Les Trois Religions de la Chine

Les Trois Religions de la Chine

LES


TROIS RELIGIONS


DE LA CHINE




LEUR ANTAGONISME, LEUR DEVELOPPEMENT ET LEUR INFLUENCE.




I

Placée à l’extrémité de l’Asie et du monde, loin de toutes les nations qui devaient prendre rang dans l’histoire, la Chine avait une mission spéciale à remplir : c’était de former un centre de civilisation au milieu des tribus tartares, de cette race mobile et turbulente que mainte fois la Providence jeta sur les empires corrompus pour les châtier. Dès l’origine des siècles, quand les ténèbres couvrent cette partie du globe, on voit le petit royaume chinois qui s’éclaire et s’organise à la voix de ses premiers monarques. Où a-t-il dérobé cette étincelle qui brille en lui, ce feu qui l’anime ? Personne ne peut le dire. De toutes parts, les hordes barbares l’enveloppent et le menacent ; la lutte des peuples pasteurs et nomades contre ceux qui cultivent la terre et s’attachent au sol commence avec la fondation des plus anciennes villes du Chean-Sy pour se continuer jusqu’à nos jours. Ici, les efforts de l’industrie, l’agriculture, les travaux d’assèchement entrepris par des princes persévérans qui ont foi dans l’avenir ; là, les invasions, les guerres incessantes, l’instinct de la destruction hostile à tout ce qui veut s’élever. Dès que les deux nations sorties d’une même souche se mettent à suivre cette première impulsion qui les éloigne l’une de l’autre, il y a entre elles un antagonisme qu’on retrouvera à toutes les phases de leur existence. Les Tartares proprement dits refusent le joug des lois et s’obstinent à errer sur les plateaux de la Haute-Asie ; leur époque n’est pas venue encore. Les tribus qui se soumettent de gré ou de force à l’empire chinois forment un peuple compact, homogène, uni bientôt par la conformité des mœurs et du langage. Les cent familles, en s’implantant sur un sol parfois rebelle, poussent au loin leurs racines fécondes. Les petits états, gouvernés par des princes feudataires qui relèvent du monarque souverain, sont autant de foyers d’où les lumières rayonnent à l’entour. Malgré les troubles intérieurs qui agitent cette monarchie féodale, la nationalité chinoise se développe et s’affermit. Les hordes qui habitent le littoral et les provinces méridionales du futur empire courbent la tête l’une après l’autre et s’assimilent aux vainqueurs ; l’action civilisatrice se fait sentir tout entière du dedans au dehors.

Cependant les tribus tartares qui tendaient à s’avancer vers des climats plus hospitaliers, arrêtées dans leur élan, se divisent et se retirent en partie vers l’ouest. Le céleste empire, qui veut s’isoler, qui s’entoure de murailles comme une seule ville, afin de mieux tracer la ligne de démarcation entre ses plaines fertiles et les steppes menaçantes, ne pourra empêcher ces nations refoulées là où tant de races se heurtent et se rencontrent, au milieu même du courant des migrations, d’exercer un jour sur lui une réaction puissante. Tantôt poussée par l’esprit de conquête, attirée par des agressions multipliées jusqu’aux bords de la mer Caspienne, la Chine, étend sa domination bien au-delà de ses limites naturelles ; tantôt humiliée par les peuples qu’elle a subjugués ou maintenus depuis des siècles, elle est en proie aux invasions et disparaît un instant sous le flot qui l’inonde. Elle se relève, il est vrai ; mais au milieu de ces vicissitudes, de ces révolutions, sa nationalité s’altère, un élément nouveau pénètre cette société déjà usée.

L’histoire des peuples anciens, même de ceux dont les annales ont été écrites et recueillies avec un soin intelligent, se perd toujours ’à son origine dans des fables plus ou moins obscures ; il y a un point où les plus grands fleuves, quand on remonte vers leur source, cessent d’être navigables, où l’œil ne fait qu’entrevoir le filet d’eau au flanc des pics brumeux. La Chine, vieille comme le monde, a donc aussi ses mystères, et il serait difficile de dire où les premiers souverains avaient puisé les doctrines au nom desquelles ils changèrent les familles en peuples, et plus difficile encore de savoir quelles étaient ces doctrines. Quand la chronique plus précise succède à la légende, on distingue nettement le germe d’une société qui va s’épanouir. L’influence que la république romaine exercera sur les peuples de l’Italie avant de subjuguer le monde, le royaume chinois des premières dynasties sait se la créer parmi les petites nations qui l’entourent. Les chefs de la monarchie naissante, amis de la paix, organisateurs comme Numa, comme lui aussi placent leurs institutions sous le patronage d’une inspiration surnaturelle. Ce n’était point un peuple conquérant celui chez lequel un général victorieux prenait le deuil après la bataille[1]. Les saints empereurs construisirent donc d’abord tout l’édifice des lois civiles et religieuses ; ce code fut consigné dans des livres qu’ils léguèrent comme un dépôt sacré, impérissable, à ceux qui surent les lire et les comprendre. Chez les Chinois, ainsi que chez d’autres nations antiques, ces mots sage et savant durent être synonymes. La tradition prit un corps ; elle renfermait tout le dogme, la morale, les arts, les sciences. L’étude d’une langue idéographique à son origine fut la seule initiation à ces doctrines dont le Y-king (traité des transformations) représentait la partie mystérieuse, sacramentelle. L’interprétation des ouvrages canoniques dut se transmettre par l’enseignement, et dans cette société fondée sur une large base il exista une classe de savans sans cesse renouvelée, se recrutant parmi le peuple autant que parmi les riches, aristocratie de l’intelligence et du savoir qui s’élevait en face de l’aristocratie de naissance, de la noblesse héréditaire, pour maintenir celle-ci dans les bornes du devoir et lui montrer la route.

Dans l’Inde, la caste sacerdotale détrôna de bonne heure la caste guerrière dont elle proclama plus tard l’entière extinction comme un article de foi ; elle altéra les sources du passé et mit à la place des faits ces merveilleuses légendes qui éblouissent l’esprit. En Chine, les lettrés, n’ayant aucun intérêt à défigurer les évènemens, n’ouvrirent point la scène de l’histoire par ces prologues gigantesques où les personnages prennent les rôles qu’il convient au poète de leur donner. La poésie y perdit beaucoup sans doute ; l’épopée guerrière et sacrée, ce chant matinal des peuples qui se souviennent à l’aurore des rêves de la nuit, manqua à la Chine. Le pouvoir temporel et l’autorité religieuse ne luttèrent point pendant des siècles. Sur les bords du Gange, les législateurs étaient des brahmanes, la suprématie resta dans leurs familles ; sur les bords du fleuve Jaune, les législateurs étaient des rois ; pontife souverain, représentant de Dieu sur la terre, l’empereur résuma en lui la double puissance[2]. Mais bien que plus rapproché des cieux, il était à son tour dominé par la loi ; il donnait l’exemple de la soumission à ses sujets, il se châtiait lui-même de leurs crimes et s’en accusait devant le maître du ciel. On peut ajouter que le monarque en Chine ne régnait qu’à la condition de maintenir dans leur intégrité les institutions consacrées avant lui. S’il s’écartait des saines doctrines, les peuples, ayant à leur tête quelque sage ministre organe des lois outragées, déclaraient le souverain déchu du trône ; une révolution légale ne tardait pas à s’accomplir, et elle avait pour but non d’ébranler, mais d’affermir le principe établi.

Ainsi se succédèrent les premières dynasties ; ainsi se consolida, malgré les guerres intestines et les attaques du dehors, cette monarchie, vivace, qui croyait à son avenir tant qu’elle renouerait la chaîne du passé : ce fut là le dogme sur lequel elle vécut exclusivement jusqu’à la chute de la dynastie de Tchéou.

Au temps où régnait le vingt-troisième empereur de cette famille, le lien qui unissait entre elles les parties de ce grand corps menaçait de se rompre. Confucius comprit le péril ; il sentit d’où venait le mal et s’efforça d’en arrêter les progrès. Si la confusion et le désordre continuaient à s’introduire dans l’état, si la corruption des mœurs et l’abandon des croyances poussaient les grands vassaux à méconnaître la souveraineté du suzerain, le peuple à se soulever, la famille à se dissoudre, c’en était fait de la Chine. Vieillie avant le temps, elle retournait à la barbarie. Le sage, alarmé des symptômes d’une décadence facile à prévoir, voulut faire revivre les lois anciennes, espérant par là ramener la nation à sa jeunesse, à son âge d’or. C’était une illusion sans doute ; il essaya de régénérer la chose publique en prêchant un retour sincère aux antiques vertus. Les lettrés, ses disciples, ont donc aussi regardé la tradition comme le talisman qui préside aux destine de l’empire, et les ouvrages canoniques comme les livres sibyllins qu’il faut à tout prix conserver dans le temple. En cela, ils n’ont fait que suivre fidèlement les préceptes et partager les convictions de leur maître.

Confucius tenta donc une réforme sans être lui-même un novateur ; si on relève de lui dans les écoles, c’est qu’il formula d’une façon plus précise cette doctrine dont il se montra le plus zélé, le plus persévérant défenseur. Dans le cercle complet de ses travaux, il embrassa et resserra, comme une gerbe dans son lien, les trois branches de l’étude chez tous les peuples : l’histoire, la philosophie, la poésie. C’est toujours au passé qu’il s’adresse ; il disparaît et s’efface derrière son œuvre de reconstruction. Sa chronique du petit royaume de Lou (dans lequel il était né) ne ressemble point aux livres historiques des autres pays orientaux ; les faits y sont moins rapportés dans leur ensemble que discutés froidement un à un. L’auteur ne les expose que pour en développer avec une impartialité rigoureuse les causes et les effets ; avant tout, il veut en tirer l’enseignement, la moralité. Dans ses écrits philosophiques, il n’établit ni système, ni théorie qui lui soient propres ; il commente les textes, il ravive les dogmes et les croyances ; il apprend à l’homme à s’étudier soi-même, aux hommes à se rapprocher les uns des autres ; il trace de nouveau la ligne des devoirs qui commençait à s’effacer. Le Livre des Vers, recueil d’odes attribuées à des empereurs, à des princes, de chansons populaires particulières aux divers états de la monarchie fédérative, que le moraliste a rassemblées, couronnent son œuvre. Présenter ainsi sous leur forme la plus vivante, la plus capable de se graver dans l’esprit, les souvenirs des temps passés, n’était-ce pas populariser l’histoire, multiplier les exemples offerts par les siècles antérieurs, et les remettre sous les yeux d’une nation qui les oublie ou les dédaigne ? Le Livre des Vers, ce sont les rites en action. Les rites eux-mêmes, avec tout ce qui regarde les mœurs, les usages, les fêtes, les cérémonies, les plus petites circonstances de la vie privée, furent aussi l’objet d’une étude spéciale de la part de Confucius ; il les consigna dans son Li-king. Cet ouvrage, dont nous possédons à peine la moitié, représente la société chinoise soumise à la double action des lois civiles et religieuses ; le gouvernement, le culte, la famille, s’y montrent dans tous les détails de l’organisation traditionnelle. Enfin le grand lettré, puisant aux sources antérieures, se livra pendant vingt années aux recherches historiques, et composa en cent chapitres ses Annales impériales (Chou-king). Là, il saisit dans leur ensemble les principes du gouvernement et les fondemens du droit public. À cette époque, la Chine comptait déjà dix-huit siècles d’existence incontestable, depuis Yao (2357) jusqu’à l’auteur du Chou-king (551 avant notre ère). Sous les deux premières dynasties, il existait deux historiens : celui de la gauche, chargé de recueillir les paroles, les édits de l’empereur ; celui de la droite, qui enregistrait les évènemens, les faits dont il était utile de conserver le souvenir. Sous les Tchéou, l’empire, mieux affermi, eut sept historiographes, parmi lesquels figuraient des savans. Ils s’occupaient des sciences, des pays étrangers, des expéditions faites contre les nations voisines, des phénomènes, des calamités publiques. Tout ce qui se passait dans l’étendue des contrées avec lesquelles la Chine avait des rapports s’ajoutait à cette encyclopédie progressive dont l’histoire des empereurs était le noyau. Ce furent ces matériaux immenses qui servirent à Confucius pour établir ses annales, où l’empire se développe graduellement avec ses lois et sa constitution discutées, approfondies, expliquées au grand jour.

On le voit, Confucius fut plus moraliste que philosophe ; fidèle au culte de l’antiquité qu’il acceptait tout entière, il n’eut point la prétention de fonder une école, encore moins celle de se placer à la tête d’une secte religieuse. Les Chinois, d’ailleurs, peuple patient et laborieux, ne sont guère doués de cet enthousiasme fanatique qui précipita les Arabes sur les pas de leur prophète ; ils nous donnent une juste idée de leur sage en l’appelant le saint homme. Ajoutons aussi que le rôle de Confucius est à peu près unique dans l’histoire ancienne ; la comparaison pèche par un point essentiel quand on le présente comme le Socrate de la Chine. Confucius n’eût pas été condamné par les juges d’Athènes à boire de la ciguë, parce que sa doctrine ne s’attaquait point aux dieux ; il respecta et suivit la religion qui était alors, comme elle le fut depuis, la religion de l’état. Si les persécutions l’atteignirent, c’est que son intégrité comme ministre, la hardiesse de ses paroles, le mettaient en opposition directe avec ses collègues, et irritaient une cour corrompue dont il blâmait les excès au nom de la morale et des lois de l’antiquité.

Lao-Tseu (né l’an 604 avant Jésus-Christ, c’est-à-dire cinquantetrois ans avant Confucius ; se montre-t-il dans sa vie, dans ses écrits, dans ses enseignemens, animé du même désir, du même esprit que le moraliste ? Témoin, lui aussi, des désordres croissans qui jetaient la confusion dans l’empire des Tchéou et préparaient la ruine de cette longue dynastie, que Confucius cherchait à sauver, s’appliqua-t-il à porter aux maux de son temps un remède efficace ? Il est difficile de le croire. Un peu misanthrope, épris de la vie contemplative à la manière des Hindous, Lao-tseu, trop visiblement choqué des folies humaines, prenait en pitié et même en dédain cette pauvre humanité que Confucius s’efforçait de guérir, de ramener à la raison par les exemples d’un passé plus sage. La différence qui existe entre les deux penseurs ressort à merveille de ce passage tiré de la Légende fabuleuse de Lao-tseu[3]. « J’ai mis en ordre, dit Confucius dans une rencontre avec ce philosophe, le livre des vers, les annales impériales, le rituel, le traité de la musique, le livre des transformations, et j’ai composé la chronique du royaume de Lou ; j’ai lu les maximes des anciens rois, j’ai mis en lumière les belles actions des sages, et personne n’a daigné m’employer. Il est bien difficile, je le vois, de persuader les hommes. — Les six arts libéraux, reprit Lao-tseu, sont un vieil héritage des anciens rois ; ce dont vous vous occupez ne repose que sur des exemples surannés, et vous ne faites autre chose que de vous traîner sur les traces du passé, sans rien produire de nouveau. »

Vraie ou fausse, cette conversation prouve clairement que Lao-tseu, au moins dans l’esprit de ses disciples, est un novateur ; sa doctrine (qu’on se rassure, nous n’essaierons pas de la discuter) a tout le caractère d’une philosophie. Remarquons en passant que Lao-tseu lui-même prétend aussi ne faire que transmettre les leçons qu’il a reçues[4]. S’il est permis d’admettre que les idées du maître remontent aux enseignemens du premier des empereurs, Hoang-ty, il faut en conclure que la tradition se partagea en deux branches de l’une sortit le rationalisme, tel que le comprit Confucius ; de l’autre, le spiritualisme, tel que le professa Lao-tseu. Ou bien, de cette doctrine primitive antérieure à tous les deux, le moraliste n’avait pris que la partie qui se prêtait le mieux à l’analyse, et le philosophe s’attachait spécialement, dans une synthèse plus large, à la partie métaphysique. Quoi qu’il en soit, Lao-tseu eût-il puisé ses préceptes dans les traditions primitives, il ne poursuivait pas, comme Confucius, avec une extrême rigueur la réhabilitation des siècles précédens. On peut même l’accuser de vouloir mettre la lumière sous le boisseau ; il reproche à Confucius d’être trop répandu au dehors ; il voit de la vanité dans l’empressement de celui-ci à manifester la vérité au milieu de la cour et dans le palais des grands. « Celui qui possède un trésor, dit-il quelque part[5], le cache avec soin de peur qu’on ne le lui enlève. » La sagesse cependant n’est-elle pas le flambeau qu’on voudrait mettre à la main de tous les hommes, le trésor qu’au lieu d’enfouir on doit semer en abondantes aumônes autour de soi ? Pourquoi le philosophe se plaît-il à s’entourer de mystère ? Sous cette modestie exagérée, sous cet amour jaloux de la vérité, Lao-tseu semble cacher une vanité blessée ; on le surprend à désespérer du monde, que Confucius a l’espoir et l’ardent désir de régénérer. Celui-ci traduit tout en enseignemens ; celui-là explique longuement la nature du Tao, de cette voie divine qu’il cherche, dans laquelle il marche, presque sans se soucier d’y attirer les hommes sur ses pas. L’un prêche par ses paroles et par son exemple au milieu de la société qui périclite : il combat ouvertement le vice en célébrant la vertu ; l’autre se retire dans la solitude et s’entretient avec ses pensées, vox clamabat in deserto. Le premier admire le bien et l’honore en lui-même comme en ceux qui le pratiquent ; le second, remontant à l’origine des choses, et pour ainsi dire aux temps qui précédèrent la création, va jusqu’à s’affliger de la vertu qui n’est vertu que parce que le vice existe, du bien qui n’est bien que parce que le mal le fait ressortir. Lao-tseu eût-il donc rejeté le dogme de la réparation, que Confucius semblait chercher et que les bouddhistes proclamèrent ?

Bien qu’inférieure à la doctrine du moraliste en ce qu’elle semble négliger l’application et la pratique, la philosophie de Lao-tseu lui est supérieure par d’autres côtés. D’abord elle a le mérite de se rattacher çà et là aux idées répandues sur toute la surface du monde païen, par conséquent de faire rentrer la Chine dans la grande famille des nations dont elle se sépare si brusquement à son origine. Si cette philosophie a la faiblesse de fuir le contact des hommes qui la gêneraient dans le libre exercice de ses spéculations, elle a le courage d’aborder les hautes cimes de l’intelligence, au risque d’y rencontrer le vertige ; si elle a l’indolence de l’oiseau qui se repose sur ses ailes et s’y balance mollement, on doit lui accorder aussi la hardiesse de l’aigle qui s’élève au-dessus des nues. Cette philosophie présentait cela de dangereux, qu’elle conduisait par une fausse interprétation à la folie ou au moins aux extravagances ; la morale de Confucius pouvait rapetisser les esprits en les emprisonnant dans un cercle d’idées pratiques auquel le temps ne devait rien ajouter.

Aussi arriva-t-il souvent qu’aux époques de crise, de transformations, l’empereur et le peuple, la cour et les classes ignorantes, obéissant à des instincts de nouveauté, abandonnèrent les préceptes des lettrés ; mais en quittant la voie de la tradition, à quoi se ralliaient les esprits ? Non pas à la pure doctrine de Lao-tseu, mais aux ridicules applications que les adeptes en avaient tirées, et qui venaient aboutir à la science occulte.

Pendant les cinq siècles qui s’écoulèrent depuis la mort de leurs fondateurs jusqu’à l’introduction officielle du bouddhisme, les deux sectes se partagèrent la Chine. La dynastie des Tchéou, qui dura près de neuf siècles (de 1122 à 249 avant J.-C.), fit parvenir à son apogée le système fédératif, qui dépérit sous les derniers souverains de la race. Durant cette période, trop féconde en troubles, la civilisation avait pris un grand essor. Les bases du gouvernement étaient posées, les lois, les rites si bien établis, qu’en beaucoup de points on a continué de les observer jusqu’à nos jours. Chaque nation a ainsi, à l’époque de son épanouissement, un vif sentiment de ses besoins, un instinct vrai du caractère qui lui est propre, et même chez celles qui ont subi le plus de vicissitudes dans le cours de leurs destinées, il reste toujours quelque chose de ces institutions, ou au moins de leurs tendances premières.

Cet âge critique de l’empire chinois fut véritablement le règne des lettrés ; ils veillaient au maintien de la tradition, à la conservation de l’édifice social et d’une doctrine invariable qui s’était, pour ainsi dire, incorporée en eux ; les Tao-sse (disciples de Lao-tseu), au contraire, restaient dans l’ombre ; leurs croyances n’avaient encore eu aucune action sur les affaires publiques. Aussi les lettrés s’alarmèrent-ils extraordinairement dès qu’ils virent les choses changer de face et leurs adversaires lever la tête. Quand au dernier des Tchéou (35e souverain de sa race) succéda la famille des Tsin, quand les sept petits états encore debout après tant de guerres s’effacèrent sous la domination d’un empereur auguste, les lettrés furent épouvantés de ne plus trouver entre le peuple et le monarque le pouvoir intermédiaire que représentaient les rois feudataires. Tous les rouages de la machine dont ils s’appliquaient à calculer la force leur semblèrent brisés. Ils comprirent que leurs voix ne seraient plus écoutées au milieu du bruit de ces bouleversemens, et crièrent que la Chine allait périr parce qu’elle se jetait trop violemment dans des voies nouvelles. S’ils se trompaient en ne voyant pas au-delà du siècle présent, au moins résistèrent-ils avec une grandeur qui les excuse.

Après avoir nivelé les royaumes feudataires et les avoir transformés en provinces, Tsin-chi-hoang-ty, le premier des empereurs souverains, réorganisait la Chine à sa façon ; enivré de sa gloire, occupé de réformes radicales, le jeune conquérant s’irritait de l’opposition systématique que les lettrés mettaient à ses desseins. Ceux-ci parlaient-ils sincèrement au nom de la tradition méconnue, ou, plutôt ne regrettaient-ils pas ces petites cours où ils avaient rempli les principaux emplois, où ils se posaient en arbitres et en oracles ? Déploraient-ils avec désintéressement l’abandon des lois anciennes, ou reniaient-ils un avenir qui se montrait hostile à leur influence, rebelle à leurs enseignemens ? Le ministre Li-sse, homme ambitieux qui poussait l’empereur à l’accomplissement rapide de son œuvre, provoqua lui-même la proscription des lettrés et la destruction des livres dans un mémorable réquisitoire où abondent les accusations contre les disciples de Confucius. Il les appelle « une classe d’hommes stupides qui se piquent d’être gens de lettres, qui ont toujours à la bouche les règles des anciens et en parlent sans cesse, qui courent en toute liberté chez les princes pour fomenter des troubles, etc., etc.[6]. » Les livres furent donc condamnés à périr avec les lettrés ; cet acte de barbarie et de vandalisme de la part d’un monarque qui se porta à bien d’autres excès lui a été reproché éternellement comme un crime de lèse-nation, car il pouvait ôter dix-huit siècles d’histoire à ce peuple si glorieux de son ancienneté.

Tandis que les lettrés, transformés en politiques, lançaient au nom du passé contre le nouvel ordre de choses un anathème qui retombait sur eux, les disciples de Lao-tseu, travestis en magiciens, s’introduisaient à la cour. L’antagonisme des deux écoles se trahissait plus complètement ; l’une remplaçait l’autre, c’est-à-dire que les intrigues du palais succédaient à la marche d’un gouvernement plus régulier. Au lieu d’avoir près de lui des savans qui l’instruisissent dans l’art de gouverner, l’empereur s’entourait de philosophes, de docteurs qui lui promettaient le breuvage d’immortalité. Ce n’étaient pas des conseils que demandait ce novateur triomphant, mais l’assurance de jouir long-temps de sa grandeur ; en rompant avec le passé, il voulait se rendre maître de l’avenir.

Mais comment se faisait-il que les insaisissables doctrines de Lao-tseu vinssent aboutir à la magie, aux sortilèges ? Peut-être les plus ardens sectaires, à force de dompter leurs sens et de dégager leur esprit de son enveloppe terrestre, avaient-ils fini par prendre au propre ces paroles du maître : « Celui qui sait gouverner sa vie ne craint sur sa route ni le rhinocéros ni le tigre ; s’il entre dans une armée, il n’a besoin ni de cuirasse ni d’armes ; il est à l’abri de la mort. » Peut-être l’ame, en s’approchant trop de Dieu dans la contemplation, finit-elle par croire qu’elle a dérobé au ciel une parcelle du feu créateur ? Peut-être aussi cet art qui consiste à évoquer les spectres, à commander aux élémens, art cultivé chez tous les peuples, dont on ne peut découvrir l’origine, avait-il été connu très anciennement en Chine, et ceux qui le pratiquaient s’étaient rangés, sans trop de raison, parmi les disciples de Lao-tseu. Au reste, Confucius et les anciens sages, sans chercher à pousser plus loin l’étude de la divination, admettent la possibilité de découvrir l’avenir au moyen des diagrammes et en perçant avec un fer rouge l’écaille d’une tortue. Dans le Tchun-Tsieou (la chronique du royaume de Lou), le moraliste discute sur l’opportunité de faire brûler une sorcière qui avait causé dans l’empire une sécheresse de plusieurs années[7]. Les disciples de Lao-tseu se mirent donc à poursuivre avec ardeur les découvertes imaginaires que négligeaient ceux de Confucius ; ils se firent une part exclusive de tout ce que leurs rivaux laissaient à exploiter dans le vaste domaine de la science occulte.

A la dynastie éphémère des Tsin succéda celle des Han (207 av. J.-C.), qui révoqua les édits de proscription et fit refleurir les lettres. Ce fut une renaissance complète ; on rechercha les livres avec autant d’ardeur qu’on en avait mis à les détruire. L’édifice littéraire de la Chine se recomposa pièce à pièce à peu près tel qu’il était ; cet édifice, reconstruit avec les matériaux épars, s’enrichit des travaux de la critique, et l’histoire en fut la clé de voûte. Les textes, retrouvés dans un moment d’enthousiasme et de réaction, demandaient à être revus, examinés avec soin, soumis au contrôle des lettrés d’un goût sûr. Bientôt la chronique, trop pleine de détails, trop longue à dérouler à mesure que l’empire comptait plus de siècles d’existence, fit place à l’histoire qui condense les faits, les présente dans leur ensemble, aux annales telles qu’elles se formèrent sous le pinceau de Sse-ma-tsien, l’Hérodote de la Chine. Ce qui distingue les écrits de ce grand homme des travaux des chroniqueurs, c’est qu’il se livre à l’examen des faits et des doctrines ; ainsi, à la différence des lettrés exclusifs, il aime mieux discuter les philosophies hétérodoxes que de les considérer comme non avenues. Dans la vie pratique, cependant, il resta fidèle à cette raideur de caractère qui porta souvent les disciples de Confucius à ne jamais sacrifier leurs convictions aux faveurs impériales ; on sait par quel affreux supplice il expia l’entêtement ou le courage avec lequel il prit en main la défense d’un général coupable ou calomnié. On peut donc avoir confiance dans l’histoire d’un pays, quand elle est écrite par des hommes qui, tout en songeant aux siècles antérieurs, fixent sans cesse leurs regards sur la postérité.

Cependant une révolution s’était opérée dans les esprits, et cette renaissance ne tourna pas entièrement au profit des lettrés. La Chine traversait alors une de ces phases qui font époque dans la vie des nations, où l’on admet à peu près tout, où la curiosité l’emportant sur la prudence, on tolère, on encourage même, sous prétexte de s’instruire et d’examiner, ce qu’on eût rejeté dans des temps plus sévères. Il arrive même qu’en ces jours d’éclectisme on croit avoir fait assez pour la tradition si on lui témoigne un reste d’égards. On vit donc des empereurs sectateurs de Confucius sur le trône, disciples des Tao-sse dans la vie privée ; ce qui se passait à la cour devait se reproduire dans les diverses classes de la société. « Les grands, les hommes opulens, les femmes surtout, s’empressèrent d’embrasser la docdrine des Tao-sse ; la pratique des sortilèges, l’invocation des esprits, l’art de prédire l’avenir, firent de rapides progrès dans toutes les provinces. Les souverains eux-mêmes accréditèrent cette secte par leur exemple, et bientôt la cour fut remplie d’une foule innombrable de docteurs auxquels on avait décerné le titre de Tien-sse, docteurs célestes. »

Ainsi s’exprime l’abbé Grosier dans sa Description de la Chine ; cet état de choses se rapporte surtout au règne du grand empereur Wou-ty (140 à 86 avant Jésus-Christ). Ballotté entre les deux sectes, cet illustre monarque se laissa entraîner par les rêveries des Tao-sse, et crut racheter enfin ses folies en chassant ceux qu’il avait trop long-temps favorisés. L’influence des prétendus disciples du Tao allait croissant dans l’empire ; la morale primitive des anciens sages ne suffisait plus à l’esprit d’un peuple plus policé ; elle ne pouvait plus maîtriser les cœurs excités par le luxe, avides de nouveautés, amollis par le spectacle d’une cour où abondaient les femmes et les eunuques. L’amour des lettres, de la littérature proprement dite, que les maîtres de la Chine développaient dans tout l’empire et jusque chez les peuples conquis, par l’établissement d’une foule de collèges et de gymnases, indiquait une ère de splendeur qui portait avec elle les symptômes d’une décadence prochaine. Ce fut alors qu’on vit paraître comme un prodige la lettrée Pan-Hoeï, dont la vie est tout un gracieux roman. Cette femme savante appelée à la cour, « maîtresse de l’épouse du monarque, dit Amyot, le fut bientôt aussi de presque toutes les dames de sa suite, et ces lieux où l’on ne s’occupait auparavant que de parures et de bijoux, où l’on ne s’entretenait que de petites intrigues de femmes et d’eunuques, se trouvèrent changés en une espèce d’académie. Il ne se passait pas de jour que l’on ne discutât quelque matière de littérature, ou qu’on n’y produisît quelque petite pièce d’éloquence et de poésie. L’empereur et l’impératrice donnaient l’exemple, et la grande dame jugeait en dernier ressort[8]. »

Tandis que l’empereur Ho-ty (de 89 à 106 de notre ère) présidait dans le harem une académie littéraire, le général Pan-Tchao, envoyé par son prédécesseur pour soumettre les régions du nord-ouest, étendait ses conquêtes jusqu’à la mer Caspienne. Un instant même, assure-t-on, ce grand capitaine eut l’idée d’aller attaquer les Romains, car il n’y avait guère alors que trois puissances dans le monde : Rome à l’occident, la Chine à l’orient, au centre l’empire éphémère des Parthes. Mais les deux peuples placés aux deux extrémités du globe ne se rencontrèrent pas ; après s’être un moment aperçus de loin, comme deux vaisseaux sur l’océan, ils continuèrent leur route et suivirent la pente de leur destinée.

Certes, il fallait qu’il se fit un grand silence parmi les peuples intermédiaires pour que les Chinois entendissent le bruit des armes romaines ; mais en se développant dans cette direction, en s’allongeant vers l’ouest, le céleste empire soulevait, éveillait dans leur sommeil bien des nations qui plus tard devaient avoir leur rôle. Les conquêtes rapides amènent des revers après elles, pour peu que l’élan s’arrête au lieu de se soutenir ; c’est ce qui arriva. Au sein même de cette prospérité extraordinaire, Ho-ty avait préparé la ruine de sa dynastie, et de nouvelles calamités aux gens de lettres, en accordant des emplois aux eunuques. La gloire extérieure de l’empire développa, au sein de la capitale, un luxe et une magnificence qui corrompirent la nation en livrant la cour aux intrigues.

Le favoritisme grandissait autour du prince, et les lettrés, jaloux du pouvoir qu’ils voyaient s’avilir entre les mains de leurs indignes adversaires, entreprirent de couper le mal à sa racine. Ils conspirèrent contre les officiers du palais et s’organisèrent en sociétés secrètes. Une guerre en règle fut déclarée à la classe la plus distinguée, la plus honorable, la plus illustre de l’empire, par les gardiens du harem, devenus tout puissans pendant la minorité de Ling-ty, qu’ils gouvernaient à leur gré, et la régence de sa mère, esclave de leurs services. Pour lutter contre les lettrés, les eunuques se liguèrent avec les femmes du palais ; ils gardaient toutes les avenues du trône, et se tenaient cantonnés au fond des appartemens intérieurs, du gynécée, où personne n’avait le droit de pénétrer sans leur permission. Ce que les disciples de Confucius, en commun avec les anciennes familles, voulaient empêcher à tout prix, c’était que la Chine ne dégénérât, comme tant d’autres empires de l’Orient, en une monarchie sans règle, sans lois, sans traditions, où le mérite disparaîtrait devant la faveur, où le souverain séquestré par les eunuques, isolé par eux des grands personnages de la cour, n’aurait plus d’autre volonté que celle de ces esclaves arrogans.

Les Tao-sse n’avaient point cette noble préoccupation ; ils étaient sectaires avant tout ; le triomphe de leurs croyances les touchait plus que la gloire ou le repos de l’état. Une épidémie désastreuse ayant mis en vogue un de leurs docteurs qui prétendait guérir les malades, le fanatisme souleva les populations déjà mécontentes. Cinq cent mille hommes armés s’élancèrent sur les pas du médecin qui se posait en prophète et aspirait au trône. La guerre civile, tel fut le parti que prirent les sectateurs du Tao au milieu de cette crise terrible. Ce ne fut pas la seule fois qu’on les vit ainsi paraître aux époques des calamités publiques, s’agiter quand les lettrés perdaient de leur autorité, et éblouir la foule en proclamant des doctrines dont Lao-Tseu n’était pas responsable ; dès que le peuple souffrait, il cherchait auprès d’eux l’espérance que tout charlatan sait faire naître dans les cœurs malades.

La proscription décima bientôt les lettrés, car ils succombèrent dans la lutte, et le massacre des eunuques, qui vengea leur mémoire, ne put alors sauver la cause qu’ils avaient si noblement défendue. La confusion qui régna dans l’empire, après tant de désordres, fit passer le pouvoir aux mains des généraux. Il fallut que la Chine subit le despotisme militaire, qu’elle fût divisée en trois royaumes, qu’elle arrivât au dernier degré de misère et d’affaissement, qu’elle se purifiât par de rudes épreuves avant de reparaître avec tout son éclat, et de reprendre son influence dans l’Asie orientale.


II.

Jusqu’ici, la nation chinoise, fidèle à deux croyances qui lui sont propres, n’a puisé qu’en elle-même les élémens de sa civilisation. Les deux écoles de philosophie qui la guident ou l’égarent, les sages et les rêveurs qui la ramènent dans la voie de la tradition ou l’entraînent vers des illusions trompeuses, sont nés de son sein et n’appartiennent qu’à elle. Cependant combien de modifications déjà dans son existence Les conquêtes, les expéditions lointaines, ont mis la Chine en communication avec les peuples voisins ; les révolutions du palais, les guerres civiles, ont altéré l’organisation intérieure. Le culte de l’antiquité s’affaiblit dans l’empire ; il y a au fond des esprits un vague désir, un besoin inquiet de connaître, et jusqu’à un certain point d’adopter les doctrines étrangères. De toutes les contrées environnantes, c’est l’Inde qui réagit le plus fortement, et la première, tant par elle, même que par l’exemple plus voisin des peuples qui ont embrassé ses dogmes réformés ; c’était le seul endroit aussi par où la. Chine pût recevoir les exemples d’une civilisation quelconque.

L’an 65 de Jésus-Christ, sous le règne de Ming-ty des Han, prince éclairé, qui montra autant de respect pour la mémoire de Confucius que de zèle pour la propagation de la doctrine du moraliste, la première statue de Foë avait été élevée en Chine[9]. La religion bouddhique, solennellement inaugurée par cet éclatant hommage rendu à son fondateur, fut persécutée d’abord dans la personne du prince de Tchou ; ce turbulent vassal, qui conspirait contre l’empereur, après avoir demandé des encouragemens aux Tao-sse, adorait un dieu nouveau, dont il attendait, pour prix de son zèle, la réussite de ses desseins. À peine le bouddhisme parait-il en Chine, qu’il se trouve en hostilité avec l’ordre établi et en rapport avec la secte du Tao ; entre ces deux doctrines, il y avait en effet plus d’un point de ressemblance, et elles durent de bonne heure se confondre dans l’esprit du peuple. Les dogmes des Tao-sse avaient été admis hors de la Chine, peut-être y rentrèrent-ils cette fois incorporés à ceux qui arrivaient des bords du Gange. N’est-il pas avéré que des bonzes du XIe siècle, en entendant commenter le Tao-te-king, se sont écriés : Tout cela est bouddhique[10] ? De même aussi, en lisant certains passages des livres bouddhiques écrits après les prédications des nestoriens dans l’Asie centrale, on pourrait dire : Tout cela est chrétien.

Les dogmes de Lao-tseu, contenus dans son Tao-te-king, avaient produit quelque chose de plus positif qu’une philosophie abstraite, de plus précis que les rêveries des magiciens, à savoir, une religion représentée par des temples dans lesquels on invoquait les esprits au moyen des sacrifices, et surtout par un code de morale. Ce code de morale, c’est le Livre des Récompenses et des Peines, traduit en entier, avec toutes ses légendes, par le savant professeur auquel on doit l’interprétation du texte même de Lao-tseu. S’il était permis d’y voir autre chose qu’une collection de pieux récits arrangés successivement, classés de siècle en siècle par des adeptes fervens et instruits, s’il n’était tout-à-fait impossible de l’attribuer à Lao-tseu lui-même, on pourrait proclamer la doctrine du philosophe comme étant celle qui, malgré certaines puérilités, honore le plus l’antiquité païenne. On y trouve prescrit l’amour du prochain, qui, à la vérité, s’étend, ainsi que chez les bouddhistes, à tous les êtres créés ; mais à côté de ces mots : « Par pitié pour les papillons, n’allumez pas la lampe, etc., » on lit ceux-ci : « Payez les impôts pour les pauvres gens ; rachetez les prisonniers !… etc. » Les grandes clartés qui illuminent le ciel, le soleil, la lune, certaines étoiles et planètes, sont pour ainsi dire autant d’yeux qui surveillent la conduite des hommes ; mais ces puissances supérieures inscrivent les actions des mortels, en tiennent un compte exact, et ces actions se compensent les unes par les autres : il résulte de cette balance que l’homme est récompensé ou châtié selon que la somme du bien ou du mal l’emporte. Le châtiment sera la perte des grades littéraires, de la fortune, une mort prématurée ; la récompense, un rapide avancement dans ces mêmes grades, une longue vie, une vieillesse exempte d’infirmités à laquelle des actes pieux et charitables ajouteront encore des jours.

Ici on reconnaît à la trace les sectaires du Tao ; c’est donc l’immortalité qu’ils cherchent en faisant le bien, et tous leurs vœux tendent à devenir pareils à ces vieillards surnaturels qui apparaissent aux docteurs avec des yeux brillans encore, de longs cheveux flottans comme dans l’adolescence ! La plupart des pratiques recommandées dans le Livre des Récompenses et des Peines appartiennent aussi, comme nous l’avons dit plus haut, à la secte bouddhique. Ces deux religions ont cela de commun, qu’à la différence de la doctrine des lettrés, elles s’occupent de l’individu en lui-même, et lui montrent la route pour arriver au bonheur. Faites de bonnes couvres, disent les Tao-sse ; priez, disent les bouddhistes, car le caractère propre de la croyance en la divinité de Foë, c’est de rapprocher l’homme de Dieu par des prières multipliées.

Quand le bouddhisme pénétra en Chine, il était déjà à sa seconde période ; les simples préceptes du fondateur avaient donné lieu à d’interminables commentaires, et à force de faire tourner la roue de la loi, de frapper le grand tambour de la loi, les sectaires, éblouis et étourdis, s’étaient lancés dans d’insaisissables subtilités. Sans doute aussi attaqués pied à pied par les brahmanes, rudes adversaires, habiles à manier la plus belle langue du monde, les philosophes bouddhistes se laissèrent entraîner à ces déductions qui les ont menés si loin. Cependant le maître leur avait dit : « Ne cherchez point à prouver ; mettez seulement en tête de vos traités ces paroles de soumission et de foi : Voici ce que j’ai appris ! » A la différence des Tao sse, qui, partis d’un point de vue uniquement philosophique, en sont venus à croire à l’immortalité du corps, les disciples de Foë, après avoir proclamé une morale de charité, à l’exemple d’un dieu régénérateur du monde, ont fini par aboutir au dogme du vide et du néant. L’ame a été pour eux le diamant qui, soumis à l’action du feu dans le creuset, s’évanouit sans laisser de traces. Cependant leurs enseignemens, si propres à adoucir les mœurs, eurent une influence remarquable partout où ils se répandirent. A en croire des livres écrits après coup, il est vrai, par les bouddhistes chinois, le libertinage, l’ivrognerie, les dissensions de famille sont les vices et les désordres que les apôtres, dans leur zèle, cherchaient principalement à guérir en Chine ; la foi, pénétrait les cœurs, tantôt par l’effet de la grace, tantôt par l’effet des terreurs qu’excitait chez les infidèles une promenade en rêve à travers les dix-huit enfers. Avec les lettrés, ces missionnaires venus de l’Inde combattaient par la parole ; avec les Tao-sse, ils luttaient, comme moïse en présence des prêtres égyptiens, par des miracles et des prodiges. Craignant aussi d’éveiller les soupçons des empereurs jaloux d’une autorité sans bornes, ils répétaient aux peuples de la Chine cette maxime prudente : « Si vous voulez arriver à la pureté qu’exige la loi, aimez le prince comme un père ; » ou bien : « La fidélité envers le prince est le premier des devoirs. » L’ouvrage auquel nous empruntons ces citations (intitulé : Tong-yeou-ky, voyage des missionnaires bouddhiques à l’est de l’Inde), n’est qu’un roman ; on y rencontre souvent des légendes qui appartiennent à l’histoire des prophètes et des apôtres de l’ancien et du nouveau Testament ; mais ce qu’il importe, c’est de rechercher l’esprit de la secte et les dogmes qu’elle voulait faire prévaloir. Dans l’Inde, le bouddhisme avait prêché l’émancipation des castes, c’est-à-dire l’abaissement des brahmanes, il y fut cruellement persécuté ; en Chine, il heurtait de front deux croyances établies, et cela en apportant une religion étrangère chez un peuple habitué à ne rien accepter du dehors. Il entravait l’organisation intérieure de l’état en appelant les adeptes dans des monastères, en instituant le célibat des religieux, qui faisait subitement cesser la famille. Or, le respect des ancêtres, cette grande vertu des Chinois, qui représente dans les individus le culte de l’antiquité, sur lequel s’appuie l’état tout entier, se trouvait par là méconnu. Les apôtres du bouddhisme durent donc rencontrer une opposition redoutable dans le céleste empire, dont ils choquaient à la fois les institutions et les préjugés ; mais il y avait au fond de leurs doctrines des vérités et des erreurs qui séduisaient les cœurs et les esprits. Remarquons, à ce propos, que les trois dernières religions prêchées dans le monde, celles qui se sont le plus répandues parmi les hommes, ne sont point des croyances locales, à la différence de celles auxquelles elles se sont substituées. Elles ont un caractère particulier : le prosélytisme. Au commencement des siècles, les peuples, séparés les uns des autres, s’enfermaient dans la tradition ; chaque nation, se croyant supérieure à toute autre, se cantonnait dans ses dogmes sans chercher, le plus souvent, à les répandre au dehors, si ce n’est quand la conquête assimilait le vaincu au vainqueur. Ce fut donc une ère nouvelle pour le monde, celle où la prédication essaya de réunir sous une même loi des populations ennemies, d’introduire dans une société toute faite un élément inconnu. Cet esprit de prosélytisme qui témoigne de la vie du christianisme, que Mahomet transforma en propagande à main armée, le bouddhisme en était empreint à sa naissance, et il lui dut un développement rapide, qui s’arrêta dès que périt chez les sectaires cette ardeur de conversion.

Sous les six petites dynasties qui se succédèrent si rapidement de 265 à 618 de notre ère, le bouddhisme pénétra toutes les classes de la société, s’introduisit jusqu’au palais et gagna parfois le cœur des souverains. Il se développa en Chine à la faveur des expéditions dirigées vers le nord-ouest, à l’occasion des troubles intérieurs, et aussi grace à la faiblesse des familles régnantes, qui, peu soucieuses de renouer le fil de la tradition tant de fois brisé, séparées par tant de révolutions des dynasties plus durables, étaient moins portées à suivre les exemples et les préceptes des saints empereurs. Divisé en deux royaumes, l’empire avait perdu cette organisation régulière, compacte, qui avait fait sa force ; à cette époque de crise, on marchait à l’aventure, on s’éloignait de la voie ancienne. Les peuples, détournés des tendances primitives, se dirigeaient avidement vers une religion qui parlait aux yeux, et qui semblait remplir à merveille tout le vide que le rationalisme de Confucius laissait dans les cœurs. La liberté de penser se faisait jour au milieu de la confusion générale, que ne rachetaient ni les expéditions parfois heureuses, ni les conquêtes éphémères, ni le faste de ces cours extravagantes. Les chefs tartares, menaçans sur plus d’un point, forçaient les empereurs à leur accorder des titres, des principautés, des princesses de leur sang ; on eût dit l’empire romain capitulant avec les Barbares, les logeant dans ses provinces, en attendant que le sceptre passât entre leurs mains.

Ce qui témoigne de la rapidité avec laquelle le bouddhisme se répandit en Chine, c’est qu’il s’y manifesta bientôt avec tous les abus auxquels il devait donner naissance. Les souverains de l’empire du midi d’une part, ceux de l’empire du nord de l’autre, se laissaient dominer par les bonzes. Les lettrés aux doctrines sévères, parfois moroses, cédaient la place aux religieux, qui, moins préoccupés des choses d’ici-bas, distraits des soins de la vie par la contemplation, par des pratiques multipliées, poussant jusqu’à l’extrême la théorie du renoncement et de la quiétude absolue, calmaient les esprits fatigués en leur promettant la paix intérieure pour prix d’une entière soumission. Il y eut des empereurs qui, comme Wou-ty des Liang (mort l’an 549 de notre ère), acceptèrent dans leur jeunesse les préceptes de Confucius ; puis, l’âge arrivant avec la crainte de la mort, ils demandaient aux dogmes nouveaux, plus explicites sur ce point, de les rassurer contre les inquiétudes du dernier jour. Le bouddhisme dut se regarder comme triomphant lorsque ce même Wou-ty, qui deux fois se retira dans un monastère, eut aboli dans ses états la peine de mort, au nom d’une croyance qui ordonne de respecter la vie de tous les êtres ; quand Wen-ty (de la famille des Souï) tenta d’établir en Chine le système des castes comme dans l’Inde, et supprima dans les provinces les collèges des lettrés pour transformer ces édifices en greniers publics.

Cet envahissement des idées indiennes doit être considéré non comme la cause, mais plutôt comme l’effet de la perturbation générale d’un empire fatigué par les révolutions. En s’étendant trop vers le nord-ouest, la Chine avait elle-même rompu la digue qui la protégeait contre les influences du dehors. D’ailleurs pouvait-elle, en avançant dans les siècles, rester ce qu’elle avait été sous les trois premières dynasties, une petite nation compacte, isolée, étrangère au mouvement intellectuel des autres peuples de l’Asie ? Pouvait-elle vivre quarante siècles sur le même principe, tourner éternellement dans le même cercle d’idées ? Entre la morale de Confucius et le culte des esprits, né de la rêveuse philosophie de Lao-tseu, il y avait place pour une religion plus complète ; entre les lettrés, gens de pratique et de tradition, et les docteurs du Tao, retirés dans les montagnes pour s’y livrer à la recherche du grand œuvre, se glissèrent les bonzes, qui priaient, qui enseignaient à l’homme à se mettre en rapport avec le ciel. Dans ces temps de troubles et de désordres, la vie tranquille des monastères, dont les souverains, par leurs largesses, faisaient presque des palais, devait sourire à un peuple pauvre, pacifique, et lui sembler un doux sommeil ou tout au moins un précieux abri contre les tempêtes du monde.

Au milieu de ces agitations continuelles, la Chine ne se montrait plus au sein de l’Asie orientale avec ce caractère de pérennité qui lui est propre ; mais il lui a été donné de se relever bien des fois, de reparaître plus brillante que jamais, après des siècles d’abaissement, sur l’immense étendue de pays qu’elle domine encore. On peut ajouter que ces restaurations de l’empire furent toujours marquées par un retour aux doctrines de Confucius, du moins quant à ce qui regarde la constitution de l’état. Dans les affaires du gouvernement, les dynasties mongole et mandchou elles-mêmes ont eu recours aux lettrés ; quelle que fût la croyance particulière du souverain, le moraliste du temps des Tchéou redevenait l’oracle du conseil. Lorsque le premier des Tang, Kao-tsou, monta sur le trône, chancelant des Soui (618), il s’occupa de réorganiser cette vaste monarchie, de la ramener à l’unité perdue. Les lettrés se mirent à la tête de ce mouvement ; tout en secondant le prince dans ses utiles projets, ils le poussèrent à réagir contre le bouddhisme, qui avait envahi toutes les classes de la société, et contre les Tao-sse, dont ce monarque lui-même favorisait les pratiques. Voilà donc les trois sectes aux prises à l’aurore de cette ère nouvelle ! Un des savans les plus zélés pour l’ancien état de choses, Fou-y, faisant près de l’empereur l’office d’accusateur public, formula dans une requête fameuse tous ses griefs contre les deux philosophies hétérodoxes. Aux bouddhistes, il reproche « de n’enseigner ni la fidélité envers le prince, ni le respect filial, de vivre dans l’oisiveté, de porter un habit particulier, de chercher à s’exempter des charges publiques et de se délivrer de tout souci, de faire courir les simples après une félicité chimérique, de leur inspirer du mépris pour les lois et pour les sages institutions des anciens. » Plus loin, Fou-y va jusqu’à faire un crime aux bouddhistes de s’en remettre entièrement à leur dieu du soin de gouverner les hommes. Ici, le lettré s’emporte et va au-delà des préceptes du maître ; on dirait qu’il fait de l’empereur un dieu agissant, une providence, un organisateur suprême, seul juge des mérites intimes et des vertus cachées. En s’adressant aux Tao-sse, il s’écrie : « La vie a eu et aura toujours un terme pour les hommes ; les récompenses, les châtimens, les dignités, dépendent de la volonté du prince dans un état monarchique ; chacun par sa conduite s’élève ou s’abaisse, amasse des richesses ou reste dans la pauvreté[11]. » On le voit, en glorifiant ainsi le souverain dont ils étaient les ministres, les agens, les lettrés hautains s’oubliaient jusqu’à dire : « L’état, c’est nous ! » Cependant cette violente sortie ne produisit pas tout l’effet qu’en attendait Fou-y ; l’empereur se contenta de réformer les abus ; il limita et restreignit le nombre des bonzes et des docteurs Tao-sse, espérant équilibrer ainsi les trois sectes qui se partageaient l’empire.

C’était là un grand problème à résoudre. Ces trois religions incomplètes, chacune à sa façon, ne s’excluaient pas l’une l’autre, il est vrai. On pouvait, jusqu’à un certain point, se rallier par l’esprit aux préceptes rationnels de Confucius, demander, comme Faust dans un moment de passion, aux puissances surhumaines les secrets précieux que vendaient les Tao-sse, puis abriter enfin sous l’édifice mystérieux des dogmes bouddhiques son ame apaisée ; mais les lettrés, fiers de la haute antiquité de leur philosophie, absolus dans leurs enseignemens, prompts à prévoir les excès, s’élevaient toujours contre les croyances qui tendaient à soustraire les hommes aux préoccupations terrestres. Se retirer du monde pour vivre dans la pratique des vertus, s’enfermer dans un monastère pour y goûter dès ici-bas les douceurs d’une félicité éternelle, c’était, à leurs yeux, manquer aux devoirs d’un fidèle sujet, refuser à l’état le concours de ses travaux et de ses lumières.

Il arriva cependant que, sous les Tang, les trois sectes furent tour à tour favorisées ; le second souverain de cette dynastie, Taï-tsou, cultiva les lettres et publia des édits par lesquels il voulait ramener le peuple aux doctrines primitives. Il réhabilita solennellement la mémoire un peu oubliée de Confucius. Un des descendans du grand moraliste fut chargé par ce prince de réunir les savans dans sa capitale, et de rédiger avec eux une explication raisonnée des livres canoniques. Sous son règne, l’un des plus glorieux qui aient illustré la Chine, l’instruction publique, l’administration des armées et des provinces, tout l’ensemble du gouvernement subit une réorganisation complète. Le céleste empire brilla de tout son éclat ; mais, en revenant d’un pèlerinage au tombeau de Confucius, auquel il avait décerné le nom de Taï-tseu, grand-maître de la doctrine, ce sage empereur s’arrêta complaisamment au village où était né Lao-tseu, pour conférer à ce philosophe, dont il se croyait descendant, le titre posthume de souverain. Ainsi, le prince qui n’osait admettre la religion des Tao-sse avait trouvé ce moyen tout-à-fait nouveau d’honorer le philosophe. Après lui, l’impératrice Wou-tseou, femme extravagante, ambitieuse et cruelle, s’éprit d’un jeune bonze qu’elle nomma au commandement des troupes dans une expédition qui, heureusement pour les armées chinoises, n’eut pas lieu. Ce favori dépensa tous les deniers du trésor à la construction d’un temple gigantesque, et se rendit complice des folies de la princesse dont il gouvernait les volontés. Aussi, sous Hiuen-tsoung (713 à 756), les bonzeries furent elles supprimées. L’empereur défendit « d’honorer les statues de Foë, et à toutes sortes de personnes, prince, mandarin ou simple particulier, d’avoir aucune communication avec les religieux que l’âge ou les infirmités retenaient encore dans les temples[12]. » Cependant, ce monarque, qui réagissait contre la secte de Foë, à l’instigation des lettrés, fut obligé bientôt de recourir aux lumières d’un bonze (le mathématicien Y-hing ), pour réformer le calendrier de l’empire, comme plus tard les souverains de la dynastie mandtchou appelèrent à leur cour les missionnaires catholiques en pareille occasion. Cent quarante ans après ce premier édit, qui ouvrait de force aux religieux bouddhiques la porte des monastères, il fallut s’occuper de réformes plus violentes, tant les abus étaient devenus exorbitans sous les successeurs de Hiuen-tsoung. Cette fois, ce fut la secte des Tao-sse qui poussa l’empereur Wou-ti à persécuter une religion de plus en plus populaire. Les pagodes publiques et particulières durent être démolies, excepté deux que desservirent trente bonzes seulement, et dont l’état paya l’entretien. Les temples détruits dans les villes montaient à plus de quarante mille six cents, et ceux de la campagne à quarante mille. Le nombre des bonzes et des bonzesses qu’on avait renvoyés dans leurs foyers était de deux cent soixante mille cinq cents[13]. Le même empereur, si empressé de détruire les idoles, de rendre à la vie publique et à la famille les religieux des deux sexes, de supprimer les monastères, dont il confisquait les biens au profit du trésor, abrégea ses jours en buvant trop de ces breuvages merveilleux par lesquels les docteurs du Tao lui promettaient de le faire revenir à une jeunesse éternelle. Cette faveur des Tao-sse se continua sous le règne suivant ; le successeur de Wou-ty partagea ses faiblesses, donna dans les mêmes folies, et périt de la même manière, à peu près empoisonné par les drogues des docteurs célestes. On procédait par réactions ; le caprice du souverain avait plus de part que l’équité et la raison à ces changemens ; si on évitait un excès, c’était pour tomber dans un autre. Les lettrés élevaient la voix en faveur des anciennes doctrines, souvent méconnues ; mais les empereurs s’affranchissaient de leur tutelle, et se laissaient aller à ces penchans particuliers que favorise la toute-puissance.

Les premiers Tang avaient ranimé dans leurs états le goût des lettres ; ils avaient donné une nouvelle impulsion aux études classiques, rétabli les collèges, fondé des académies. Les sciences exactes firent de véritables progrès, et la poésie, représentée par Tou-fou et Li-tai-pe, eut ses régulateurs ; mais, tandis que les lettrés plaidaient leur propre cause et celle de la tradition, tandis qu’ils révisaient et élucidaient les ouvrages canoniques, tandis que les académiciens se montraient comme les interprètes et les continuateurs de la philosophie de Confucius, les sectaires hétérodoxes fortifiaient aussi leurs doctrines par des commentaires, leurs croyances par des légendes, leurs dogmes par des symboles mieux formulés. Pendant le VIIe, le VIIIe et le IXe siècle de notre ère, il y eut en Chine un mouvement intellectuel pareil à celui qui se manifestait dans l’Inde, vers le même temps, à l’occasion de la lutte du brahmanisme contre la réforme bouddhique. Après avoir cru et pratiqué, on s’occupa de prouver. Cette renaissance des études fut plus complète que celle qui avait signalé l’avènement de la dynastie des Han, parce que les esprits étaient plus avancés. Déjà, sous les six petites dynasties, dans ces temps de troubles, les Tao-sse, profitant du silence des lettrés que les désordres de l’anarchie rendaient moins influens, avaient joué un grand rôle ; la plupart des commentaires du Tao-te-king datent de cette triste époque. L’impulsion donnée se continua sous la dynastie des Tang, et l’empereur Hiuen-tsong composa lui-même une glose de ce livre révéré ; les souverains de cette famille élevèrent à Lao-tseu des temples et des statues. Ce fut aussi sous les Tang, à cette époque de critique et d’examen, ou, si l’on veut, de luttes entre les trois croyances, que les religieux de la secte de Foë, marchant sur les traces de leurs devanciers, contemporains des Han, allèrent de nouveau jusque dans l’Inde chercher les livres sacrés, qui donnèrent naissance à tant de traités, de romans fabuleux, de légendes, écrits en Chine. La dispersion des bouddhistes indiens, chassés de leur pays, vers ce temps, par les brahmanes victorieux, contribua encore à répandre dans l’Asie orientale les doctrines qui déjà s’y étaient établies par la prédication. Il y eut dans le céleste empire trois littératures, comme il y existait de fait trois religions.

La dynastie des Tang, glorieuse par ses conquêtes, par ses relations avec les peuples qui occupaient alors le plus de place dans l’histoire, périt comme celle des Han, à laquelle on peut la comparer d’ailleurs par la faiblesse de ses derniers empereurs. L’an 907, après des révolutions de palais, des révoltes et un second massacre des eunuques, commença la première des cinq petites dynasties (celle des Liang postérieurs), qui n’occupèrent le trône que pendant un demi-siècle. Répandues dans le céleste empire depuis quinze cents ans, les doctrines des Tao-sse s’étaient profondément enracinées dans les esprits ; elles semblaient destinées à triompher surtout, comme nous l’avons remarqué déjà, quand les dynasties épuisées penchaient vers une ruine prochaine. Les Song, qui redonnèrent à la Chine une partie de son éclat pendant le XIe siècle, en favorisant d’étude et la réimpression des livres anciens, en réorganisant l’instruction publique, en s’inspirant le plus possible des exemples de l’antiquité, d’après les conseils des lettrés, marquèrent l’intervalle, trop court qui sépara les révolutions antérieures de l’invasion tartare. Les Tao-sse s’emparèrent de l’esprit du huitième souverain de cette dynastie des Song, et ce fut sous son règne que le chef des Kin commença à s’arroger le titre d’empereur. Trois cents ans plus tard, les Mongols proscrivirent les livres de cette secte dangereuse, à l’exception toutefois du Tao-te-King, qu’ils firent traduire dans leur langue. La philosophie de Lao-tseu, dégagée des superstitions et des rêveries qui la défiguraient, restait admis : par ces maîtres étrangers. Dans le XVe et le XVIe siècle, quand une dynastie chinoise (celle des Ming) régnait de nouveau sur le céleste empire, les Tao-sse reparurent ; mais leur influence, bien qu’elle se fît sentir par intervalles au palais, avait perdu de sa force.

Le bouddhisme, dont les progrès trop visibles, trop apparens, excitaient les inquiétudes des lettrés et provoquaient de temps à autre des réactions violentes, eût pu périr à la longue, sinon dans les esprits, du moins comme religion ayant un culte extérieur ; mais les Tartares Youan la ravivèrent à leur avènement au trône, en introduisant avec eux le lamaïsme, qui est une réforme du bouddhisme indien. Les lamas jouirent auprès des souverains des mêmes faveurs dont avaient été comblés à diverses époques les bonzes et les Tao-sse. On conçoit que leur présence à la cour ait mécontenté les monarques contre les disciples de Lao-tseu et rejeté dans l’ombre cette secte rivale, qui avait eu ses temps de gloire et de prospérités. La réforme dont les lamas sont les chefs, en émancipant les bouddhistes de l’Asie orientale qui relevaient jadis des prêtres de Ceylan, a pour ainsi dire naturalisé en Chine cette religion étrangère.

Après bien des luttes, le trois religions ont fini par être admises en Chine à peu près sur le même pied ; on peut dire qu’elles dorment d’un même sommeil dans ce pays d’indifférence, où les persécutions sont réservées aux apôtres du christianisme. Le lama auquel Koublaï-kan accorda une principauté dans le Thibet, a légué à ses successeurs son petit trône et sa puissance spirituelle, qui n’offusque point les empereurs à distance. Le chef des Tao-sse, revêtu du grade de grand mandarin, réside dans un beau palais au fond de la province du Kiang-si, où l’on fabrique une immense quantité d’idoles. Là, il fonctionne à l’état de grand-prêtre, visité par une foule de pèlerins qui viennent lui demander la guérison des maladies et le secret de ne point mourir. Quant aux lettrés, ils occupent les places et les emplois, invoquant tout haut Confucius et sa doctrine, adoptant parfois dans la vie privée les superstitions empruntées aux deux autres croyances, peu avides de recherches abstraites, plus épris de poésie et de littérature que de philosophie, plus épicuriens que penseurs. Les plus sages d’entre eux, observant, les yeux fixés sur l’histoire, les symptômes de force et de décadence que présentent successivement les familles régnantes, veillent au maintien des lois et d’un état de choses qui ne leur déplaît pas. Ainsi, après les révolutions, les invasions étrangères, les malheurs de leur pays, on les a vus reparaître avec les anciens livres, les traditions sauvées du naufrage. Leur symbole, c’était surtout le livre des rites ; leur divinité, la Chine une et indivisible, sans commencement ni fin, cet empire dont le souverain est la tête, et dont ils sont l’ame.


THEODORE PAVIE.

  1. Dans l’antiquité, quand un général avait remporté la victoire, il prenait le deuil. Il se mettait dans le temple à la place de celui qui préside aux rites funèbres, et, habillé de vêtemens unis, il pleurait et poussait des sanglots. (Traduction du Tao-te-king de Lao-tseu, par M. Stanislas Julien ; note de la page 119.)
  2. Primitivement, les empereurs offraient des sacrifices sur quatre montagnes situées aux quatre extrémités de la Chine ; plus tard, les Tchéou ajoutèrent à ces lieux sacrés une cinquième montagne, située à peu près au centre de l’empire. Afin d’obvier aux inconvéniens qu’entraînait pour les souverains l’obligation d’aller chaque année sacrifier à de si grandes distances de leur capitale, on choisit près du palais un emplacement qui pût tenir lieu de ces montagnes consacrées ; il y eut un temple pour les sacrifices de premier ordre, offerts au maître du ciel par le monarque seul, un autre pour les esprits, et un troisième pour les ancêtres et les saints personnages, auxquels on rendait des hommages et non un culte.
  3. Traduction du Tao-te-king de Lao-tsau, par M. Stanislas Julien ; introduction, p. XXIX. — Mémoires sur les Chinois, vol. III, p. 38.
  4. Traduction du Tao-te-king, par M. Stanislas Julien, note de la page 161 ; voir aussi le Livre des Récompenses et des Peines.
  5. Mémoires sur les Chinois, vol. III, p. 40.
  6. Histoire générale de la Chine, par le père Mailla, vol. II, p. 400,
  7. Il est souvent fait allusion, dans les livres chinois, à cet usage de brûler les sorciers quand ils manquaient leurs opérations magiques. Hérodote (Melpomène, livre IV, § LXIX), parle fort au long de ce même supplice infligé par les Scythes aux faux devins.
  8. Mémoires sur les Chinois, t. III, p. 361.
  9. Déjà les statues de Foë ou Bouddha avaient été apportées en Chine et placées dans les temples, à la suite des conquêtes sur les Hiong-nou ; était-ce comme trophées ou comme statues d’un dieu qu’on devait désormais honorer ? Cette question mérite d’être approfondie ; nous suivons ici l’opinion commune qui place à l’an 65 de notre ère l’introduction officielle de cette religion étrangère dans l’empire.
  10. Traduction du Tao-te-king, par M. Stanislas Julien ; observations détachées ; p. XLIII.
  11. Histoire générale de la Chine, par le père Mailla, tom. VI, p. 29.
  12. Histoire générale de la Chine, par le père Mailla, vol. VI, p. 201.
  13. Histoire générale de la Chine, p. 489.