Isle de Samos, avoit aimé la sagesse dès sa tendre enfance ; il marquoit dès-lors un génie supérieur, & un goût dominant pour la vérité. Comme il n’y avoit à Samos aucun Philosophe qui pût remplir l’avidité qu’il avoit d’apprendre, il en sortit à l’âge de dix-huit ans, pour chercher ailleurs ce qu’il ne trouvoit pas dans sa patrie ; après avoir voyagé pendant plusieurs années en Égypte & en Asie, il retourna enfin dans son Isle, plein de toutes les sciences des Chaldéens, des Egyptiens, des Gymnosophistes, & des Hébreux ; la sublimité de son esprit égaloit l’étendue de ses connoissances, & les sentimens de son cœur surpassoient l’une & l’autre ; son imagination vive & féconde, ne l’empêchoit pas de raisonner avec justesse.

Anaximandre avoit passé de Milet sa patrie dans l’Isle de Samos ; il avoit tous les talens qu’on peut acquerir par l’étude, mais son esprit étoit plus subtil que profond, ses idées plus brillantes que solides, & son éloquence séductrice étoit pleine de sophismes : Impie jusques dans le fond de l’ame, il affectoit tous les dehors d’une superstition outrée ; il divinisoit les Fables Poëtiques ; il s’attachoit au sens litteral des allégories ; il adoptoit pour principes toutes les opinions vulgaires, afin de dégrader la Religion, & de la rendre monstrueuse.

Pythagore s’opposa hautement à ces funestes maximes, & tâcha de purifier la Religion des opinions absurdes qui la deshonoroient ; Anaximandre se couvrant du voile d’une hypocrisie profonde, prit de-là occasion de l’accuser d’impieté.

Il employa les ressorts les plus cachés pour aigrir le peuple, & pour allarmer Polycrate, qui regnoit à Samos ; il s’adressa aux Philosophes de toutes les sectes, & aux Prêtres des Divinités différentes, pour leur persuader que le sage Samien en enseignant l’unité d’un seul principe, détruisoit les Dieux de la Grece : Le Roy estimoit & aimoit Pythagore ; cependant il se laissa surprendre par les discours pleins d’artifices qu’Anaximandre fit parvenir jusques à lui : Le Sage fut banni de la Cour, & obligé d’abandonner sa Patrie.

Le récit de cet évenement augmenta le desir qu’avoit Cyrus, de voir le Philosophe, & de connoître le détail de sa dispute. Les vents continuerent à être favorables, & le vaisseau aborda en peu de jours à l’Isle de Crete.



  1. Voyez Plut. vie de Solon.
  2. Pisistrate établit une espece d’Académie pour cultiver toutes ces sciences, & forma une Bibliotheque magnifique contenant un recueil de tous les anciens Poëtes, Philosophes, & Historiens.
  3. Toute cette histoire est fondée sur le récit d’Herodote, liv. 1.
  4. Herod. liv. 1.