Les Touristes anglais
Revue des Deux Mondes, période initialetome 15 (p. 937-973).
02  ►
LES


TOURISTES ANGLAIS




L’ANGLETERRE DANS LE NOUVAU-MONDE.




HOCHELAGA, OR ENGLAND IN THE NEW WORLD,
Edited by Eliot Warburton. — 2 vol. — London, Henry Colburn, 1846.




Nous adopterions volontiers, comme principe, que les récits de voyages doivent être anonymes. L’écrivain dont nous allons nous occuper a compris cette vérité : profitant d’une circonstance heureuse, il a mis sa responsabilité à l’abri derrière un nom récemment honoré des suffrages publics. M, Eliot Warburton, dont les voyages en Égypte, en Syrie, en Turquie, en Grèce, nonobstant la banalité du sujet, avaient été favorablement accueillis, s’est chargé de présenter aux lecteurs anglais les récits d’un autre touriste, arrivant, celui-là, du Nouveau-Monde ; car Hochelaga, c’est le Canada sous son nom sauvage, tout comme le Mexique pourrait s’appeler l’Anahuac, s’il fallait le rebaptiser pour rendre plus attrayante la relation d’un voyage sur les bords du Rapide ou du Rio del Norte; c’est donc une terre à demi française, qui fut nôtre jadis, où notre langue se parle, où la coutume de Paris est encore en vigueur, que nous allons parcourir sous la conduite de ce nouveau guide. Le présenter à nos lecteurs est un devoir, une formalité indispensable; à défaut de son nom, faut-il au moins connaître son rang dans le monde, ses préjugés, ses opinions, quelque peu ses habitudes, et peut-être aussi sa tournure. Avec quelques soins, tout cela est possible. Ainsi, à plusieurs reprises, ce-personnage inconnu fait allusion à la majesté de son embonpoint développé par les années. La plaintive éloquence avec laquelle il signale les inconvéniens matériels inséparables d’une longue traversée ou d’une course rapide nous fait reconnaître un gentleman habitué aux comfortables recherches de la vie opulente. Partout il se trouve en rapport avec la meilleure compagnie, et notamment à Québec avec l’état-major de la garnison anglaise. Ceci, et quelques mots de son début où il se représente comme « obligé de s’embarquer, passager très contrarié, sur un incommode navire, » indiqueraient un employé du gouvernement. Quant à ses opinions, elles sont très franchement tories, anti-démocratiques, et l’égalité humaine, principe des constitutions modernes, lui paraît tout bonnement « un monstrueux sophisme, » — a monstrous fallacy. — rien que cela. Maintenant vous pourriez croire que nous allons avoir affaire à quelque Trollope mâle, détracteur haineux et aveugle de tout ce qui contrarie ses préventions politiques ou sociales. Détrompez-vous : le nouveau voyageur est homme de sens trois fois sur quatre; il ne ferme point les yeux à l’évidence; il ne conteste que ce qui est douteux pour lui. Si quelque fait éclatant vient à l’encontre de ses théories, il ne le reconnaît pas de bon cœur; mais, en murmurant, il le reconnaît, et c’est quelque chose. Ensuite, — et c’est quelque chose encore, — notre homme n’est pas exclusivement Anglo-Saxon. Il a parcouru l’Europe, vu Paris et Vienne, dormi à la belle étoile avec les chapelgorris du prétendant espagnol. À ce métier, si l’on ne perd pas absolument l’empreinte du caractère national et les idées plus ou moins étroites qui constituent l’esprit de race, on gagne une certaine tolérance nécessaire à quiconque veut profiter de tous les enseignemens d’un voyage bien fait.

En somme, et par avance, voulez-vous connaître les conclusions de cet observateur malgré lui, qui débarque indifférent et revient presque enthousiaste? C’est que l’Amérique, telle qu’il l’a vue, est déjà pour l’Angleterre une redoutable rivale, et que, d’ici à cinquante ans, si nulle dissension politique n’a brisé ce puissant faisceau des états confédérés, la jeune république sera de force à lutter victorieusement, soit par le commerce, soit par les armes, contre la vieille monarchie. Il compte, il est vrai, sur l’influence destructive de l’esprit démocratique pour arrêter cet essor prodigieux, et séparer à temps, en trois états diversement gouvernés, la grande et riche république; mais il n’a pas tellement foi dans ses prévisions et ses prophéties, qu’il ne conseille à l’Angleterre de limiter dès à présent, autant qu’elle le pourra, les accroissemens de l’Union américaine. Et d’abord, se laissera-t-elle enlever les vastes colonies qui lui restent encore sur les frontières de la république émancipée? Non, sans doute, aussi long-temps qu’elle pourra les défendre; mais enfin, si elle doit les perdre, si la même fatalité qui lui a déjà ravi les riches contrées qu’arrosent l’Arkansas, l’Ohio, le Mississipi, doit amener un jour la séparation des deux Canadas, de l’Acadie, du Nouveau-Brunswick et de toutes les régions polaires qui bordent la baie d’Hudson, il faudrait au moins que cette séparation, accomplie sans violence, préparée de longue main, ne servît pas les projets ambitieux des états confédérés; il faudrait que toutes ces provinces anglaises, réunies par leurs maîtres actuels en un seul état, — et sans doute en un état monarchique, — leur donnassent sur le nouveau continent un allié fidèle, entraîné à jamais dans leur sphère d’activité, soustrait pour jamais à ces tendances envahissantes que les écrivains anglais signalent avec tant de soin dans la politique américaine. Le voyageur cherche les meilleurs moyens d’arriver à fondre dans un tout homogène, à soumettre aux mêmes lois, à pénétrer du même esprit ce peuple nouveau dont il rêve pour ainsi dire la création, cette autre Bretagne formée à l’image de la première, et posée au nord du nouveau continent pour tenir en bride la grande rivale de sa sœur aînée. Ainsi se trouve expliqué le second titre de son livre : L’Angleterre dans le Nouveau-Monde.

Ces vues exposées, il nous serait loisible de les débattre. Nous pourrions facilement démontrer cette vérité, pressentie par vingt historiens, — et cela dès le commencement du siècle, — que les possessions anglaises ne peuvent manquer, à un moment donné, de s’absorber, par une annexion pacifique ou violente, dans cet empire naissant dont l’avenir effraie déjà ses plus fiers ennemis. La civilisation existe au même degré sur les deux rives du Saint-Laurent; la différence des croyances religieuses, atténuée par la multiplicité des sectes, n’empêche pas les colons anglais et les citoyens américains de préluder, par des rapports de plus en plus intimes, à une alliance définitive. On ne croira pas sans doute que les premiers, saisis d’un zèle chevaleresque, en viennent à défendre pour l’honneur des principes la royauté métropolitaine contre les apôtres armés de l’indépendance: enfin, cette loyauté merveilleuse existât-elle, à l’heure présente, chez les colons du Canada supérieur, pour la plus grande partie Anglais d’origine, les habitans français du Bas-Canada, si profondément séparés de la race anglo-saxonne par de véritables griefs et par la différence des mœurs, ne resteront pas toujours, on peut le penser, les alliés fidèles, les champions dévoués d’une constitution qui ne leur assure, en échange d’une protection douteuse et méprisante, que l’ombre de quelques droits politiques.

C’est cependant à ces seules conditions que l’Angleterre pourrait conserver le Canada. Elle l’aurait perdu depuis long-temps si l’organisation démocratique des États-Unis, les craintes jalouses du peuple américain, sa résistance à l’accroissement de l’impôt, n’avaient jusqu’ici empêché le développement de ses institutions militaires. Comme on le sait, la république fédérale n’a pas d’armée régulière, à moins que l’on ne veuille baptiser de ce nom un corps de douze mille soldats dispersés parmi dix-sept millions d’habitans sur un pays ou plutôt sur une frontière de deux mille milles. A peine suffisent-ils à occuper tous les postes fortifiés qui garantissent plus ou moins l’intégrité du territoire ; comme force agressive, ils ne comptent pas. Quant à la milice, tout au plus apte à la défense des villes ou bien encore à inquiéter une armée d’invasion, il est parfaitement reconnu qu’elle ne s’aventurerait pas impunément au dehors contre des forces disciplinées, celles-ci fussent-elles très inférieures en nombre. Bref, comme M. de Tocqueville l’a fort

bien laissé pressentir, la fédération américaine, transportée au milieu des états européens, serait à la merci des monarchies qui, sous le rapport des ressources matérielles, peuvent le moins lui être comparées.

Mais cet état de choses si singulièrement anormal, jusques à quand durera-t-il ? Jusqu’à ce que ses inconvéniens se soient fait sentir aux Américains. Supposez par exemple que la lutte avec le Mexique, objet d’enthousiasme national, amène de honteux revers ; supposez la Grande-Bretagne intervenant et les milices américaines reculant devant ces troupes mercenaires que le fouet discipline et que leurs chefs insultent publiquement, croyez-vous qu’une pareille humiliation fût perdue ? et doutez-vous qu’en moins de dix ans, si les États-Unis modifiaient à cet égard leurs idées de gouvernement, ils ne pussent porter à cent ou

deux cent mille hommes leur armée permanente ? Or, cela revient à

dire qu’en moins de dix ans ils peuvent se mettre en état d’envahir

les possessions anglaises sans qu’il soit possible ni à l’Angleterre de les défendre, ni à ses colons, y fussent-ils intéressés et résolus, de se protéger eux-mêmes.

Au surplus, et par la seule force des choses, sans qu’il soit besoin pour y arriver de conquête armée, ni d’employer les baïonnettes, ce

résultat nous paraît tout-à-fait inévitable. Cette invasion contre laquelle l’Angleterre prend aujourd’hui tant de précautions, ces attaques en vue desquelles on augmente à grands frais les fortifications de Québec et les garnisons du Canada, ont lieu chaque jour, à chaque minute, sous les yeux des gouverneurs anglais, sans qu’ils y puissent apporter le moindre obstacle. La force d’expansion qui pousse de tous côtés les entreprises individuelles des Américains, les fréquentes communications qui en résultent entre les cultivateurs du Canada et ces hardis négocians, les transactions de jour en jour plus nombreuses, les intérêts de jour en jour plus unis et plus étroitement solidaires, feront en quelques années ce qu’une armée ferait en quelques mois. Jusqu’à présent, le fermier du Canada trouvait un avantage inappréciable à jeter ses blés sur le marché anglais, où ils arrivaient protégés, comme ceux de l’Angleterre elle-même, contre les céréales du continent; la concurrence libre de l’importation va briser ce premier lien. Les progrès de la doctrine du libre échange ont amené quelques modifications dans le tarif des douanes anglaises, et permettent aux états du nord de l’Europe d’acheminer leur bois de charpente vers les docks de la Grande-Bretagne. Par là s’embarrasse et s’engorge déjà, par là se doit clore tôt ou tard un des principaux débouchés du commerce anglo-canadien, et cette hypothèse est si loin d’être improbable, qu’elle a semé l’effroi parmi les timber-merchants de la colonie anglaise. Ils annoncent à grands cris leur banqueroute inévitable, et les agriculteurs désolés répondent à cette clameur par des plaintes amères contre Cobden et ses adhérens <ref England in the New World, t. 1, p. 257. </ref>>.

Ces craintes, ces douleurs, ces lamentations de l’intérêt lésé ou qui croit l’être, sont naturellement exagérées. De manière ou d’autre, les blés et les bois du Canada trouveront des consommateurs, voilà qui ne peut être mis en doute ; mais les rapports de l’Angleterre et de ses colonies nord-américaines doivent se trouver considérablement modifiés par la rupture successive de leurs rapports commerciaux. L’Amérique, tout au contraire, est appelée à multiplier les siens avec le Canada. Vainement les tarifs actuels de la confédération interdisent-ils l’entrée des produits canadiens, soumis aux mêmes droits que ceux de l’Angleterre elle-même. L’étendue des frontières ne permet pas aux douaniers de faire respecter ces lois rigoureuses, et la contrebande, organisée en grand, se joue des obstacles qu’on voudrait lui opposer sur une ligne de douze cents milles, presque toute en forêts ou en courans navigables. Ainsi le mouvement du commerce, favorisé par la similitude des langues, l’identité des races, l’analogie des croyances, tend à l’accession finale des deux Canadas dans la grande ligue américaine. Ce fait est de ceux que l’on n’a aucun mérite à prévoir, et auxquels tous les esprits sagaces sont préparés depuis long-temps, lorsque l’heure sonne où ils s’accomplissent.

Remarquez d’ailleurs que l’Angleterre aura tous les jours un intérêt moindre à la conservation de ces colonies lointaines, auxquelles, on s’en doute du reste, elle ne porte d’autre affection que celle d’un marchand bien avisé pour d’excellentes pratiques. Les statisticiens ont établi ce fait important : chaque habitant du Canada consomme quatre fois plus de marchandises anglaises qu’un citoyen des États-Unis; mais, naturellement, la cause de cette différence est dans le commerce d’exportation, très considérable et très favorisé, que les colonies nord-américaines faisaient jusqu’ici avec la métropole. Leurs exportations et leurs importations doivent inévitablement progresser ou décroître ensemble, et l’accroissement du commerce avec les États-Unis doit restreindre d’autant le commerce avec l’Angleterre. Il arrivera donc un moment où celle-ci ne trouvera plus dans le mouvement des échanges avec le Canada l’équivalent des dépenses qu’entraîne l’occupation d’un pays si éloigné, la compensation des embarras que lui donne le gouvernement plus ou moins représentatif de cette colonie turbulente. Ce jour-là, sans qu’un seul milicien passe la frontière, sans qu’un seul navire de guerre paraisse sur les grands lacs, sans qu’un seul canon soit braqué sur les formidables remparts de Québec, le Canada, livré à lui-même, n’aura plus à choisir qu’entre une existence indépendante et sa participation aux bénéfices assurément assez manifestes qu’il peut retirer de son admission dans la ligue américaine.

Or, voici dans quelles conditions cette alternative peut se présenter. Le Bas-Canada compte environ 750,000 habitans, dont près de 500,000 Français; le Haut-Canada, 650,000, en tout 1,400,000 sujets britanniques, auxquels il faudrait ajouter, pour apprécier l’augmentation dont ce nombre est susceptible, un arrivage annuel de 25,000 émigrans, s’il n’était démontré qu’une bonne partie de ces nouveaux débarqués, chassés du Canada par les rigueurs du climat, passent bientôt après aux États-Unis, où les attendent d’ailleurs un système de taxes beaucoup moins onéreux, et des terres plus fertiles, dont la mise en valeur est plus promptement productive. Dans l’impossibilité où nous sommes d’apprécier cet élément douteux, bornons-nous à la population fixe. Elle a doublé jusqu’ici, sous l’influence des lois actuelles, par chaque période de vingt-cinq ans. Prenons un demi-siècle pour terme de nos prévisions : le Canada aurait, à l’époque où il devrait aspirer à une existence indépendante, 5 millions et demi d’habitans. Or, dans le même laps de temps, que sera devenue la fédération américaine? Les tories anglais vont répondre pour nous à cette question.

« En cinquante ans, dit l’historien Alison, la population de New-York, de 33,131 habitans, est arrivée à 312,710; celle de Baltimore, de 13,503, à 102,313; celle d’Albany, de 3,498, à 33,721. L’Ohio tout entier comptait, en 1790, 3,000 habitans; le dernier recensement (1840) donne pour chiffre de sa population 151,467 individus; enfin les neuf états compris dans le bassin du Mississipi, et qui avaient à la même époque 112,368 habitans, en comptent aujourd’hui plus de 6,000,000. Il serait peu raisonnable de prendre pour base de nos calculs ces résultats véritablement prodigieux et tout-à-fait inouis dans les annales du monde; mais une appréciation plus générale a constaté que la population des États-Unis, depuis deux cents ans, a doublé par chaque période de vingt-trois ans et demi, sans que cette loi ait subi la plus légère variation. Il n’est pas probable que ce mouvement s’arrête de long-temps, puisque l’Amérique ne compte encore que 11 habitans par mille carré, tandis que les Iles Britanniques en ont 300. Ainsi l’on peut prévoir qu’en 1940 les États-Unis auront deux cent soixante-dix millions d’habitans, c’est-à-dire trente millions de plus que l’Europe actuelle, en lui donnant pour limite la chaîne des monts Ourals... »

Le même calcul, restreint à un demi-siècle, nous assure qu’en 1893 la fédération américaine aura 177,000,000 de citoyens, et alors est-il à supposer qu’un état, — royaume ou république, — comptant à peine autant de sujets que l’Afghanistan on le royaume des Deux-Siciles, puisse subsister dans le voisinage d’un empire plus puissant que ne le seraient aujourd’hui les Iles Britanniques (sans leurs colonies), la Confédération Germanique, la Pologne, le Danemark, la Suisse, la Hollande, la Belgique et la Grèce, si quelque bouleversement politique les amalgamait dans la même unité, les rangeait sous le même sceptre? Restent donc, pour assurer l’indépendance du Canada, les chances de cette dissolution que les tories en général, — et, en particulier, l’auteur d’Hochelaga, — se complaisent à prédire, quand ils ont constaté le menaçant avenir de la confédération américaine; dissolution inévitable, selon eux ; « dissolution nécessaire pour la paix et la liberté du monde, » assure pieusement notre voyageur.

Il en esquisse ainsi le programme.

Les germes de trois nations distinctes se reconnaissent dans la population hétérogène des États-Unis. Vous avez en première ligne l’habitant du nord, éclairé, moral, prudent, industrieux, amoureux de la paix qui favorise ses aptitudes commerciales : aux enfans de cette région sévère, l’Amérique doit une grande partie de sa richesse et de sa pacifique grandeur. — Vient ensuite l’ouest lointain, l’ouest turbulent, avec son climat qui stimule et abrège la vie, ses terres fertiles où toute semence prospère, mûrit et se dessèche en un clin d’œil, ses plaines ouvertes à l’aventurier d’Europe, ses déserts que dix années métamorphosent en riches provinces. Ici l’homme arrive de tous les points de l’horizon : laboureur nomade, cultivateur errant, qui n’aspire à aucun établissement durable, et ne tolère volontiers aucun joug. Nulle part l’indépendance n’est aussi complète, nulle part la démocratie ne restera aussi long-temps florissante, car nulle part l’homme n’aura devant lui, pour autant d’années, des terres nouvelles à exploiter, des villes à fonder, des solitudes à remplir. Le rôle de l’ouest, dans la balance des pouvoirs politiques, a été jusqu’ici d’arbitrer, de résoudre les différends du nord et du sud ; mais sa population s’accroît avec une telle rapidité, que, d’ici à quelques années, le sud et le nord réunis ne pourront plus lutter contre ses intérêts, représentés au congrès par une imposante majorité. Soit dit en passant, c’est dans l’ouest que l’esprit de conquête est le plus décidé. Ce sont ses colons voyageurs qui portent leurs regards avides sur les forêts du Canada, les bords tempérés de l’Orégon, les riches terres de la Californie, C’est de là que partiront les premiers vœux de guerre et d’envahissement. — Le sud renferme une population mixte : les blancs qui commandent, les nègres en esclavage. Ces deux races coexistent en nombre à peu près égal, et, si jusqu’à présent les Anglo-Saxons sont restés les plus forts, le mouvement des dernières années semble indiquer que la population africaine prendra tôt ou tard le dessus. Quoi qu’en aient pu dire les rhéteurs qui défendent en Europe la cause de l’esclavage, les êtres dégradés, avilis, vicieux, dont il flétrit l’existence, ne sont pas tellement déchus, qu’ils n’aspirent à la liberté. De nombreuses révoltes attestent leurs souffrances, et la crainte seule les plie au joug qu’on fait peser sur eux. Quant au citoyen libre des états du sud, il est orgueilleux et susceptible; il dédaigne le travail, comme souillé par des mains serviles; il aime le faste et la dépense; il s’indigne contre toute atteinte portée à ses droits d’homme libre. Nulle part on ne rencontre le républicanisme avec des formes aussi despotiques. Qu’un abolitioniste, ennemi public, ose se montrer dans une bourgade de la Virginie ou de l’Alabama, et c’est beaucoup si l’on se contente de le chasser honteusement, c’est beaucoup s’il échappe au fouet, aux traitemens les plus indignes, car sa vie est en péril, et les autorités elles-mêmes le livreraient aux mains d’une populace irritée, si celle-ci voulait se donner le plaisir de quelque auto-da-fé au bois vert. La violence de ces habitans du sud va jusqu’à menacer l’existence fédérale de la république, pour peu que leurs intérêts soient en péril. Plutôt que d’accepter des tarifs nuisibles à leur commerce, on a vu les citoyens de la Caroline prêts à déclarer la guerre au congrès, et, si on essayait de fermer cette plaie de l’esclavage qui dénature encore la politique américaine, il est facile de prévoir que l’ouest et le nord devraient avoir recours à la force pour contraindre les états du sud à subir la loi d’émancipation.

Cependant les doctrines abolitionistes font chaque jour des progrès, le nombre de représentans hostiles à l’esclavage augmente sans cesse; l’opinion se lasse des justes reproches par lesquels l’Europe monarchique se dédommage de l’admiration que lui inspire la jeune république rivale; et la susceptibilité nationale, l’esprit de charité religieuse, les conseils d’une sage politique, concourent aussi à l’affranchissement des noirs. Il faut donc prévoir une guerre intestine où les planteurs du sud apporteront une indomptable énergie, inspirée par le sentiment de la plus impérieuse nécessité; et comme, dès le début d’un pareil conflit, ils sentiront le besoin de concentrer tous leurs moyens de défense, de se donner une organisation plus militaire et plus compacte, cette situation nouvelle doit les livrer, — toujours selon l’écrivain anglais, — à quelque heureux soldat que la victoire leur donnera pour maître. Dans un avenir non moins prochain, les états du nord, arrivés au même degré de civilisation que la plupart des grandes communautés européennes, doivent aspirer à un régime politique analogue. Les classes s’y séparent, de plus en plus elles seront animées d’un esprit différent, à mesure que les lumières deviendront le monopole des riches, et que les pauvres sentiront davantage l’influence énervante de la misère. La turbulence des masses amènera pour la bourgeoisie la nécessité de se constituer et de faire prévaloir ses droits exclusifs au gouvernement de l’état. Les riches et ceux qui ont besoin d’eux se rangeront sous le même drapeau contre l’indigence révoltée. Bref, une aristocratie commerciale et militaire doit se former, et, sous ses auspices, une dynastie constitutionnelle occuper le nouveau trône que rêve notre voyageur. Il est loin de penser, nous l’avons déjà vu, que l’ouest participe à cette organisation monarchique, et c’est là qu’il relègue les derniers débris du républicanisme américain.

Ainsi une monarchie absolue, une monarchie tempérée, un état démocratique, voilà ce qui resterait de cette Union colossale, brisée par sa prospérité même, et par la substitution de nouveaux intérêts à ceux qui l’ont jusqu’à présent maintenue. Les changemens introduits dans la balance du pouvoir, la suprématie future de telle ou telle portion des états, et, par conséquent, la victoire de tels ou tels principes, de tels ou tels intérêts, aujourd’hui combattus, équilibrés par des principes et des intérêts contraires, doivent amener la division de cette grande unité démocratique en autant de fractions qu’il existera d’états assez puissans pour n’avoir pas besoin de la protection fédérale.

Alors même que toutes ces hypothèses plus ou moins gratuites, et appuyées de déductions plus ou moins rigoureuses, viendraient à se réaliser de point en point, nous ne voyons pas que les possessions anglaises dans le nord de l’Amérique dussent nécessairement échapper au sort que nous leur prédisions plus haut. Ainsi, cette impuissance militaire des États-Unis actuels, que notre auteur lui-même attribue à l’influence des principes démocratiques, — jalousie du pouvoir exécutif, aversion des taxes directes, — cette impuissance cesserait pour les états du nord aussitôt qu’ils seraient constitués en monarchie constitutionnelle. Comme tous les autres états soumis à ce régime, celui-ci aurait besoin de forces régulières, d’armée permanente, soit pour se défendre contre les états voisins, soit pour comprimer, au profit des castes privilégiées, l’hostilité des prolétaires et de la démocratie. Or, aussitôt qu’une armée régulière existera sur le continent américain, surtout dans les régions voisines du Canada, l’Angleterre ne doit plus songer à défendre une province lointaine, sur l’affection de laquelle il serait insensé de compter, et qui trouvera toujours son avantage à se donner des maîtres plus rapprochés d’elle, s’il ne lui est pas permis d’aspirer à une existence indépendante.

En 1812, et dans le cours des deux années suivantes, on a pu reconnaître combien la défense de ces colonies était difficile et coûteuse. Les Américains, battus sans peine dans les deux premières campagnes, mais formés par leurs défaites même, et qui revenaient toujours plus nombreux contre des troupes sans cesse diminuées, auraient certainement fini par envahir les deux Canadas, sans le loyalisme malavisé des habitans français, si mal payés aujourd’hui du sang qu’ils versèrent alors pour rester sujets de la Grande-Bretagne. Un calcul a été fait, d’où il résulte que chaque bouche à feu, transportée de Plymouth et de Portsmouth sur les lacs canadiens, revenait à plus de 1,000 liv. st. (25,000 fr.). La même difficulté se présentait pour chaque bâtiment de guerre, pour chaque matelot, pour chaque soldat de ligne, et, si la paix rétablie sur le continent européen n’avait rendu tout à coup à l’Angleterre un grand nombre de vieilles troupes, si elle n’avait pu transporter, de Bordeaux en Amérique, une partie des bandes victorieuses que Wellington allait cesser de commander, on ne doit guère douter qu’elle n’eût dès-lors perdu, en grande partie, ses possessions nord-américaines. Or, les États-Unis ne comptaient dans ce temps-là que huit millions d’habitans; ils n’étaient parvenus à mettre sous les armes, avec des efforts extraordinaires, qu’une petite armée de vingt-cinq mille hommes, dont à peine la moitié put être dirigée vers le Canada. Leurs généraux inexpérimentés eurent pour adversaires des capitaines formés dans les grandes guerres qui pendant vingt-cinq ans avaient fait de l’Europe un immense champ de bataille. Une nouvelle lutte s’engagerait certainement sous des auspices plus favorables à la cause américaine. Or, cette lutte est prévue, désirée, populaire en Amérique. Les voyageurs des États-Unis qui visitent Québec et qui voient s’élever autour de cette ville une masse de fortifications tous les ans accumulées, sourient à ces inutiles défenses, et remercient ironiquement les Anglais des soins qu’ils se donnent pour rendre imprenable la principale ville du Canada. Certains de la posséder tôt ou tard, ils envisagent ces énormes dépenses du même œil qu’un héritier présomptif regarde ces améliorations faites, par un vieillard étourdi, sur des biens qui doivent immanquablement passer de celui-ci à celui-là dans un délai assez bref.

Pour le moment, c’est assez nous occuper de l’avenir et anticiper sur les décrets de la Providence. N’oublions pas que nous avons surtout pour but de parcourir les deux Canadas, tels que les a vus un ingénieux touriste.

Nous ne ferons halte à Saint-Jean, la capitale de Terre-Neuve, que pour lui reconnaître une supériorité bizarre sur toutes les villes de l’ancien et du nouveau continent. Londres est la plus riche, Paris la plus gaie, Saint-Pétersbourg la plus froide cité du monde. Saint-Jean est la plus poissonneuse. La morue l’envahit de toutes parts; les faubourgs, le port, la plaine voisine, en sont infestés. C’est le commerce, la monnaie, le fumier du pays. Les eaux, la terre, l’air, s’en imprègnent; on la trouve enfin partout, si ce n’est à la table des habitans, qui pour rien au monde n’offriraient à leurs hôtes un aliment si vulgaire. Le voyageur se permit à cet égard une observation qui parut on ne peut plus étrange : « — On s’en étonna, dit-il, comme se serait étonné un squire du Northumberland, si je lui avais demandé pourquoi il ne donne pas, en relevé de potage, un plat de charbons de Newcastle. »

Comme la plupart des colonies anglaises, Terre-Neuve a un gouverneur assisté d’un conseil de neuf membres qui cumulent les fonctions exécutives et législatives. A côté de cette autorité, et pour simuler autant que possible les pratiques constitutionnelles, on laisse subsister une chambre des représentans composée de quinze membres élus par la très grande majorité des habitans; mais, déconsidérée d’avance par la stricte limitation de ses droits et le mépris qu’on fait de ses vœux, elle n’exerce en réalité aucune influence. Le discrédit où elle est tombée réagit naturellement sur la valeur morale des individus qui aspirent à y entrer, et le sans-gêne ironique avec lequel la traite notre voyageur est l’expression mitigée de la malveillance très explicite que rencontrent chez les autorités anglaises ces fantômes de corps délibérans, quelque dociles, quelque inoffensifs qu’ils soient d’ailleurs.

Les indigènes qui appartenaient à la race des Esquimaux, long-temps décimés par leurs guerres avec les Mic-Macs de la Nouvelle-Ecosse, ont complètement disparu de l’île après avoir disputé pied à pied le terrain aux premiers visages pâles. Depuis des années, les débris de leurs tribus s’étaient réfugiés dans les forêts encore inexplorées où les colons les traquaient comme des loups, et d’où ils sortaient quelquefois, pendant les longues nuits d’hiver, pour incendier et piller quelque village avancé, quelques chaumières isolées. Ces sanglantes excursions, chaque année plus rares, attestaient le dépérissement graduel de la race indigène, lorsqu’un jour, après le terrible hiver de 1830, un colon, qui abattait des arbres sur la lisière du territoire défriché, vit tout à coup deux êtres de taille gigantesque sortir des fourrés en criant et accourir de son côté. Ils ne menaçaient pas, ils se plaignaient, et leurs gestes étaient supplians ; mais l’homme blanc, effrayé de cette brusque apparition, de ces formes hideuses, de ces regards égarés qu’ils lui jetaient, saisit sa longue carabine, et abattit celui des deux sauvages qui avait pris les devans; l’autre leva vers le ciel ses bras amaigris, poussa un long cri de désespoir et rentra dans les taillis où ses gémissemens, de plus en plus faibles, se firent entendre, tandis qu’il s’éloignait, quelques minutes encore : après quoi tout fut dit. Depuis lors on n’a plus aperçu un seul vestige de la race déchue. Le dépérissement du cadavre qui fut relevé ce jour-là prouvait assez par quelles dures extrémités ces deux misérables êtres avaient passé avant de recourir à la pitié de leurs ennemis. Il est hors de doute maintenant que le dernier homme rouge de l’île est mort de froid et de faim à la suite de ce désastreux hiver.

Le Saint-Laurent est un fleuve gigantesque; son embouchure, de la pointe de Gaspé aux côtes du Labrador, a cent vingt milles de large. Ses sources sont à deux mille milles de là, et l’imagination se fatigue à suivre ses flots bleuâtres dans leur course à travers les montagnes, les Tallées désertes, les grands lacs qu’ils visitent tour à tour. Près de l’Océan, ses rives désertes sont chargées d’immenses forêts où sont dispersés, dans de vastes cantons, quelques milliers d’Européens avec leurs haches et leurs scieries. A peine cependant, de dix lieues en dix lieues, voit-on, au sein des feuillages, étinceler les murs blanchis de quelque maison, et la grandeur monotone du tableau qu’on a sous les yeux fatiguerait le navigateur, sans les singuliers effets de mirage qui viennent parfois le distraire. Le grand fleuve a ses prestiges, en effet, comparables à ceux du désert. Tantôt c’est une petite île, aux rochers mêlés de forêts, qui apparaît tout à coup en l’air, et sur laquelle des navires, vus à l’envers, semblent glisser, appuyés sur la pointe de leurs trois mâts, tantôt des collines dont les sommités coniques descendent au bord des eaux, et des rangées de maisons qui paraissent avoir leurs fondations dans l’azur transparent du ciel : ces illusions bizarres abrègent la traversée qui vous mène à Québec, bâtie sur un promontoire formé par la rivière Saint-Charles et le Saint-Laurent, dont elle est tributaire. A l’extrême pointe du promontoire se dresse le cap Diamant, la plus forte position militaire du Nouveau-Monde. Elle oppose aux assiégeans, du côté de la rivière, cent mètres de rocher à pic, du côté de la vallée un large glacis et des fortifications massives, et vers les plaines d’Abraham, — la troisième face du redoutable triangle, — des remparts hérissés de canons.

La civilisation britannique est déjà là tout entière, avec ses bateaux à vapeur, ses fiacres, ses emigrant-offices, ses raides officiers dans leurs éclatans uniformes, et c’est pour y frayer le chemin au pavillon de la vieille Angleterre qu’il y a trois cent dix ans (mai 1535) un aventurier de Saint-Malo vint pour la première fois apprendre aux Indiens d’Hochelaga le nom de la France, la bravoure de ses enfans. Le roi du pays donna sa couronne à Jacques Cartier; singulier présent, qui ressemblait à une abdication et renfermait une espèce de prophétie justifiée depuis par les événemens. Jusqu’en 1759, le Canada porta glorieusement son nom de Nouvelle-France. On sait de reste quels furent, à cette époque, les désastreux résultats des guerres continentales où nous nous laissâmes engager par l’Angleterre : Pitt, qui entrait au ministère, nous accusait de vouloir conquérir l’Amérique en Allemagne. En réalité, c’était notre astucieuse rivale qui, profitant de nos folles guerres sur l’ancien continent, envahissait peu à peu nos possessions du Nouveau-Monde. Ni Louis XV, ni Mme de Pompadour, ni M. de Choiseul, alors apprenti ministre, n’étaient en état de les lui disputer. Tandis que Contades et Broglie, battus à Minden, se consolaient en s’accusant l’un l’autre, tandis que les officiers de cour perdaient notre marine à force de mollesse et d’insubordination, tandis que, rêvant une descente en Angleterre, on faisait anéantir sur les côtes du Portugal et de la Bretagne les dernier débris de nos forces navales, Montcalm, un héros, abandonné par la métropole, tenait en échec, avec une poignée de braves secondés par les indigènes, les armées que l’Angleterre envoyait coup sur coup au Canada. La lutte dura quatre ans et se termina par la mort de Montcalm au pied des murailles de Québec. Wolfe, le général victorieux, succomba le même jour, et les deux guerriers dorment côte à côte sous le même marbre. Québec une fois soumise, les forts secondaires durent se rendre; la navigation des lacs appartint aux vaisseaux anglais; les communications de la Louisiane et du Canada furent interrompues, et les troupes qui nous restaient, après avoir tenu bon, quelques mois encore, derrière les murs de Montréal, capitulèrent à leur tour. Ainsi s’amoindrissait notre puissance coloniale pendant cette tempête sanglante qui agita sept ans la vieille Europe, coûta la vie à huit cent mille hommes, et dont l’Angleterre profita seule. Le traité de Paris lui assura toutes ses conquêtes, au nombre desquelles étaient l’Acadie, le Canada, le cap Breton, le golfe et le fleuve Saint-Laurent.

Un an après (1764), une proclamation royale substituait les lois anglaises à la coutume de Paris dans les régions récemment conquises. Toutefois l’immense majorité des habitans ne pouvait se plier au nouveau code, qui fut révoqué au bout de dix ans, à quelques réserves près, dont les colons anglais, encore en minorité, ne surent point s’accommoder. Les droits seigneuriaux rétablis dans les districts de l’est pesaient à leur austère indépendance. Ils se séparèrent des habitans français, et allèrent à l’ouest fonder ce qu’on appelle aujourd’hui le Canada supérieur. Encore aujourd’hui, après quatre-vingt-trois ans de commune existence, les deux races sont désunies comme au lendemain de l’invasion, et le despotisme britannique, reculant devant la crainte de voir la province française se donner aux États-Unis, a dû tolérer toutes les anomalies de mœurs, de religion, de langage, qui se perpétuent dans ce pays étrange, mi-parti catholique et protestant, mi-parti gaulois et anglo-saxon.

En 1791, chaque province obtint sa législature, composée de deux chambres : l’une élective; où les colons ont leurs organes ; l’autre à la nomination du souverain, et qui long-temps fut exclusivement anglaise. En outre, un conseil exécutif, nommé pour chaque province, supplée les gouverneurs absens, et transmet de l’un à l’autre les traditions de l’autorité locale. Quels sont les abus, quels sont les avantages de cet état de choses, c’est ce qu’il est bon d’examiner sommairement.

Les avantages sont bornés aux privilèges commerciaux que l’Angleterre peut accorder, et à la protection militaire dont elle entoure sa colonie. Nous avons vu que les doctrines du libre échange, de plus en plus répandues, ne permettront pas au Canada, d’ici à quelques années, de compter sur les faveurs particulières du tarif anglais; nous avons vu que l’Amérique, à partir de ce moment, devait lui offrir un marché plus avantageux, plus voisin, et vers lequel un simple abaissement des droits de douane attirerait dès aujourd’hui la plus grande partie du commerce canadien. Le légitime échange ferait alors sur une vaste échelle ce que la contrebande accomplit maintenant dans des proportions nécessairement plus restreintes. Quant à la protection militaire, on est bien forcé de convenir qu’elle profite surtout à l’Angleterre, et que les Canadas, incorporés avec les États-Unis, s’en passeraient aisément. Ceci est une vérité qu’il suffit d’énoncer, tant elle est évidente.

Maintenant serait-il également vrai de prétendre que l’intervention des administrateurs britanniques améliore le régime intérieur du Canada, plus avantageusement gouverné par des étrangers qu’il ne le serait par ses habitans eux-mêmes? Cette thèse ne manque pas de défenseurs en Angleterre et même aux Canadas. Elle en compte un de plus dans l’écrivain dont nous nous occupons aujourd’hui; mais ce qui atténue quelque peu la valeur de ces bons témoignages rendus à l’administration métropolitaine, c’est qu’ils lui viennent, pour la plupart, des hommes employés ou patronés par elle. L’auteur d’Hochelaga, par exemple, nous l’avons déjà dit, tient par quelques liens, — sur la nature desquels il n’a point jugé convenable de s’expliquer, — à cette vaste armée de fonctionnaires que la Grande-Bretagne disperse aujourd’hui sur tous les points du globe. Nous ne pouvons, par conséquent, accepter sans contrôle ses opinions très peu favorables aux chambres d’assemblée, et décidément hostiles aux rebelles de 1837, aux démagogues (comme il les appelle) qui agitèrent alors le Canada inférieur. Que si, au contraire, nous interrogeons les écrivains indépendans de la presse anglaise, ils s’expliquent tout, différemment sur les mêmes questions. Selon eux, les présomptions de probité, une plus grande connaissance des intérêts locaux, une responsabilité plus certaine et plus vraie de tous leurs actes, sont des circonstances qui militent puissamment en faveur des fonctionnaires indigènes. Selon eux encore, les ministres investis du droit de nommer les membres du gouvernement colonial sont à la merci d’une aristocratie avide, à la discrétion de leurs appuis parlementaires, et ne choisissait pas en toute liberté parmi les candidats qui se présentent. Or, il n’existe pas, assurent-ils, de connexion nécessaire entre l’influence de tel ou tel protecteur et la capacité de tel ou tel protégé. D’où il suit que le hasard seul décide les nominations du ministre, et l’expérience a prouvé que la chance n’était pas fréquemment en faveur du mérite. Les mêmes critiques s’élèvent contre l’énormité des traitemens prélevés par les hauts employés sur un pays encore pauvre ; ils affirment que les gouverneurs, attirés sous un climat assez rude par l’espérance d’y grossir leur fortune, y passent trop peu de temps pour le bien connaître, et ne s’y intéressent que par rapport à l’exploitation pécuniaire dont il est susceptible. Ils s’élèvent aussi contre les abus du patronage exercé de compte à demi par le gouverneur et le conseil exécutif, en vertu d’une transaction qui ne profite précisément pas à la bonne administration du pays. Ils parlent de l’isolement où on a placé la chambre d’assemblée, des soupçons qu’on fait planer sur elle, d’un complot tacite par lequel on transforme ses plus légitimes remontrances en attentats à la majesté du souverain, en indirectes excitations à la révolte[1].

Ces griefs sont-ils fondés ou chimériques ? Pour le savoir, il faut d’abord prêter l’oreille aux adversaires des réformes proposées ; il faut voir ensuite ce que pensent les Canadiens eux-mêmes de ces plaintes qu’on émet en leur nom.

Or, les tories les plus exaltés sont très loin de nier tous les abus qui sont imputés au gouvernement de la métropole. Après avoir exalté le loyalisme canadien qu’il compare à celui des montagnards du Tyrol, après avoir racontée comment, en 1812, la Grande-Bretagne vit à l’épreuve la fidélité de ses colons, l’historien Alison, que nous citions naguère, examine les probabilités de la défection coloniale dans l’hypothèse d’une guerre avec l’Amérique. Il envisage la rébellion de 1837 comme un accident malheureux en lui-même, mais dont le gouvernement anglais doit tirer d’utiles enseignemens. « Cet événement met en relief et fait ressortir au grand jour bien des abus qui, sans cela, seraient encore ignorés, et montre à quel point il est indispensable d’y porter remède… On ne doit compter sur l’attachement et la fidélité de ces loyaux sujets qu’à la condition d’adopter et de maintenir un bon système de gouvernement colonial[2]…» Et l’auteur d’Hochelaga, tout dévoué qu’il est aux intérêts de sa patrie, s’exprime très nettement, lui aussi, sur ce sujet délicat. « La dernière rébellion a eu pour résultat définitif un progrès notable dans la situation du Canada L’attention du gouvernement métropolitain a été beaucoup plus activement dirigée vers ce pays, depuis les troubles dont il a été le théâtre. On a donné satisfaction à beaucoup de griefs sérieux : de fortes sommes ont été consacrées aux travaux publics, l’union des deux provinces a été accomplie, et tout le monde convient, — malgré quelques plaintes individuelles, — qu’il y a une grande amélioration dans la manière dont se répartit le patronage provincial. Cette dernière question a toujours été et sera toujours une des plus importantes pour le Canada. Et certainement il est juste que tous les emplois de la colonie, — sauf celui du gouverneur et ceux de son état-major, — soient exclusivement réservés aux habitans de la province ; le partage doit en être fait parmi eux, entre les deux races, dans la plus loyale et la plus exacte proportion que les circonstances autorisent[3]. »

Ainsi donc, de l’aveu même des Anglais les moins suspects, le gouvernement colonial engendrait de grands abus. Il eût été bon d’y remédier spontanément, et on ne l’a fait qu’après avoir appris, par expérience, à quels dangers on s’exposait en continuant à mépriser les réclamations de la province conquise. Nous n’inventons pas, nous résumons, et l’on peut aisément s’en assurer.

Autre question. Depuis la révolte de 1837, qu’a-t-il été changé d’essentiel dans la constitution canadienne ? Nous voyons bien les échafauds se dresser j nous assistons au supplice du Polonais Von Schoultz, dont le courage militaire fut admiré de ses ennemis eux-mêmes ; nous apprenons que, par groupes de six et de trois, ceux qu’on appelle les brigands de Prescott et les assassins du docteur Hume montent ensemble à la potence. On nous raconte la mort de l’Américain Lount, forgeron de son métier, mais devenu membre de l’assemblée provinciale, où il exerçait, par sa fortune et ses opinions, une véritable autorité. Tout son crime était d’avoir pris les armes et participé à l’attaque de Toronto. Sa fille, remarquablement belle, trouva moyen de s’introduire, avec la foule, dans l’enceinte où il allait être jugé. « Elle écouta, l’œil fixe et le front pâle, les terribles paroles qui lui enlevaient tout espoir de conserver son père. Pendant quelques minutes, la voix qui les prononçait demeura pour elle un vain son, et frappait ses oreilles sans rien transmettre à son intelligence ; mais enfin la réalité terrible se fit graduellement jour et s’imprima violemment au fond de ce cœur brisé. On la transporta chez elle à demi morte, et le lendemain au cimetière. Sur l’échafaud, son père se plaignit de ne pas la voir ; il aurait voulu lui dire un dernier adieu. Personne n’osa lui apprendre combien ils étaient près de se retrouver. »

Voilà les représailles et la vengeance. Où donc est la clémence, où sont les justes et légitimes concessions? Feu lord Sydenham (M. Poulett Thompson), alors gouverneur du Canada, aussitôt après la pacification du pays, proposa, au nom de l’Angleterre, la réunion des deux provinces, appelées à une part égale dans la représentation locale ; il demanda une liste civile, votée pour tout le règne, afin de parer aux conséquences du refus de l’impôt, tenté en 1833 par les chambres d’assemblée, et d’assurer les dépenses du gouvernement exécutif; enfin il proposa de décréter que la plus grande partie de la dette contractée par le Canada supérieur, le Canada de l’Angleterre, pèserait sur la nouvelle province résultant de l’union, c’est-à-dire, pour plus de moitié, sur le Canada français.

Le lendemain d’une sédition réprimée, aucune résistance n’est possible : les chambres d’assemblée votèrent ce qu’il plut au proconsul anglais de leur proposer; mais, à côté de ces difficultés, toutes résolues au profit de la Grande-Bretagne, il était des questions sérieuses qui avaient agité le pays: celle, par exemple, de la responsabilité du ministère, c’est-à-dire du conseil exécutif. Les chambres d’assemblée, à l’instar du parlement anglais, voulaient avoir le droit de l’invoquer contre une administration tyrannique et illégale. On en parla beaucoup, et sur tous les tons; mais cette réforme, positivement refusée par lord John Russell avant les hostilités, n’a pas été accordée depuis. Sir Charles Bagot, qui remplaça M. P. Thompson, essaya seulement la fusion des partis, en admettant au sein de ce conseil quelques représentans de chaque opinion. Sir Charles Metcalfe, successeur de sir Charles Bagot, dans son discours d’ouverture à la troisième session de la législature unie, se contentait de témoigner un zèle ardent pour l’amélioration de la colonie, et prônait surtout un meilleur système d’immigration. Il annonça l’acte du parlement qui admettait, avec des droits purement nominaux, les blés du Canada sur le marché de la Grande-Bretagne. Enfin, après de longs débats, il fut décidé que le siège du gouvernement serait transféré de Québec à Montréal.

Peu après, de nouvelles difficultés s’élevèrent entre le conseil exécutif, maintenant composé de Canadiens, et le gouverneur que nous venons de nommer. Le conseil voulait être consulté sur toutes les nominations aux emplois publics, ce qui lui fut refusé comme une mesure impliquant un défaut de confiance, et tendant à limiter la prérogative royale. Sur ce refus, et à l’exception d’un seul membre, le conseil résigna ses pouvoirs, appuyé en ceci par la majorité de la chambre d’assemblée, qui vota au gouverneur une adresse de regrets, tout en abjurant la pensée d’exercer par là une contrainte quelconque sur le représentant de l’autorité métropolitaine. Cette démarche amena le renvoi immédiat des représentans, petit coup d’état que le gouvernement anglais ratifia dans les termes les plus flatteurs pour son délégué. Au printemps de 1845, les mêmes difficultés subsistant encore, la chambre d’assemblée fut dissoute; une élection générale s’ensuivit, et cette élection, pour laquelle le gouverneur déploya toutes ses ressources, lui donna ce que notre voyageur appelle «une bonne et active majorité.» C’est dans ces circonstances que le comte Cathcart, commandant des forces anglaises dans l’Amérique du Nord, a remplacé sir C. Metcalfe, rappelé en Angleterre par le déclin de sa santé.

Comme on le voit, il n’a été donné satisfaction à aucun des intérêts qui étaient en souffrance lors de la dernière rébellion. Le conseil exécutif n’est point responsable; le conseil législatif n’est pas le produit de l’élection. D’autres plaintes secondaires, ayant pour but le rappel de quelques mesures odieuses aux Canadiens[4], ont également été négligées, et cela nonobstant l’opinion des commissaires anglais, envoyés en 1835 par le ministère Melbourne pour examiner la légitimité de ces griefs. Ce n’est pas probablement une rigueur si inflexible, une résistance si obstinée, que conseillent les écrivains tories quand ils s’écrient ; « Il y a dix-huit cents ans que la base d’un bon gouvernement colonial a été trouvée; c’est la même qui doit régler tous les rapports humains; c’est la loi suprême de charité réciproque : Traite autrui comme tu voudrais être traité. Considérez donc les colonies comme des provinces éloignées; regardez leurs intérêts du même œil que ceux du Yorkshire ou du Middlesex; adoptez pour le Canada et les Indes les mêmes mesures que vous voudriez voir adopter pour vous, si Québec ou Calcutta était la capitale de l’empire britannique, etc.[5]. »

Faute d’écouter de si sages conseils et de céder à des inspirations si chrétiennes, le gouvernement anglais a contre lui, dans la législature coloniale, des adversaires qui, domptés pour le moment, doivent un jour relever la tête. Quatre factions distinctes, suivant l’auteur d’Hochelaga, sont en présence dans la chambre d’assemblée : les conservateurs du Canada supérieur, qui prédominaient depuis long-temps dans cette province, et représentent l’intérêt anglais, protestant, aristocratique; on connaît depuis long-temps ce parti sous le nom de pacte de famille (family compact), qui dit assez l’union, l’unanimité obstinée de ses adhérens. Viennent ensuite, en minorité quant au nombre, mais résolus et persévérans, les réformateurs de la même province, Anglais comme les premiers, mais inclinant à des principes d’affranchissement, et disposés à diminuer progressivement la prépondérance administrative. Ils ont naturellement pour alliés ces nombreux colons d’origine américaine, qui devaient s’associer au mouvement de 1837, et que leurs instincts républicains rendent particulièrement odieux aux agens de la Grande-Bretagne. Entre autres griefs avoués ou secrets, ce parti se voit, non sans dépit, exclu de tous les emplois de la colonie. Au troisième rang figurent les Canadiens français, dont les dispositions hostiles ont sans doute survécu à la dernière révolte; ils ont vu leur pouvoir local affaibli par l’union des deux législatures, et doivent lutter jusqu’au bout pour obtenir l’annulation de cette mesure. Viennent enfin les Anglais du Canada inférieur, qui ont acquis au contraire, depuis les derniers événeniens, une véritable importance parlementaire, et qui, s’ils étaient plus nombreux, contre-balanceraient l’influence du parti français. Ces quatre factions se rencontrent sur un terrain commun, l’ambition des emplois publics, même des moins rétribués, ambition à laquelle sont fréquemment sacrifiés les opinions les plus véhémentes, les préjugés les plus intraitables. Il ne faut pas chercher ailleurs que dans cette disposition, partout fatale aux principes politiques, le secret de la domination parlementaire que l’Angleterre, à cette heure, exerce dans ses colonies nord-américaines, et qu’elle ne peut espérer de conserver long-temps après que le progrès de la richesse et l’accroissement des populations auront affaibli ce triste moyen d’influence.

Québec, où il faut bien revenir après cette longue et sérieuse digression, doit à l’extrême variabilité du climat une double physionomie, très originale et très marquée. En été, c’est Venise; en hiver, Saint-Pétersbourg. La ville haute est le séjour des riches et des oisifs. A leurs pieds se pressent les quartiers marchands, les banques, les entrepôts, les auberges, les tavernes. Dans les faubourgs, bâtis en bois, on trouve la plus grande partie des habitans français. Tout cela forme un ensemble de quarante mille âmes, augmenté de quinze mille ames depuis quinze ans. Le culte catholique a sa cathédrale et quatre églises; la religion anglicane est tout aussi bien partagée. Les presbytériens et les wesleyens ont quatre temples, deux pour chaque secte. De tous côtés, la place forte, la cité militaire se révèle. Outre la citadelle, on ne compte pas moins de trois casernes, et, dès la tombée du jour, les qui vive ! poussés par de nombreux factionnaires font tressaillir, à chaque coin de rue, le passant distrait. Véritablement, personne ne se croit obligé d’y retendre, et la consigne indulgente tolère ce manque de respect aux représentans de la force publique. On ne rencontre guère de mendians dans ce pays, où les bras manquent à la terre; l’homme est cher, le pain bon marché. Les couvens, d’ailleurs, et les institutions de charité, multiplient à l’envi les secours dont les vieillards, les malades, les enfans orphelins, peuvent avoir besoin.

Entre la race française et les Anglo-Saxons, on ne remarque pas de rapprochement significatif : à peine quelques mariages entre jeunes gens de la classe aisée; chez les pauvres gens, le préjugé national subsiste dans toute sa force. «Les deux races ne se mêlent point, dit notre écrivain. L’huile et l’eau contenues dans le même vase ne restent pas plus strictement séparées. Les Anglais, plus riches, jouent le rôle de l’huile, et surnagent toujours. Leur énergie plus grande explique ce résultat. Ils envahissent peu à peu les plus riches magasins de la ville, et, dans les campagnes, les fermages les plus productifs. Presque tout le commerce est entre leurs mains. L’immigration aidant, ils augmentent de nombre dans une proportion beaucoup plus rapide. Le trait caractéristique, la grande distinction entre ces deux espèces d’hommes, c’est que l’Anglais est toujours mécontent, le Français toujours satisfait ; le premier toujours en marche vers les régions supérieures qu’il atteint en murmurant, le second s’ abaissant de plusieurs degrés sans que son déclin lui coûte un soupir. Sous l’action continue de ces deux principes, le temps doit venir où les individus de la race la plus faible seront réduits à fendre du bois et à tirer de l’eau pour leurs énergiques antagonistes. »

La même opinion est exprimée en termes tout aussi nets en plusieurs endroits du livre, et notamment lorsque notre voyageur visite les districts agricoles du Canada inférieur. À chaque pas, il s’indigne contre l’indolence heureuse des Canadiens français. Il leur reproche de s’entasser, paresseux et satisfaits à bon marché, sur les terres cultivées par leurs ancêtres : il les considère comme un poids mort qui paralyse l’essor de la colonie tout entière ; il les montre opposant une résistance inerte à toutes les améliorations réclamées par leurs concitoyens plus aventureux et plus actifs. En même temps, néanmoins, il reconnaît qu’ils sont honnêtes, sobres, courageux, religieux, et d’une politesse chevaleresque. Il rappelle aussi les services qu’ils rendirent en 1812 et 1814, dans la guerre contre l’Amérique, alors que le vaillant Salaberry, à la tête de trois cents miliciens français, repoussa plusieurs fois le général Hampton, dont les troupes étaient vingt fois supérieures en nombre. Ce zèle pour les intérêts anglais ne pouvait se rencontrer que chez des gens simples, crédules et reconnaissans de quelques récentes concessions. Aussi les habitans canadiens sont-ils renommés pour leur prodigieuse naïveté. On raconte, entre autres exemples du même genre, que, pour obtenir les fonds nécessaires à l’érection d’une église catholique dans une ville nouvellement sortie de terre, on montrait, il y a peu d’années, le serpent des Écritures, — le même qui tenta notre mère Ève ; — cette bizarre exhibition, pour laquelle on trouva par milliers des spectateurs payans, tint lieu des dons volontaires, qui jusque-là faisaient défaut.

S’il en faut juger par les récits de notre voyageur, les familles riches mènent à Québec une existence assez animée. La garnison, toujours nombreuse, fournit aux soirées et aux fêtes publiques un contingent, sans cesse renouvelé de brillans cavaliers, dans les rangs desquels les yeux noirs des jeunes filles de la colonie peuvent chercher d’enviables conquêtes. L’éducation de celles-ci, très superficielle, et leur entrée dans le monde, ordinairement très précoce, les disposent merveilleusement à la coquetterie. Aussi, lorsque l’hiver finit, ou bien lorsqu’un régiment est rappelé en Angleterre, les assiduités de bal, les valses entraînantes, les parties de campagne aux lacs voisins, les courses en traîneaux, se traduisent en mariages plus ou moins bien assortis, mais qui attestent l’irrésistible pouvoir de la grâce, de l’esprit naturel, de l’amabilité sans prétentions. L’usage n’impose point aux belles Canadiennes la même réserve qu’aux Anglaises du même âge. On n’est point étonné qu’une danseuse accapare un partner qui lui a plu non-seulement pour une soirée, mais pour toute une saison. L’extrême pureté des mœurs empêche que ces intimités passagères soient mal interprétées. Personne ne trouve mauvais que, le lendemain d’un bal, la jeune miss et son assidu courtisan montent ensemble à cheval ou en calèche pour aller visiter quelque site des environs.

L’hiver à Québec est d’une rigueur extrême, mais c’est aussi la saison des plaisirs les plus fous. A peine les premières neiges sont-elles tombées, — elles ne fondront plus avant le retour du printemps, — que des traîneaux de toute forme, richement ornés, garnis de fourrures, attelés d’excellens chevaux, font tinter leurs clochettes d’argent par toutes les rues. Les costumes subissent à l’instant même la plus complète métamorphose; les robes de mousseline, les uniformes brodés, disparaissent sous d’immenses pelisses à la russe. Les dames ont en outre des boas, des manchons; les hommes, des bottes fourrées, des gants velus, des mocassins en peau d’élan, voire des surtouts de peau de buffle et des bonnets de renard qui leur descendent sur les oreilles. Ces précautions sont purement comfortables, car le froid, à coup sûr très pénétrant, est en même temps fort sec et fort peu malsain. Un rasoir exposé à l’air pendant toute la nuit se retrouve le lendemain sans la plus petite tache de rouille. Du reste, tout est gelé. Les alimens de toute espèce, conservés par le froid, se vendent au marché dans cet état : les porcs debout sur leurs jambes raides, le lait à la livre et par blocs de glace blanche. A partir de ce moment, presque tous les campagnards, mais surtout les habitans français, renoncent à voyager sur les grands chemins, pour la plupart en assez mauvais état. On les voit, même avant que ces voies nouvelles soient tout-à-fait sans danger, lancer leurs traîneaux sur les rivières à moitié prises. Parfois la glace rompt, voyageurs et chevaux sont prêts à disparaître. En pareil cas, le conducteur n’a qu’une ressource, qui est d’étrangler son cheval, afin qu’en se débattant il n’enfonce pas plus vite; l’animal, que sa bride fortement serrée prive de respiration, flotte comme un cadavre à la surface de l’eau ; alors seulement on peut le draguer sur quelque glaçon, ou le pousser, masse inerte, jusqu’au rivage, où on le ressuscite si faire se peut. Les Chutes de Montmorency, situées à une heure de Québec, sont, en hiver comme en été, le but de plus d’une promenade, de plus d’un joyeux pique-nique. On y va voir, au centre d’une grande baie, bordée de rochers élevés, les eaux du Saint-Laurent franchir tout à coup un de ces énormes degrés qui les conduisent à l’Océan. Celui-ci, parodie du Niagara, n’a pas en hauteur plus de deux cent cinquante pieds. Un petit rocher, placé près de l’endroit où les eaux se précipitent, est constamment arrosé de leur écume jaillissante, qui, durant l’hiver, y gèle à mesure qu’elle y arrive. Peu à peu ce cône de granit reçoit ainsi des couches de glace qui vont épaississant chaque jour, et finissent par former une véritable montagne russe, de quatre-vingts à cent pieds d’élévation, qu’il est assez hardi de descendre dans un petit siège à fond plat (tarboggin), au risque de buter contre quelque obstacle imprévu, et de rouler avec la rapidité de la flèche jusque sur les glaces du fleuve. C’est là le principal plaisir de cette promenade, et les dames, à qui sont interdits, par les convenances, les dangers d’une pareille expédition, s’en consolent en se faisant pousser sur une autre pente beaucoup moins élevée et beaucoup moins raide. On goûte ensuite sur la neige, tant bien que mal recouverte de peaux de buffle en guise de tapis; les sandwiches passent à la ronde; le vin de Champagne, naturellement frappé, répond par ses joyeuses détonations à l’imposante voix de la cascade, et, dans de pareilles circonstances, un gentleman, — fût-il d’ailleurs aussi épris de ses aises que ses plus difficiles compatriotes, — se déclare parfaitement « comfortable. » Le témoignage de l’auteur d’Hochelaga ne laisse aucun doute sur ce point.

Il est vrai que cet intrépide voyageur, si contrarié au début par les moindres inconvéniens de la navigation, s’habituait peu à peu à de bien autres malaises. Lui deuxième, vers la fin de son premier hiver à Québec, il entreprit une chasse à l’orignal (moss-deer, c’est une variété du cervus alces ou élan). Ces superbes animaux reculent devant l’homme civilisé qui les refoule chaque année dans des régions plus lointaines. Il faut les aller chercher, en compagnie de guides indiens, à plus de soixante milles au nord-ouest de Québec, par-delà les districts les plus déserts. Les routes, d’abord larges et commodes, deviennent, à mesure qu’on s’éloigne des villes, autant de chemins rompus, hérissés de troncs d’arbres, à peine ouverts dans la profondeur des forêts. Quand ils sont, de plus, recouverts par cinq pieds de neige, on peut se faire une idée des difficultés qu’ils présentent au voyageur. Il n’est pas rare que, deux traîneaux venant à se rencontrer dans une de ces étroites avenues, l’impossibilité de se faire place ou de tourner bride les oblige à passer de force l’un contre l’autre, chacun essayant de culbuter son vis-à-vis. En pareil cas, les voyageurs renversés roulent en jurant sur la neige; puis, prenant leur parti, s’entr’aident à se contre-passer.

Les incidens du voyage d’hiver, et le récit des journées de chasse que l’intrépide gentleman se procura au prix de tant de souffrances, forment au milieu de son livre une petite épopée à part, qui enrichirait le Journal des Chasseurs. Son guide sauvage, qui porte le nom français de Jacques, est ivrogne et turbulent. C’est à grand’ peine qu’on peut dérober à ses indiscrètes recherches la provision d’eau-de-vie et de rhum que les voyageurs ont emportée pour combattre l’influence du froid. Malgré tout, il parvient à se griser, et la caravane s’égare au hasard, non sans accidens à moitié tragiques, sur des routes parfaitement invisibles. Les auberges deviennent de plus en plus sauvages. La dernière, sur les confins du pays cultivé, n’est qu’une misérable hutte, où, dans une seule pièce de trente pieds carrés, l’hôte et l’hôtesse, et leurs trois filles, et leurs quatre domestiques, avec cinq ou six Indiens, étaient installés quand nos voyageurs y demandèrent asile. M. Boivin, l’aubergiste, les reçut avec un empressement tout français ; mais, à part le droit de s’étendre à l’abri du toit commun, que pouvait-il leur offrir ? Encore est-il à remarquer que les Indiens et les domestiques mâles, fumant à qui mieux mieux, avaient rendu le parquet inhabitable pour un Anglais bien élevé. « Sur cette abominable mer, nous parvînmes à découvrir deux îles, et nous y étendîmes nos robes de peau de bufle, » dit le voyageur avec un ressentiment que le temps n’a pu affaiblir. Au reste, dans cet étrange pêle-mêle, la décence était aussi bien observée que possible. Les dames ne se couchèrent que lorsque, rassurées par le ronflement des voyageurs endormis, elles purent éteindre les flambeaux et se déshabiller dans une complète obscurité.

On repartit à la pointe du jour, en compagnie cette fois de quelques nouveaux guides, Hurons à moitié, Français pour le reste, qui habitent Sorette, et font métier de se mettre, eux et leurs chiens, à la disposition des sportsmen anglais. C’est une race dégénérée, avide, adonnée au vin, immonde en tout point, qui s’abâtardit de jour en jour, et perd peu à peu jusqu’à son talent pour la chasse, ce dernier gagne-pain, cette suprême faculté qui lui restait. Deux ou trois heures après, les voyageurs arrivèrent « dans la forêt, » c’est-à-dire dans le désert ; entre eux et le pôle, il n’y avait plus trace de civilisation. Les routes frayées s’arrêtaient à cet endroit, et la plaine immense s’ouvrait devant cette poignée de chasseurs aventureux ; mais le gibier ne se montrait pas encore : il fallut marcher toute la journée à travers les épicéas et les pins, sur la neige, où, sans leurs raquettes canadiennes[6], nos sportsmen seraient infailliblement restés ; encore trébuchaient-ils à chaque pas contre les branches serrées des taillis qui pointent de toutes parts sous ce tapis épais et durci.

Le soir venu, les Indiens creusèrent dans la neige la hutte où il fallait passer la nuit. Ce trou avait vingt pieds de long sur douze de large; quelques jeunes sapins arc-boutés les uns contre les autres et fichés dans l’espèce de levée que formait la neige rejetée sur les bords de cette espèce de puits, soutenaient le toit, où l’écorce du bouleau, pareille à du cuir et découpée en longues bandes, remplaçait la tuile et l’ardoise. Deux lacunes, ménagées dans ce treillis végétal, servaient de porte et de cheminée. Le foyer, en guise de dalles, avait deux énormes troncs de bois vert sur lequel on empila plusieurs fagots secs. La neige entassée contre les parois, aux deux extrémités de ce dortoir improvisé, fournissait des oreillers d’une blancheur séduisante, et les pieds des voyageurs convergeant vers le foyer central, ils se trouvaient en passe d’obéir strictement aux sages prescriptions de l’école de Salerne, trop connues pour les rappeler ici. Les matelas étaient des troncs de sapin, les couvertures et les draps des robes en peau de buffle; tout le mobilier à l’avenant. Ainsi le chaudron en cuivre où cuisait le souper des chasseurs, — du porc, des pois et du biscuit pêle-mêle dans la neige fondue, — pendait aux poutres du toit, à l’aide d’une longue tresse de branches vertes. Des rouleaux d’écorce, pris entre les deux branches d’un bâton fendu, fiché dans la neige, figuraient des bougies dans leurs candélabres. Mais au milieu de ce dénûment général, — admirez la ténacité des habitudes anglaises, — le thé ne manquait pas, et mêlait ses aromatiques émanations à celles de la gamelle indienne. Les chiens, systématiquement exclus du souper et même de l’habitation, hurlaient aux alentours et cherchaient de temps en temps à se glisser inaperçus jusqu’auprès du foyer; alors les Indiens, occupés à marmotter leur rosaire, s’interrompaient tout à coup pour les chasser à grands renforts d’affreux blasphèmes.

«Vers minuit, raconte le voyageur, je m’éveillai sous l’étreinte d’une main vigoureuse qui, me semblait-il, serrait mes épaules comme dans un étau : — c’était le froid. Le feu cependant jetait de vives lueurs, et nos pieds en étaient si voisins, que nos robes fourrées commençaient à roussir; mais, nonobstant toutes nos précautions, toutes les couvertures dont nous étions surchargés, nous courions grand risque d’avoir la tête gelée : jusqu’à ce moment je n’avais pas eu l’idée complète de ce qu’est le sentiment du froid.... Ma main, que j’exposai une seconde à l’air en essayant de ramener autour de moi mon manteau de buffle, fut tout aussitôt saisie et amortie par cette gelée intense. Mon haleine, arrêtée au passage par le mouchoir de lame qui entourait mon visage, s’y cristallisait aussitôt, et me fit en peu de temps un masque de glace. La flamme du foyer brûlait bleue dans l’air raréfié; à deux pieds de l’âtre embrasé, la neige restait dure et craquait sous les doigts... »

Le jour suivant fut encore consacré au voyage. On n’arriva que le soir, après dix-huit milles de route, au ravagé, c’est-à-dire au district où les élans se réfugient. Le gîte fut, de tout point, pareil à celui de la veille ; mais l’habitude en avait émoussé les rigueurs, et, le froid n’étant pas tout-à-fait aussi vif, les deux gentlemen, avant de s’endormir, firent tranquillement leur lecture du soir. Le gibier leur était promis pour la matinée suivante.

En effet, sur la neige à demi fondue, — car la température s’était tout à coup élevée, — on discernait les traces des élans, et, sur l’écorce des arbres, les vestiges de leurs morsures. On fut bientôt à leur piste, et les chiens donnèrent alors avec d’autant plus de fureur, qu’on avait pris soin, ne l’avons-nous pas dit ? de les affamer depuis quarante-huit heures. Notre chasseur, s’ échauffant, de hâter le pas ; mais à chaque instant, embarrassé de ses chaussures inusitées, il allait donner du nez contre terre, sans que les guides indiens, maintenant préoccupés de leur chasse, prissent le moindre souci de ces chutes réitérées. Lui-même n’y songeait guère, et ne craignit pas de s’élancer après un énorme moss-deer qui avait d’abord tenu tête aux chiens, mais que la vue des chasseurs ne tarda pas à mettre en fuite. À chaque bond, le pauvre animal enfonçait dans la neige ; ses pieds brisaient la glace qu’elle recouvrait, et, dans ses efforts pour se dégager, les angles tranchans de cet épais cristal pénétraient dans ses chairs dénudées. Aussi ses traces sanglantes devenaient de plus en plus irrégulières et dénonçaient son épuisement. L’épaisseur du bois le dérobait au chasseur, mais celui-ci distinguait sa respiration oppressée et pantelante parmi les éclats de la basse futaie dans laquelle l’orignal se frayait péniblement passage. De temps en temps il tombait et laissait un large sillon sur la neige profondément labourée ; puis, reprenant haleine, ri tentait encore un effort pour sauver sa vie. Enfin, au milieu d’une vallée profonde, sous des arbres séculaires et dépouillés, à cent pieds du sol, de toute ramure, la victime s’était arrêtée. Elle faisait face au chasseur quand il put la contempler, immobile, entourée des limiers ardens, qu’un seul mouvement de sa tête puissante écartait à vingt pas, mais qui revenaient aussitôt, les yeux enflammés et grinçant des dents, tourner autour de ce dédaigneux ennemi. À bout de forces, il n’essayait i)lus ni de résister ni de fuir : seulement on eût pu lire dans ses grands yeux noirs une sorte de prière muette qui semblait adressée à son bourreau. Elle ne l’arrêta point, et, visant à loisir, il l’atteignit en pleine poitrine. Enragé de douleur, l’animal bondit hors de la neige et s’élança vers son ennemi, qui, de nécessité, ne pouvant fuir, attendit ce dernier choc, dont il n’avait d’ailleurs rien à craindre. Frappé d’une seconde balle, l’orignal s’arrêta, chancela sur ses jarrets affaiblis, et tendit le cou. Un filet de sang coulait de sa bouche, sa langue pendait, et lentement, comme s’il se couchait pour dormir, il se laissa tomber sur la neige. Ni les chiens ni les indiens n’osaient encore se hasarder près de lui, craignant ses dernières atteintes, les plus dangereuses comme les plus imprévues; mais, quand son regard s’éteignit, quand le trépas eut raidi ses membres agiles et nerveux, ils vinrent tous contempler l’ennemi tombé.

Quant à notre gentleman, il éprouvait un singulier mélange de désappointement, de confusion et même de remords. Cette boucherie dont il était le principal agent, il ne pouvait de sang-froid la contempler sans dégoût; et tandis qu’il suivait de l’œil, assis sur des sapins qu’on venait d’abattre, l’odieux travail de dépècement qui précède la curée, il commençait à se repentir d’être venu chercher si loin et à si grands frais un plaisir de cannibale. Il s’égaya cependant vers le soir, et, pour célébrer son triomphe, il inventa une illumination d’un nouveau genre. L’écorce des bouleaux, en cette saison de l’année, détachée du tronc et des branches, est un combustible très actif; elle donne une flamme rouge et brûle assez long-temps avec une odeur qui ressemble à celle du camphre. Nos voyageurs saisirent chacun une torche et, dispersant de tous côtés leurs Indiens armés de même, ils s’amusèrent à mettre le feu au pied des pins et des bouleaux qui environnaient leur gîte nocturne. Une cinquantaine de ces arbres furent bientôt en flammes. Dans un parc anglais, dont ils eussent fait la gloire, cet incendie eût coûté deux ou trois mille liv. sterl.; dans un ravagé du Canada, il ne coûta pas même un remords à nos hasardeux touristes. « Nous étions, dit le narrateur, à deux journées de l’habitation la plus voisine. Il s’écoulera peut-être des années avant qu’un être humain revienne dans ces déserts glacés; il s’écoulera des siècles avant que personne songe à y fonder un établissement régulier. Comment aurions-nous regretté notre somptueuse illumination? »

De retour à Québec, après six jours de fatigue, — six journées cruelles durant lesquelles nos gentlemen n’avaient fait usage ni du savon de Windsor ni des rasoirs Mac-Daniell, — notre voyageur nous conduit à la prise de voile de deux jeunes filles catholiques. Plus tard, il nous raconte l’incendie qui par deux fois, l’année dernière, ravagea l’ex-capitale du Canada. Un singulier concours de circonstances donna au second de ces désastres l’apparence d’une prophétie réalisée. Après le premier incendie, qui eut lieu le 28 mai 1845, une terreur superstitieuse, dont l’origine n’a pu être constatée, s’empara de la population, et le bruit se répandit que les quartiers épargnés cette fois devaient être bientôt détruits. On fixa même le jour où il fallait s’attendre à subir cette nouvelle calamité. Ce devait être un mois, jour pour jour, après le terrible événement du 28 mai. Le 28 juin, rien n’annonçait que ces craintes absurdes dussent être justifiées. Il faisait très chaud; la journée se passa sans accident. Le soir, une assez forte brise s’élève tout à coup, balayant la poussière des rues désertes et silencieuses. A onze heures, à onze heures et demie, rien n’avait encore bougé. Les plus timides se rassuraient et allaient se livrer au sommeil, lorsque, cinq minutes avant minuit, le globe de métal qui termine la flèche du clocher de Saint-Patrick, jusque-là invisible dans l’obscurité, refléta tout à coup quelques lueurs indécises. Une petite maison de bois avait pris feu, à l’extérieur des murs, dans le faubourg Saint-Jean, sur la limite des quartiers incendiés le mois précédent. À minuit, tous les beffrois, toutes les églises de Québec, sonnaient déjà le tocsin ; mais le vent soufflait avec une telle force, que les progrès du feu ne purent être domptés avant huit heures du matin, et dans cet intervalle de temps, malgré les efforts de toute la ville, et bien qu’on eût fait sauter des rues entières pour interrompre toute communication entre un faubourg et l’autre, les ravages furent immenses. La population consternée croyait à un crime. Il fallut remonter, par voie d’enquête, à l’origine de ce désastre annoncé d’avance, et l’on constata qu’il était dû à l’imprudence d’une misérable domestique, à des cendres mal éteintes et jetées sur un tas de fumier, bref aux causes les plus triviales et les plus fortuites.

En allant de Québec à Montréal dans un comfortable bateau à vapeur, on longe les districts français ; on passe devant Saint-Trois, Sainte-Anne, les Trois-Rivières, le port Saint-François, autant de villes ou bourgs catholiques dont les habitans parlent le même langage que les héros de Dancourt et de Lesage, avec l’accent de nos provinces normandes. Les maisons sont pauvres, les fermes assez grossièrement cultivées. Le Canadien français ne demande au travail que le pain de chaque jour, aimant à vivre où il est né, à mourir où il a vécu. Ses enfans se partagent le domaine paternel, et, comme l’égalité veut qu’ils aient tous leur quote-part de la rive fluviale, les héritages ont quelquefois un demi-mille de profondeur sur quelques pieds de large. La saison d’hiver se passe en réunions joyeuses ; on chante, on danse auprès de l’étuve allumée. Le costume n’a pas changé depuis l’arrivée des premiers colons ; c’est la même veste de drap gris à larges basques, le bonnet de tricot rouge ou bleu, la ceinture de couleur tranchante serrée autour de la taille, les culottes arrêtées au genou. Chaque dimanche, ils assistent pieusement aux offices. Bien peu savent lire ou écrire, bien peu se rendent compte de leur condition nationale ; mais avec leur politesse native, leurs besoins bornés, leur foi simple et solide, leurs vieilles chansons qu’ils se transmettent encore telles qu’on les entendait il y a deux cents ans au bord de la Loire, on trouverait difficilement des gens plus heureux.

Au-dessus de Montréal, la navigation fait halte ; les rapides de Lachine ne permettent pas de remonter plus avant le grand fleuve. Située sur une île qui a trente railles de long sur dix milles de large, et dont le Mont-Royal, qui lui donne son nom, est la seule éminence, cette ville est devenue le siège du gouvernement colonial. L’état-major militaire, les fonctionnaires supérieurs, y résident maintenant, et le commerce extérieur du Canada semble devoir s’y centraliser peu à peu. Par suite des animosités électorales, les dissentimens politiques y éclatent aussi avec plus d’amertume que parmi les habitans de Québec ou de Kingston; la société s’y partage en coteries plus nombreuses et plus exclusives; bref, notre touriste, qui rend complètement justice à la beauté des édifices, aux instincts entreprenans de la population, aux rapides progrès de l’industrie qui se manifestent à Montréal, ne paraît pas avoir éprouvé de vifs regrets en quittant cette ville.

Le voyage de Montréal à Kingston se fait partie en diligence, partie en bateau à vapeur; on relaie naturellement à chaque chute, et on franchit en voiture la distance que les steamers ne parcourent pas encore. Dans très peu de temps, à l’aide d’une canalisation latérale, la navigation du Saint-Laurent ne sera plus interrompue par les rapides, et, du golfe où se jette le grand fleuve, on arrivera jusqu’au dernier des lacs canadiens sans mettre pied à terre. Kingston est une ville assez triste, d’aspect misérable, et qui a perdu la plus grande partie de son importance le jour où elle a cessé d’être le chef-lieu de la colonie. Le voisinage de l’Amérique y est beaucoup plus sensible que partout ailleurs : les eaux minérales, le bon marché des subsistances, les ressources que ses environs offrent aux chasseurs et aux pêcheurs, y attirent un grand nombre d’officiers en retraite, d’employés réformés, etc. Les anciens marins surtout, dont le plus grand plaisir est de naviguer encore, trouvent à satisfaire, sur le lac Ontario, cette innocente manie.

En 1813, ce lac fut le théâtre de plus d’un combat où la fortune favorisa les Américains. La flottille anglaise y fut entièrement prise ou détruite par le commodore Chauncey. En général, pendant ces guerres dont les grandes catastrophes européennes annulèrent l’importance, et dont elles ont effacé le souvenir, la marine américaine fit des prodiges, et presque toujours, dans les rares occasions où il lui fut donné de combattre à forces égales les vaisseaux anglais, ceux-ci durent baisser pavillon. Qui sait si, dans le développement des destinées nationales, l’Amérique ne sera pas la rivale maritime de la Grande-Bretagne, et si ce n’est pas à elle qu’est réservé l’honneur de briser cette suprématie contre laquelle aujourd’hui l’Europe entière ne saurait prévaloir?

C’est au bord des lacs que viennent en général s’établir les émigrés anglais ou irlandais que la métropole envoie au Canada ; mais ces arrivages annuels de vingt-cinq à trente mille habitans se font à peine sentir dans ces immenses districts. « Le désert insatiable les absorbe, dit énergiquement l’auteur d’Hochelaga, et crie aussitôt pour en avoir d’autres. » Les salaires sont très élevés; un fermier habile réalise des profits considérables. Malheureusement la nature a mis une barrière infranchissable entre l’Angleterre et le Canada pendant cinq mois de l’année, et, l’an dernier encore, de nombreux naufrages ont prouvé qu’on ne devait pas se fier aux perfides promesses des plus doux automnes. Tous les vaisseaux qui s’attardèrent jusqu’au 28 novembre sur les eaux du Saint-Laurent furent à moitié détruits par les glaces, tout à coup survenues, et perdirent la plus grande partie de leurs équipages.

Toronto, — qui naguère s’appelait Little-York, — est le centre de l’influence anglaise dans les Canadas. Aucune cité du continent américain n’a fait d’aussi rapides progrès, ni qui promettent un avenir plus brillant. Elle n’existait pas, comme cité municipale, avant 1834; à l’heure présente, elle a vingt mille habitans. L’industrie seule, et non pas la rage des spéculations, a produit ce merveilleux résultat. Les campagnes environnantes sont d’une rare fertilité; des chemins de fer déjà étudiés les traverseront sous peu d’années; le gaz étincelle dans les rues de Toronto; d’énormes aqueducs alimentent tous les quartiers. C’est là qu’est l’université anglicane, riche et puissant établissement doté de terres considérables, et dont la réputation s’étend au loin. Les règles intérieures et les allocations considérables que les gouverneurs réclament de la législature canadienne, pour maintenir ce foyer de doctrines essentiellement favorables à la domination britannique, sont fréquemment le texte de virulentes discussions au sein de la chambre d’assemblée[7]. Toronto est aussi le siège d’un évêché qui comprend tout le Canada supérieur, c’est-à-dire la portion du pays où la religion réformée a une prédominance marquée sur tous les autres cultes.

Anglais de race pure, protestant sincère, notre touriste a porté une critique sérieuse sur l’établissement officiel de la secte anglicane dans cette colonie éloignée. Il le trouve insuffisant et mesquin. Deux évêques dont les revenus sont modiques, surtout par rapport à l’étendue énorme de leurs diocèses, soixante-cinq desservans dans le Canada oriental (Québec), quatre-vingt-onze dans le Canada occidental (Toronto), la plupart sans maison curiale (glehe-house], et avec des appointemens annuels de 60 liv. sterl. (1,500 fr.), alors que les visites paroissiales leur imposent des déplacemens fort coûteux, lui paraissent ne pas répondre aux nécessités chaque jour croissantes d’un pays où il serait si essentiel pour la métropole d’établir son ascendant moral, le seul en définitive qui puisse lui conserver quelque temps encore cette colonie lointaine. La part du clergé protestant avait été réservée par la prévoyance ministérielle, et cette part, comprenant le septième des terres sans maître à l’époque du statut royal[8], était certes assez considérable; mais toutes les sectes comprises sous cette vague dénomination de « protestans » sont venues tour à tour demander leur part des clergy reserves, et toutes l’ont reçue ou la reçoivent. Par un acte tout récent de la législature britannique, il est décidé que l’on vendra ces domaines religieux pour répartir immédiatement les fonds qui en proviendraient. L’église d’Angleterre demande en nature ce qui lui revient, calculant que la vente de ces terres, différée de quelques années, se ferait dans des conditions tout autrement avantageuses.

Elle ne compte pas plus de deux cent vingt mille sectateurs épars dans les deux Canadas. Le catholicisme, bien autrement répandu, — car beaucoup d’émigrans irlandais appartenant à la religion romaine viennent grossir le nombre des catholiques français, — est aussi beaucoup plus richement doté. Le Canada inférieur est sous la tutelle religieuse d’un archevêque assisté de deux évêques dont chacun a son coadjuteur. On n’y compte pas moins de soixante-quinze églises, vingt couvens et dix collèges ou séminaires. Le Canada supérieur a soixante-dix églises, un évêque et un coadjuteur. Des terres immenses dépendent de ces établissemens. L’île tout entière où Montréal est bâtie appartient, par exemple, au séminaire des Sulpiciens. D’autres seigneuries, dont quelques-unes renferment d’incalculables ressources minéralogiques, sont également inféodées au clergé romain; les couvens, où l’on apporte souvent de très riches dots, accumulent ainsi des richesses considérables, et enfin la dîme du vingt-sixième que les cultivateurs prélèvent sur les récoltes en grains, — dîme qu’on a étendue récemment à tous les autres produits de la terre, — vient compléter ce système de dotations religieuses qui assure une existence florissante à l’église canadienne. Aussi le clergé catholique s’est-il toujours montré favorable à l’influence du gouvernement anglais. La confiscation des domaines immenses que la compagnie de Jésus possédait aux environs de Québec est maintenant oubliée, et les agens de l’Angleterre peuvent compter qu’en échange de la protection accordée par eux à la foi catholique, les prêtres papistes repousseront de leur mieux l’invasion des idées américaines, beaucoup moins favorables, comme chacun sait, au maintien des corporations religieuses, à l’enrichissement des ministres du culte. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que les progrès du protestantisme doivent, à la longue, anéantir ces bonnes dispositions, cette mutualité de bons offices, fondée sur des intérêts purement mondains. Chaque jour les meilleurs fermages passent des mains d’un indolent catholique dans celles d’un protestant industrieux, et la dîme payée aux curés diminue, dans certains districts, avec une effrayante rapidité. Aussi l’émigration, que le gouvernement métropolitain encourage et développe autant qu’il le peut, est-elle fort mal vue du clergé romain. Il y a là un germe d’antagonisme qui ne saurait manquer, un jour ou l’autre, d’éclore et de fructifier[9].

Après l’expulsion des jésuites et la confiscation de leurs propriétés, — mesures violentes adoptées à la fin du dernier siècle, — l’éducation publique fut à peu près anéantie dans le Canada. Rarement trouvait-on, dans chaque paroisse, deux ou trois cultivateurs en état de lire et d’écrire. La littérature et les sciences n’étaient guère enseignées qu’à Montréal et à Québec, où bien peu de jeunes gens profitaient des facilités qui leur étaient données pour acquérir, à très peu de frais, une instruction dont l’utilité ne leur était pas démontrée. Long-temps après, en 1818, la législature du Bas-Canada vota des fonds pour établir et maintenir un certain nombre d’écoles. Ces allocations continuèrent jusqu’en 1832, et eurent d’excellens résultats, si l’on en juge par le nombre des écoles primaires qui existaient à cette époque dans presque toutes les paroisses, sous la surveillance de quelques notables habitans. On en comptait 1344, non comprises les écoles de filles, ces dernières Annexées à chaque fabrique, et en nombre égal à celui des églises. Deux écoles normales furent établies en 1836, et à cette époque les diverses institutions ayant pour objet l’enseignement public grevaient de 24,000 liv. sterl. par an le budget de la province, où il y a maintenant vingt collèges ou séminaires catholiques, et seulement deux collèges protestans. Le Canada supérieur a doté le collège de Toronto (l’Oxford canadien) de 226,000 ares de terre, et de 66,000 une autre institution qui porte le nom de la province (Upper Canada College). La législature alloue en outre 2,400 liv. par an |Miur les écoles de district et les écoles communales, et de plus, 230,000 acres de terre sont loués ou mis en réserve pour subvenir aux besoins futurs de l’instruction publique. En somme, si l’on excepte les districts les plus excentriques et les moins peuplés, l’enseignement élémentaire est à la portée de tout le monde, et les colons du Canada supérieur profitent amplement de ce nouvel état de choses. Quant aux habitans, ils sont plus indifférens aux progrès des lumières, et l’auteur d’Hochelaga laisse entendre que les prêtres catholiques, s’ils n’apportent aucun obstacle direct à la propagation des connaissances humaines, sont au moins très peu disposés à la favoriser de leur influence. N’oublions pas que ce témoignage, émané d’une plume protestante, ne doit être accepté qu’avec réserve.

Il faut en dire autant des jugemens que porte le même écrivain sur la presse canadienne. Elle est plus respectable, nous dit-il, sinon plus éclairée que celle des États-Unis. Québec et Montréal ont chacune huit ou dix journaux dont la moitié, — non pas la meilleure, — sont écrits en français. Kingston en a cinq, Toronto sept, et presque toutes les villes un peu importantes possèdent au moins un organe de leurs griefs ou de leurs vœux. Avant la dernière rébellion, quelques-unes de ces feuilles professaient des opinions républicaines et faisaient constamment ressortir les avantages que le Canada retirerait d’une plus étroite alliance avec les États-Unis. La suppression de ces journaux, volontaire ou forcée, — notre écrivain ne s’explique pas là-dessus, — fut le premier résultat des hostilités armées. D’ailleurs, plus d’un journaliste, comme Lyon William Mackenzie et Wolfred Nelson, déposa la plume pour saisir l’épée. Le dernier siège maintenant à la chambre d’assemblée, ce qui indique une certaine atténuation dans la violence de ses opinions. Quant à Mackenzie, il a publié une histoire de la rébellion et des événemens qui l’ont suivie, où il laisse entrevoir que ses sympathies pour l’Amérique ne sont plus à beaucoup près aussi ardentes. Les feuilles les plus radicales n’osent plus en appeler à l’intervention étrangère, et les publicistes canadiens semblent disposés à restreindre le débat dans les limites de la colonie, assez puissante aujourd’hui pour obtenir toutes les concessions dont elle a besoin. L’auteur d’Hochelaga aime à trouver la confirmation de ces favorables augures dans le langage tenu à la tribune par le chef des réformistes du Haut-Canada. « Les Américains se tromperaient, disait-il, en supposant que nos discussions politiques viennent d’une sympathie quelconque pour eux ou pour les institutions qu’ils se sont données. Nous avons, il est vrai, nos querelles; mais nous sommes parfaitement en mesure de les régler entre nous et sans avoir recours à personne... » Dans une autre séance, à propos d’un bill proposé pour la réorganisation des milices : « Mes compatriotes, s’écriait un orateur français, seraient les premiers à courir aux frontières dans le cas d’une invasion, et le dernier coup de fusil tiré sur ce continent pour la défense de la couronne britannique partirait d’une main française. Par habitude, par religion, par sentiment, nous sommes conservateurs et monarchiques. » Voilà, certes, de belles protestations; mais que garantissent-elles, si ce n’est le concours actuel d’une partie des sujets de l’Angleterre? Au lendemain d’une révolution avortée, entendit-on jamais un autre langage? Et celui-ci fût-il sincère, on verra plus loin s’il engage, je ne dirai pas la génération future, mais ceux-là même qui l’ont tenu, au-delà d’un bien petit nombre d’années.

Nous avons énuméré toutes les raisons qui doivent nous faire douter de ces éphémères assurances, et nous ne reviendrons pas sur les hypothèses menaçantes pour l’Angleterre, que nous avons tour à tour examinées. Ce qui est certain, c’est que personne ne doute, en Amérique, de l’annexion future du Canada. Plus on voit l’Angleterre augmenter ses troupes dans cette colonie, plus elle cherche à fortifier ses positions militaires et son ascendant moral, ici par des bastions, là par des concessions et des ménagemens, plus loin par des menaces et des supplices, mieux on se rend compte de ses craintes, de ses prévisions sinistres. Remarquez, par exemple, l’ostentation avec laquelle notre Anglais énumère les forces de son pays : — sept compagnies d’artillerie, onze régimens d’infanterie, trois escadrons d’excellente cavalerie provinciale, et jusqu’à une compagnie nègre de cent hommes, qui battent l’estrade sur les frontières. — Ce n’est pourtant pas avec sept ou huit mille soldats réguliers qu’on pourrait défendre cette vaste contrée. On évalue bien les milices à cent quarante mille hommes, mais tout le monde sait à quoi s’en tenir sur la réalité de ces ressources; et d’ailleurs qui oserait affirmer que les milices canadiennes seront toujours disposées à verser leur sang pour la vieille Angleterre, si la jeune Amérique se présentait aux frontières, et réclamait, au nom de la fraternité des peuples, l’union de deux pays que la Providence a placés sous le même ciel, auxquels la civilisation donne les mêmes instincts, et que mille intérêts communs appelleraient à se ranger sous le même drapeau, si une lutte de principes éclatait jamais entre les républiques et les monarchies?

Pour conjurer ces désastres prévus, le charme proposé par l’auteur d’Hochelaga est le même dont sir Robert Peel entretenait naguère le parlement anglais. Il voudrait, nous l’avons dit, que l’Angleterre réunît en corps de nation n’ayant qu’un gouvernement, une capitale, un budget, un parlement, toutes ses colonies nord-américaines; et pour amener ce grand résultat, prenant une carte de ces colonies, il trace un gigantesque chemin de fer, qui, parti d’Halifax, sur les côtes d’Acadie, va d’abord aboutir en face de Québec, sur la rive de Saint-Laurent. De Québec, il se prolonge sur Montréal, Kingston, Toronto, et même Sandwich. Une autre ligne, également partie d’Halifax, aboutirait sur la côte, vis-à-vis l’extrémité méridionale de Cap-Breton, et presque vis-à-vis le Bras-d’Or et Sydney, la principale cité de l’île. Par là ces colonies s’élèveraient du rang de provinces secondaires à celui d’un état puissant, ayant d’ores et déjà plus de deux millions d’habitans, un territoire immense, d’excellentes voies de communication intérieure, des ressources inépuisables, et sur lequel la métropole étendrait son égide aussi long-temps qu’il aurait besoin d’une protection militaire. Dans cette utopie, vous devinez que la centralisation s’obtient sans secousses, sans mesures tyranniques : l’assemblée législative fonctionne en toute liberté; le pouvoir exécutif est dans des mains constamment pures et fortes; le patronage administratif s’exerce sans abus, indistinctement au profit de tous les indigènes, et à l’exclusion des étrangers, c’est-à-dire des Anglais. La justice est parfaitement indépendante; on distribue avec discernement des récompenses honorifiques, des titres, des pairies, aux citoyens les plus éminens. Enfin le conseil législatif (la chambre aristocratique) est placé en dehors du contrôle populaire, mais il est en même temps aussi peu soumis que possible à l’influence de la prérogative royale.

Opposera-t-on à ce beau plan l’exemple des colonies américaines? L’écrivain anglais repousse de son mieux cette assimilation inévitable. D’où vient cependant qu’à l’exception des taxes directes, les griefs du Canada, en 1837, étaient les mêmes que ceux de l’Amérique en 1776? Et d’où vient encore qu’en décrivant la Nouvelle-Ecosse, le Nouveau-Brunswick, Cap-Breton, voire l’île du Prince-Edouard, notre touriste est obligé de signaler partout des agitations politiques, — mouvemens dont il se moque, et qu’il appelle des tempêtes dans un moutardier (mustard pot storms), — mais qui n’en trahissent pas moins la disposition de ces peuples naissans à s’affranchir d’une protection que sans doute ils s’imaginent acquérir à trop haut prix ?

Au contraire, tout prévenu qu’il était, au début de son livre, contre les Américains et leurs dispositions envahissantes, l’auteur d’Hochelaga est contraint, à mesure qu’il les voit de près, de rendre justice à ces énergiques civilisateurs du Nouveau-Monde. Qu’ils mâchent du tabac, qu’ils mangent sans élégance, qu’ils se tiennent mal dans le monde, et que leur curiosité naïve empiète souvent sur la réserve polie du voyageur, voilà ce qu’il constate avec soin; mais ces grands crimes ne peuvent cependant l’aveugler sur le bon sens, la vigueur morale, l’esprit de suite, le courage entreprenant, la cordialité hospitalière de ces braves gens si mal élevés. Ces grossiers républicains ont un sentiment si exquis de certains devoirs essentiels, qu’une jeune femme voyagerait seule d’un bout de l’Union à l’autre, sans avoir à craindre, non pas une insulte, mais une parole inconvenante. Le voyageur est partout accueilli avec bienveillance; l’esprit national, poussé fort loin, n’exclut pas une attention tolérante à ses remarques, fussent-elles défavorables; et si sérieux, si exclusivement occupés d’affaires qu’on se les représente, les Américains savent à merveille le prix d’une bonne plaisanterie, d’une vive réplique, même lorsqu’elle est dirigée contre eux. En revanche, ils mettent le plus grand soin à ne jamais choquer les préventions, l’amour-propre, les antipathies nationales de l’étranger qui vient s’asseoir à leur foyer, et, dans tout le cours de sa tournée en Amérique, l’écrivain anglais n’a pu citer qu’un seul échantillon de cette humeur bourrue, de cette malveillance jalouse que les touristes de la Grande-Bretagne ne manquent guère d’attribuer à frère Jonathan par rapport à John Bull. Encore s’agit-il d’un cordonnier qui retarda méchamment je ne sais quelle réparation urgente aux souliers du voyageur, pour lui faire manquer le convoi du chemin de fer. On conviendra que l’exemple n’est pas des plus concluans. Nous préférons, comme plus significative, une autre anecdote du même livre, celle de cet Anglais au cou raide, installé, lorgnette en main, sur le devant d’une loge, au théâtre de New-York, et qui, voyant arriver une dame, ne songea point à lui offrir sa place. Quelques observations furent échangées à ce propos entre lui et le cavalier de cette dame; elles attirèrent l’attention du public, et, lorsqu’on sut de quoi il s’agissait, douze à quinze citoyens accoururent, enlevèrent, sans lui faire aucun mal, l’Anglais qui se débattait entre leurs mains, et le conduisirent à la porte du spectacle; là, son chapeau, ses gants, sa lorgnette, lui furent ponctuellement restitués; on glissa même dans sa main le prix de sa place, et, sans autre injure, on ferma sur lui les portes du théâtre. Cette application de la loi de Lynch est hautement approuvée, il faut le dire, par notre impartial voyageur. Que dirait-il s’il la voyait pratiquer en grand contre l’établissement des Anglais dans le nord de l’Amérique?

Malgré lui, cette pensée le préoccupe. On voit qu’il a débattu, soit avec ses compatriotes, soit avec les Américains, et surtout avec lui-même, les chances d’une lutte, et qu’il les redoute pour son pays. « De la possession de Québec et du Canada, dit-il dans sa conclusion, dépend la conservation du territoire immense qui entoure la baie d’Hudson : les provinces maritimes, le New-Brunswick, la Nouvelle-Ecosse et les îles, seront probablement les dernières citadelles du pouvoir anglais dans ces colonies occidentales. Elles ne courent aucun danger tant que nous conserverons notre suprématie navale. » Et même en ceci nous croyons qu’il se trompe. Les chances guerrières ne sont pas les seules dont il faille tenir compte. La paix a ses dangers, son influence décentralisatrice. Pour n’en citer qu’un exemple, plus frappant à nos yeux parce qu’il vient de se produire, voyez ce qui se passe depuis que l’Angleterre, enfin édifiée sur les avantages du libre échange, a cm devoir restreindre la protection que ses tarifs accordaient aux produits coloniaux. L’assemblée législative du Canada s’est émue : elle a réclamé, supplié, menacé même, insinuant que, si la protection douanière était retirée aux colons, « ils seraient naturellement amenés à douter qu’il y eût pour eux un grand avantage à demeurer partie intégrante de l’empire britannique. » Les journaux canadiens, brodant sur ce texte, y ont ajouté des commentaires encore plus audacieux. « Le temps n’est plus, disent-ils, où une nation peut tenir dans l’esclavage des possessions lointaines par le simple charme du moi fidélité (loyalty)... Or, la Grande-Bretagne nous traite en esclaves; elle nous retire les avantages que nous lui devions, et ne nous laisse que les charges dont ils étaient la compensation naturelle. Elle prescrit à notre marine des lois qui ont une influence fatale sur notre commerce intérieur : elle a refusé de sanctionner, dans l’acte de navigation, un changement réclamé à l’unanimité par les deux branches de notre législature... En même temps elle nous déclare qu’à l’avenir nous ne devons rien attendre d’elle.... Nous serons traités comme des étrangers, et l’Angleterre fera tant que nous lui deviendrons étrangers par le cœur comme par les tarifs.... Il est vrai que nous jouissons de sa protection; mais c’est une protection contre ses ennemis, et non pas contre les nôtres[10]. »

Maintenant admettez que ces prédictions menaçantes se réalisent un jour, et que les Canadas, attirés dans la sphère commerciale des États-Unis, se séparent de la métropole, imagine-t-on que l’Angleterre soit assez mal inspirée pour employer sa « suprématie navale » à conserver des provinces comme le New-Brunswick, la Nouvelle-Ecosse, Cap-Breton et l’île du Prince-Edouard? Nos voisins calculent trop bien pour agir ainsi. Déjà leurs économistes les mieux avisés critiquent, au point de vue positif de la recette et de la dépense, le soin que met la Grande-Bretagne à maintenir et à développer sa puissance coloniale; ils lui reprochent de faire venir du Canada des bois sujets à la pourriture sèche et bien inférieurs à ceux de la Baltique; ils lui reprochent encore de demander au cap de Bonne-Espérance, et d’attirer par l’appât du droit différentiel sur le marché britannique, des vins exécrables qu’il faut falsifier pour les vendre; ils travaillent à lui démontrer que l’idée de former un vaste Zollverein, où elle s’enfermerait avec ses colonies, est une chimère sans portée pratique; ils insistent en toute occasion sur les énormes charges que le pays s’impose, et dont l’unique résultat réel est de ménager quelques facilités au commerce extérieur. Et ces raisonnemens, appliqués aux possessions nord-américaines telles qu’on les connaît aujourd’hui, ne manquent ni de valeur ni de vertu persuasive. Que serait-ce donc si, les deux Canadas devenus américains, ainsi que le territoire immense qui entoure la baie d’Hudson, on traitait la même question limitée au reste des colonies actuelles !

L’Acadie ou Nouvelle-Ecosse (Nova-Scotia) ne compte que 180,000 habitans épars sur une surface de 15,000 milles carrés. ’Toute la partie méridionale est rocailleuse et stérile; le nord seul se prête à la culture et paie les travaux qui le fertilisent. Le Nouveau-Brunswick, deux fois plus étendu que l’Acadie, n’a pas été complètement exploré : on ne connaît guère que les districts voisins de la principale rivière, le Miramichi. C’est un pays de forêts et de lacs, où deux cent cinquante navires viennent chaque année prendre leur cargaison de bois de charpente; mais la capitale (Fredericktown), bâtie en bois, ne compte pas plus de 7,000 habitans, et le pays entier n’en a pas plus de 160,000. Ajoutez à ceci qu’il conflue à l’état du Maine, et que la délimitation des frontières a suscité déjà de nombreux conflits, apaisés en 1842 par l’habileté diplomatique de lord Ashburton, que l’Angleterre envoya fort à propos pour flatter et désarmer l’excitation des états du nord. Le haut rang de cet ambassadeur et ses relations avec les hommes influens du congrès prévinrent une rupture qu’on pouvait croire imminente. Si elle eût éclaté, l’invasion du New-Brunswick par les Américains devait-elle rencontrer un obstacle sérieux ? L’île de Cap-Breton, dont on ne tenait aucun compte avant que les loyalistes américains, chassés des états, y eussent cherché refuge, ne sera jamais qu’une très médiocre et très dangereuse station. Les flots de l’Atlantique ont brisé des vaisseaux sans nombre contre les récifs dont elle est entourée; on évalue à cent mille tonnes de marchandises et à deux mille matelots les pertes que, depuis trente ans, elle a fait subir au commerce de la métropole. En échange, elle ne saurait offrir, en supposant une exploitation complète dont les difficultés sont innombrables, que du charbon de terre, du gypse, du sel pour l’usage des pêcheries voisines, et quelques métaux recelés sous les rochers dont elle est hérissée. Trente-six mille habitans y occupent un territoire de deux millions d’acres, généralement infertile, si ce n’est au bord des lacs et des rivières. L’île étroite et longue qu’on appelait jadis l’île Saint-Jean, et qu’on a débaptisée pour flatter la vanité de feu le duc de Kent, alors qu’il était gouverneur de la Nouvelle-Ecosse, est de toutes ces possessions celle qui sourit le plus au voyageur. Son rivage, profondément dentelé, offre aux vaisseaux des havres sûrs et nombreux. Celui de Charlottetown (capitale de l’île) est excellent et bien défendu. Le climat est doux; on n’y subit ni les alternatives extrêmes de l’hiver et de l’été canadiens, ni l’influence malsaine des brumes qui couvrent fréquemment la Nouvelle-Ecosse et Cap-Breton. Le sol, partout facile à cultiver, offre d’abondantes ressources aux soixante mille bergers et laboureurs, — pour la plupart d’origine écossaise, — qui sont venus y chercher, non la richesse du spéculateur, mais l’abondance de la vie pastorale. Leur nombre actuel peut décupler avant que la terre (une surface de deux mille milles) fasse défaut à leurs efforts bénis du ciel.

Ainsi se présentent, dans un résumé rapide, les colonies secondaires dont il nous restait à parler. Encore une fois, guidée avant tout par son intérêt, et chaque jour moins disposée à des sacrifices inutiles, l’Angleterre ne les disputerait pas à l’Amérique le jour où celle-ci l’aurait chassée du Canada. Il y aurait aberration évidente à prendre les armes pour des intérêts si minimes et si précaires. Quand la Providence a parlé, quand elle a aussi nettement décrété l’affranchissement, ou, si l’on veut, la conquête d’un pays, il faudrait être insensé pour en appeler de ses arrêts souverains au dieu des batailles. Le bon sens politique de nos voisins nous garantit qu’ils ne se rendront jamais coupables d’une pareille folie.


E.-D. FORGUES.

  1. Westminster Review, 1827.
  2. Alison’s History of Europe during the French Revolution, vol. X, pag. 376, édition Baudry.
  3. Hochelaga, tome I, page 303.
  4. Acte du parlement pour la réforme des tenures féodales, acte du parlement qui constitue une compagnie d’émigration (British American land Company.)
  5. Alison, tome X, page 376.
  6. Snow-shoe, mot à mot souliers à neige.
  7. On peut consulter, sur les tendances irréligieuses du parlement canadien, un petit volume qui vient de paraître dans la Bibliothèque coloniale, publiée par le libraire Murray. L’auteur, ministre du culte anglican, se plaint que les ennemis de l’église remportent ordinairement dans toutes les discussions de la chambre d’assemblée, et il ajoute : Ainsi vont les choses, bien que la majorité y soit composée de membres de notre église. Quelques-uns sont malheureusement ce qu’on appelle des low-churchmen; d’autres sont négligens et tièdes dans leur attachement à notre culte, et un petit nombre peut-être n’ont d’anglican, voire de chrétien, que le nom sans les croyances. Philip Musgrave, or Memoirs of a Missionary in Canada, chap. XXI.
  8. George III, Anno regni 31.
  9. Pour connaître les fatigues, les inimitiés, les privations que bravent les missionnaires protestans, il faut recourir à l’ouvrage que nous venons de citer en note. C’est un tableau peu littéraire, mais assez naïf, de la vie d’un apôtre dans ces régions à demi sauvages.
  10. Extrait du Morning Courier, journal tory de Montréal.