VIII

Visions suprêmes…

La séance qui suivit fut précédée par deux nouvelles importantes que donnèrent les journaux du soir. Un groupe de financiers proposait à Théodore Massignac, pour l’achat du secret de Noël Dorgeroux et pour l’exploitation de l’amphithéâtre, la somme de dix millions. Théodore Massignac devait donner sa réponse le lendemain.

Mais, en dernière heure, une dépêche du Midi annonçait que la femme de ménage qui avait soigné Massignac dans sa maison de Toulouse quelques semaines auparavant, déclarait que la maladie de son maître était feinte, et que Massignac avait fait plusieurs absences, soigneusement dissimulées à tous les voisins. Or, l’une de ces absences coïncidait avec l’assassinat de Noël Dorgeroux. La dénonciation de cette femme obligeait donc la justice à rouvrir une enquête, où il y avait déjà contre Massignac tant de présomptions de culpabilité.

Il résultait de ces deux nouvelles que le secret de mon oncle Dorgeroux dépendait d’un hasard, qu’il serait sauvegardé par un achat immédiat, ou perdu à jamais par l’arrestation de Massignac. Une pareille alternative ajoutait encore à la curiosité anxieuse des spectateurs dont beaucoup croyaient justement assister à la dernière des séances de Meudon. On commentait les articles des journaux, les preuves ou les objections accumulées en faveur ou à l’encontre de l’hypothèse. On affirmait que Prévotelle, à qui Massignac refusait l’entrée de l’amphithéâtre, préparait toute une série d’expériences destinées à prouver la justesse absolue de son hypothèse, et dont la plus simple consistait à dresser un échafaudage en dehors de l’Enclos, et à planter, sur le passage des rayons qui allaient de Vénus à l’écran, un obstacle intermittent.

Moi-même qui, depuis la veille, ne pensais qu’à Bérangère, que j’avais inutilement poursuivie parmi la foule où elle avait réussi à s’échapper, je subis la contagion de cette fièvre et renonçai, ce jour-là, à découvrir le long des gradins encombrés la mystérieuse jeune fille que j’avais tenue contre moi, toute frissonnante, heureuse de s’abandonner à une caresse où elle apportait tout l’élan de son âme incompréhensible. Je l’oubliai. L’écran seul comptait pour moi. Le problème de ma vie était absorbé dans la grande énigme que posaient devant nous ces minutes solennelles de l’histoire humaine.

Elles débutèrent, celles-ci, après le regard le plus douloureux et le plus déchirant qu’aient encore exprimé les Yeux miraculeux, elles débutèrent par cette singulière fantasmagorie d’êtres que Benjamin Prévotelle nous proposait de considérer comme des habitants de Vénus, et qu’il nous fut d’ailleurs impossible de ne pas considérer comme tels. Je n’essaierai pas de les décrire avec plus de précision, ni de décrire le cadre où ils évoluèrent. Le désarroi, en face de ces Formes grotesques, de ces mouvements absurdes et de ces paysages insolites, était trop grand pour qu’on eût le temps de recevoir des impressions très exactes et d’en tirer la moindre théorie valable. Tout ce qu’il est permis de dire, c’est que nous fûmes témoins, comme la première fois, d’une manifestation d’ordre public, avec assistance nombreuse, et avec un ensemble d’actes ayant un but bien défini qui nous parut de même nature que la première exécution. Tout porte à croire en effet — le groupement de certaines Formes au milieu d’un espace vide et autour d’une forme immobile, les gestes exécutés, le sectionnement de cette Forme isolée — qu’il y eut supplice et suppression d’existence. En tout cas, nous savions pertinemment, par l’exemple correspondant, que cela ne tirerait sa valeur que de la seconde partie du film. Presque toutes les visions étant doubles, et agissant par antithèse ou par analogie, il fallait attendre pour saisir la pensée générale qui présidait à cette projection.

Elle ne tarda pas à se dégager, et le simple récit de ce que nous vîmes montra combien était juste la prophétie de mon oncle Dorgeroux quand il me disait : « Les hommes viendront ici en pèlerinage, et ils se mettront à genoux en pleurant comme des enfants. »

Une rue tortueuse, hérissée de cailloux et coupée de marches, gravit une colline escarpée, sèche, sans ombre sous le plein soleil qui la brûle. Il semble que l’on devine la vapeur qu’exhale, ainsi qu’une haleine chaude, le sol aride.

Une masse de gens surexcités escaladent la pente abrupte. Sur leurs dos pendent des tuniques effiloquées, et leur aspect est celui que donnent les mendiants ou les artisans des populaces orientales.

La ruelle disparaît, et reparaît à un niveau plus élevé, où nous voyons que cette masse précède et suit un cortège, composé de soldats habillés comme les légionnaires romains. Il y en a soixante à quatre-vingts peut-être. Ils marchent lentement, en bande désordonnée, leur pique sur l’épaule, et, quelques-uns, leur casque à la main. Parfois, il en est qui s’arrêtent et qui boivent.

De temps en temps, on se rend compte que ces soldats servent d’escorte à un groupe central, formé par quelques chefs, par des civils vêtus de robes comme des prêtres, et, un peu à l’écart, par quatre femmes qui cachent, sous de longs voiles, le bas de leur visage. Puis, soudain, à un tournant, le groupe s’étant un peu disloqué, nous apercevons une lourde croix étendue, qui s’élève en cahotant. Un homme est dessous, comme écrasé par l’intolérable fardeau qu’il est condamné à porter jusqu’au lieu du supplice. Il trébuche à chaque pas, fait un effort, se redresse, retombe, se traîne encore, et rampe, et s’accroche aux pierres du chemin, et ne bouge plus. Un coup de bâton donné par un des soldats n’y fait rien. Il est à bout de forces.

À ce moment un homme descend le sentier pierreux. On l’arrête et on lui ordonne de soutenir la croix. Il n’y réussit pas et s’éloigne vivement. Mais, comme les soldats se retournent avec leurs piques vers celui qui est couché à terre, voilà que trois des femmes s’interposent et qu’elles s’offrent à porter le fardeau. L’une d’elles en prend l’extrémité, les deux autres se placent aux deux bras, et elles gravissent ainsi l’âpre colline, tandis que la quatrième femme relève le condamné et le soutient dans sa marche hésitante.

À deux endroits, nous pouvons suivre encore la montée douloureuse de celui qui s’en va vers la mort. Et, ces deux fois là, son visage nous est offert, isolé sur l’écran. Nous ne le reconnaissons pas. Il diffère du visage que nous attendions d’après les représentations que l’on en donne habituellement. Mais comme il satisfait, plus encore que l’autre, l’idée profonde qu’il évoque en nous par sa présence réelle ! C’est Lui, sans que nous ayons le droit d’en douter une seconde. Il vit devant nous. Il souffre, Il va mourir devant nous. Il va mourir ! Chacun de nous voudrait bien écarter les menaces de cette mort affreuse, et chacun de nous appelle de toute son âme quelque paisible vision où nous l’apercevrions au milieu de ses disciples et de ses douces amies. Mais les jours heureux ont passé, et nous avons peur de ce qui se prépare. Les soldats, en arrivant au lieu du supplice, ont un air plus dur. Les prêtres avec des gestes consacrés maudissent les pierres où s’élèvera le poteau, et se retirent, la tête basse.

Et voici la croix sous laquelle les femmes sont courbées. Le condamné les suit. Elles sont deux maintenant sur lesquelles il est appuyé. Il s’arrête. Rien ne peut plus le sauver. Quand nous le revoyons après une courte interruption de l’image, la croix est dressée, et l’agonie commence.

Je ne crois pas que jamais assemblée d’hommes ait tressailli d’une émotion plus violente et plus noble que celle dont nous subissions l’étreinte à cette heure, qui était, il faut bien le comprendre, l’heure même où se réglait, pour des siècles et des siècles, le destin du monde. Nous ne la devinions pas à travers les légendes et les déformations. Nous n’avions pas à la reconstituer d’après des documents incertains, ou à l’imaginer selon notre fantaisie et notre sensibilité. Elle était là cette heure unique. Elle vivait devant nous, dans un décor qui n’avait point de grandeur, mais qui nous semblait très humble et très pauvre. La masse des curieux s’en était allée. Une douzaine de soldats buvaient et jouaient aux dés sur une pierre plate. Quatre femmes se tenaient à l’ombre d’un homme crucifié dont elles baignaient les pieds de leurs larmes. Au sommet de deux collines proches, deux silhouettes se tordaient sur leurs croix. Voilà tout.

Mais quel sens nous donnions à ce spectacle morne ! Quelle tragédie formidable se déroulait sous nos regards ! Les battements qui agitaient nos cœurs gonflés d’amour et de détresse, étaient les battements même de ce cœur divin. Ses yeux las se baissaient sur les mêmes choses que nous contemplions, sur le même sol desséché, sur les mêmes figures barbares de soldats, sur les mêmes physionomies de femmes désolées.

Lorsqu’une dernière vision nous montra son corps décharné et rigide, et sa douce tête ravagée où les yeux agrandis nous parurent immenses, la foule entière se leva, des hommes et des femmes tombèrent à genoux, et, dans le grand silence tout frissonnant de prières, les bras se tendaient éperdûment vers le Dieu qui expirait.

De telles scènes ne peuvent être comprises de ceux qui ne les ont point vues. On n’en retrouvera pas plus le relief dans les pages où je les raconte, que je ne l’y retrouve dans les journaux de l’époque. Ceux-ci accumulèrent des épithètes, des exclamations et des apostrophes, qui ne donnent aucune idée de ce que fut l’intense réalité. Par contre, tous les articles mettent bien en évidence la vérité essentielle qui se dégage des deux films de cette journée, et, fort justement, déclarent que le second explique et complète le premier. Là-bas aussi, chez nos frères lointains, un Dieu fut livré aux horreurs du supplice, et, par le rapprochement des deux événements, ils ont voulu nous dire qu’ils étaient animés comme nous d’une foi religieuse et d’aspirations idéales. Ainsi nous avaient-ils montré, par la mort d’un de leurs chefs et par la mort d’un de nos rois, qu’ils avaient connu les mêmes secousses politiques. Ainsi nous avaient-ils appris par les visions amoureuses qu’ils s’inclinaient comme nous devant la puissance de l’Amour. Donc, mêmes étapes de civilisation, mêmes efforts de croyance, mêmes instincts, mêmes sentiments…

Comment des messages aussi positifs, aussi passionnants, n’auraient-ils point exaspéré, le lendemain, notre désir d’en savoir davantage et de correspondre d’une façon plus intime ? Comment ne point penser aux questions qu’il était possible de poser, et aux problèmes qui seraient élucidés, problèmes du passé et de l’avenir, problèmes de civilisation, problèmes de destinée !

Mais la même incertitude demeurait en nous, plus vive que la veille. Qu’allait-il advenir du secret de Noël Dorgeroux ? La situation était celle-ci : Massignac acceptait les dix millions qu’on lui offrait, mais à la condition que cet argent lui fût versé aussitôt après la séance, et qu’on lui remit un sauf-conduit pour l’Amérique. Or, bien que l’enquête commencée à Toulouse confirmât les accusations portées contre lui par la femme de ménage, on affirmait que le pacte était sur le point d’être conclu, tellement l’importance du secret de Noël Dorgeroux dépassait toutes les considérations ordinaires de justice et de châtiment. Placé en face d’un état de choses qui ne pouvait se prolonger, le gouvernement cédait, mais en contraignant Massignac à vendre le secret sous peine d’arrestation immédiate, et en postant autour de lui des hommes chargés de lui mettre la main au collet à la moindre incartade. Quand le rideau de fer se releva, douze agents de police remplaçaient les huissiers.

Et alors commença une séance à laquelle les circonstances donnaient une telle gravité, et qui fut par elle-même si poignante et si implacable.

Ainsi que les autres fois, nous ne saisîmes pas d’abord la signification qu’on voulait donner aux scènes projetées, et qui défilèrent assez rapidement, comme les scènes amoureuses représentées l’avant-veille.

Il n’y eut pas la vision initiale des Trois-Yeux. Tout de suite ce fut la réalité. Au milieu d’un jardin, une femme était assise, jeune, belle, habillée à la mode de 1830. Elle travaillait à une tapisserie tendue sur un métier, et parfois levait les yeux pour regarder avec tendresse une toute petite fille qui jouait près d’elle. La mère et l’enfant se souriaient. L’enfant quittait ses pâtés de sable et venait embrasser sa mère.

Rien d’autre que cela pendant quelques minutes, un tableau calme de vie humaine. Puis, derrière la mère, à une douzaine de pas, un haut rideau de feuillage, taillé droit, s’écarte doucement et, par mouvements insensibles, un homme sort de l’ombre, un homme, lui aussi, élégant et jeune.

Sa face est dure, ses mâchoires serrées. Il a un couteau à la main. Il avance de trois ou quatre pas. La femme ne l’entend point, et la petite fille ne peut le voir. Il avance encore, avec des précautions infinies pour que le sable ne craque pas sous ses pieds et qu’aucune branche ne remue à son contact.

Il domine la femme. Son visage est effrayant de cruauté et de volonté inflexible. Celui de la femme est toujours souriant et heureux.

Le bras se lève lentement au-dessus de ce sourire et de cette joie de vivre. Puis il redescend avec la même lenteur, et c’est brusquement, d’un coup sec porté au bas de l’épaule gauche et vers le cœur, qu’il frappe.

Aucun bruit, sûrement. Un soupir, tout au plus, comme l’unique soupir qu’exhale, dans le silence effrayant, la foule de l’Enclos.

L’homme a retiré l’arme. Il écoute un instant, se penche sur le corps inerte qui s’est affaissé dans le fauteuil, tâte la main, puis recule à pas mesurés vers le rideau de feuillage qui se referme sur lui.

L’enfant n’a pas cessé de jouer. Il rit et il parle. La vision s’évanouit.

Cette fois, deux hommes se promènent dans un chemin désert, le long duquel coule une mince rivière. Ils causent, sans entrain, ainsi que l’on cause de la pluie et du beau temps.

Comme ils reviennent sur leurs pas, nous nous apercevons que celui des deux hommes que son compagnon nous cachait jusqu’ici, tient un revolver.

Tous deux s’arrêtent et continuent de parler. Mais le visage de l’homme armé se décompose et prend cette même expression criminelle que nous avons vue chez le premier assassin. Et, soudain, le geste d’attaque, le coup de feu, l’autre qui tombe, et l’assassin qui se jette sur lui et lui arrache un portefeuille…

Il y eut, encore quatre crimes, dont aucun n’eut pour auteur ou pour victime un personnage qui nous fût connu. C’étaient autant de faits divers, très courts, restreints à l’essentiel : la représentation paisible d’une scène de la vie quotidienne et l’explosion subite du meurtre dans son horreur et sa bestialité.

Le spectacle en était affreux, surtout à cause de l’expression de confiance et de sérénité que gardait la victime pendant que nous voyions, nous, se dresser au-dessus d’elle le fantôme de la Mort. L’attente du coup que nous ne pouvions pas détourner nous laissait haletants et terrifiés.

Et une dernière image d’homme nous apparut. Une exclamation sourde monta de l’amphithéâtre. C’était Noël Dorgeroux.