Les Universités ouvrières

Imprimerie populaire (p. 3-8).

LES UNIVERSITÉS OUVRIÈRES


La question des Universités ouvrières est l’une des plus essentielles et des plus urgentes qui se posent à l’heure actuelle. Le projet que voici est basé sur des principes nouveaux ; ils s’attaque à l’ensemble de la question. Le lecteur reconnaîtra qu’aucune des conséquences de ces principes n’a été éludée. Il convient maintenant d’en discuter loyalement et avec le ferme désir d’abotir ; car l’heure presse…

OBJET GÉNÉRAL

Que cherche-t-on ? Une simple distraction intellectuelle, de l’apaisement social ou l’égalisation pédagogique ? Il y a ces trois aspects de l’entreprise et il n’y a qu’eux. Les Universités populaires fondées en France voici environ trente ans ne visaient à rien autre qu’à égayer l’existence du travailleur manuel auquel étaient présentés pêle-mêle : de la poésie, le compte-rendu du roman à la mode, des exposés sicentifiques isolés, une comédie et quelques auditions musicales. En Angleterre et aux États-Unis s’étaient créés, vers la même époque, des University settlements où se donnait un enseignement plus sérieux, plus suivi mais manifestement dominé par le désir d’atténuer sinon d’effacer les malentendus sociaux. Des gens riches, des représentants de « l’élite » venaient vivre quelques mois dans les quartiers pauvres de la cité pour s’initier à la mentalité des habitants et s’efforcer de la redresser, de la calmer, de la moraliser.

Nous croyons que la première de ces conceptions a toujours été vaine et que la seconde, si elle avait hier sa raison d’être, l’a perdue depuis les événements transformateurs de ses récentes années. Reste la troisième, celle qui ferait de l’Université ouvrière un instrument égalisateur de la culture permettant aux non-privilégiés non pas de rejoindre les privilégiés en brûlant leurs étapes, ce qui n’est pas immédiatement réalisable, mais de reconnaître l’ensemble du terrain parcouru par ceux-ci et de prendre par instants contact avec eux.

PRINCIPE FONDAMENTAL

Si tel est le but à atteindre, il en découle l’obligation de procéder par vues étendues, par plans panoramiques. Il s’agit, en effet, d’un réseau de routes rapides à tracer à travers de vastes espaces. En explorer des parcelles ne servirait de rien. Donc l’Université ouvrière doit éviter la spécialisation, le système des bifurcations, l’étude du détail. Son enseignement doit se tenir constamment sur les crêtes en face des grands horizons. L’égalisation de la culture ne se préparera jamais autrement.

PROGRAMME

Les étudiants d’une Université ouvrière (des adultes, ne l’oublions pas) n’ont pas seulement des connaissances à acquérir ; il leur faut développer en eux certaines facultés et se familiariser, en outre, avec ce qu’on pourrait appeler les « engins » indispensables du progrès intellectuel. Quelles seront ces connaissances ? De quelles facultés s’agit-il ? De quels « engins » voulons-nous parler ?

i

Trois ordres de connaissances. En premier lieu l’Histoire Universelle, c’est-à-dire le cadastre des soixantes siècles enregistrés qui sont derrière l’humanité et lui constituent le patrimoine dont elle est « à la fois bénéficiaire et responsable ». Que l’Histoire ait jadis été l’objet de leçons sectionnées dans l’espace et dans le temps parce qu’on n’en possédait pas la trame continue et qu’aussi bien les peuples vivaient une vie localisée qui limitait leur curiosité, cela se conçoit. Mais ces temps sont loin. Aujourd’hui, l’Histoire ne peut être comprise socialement et utilisée politiquement que si elle a été d’abord apprise en totalité. Libre à ceux qui l’enseignent à « l’élite » de persister à y appliquer des procédés de mosaïstes. Pour la foule, il faut recourir à des procédés d’aviateurs et en repérer de haut les grandes divisions. Les essais tentés à cet égard par l’Institut olympique de Lausanne ont donné satisfaction. L’Histoire universelle a été divisée en quatre parties : les empires d’Asie (Asie centrale — Chine, Corée, Japon, Indo-Chine — Hindoustan, Afghanistan — Mésopotamie, Perse, Arménie) ; le drame méditerranéen (Égypte — les Phéniciens, Tyr et Carthage — l’Hellénisme — Rome — les barbares — le christianisme — Byzance — Venise — les Normands — les Arabes — Les Croisades — la Renaissance — l’Espagne et la France dans la Méditerranée) ; les Celtes, les Germains et les Slaves (l’empire celte, la Gaule romaine, l’offensive de la barbarie franque, la rénovations capétienne, la formation de l’Angleterre — les entreprises de l’impérialisme germanique ; Hollandais et Scandinaves — la fondation des États slaves) ; la formation et le développement des démocraties modernes (les démocraties antiques ; l’esclavage — les communes du moyen-âge — l’imprimerie — la démocratie en Suisse, en Angleterre et en Flandre ; égalité sociale et contrôle politique — l’offensive de l’impérialisme européen de Charles-Quint à Napoléon — le Nouveau monde ; États-Unis, Amérique Latine, Australie, Sud-Afrique).

Une expérience sept fois répétée sur des auditoires entièrement différents a prouvé que, dans ce cadre d’une élasticité complète, tout pouvait trouver place[1]).

Ce cours se terminera tout naturellement par une vue géographique de la planète dans son état actuel. Océans, voies navigables, réseaux ferrés, la géographie, cette « description de la terre » s’enferme admirablement dans ce triptyque d’aspect purement commercial et moderniste.

En second lieu un Tableau général des sciences. Ici la difficulté provient non pas de l’abondance des faits à classer mais de leur nature. Les sciences exactes ne se laissent pas volontiers amalgamer. Encore moins peut-on réduire chacune d’elles à quelques données principales ; et si l’on fait entre elles un choix, acceptant les unes, écartant les autres, sur quoi ce choix sera-t-il basé ? L’Association pour la Réforme de l’enseignement Page:Coubertin - Les universités ouvrières, 1921.djvu/5 Page:Coubertin - Les universités ouvrières, 1921.djvu/6 Page:Coubertin - Les universités ouvrières, 1921.djvu/7 Page:Coubertin - Les universités ouvrières, 1921.djvu/8

  1. Il va de soi que ce n’est pas en quelques lignes que nous pouvons ici faire saisir la valeur et la portée de ce programme historique, non plus d’ailleurs que du programme scientifique qui suit. Pour s’en bien rendre compte, il n’est que d’en faire application. Aussi un manuel est-il prévu à l’aide duquel les leçons d’Histoire universelle deviendront aisées à donner dans les cours d’adultes en attendant que les universités ouvrières en fassent l’un des centres de leur enseignement.