Les Travailleurs de la mer/Partie 1/Livre 4/7

Émile Testard (Tome Ip. 235-238).


VII

CHANCE QU’A EUE CE FLÂNEUR D’ÊTRE APERÇU PAR CE PÊCHEUR


Cette nuit-là, Gilliatt, au moment où le vent avait molli, était allé pêcher, sans toutefois pousser la panse trop loin de la côte.

Comme il rentrait, à la marée montante, vers deux heures de l’après-midi, par un très beau soleil, en passant devant la corne de la bête pour gagner l’anse du Bû de la Rue, il lui sembla voir dans la projection de la chaise Gild-Holm-’Ur une ombre portée qui n’était pas celle du rocher. Il laissa arriver la panse de ce côté, et il reconnut qu’un homme était assis dans la chaise Gild-Holm-’Ur. La mer était déjà très haute, la roche était cernée par le flot, le retour n’était plus possible. Gilliatt fit à l’homme de grands gestes. L’homme resta immobile. Gilliatt approcha. L’homme était endormi.

Cet homme était vêtu de noir. — Cela a l’air d’un prêtre, pensa Gilliatt. Il approcha plus près encore, et vit un visage d’adolescent.

Ce visage lui était inconnu.

La roche heureusement était à pic, il y avait beaucoup de fond, Gilliatt effaça et parvint à élonger la muraille. La marée soulevait assez la barque pour que Gilliatt en se haussant debout sur le bord de la panse pût atteindre aux pieds de l’homme. Il se dressa sur le bordage et éleva les mains. S’il fût tombé en ce moment-là, il est douteux qu’il eût reparu sur l’eau. La lame battait. Entre la panse et le rocher l’écrasement était inévitable.

Il tira le pied de l’homme endormi.

— Hé, que faites-vous là ?

L’homme se réveilla.

— Je regarde, dit-il.

Il se réveilla tout à fait et reprit :

— J’arrive dans le pays, je suis venu par ici en me promenant, j’ai passé la nuit en mer, j’ai trouvé la vue belle, j’étais fatigué, je me suis endormi.

— Dix minutes plus tard, vous étiez noyé, dit Gilliatt.

— Bah !

— Sautez dans ma barque.

Gilliatt maintint la barque du pied, se cramponna d’une main au rocher et tendit l’autre main à l’homme vêtu de noir, qui sauta lestement dans le bateau. C’était un très beau jeune homme.

Gilliatt prit l’aviron, et en deux minutes la panse arriva dans l’anse du Bû de la Rue.

Le jeune homme avait un chapeau rond et une cravate blanche. Sa longue redingote noire était boutonnée jusqu’à la cravate. Il avait des cheveux blonds en couronne, le visage féminin, l’œil pur, l’air grave.

Cependant la panse avait touché terre. Gilliatt passa le câble dans l’anneau d’amarre, puis se tourna, et vit la main très blanche du jeune homme qui lui présentait un souverain d’or.

Gilliatt écarta doucement cette main.

Il y eut un silence. Le jeune homme le rompit.

— Vous m’avez sauvé la vie.

— Peut-être, répondit Gilliatt.

L’amarre était nouée. Ils sortirent de la barque.

Le jeune homme reprit :

— Je vous dois la vie, monsieur.

— Qu’est-ce que ça fait ?

Cette réponse de Gilliatt fut encore suivie d’un silence.

— Êtes-vous de cette paroisse ? demanda le jeune homme.

— Non, répondit Gilliatt.

— De quelle paroisse êtes-vous ?

Gilliatt leva la main droite, montra le ciel, et dit :

— De celle-ci.

Le jeune homme le salua et le quitta.

Au bout de quelques pas, le jeune homme s’arrêta, fouilla dans sa poche, en tira un livre, et revint vers Gilliatt en lui tendant le livre.

— Permettez-moi de vous offrir ceci.

Gilliatt prit le livre.

C’était une bible.

Un instant après, Gilliatt, accoudé sur son parapet, regardait le jeune homme tourner l’angle du sentier qui va à Saint-Sampson.

Peu à peu il baissa la tête, oublia ce nouveau venu, ne sut plus si la chaise Gild-Holm-’Ur existait, et tout disparut pour lui dans l’immersion sans fond de la rêverie. Gilliatt avait un abîme, Déruchette.

Une voix qui l’appelait le tira de cette ombre.

— Hé, Gilliatt !

Il reconnut la voix et leva les yeux.

— Qu’y a-t-il, sieur Landoys ?

C’était en effet sieur Landoys qui passait sur la route à cent pas du Bû de la Rue dans son phiaton (phaéton) attelé de son petit cheval. Il s’était arrêté pour héler Gilliatt, mais il semblait affairé et pressé.

— Il y a du nouveau, Gilliatt.

— Où ça ?

— Aux Bravées.

— Quoi donc ?

— Je suis trop loin pour vous conter cela.

Gilliatt frissonna.

— Est-ce que miss Déruchette se marie ?

— Non. Il s’en faut.

— Que voulez-vous dire ?

— Allez aux Bravées. Vous le saurez.

Et sieur Landoys fouetta son cheval.