Les Titres nobiliaires en France avant et depuis la révolution

Les Titres nobiliaires en France avant et depuis la révolution
Revue des Deux Mondes3e période, tome 54 (p. 781-823).
LES
TITRES NOBILIAIRES EN FRANCE
AVANT ET DEPUIS LA RÉVOLUTION


I.

La révolution française ne supprima pas seulement la noblesse comme caste et institution politique, elle entreprit encore de faire disparaître toutes les traces, d’anéantir tous les monumens qui en rappelaient l’antiquité et les privilèges. Le 5 novembre 1789, l’assemblée nationale décrétait qu’il n’existait désormais en France aucune distinction d’ordres, et le 15 mars suivant, un autre décret établissait le partage égal des successions sans égard aux biens d’origine noble. Cette assemblée abolissait, le 19 janvier 1790, les qualifications de prince, duc, marquis, comte, vicomte, vidame, baron, chevalier, écuyer, noble et toutes autres semblables, ainsi que les appellations de monseigneur, messire, altesse, excellence, éminence, grandeur. Elle interdisait également l’emploi des armoiries et des livrées. On ne voulut plus qu’il fût tenu compte des parchemins qui constataient l’ancienneté des familles, et, le 4 juin 1790, le ministre de l’intérieur, Saint-Priest, écrivait au généalogiste de la couronne, Chérin, pour lui intimer de ne plus recevoir à l’avenir les titres généalogiques qu’on était auparavant dans l’usage de lui remettre afin qu’il les présentât au roi. Chérin comprit que c’en était fait de sa profession ; il s’engagea dans l’armée, où il devait bientôt devenir général et où, plus tard, il fut chef d’état-major de Masséna. Bien des gentilshommes allèrent alors déposer en holocauste leurs parchemins sur l’autel de la patrie. Des monceaux de vieux titres féodaux et de terriers furent livrés aux flammes. On en envoya encore davantage aux arsenaux, où ils servirent, avec des cartulaires enlevés aux abbayes, à faire des gargousses et des bourres de fusil. Le peuple faisait alors entendre ce refrain :


S’il faut que le canon gronde
Bourré des droits féodaux,
C’est pour annoncer au monde
Que nous sommes tous égaux.


La convention nationale, en appliquant à tout Français la seule qualification de citoyen, passait le niveau sur toutes les têtes. On prétendait ramener tous les hommes à la même condition. Les jacobins s’efforçaient de faire adopter par chacun le bonnet rouge et la carmagnole. Quelques-uns voulurent même supprimer les souliers et chausser tout le monde de sabots. Le ci-devant noble, comme on disait dans le langage révolutionnaire, ne dut plus être désigné que sous le nom que portait sa famille avant d’être anoblie. Mais parfois ce nom avait été oublié. Il rendait méconnaissable l’ex-gentilhomme auquel il était imposé. On se souvient de la colère de Mirabeau contre le journaliste qui l’avait désigné dans le Moniteur sous le nom de Riquetti. « Savez-vous, lui cria-t-il, qu’avec votre Riquetti vous avez désorienté l’Europe pendant trois jours ? » Il fallut donc le plus souvent se contenter de la suppression du titre et du de qui l’accompagnait. Le nom de terre prenait ainsi une physionomie plébéienne. Le marquis de Condorcet ne fut pas appelé Caritat, mais Condorcet tout court ; Lafayette cessa d’être le marquis de Lafayette, mais il ne fut pas pour cela le citoyen Motier. Quelquefois cependant l’autorité fut sans pitié pour le nom féodal, et il n’est pas jusqu’au roi que l’on n’ait voulu dépouiller du nom qu’il tenait de ses ancêtres. Louis XVI comparut devant la convention sous le nom assez ridicule de Louis Capet, et le tribunal révolutionnaire condamna Marie-Antoinette sous celui de femme Capet. L’infortuné enfant que l’histoire appelle Louis XVII n’était, pour ses geôliers, que le petit Capet. C’était le temps, il est vrai, où l’on parlait du sans-culottes Jésus et de sa mère, Marie, femme Joseph.

Mais il est moins difficile d’abolir des institutions politiques que de changer les habitudes de langage et les usages de la vie. La tradition et la vanité furent plus fortes que des interdictions formulées par la loi et appliquées avec une inexorable rigueur. Les nouvelles dénominations prirent place dans le style officiel ; en dehors des journaux et des clubs, elles ne furent guère usitées. Dans la conversation journalière, on continuait à désigner les hommes et les lieux par leur vrai nom ; c’était le seul moyen de s’entendre, car la manie de changer les noms s’était tellement emparée du gouvernement qu’il avait débaptisé les villes comme les individus. Il voulait effacer tout ce qui rappelait non-seulement le régime de la tyrannie, mais encore le règne de la superstition. Les noms des rues n’avaient pas plus trouvé grâce que ceux des personnes et des localités. Les jacobins ne voulurent pas cependant abandonner le nom de famille qu’ils portaient, alors même que ce nom rappelait les croyances proscrites. Saint-Just et Jean-Bon Saint-André ne supprimèrent pas le saint qui entrait dans leur nom. Les nobles titrés qui étaient conduits à l’échafaud ou qui fuyaient à l’étranger se voyaient toujours désignés par la masse sous leurs vieilles qualifications aristocratiques. Le duc d’Orléans avait beau prendre le nom d’Égalité, il restait pour les Français le duc d’Orléans, et l’on n’aurait guère été compris si, parlant des frères du roi émigrés, on les avait mentionnés sous le nom des frères Capet ; on continuait à les appeler le comte de Provence et le comte d’Artois. Dès que la terreur eut cessé, l’emploi du mot monsieur reparut de tout côté, et, malgré le langage officiel, bien des gens rendirent par politesse, en leur adressant la parole, le titre qu’ils possédaient à ceux qui en avaient été dépouillés. Sous le gouvernement directorial, quelques-unes des qualifications que la loi interdisait furent attribuées par leurs subordonnés aux fonctionnaires de la république. Les directeurs s’en émurent et des arrêtés du 18 fructidor an V et du 6 brumaire an VI défendirent de donner aux ambassadeurs, aux consuls et autres agens de la république à l’extérieur, ainsi qu’aux généraux en chef et employés militaires de toute classe, d’autres qualités ou dénominations que celle de citoyen. Quand le concordat eut été promulgué, le premier consul, pour ne pas blesser les principes républicains, crut devoir, par un des articles organiques (titre I, article 12), défendre aux évêques et archevêques de prendre une autre qualification que celle de citoyen ou celle de monsieur. La tolérance de ce dernier titre était une dérogation à l’usage imposé par la convention, un retour partiel dans la langue officielle aux vieilles locutions. Bonaparte s’était borné à interdire qu’on donnât aux prélats du monseigneur, qualification qui sentait par trop l’ancien régime et que la nation n’était pas encore préparée à voir reparaître. La chose ne se fit pas beaucoup attendre. Jusqu’en l’an XII, c’est-à-dire jusqu’à la fin du consulat, l’appellation de citoyen demeura la seule légale pour tous les Français ; elle fut officiellement appliquée même au chef de la nation. Mais, dans le monde, dans le commerce privé, surtout entre gens de bonne compagnie, on ne donnait plus à personne du citoyen : chacun en était revenu au monsieur. Les femmes s’étaient débarrassées les premières de cette appellation de mauvais goût et avaient repris la qualification de madame. Quand Bonaparte était encore officiellement appelé citoyen premier consul ou citoyen général, Joséphine, qui avait déjà des dames du palais, sans qu’elles en portassent tout à fait le titre, était universellement appelée Mme Bonaparte. C’est l’empire, en 1804, qui raya définitivement du langage officiel les dénominations introduites par la révolution ; elles étaient déjà presque totalement tombées en désuétude. Cependant les titres nobiliaires proprement dits n’avaient timidement reparu qu’après que les émigrés eurent été autorisés à rentrer sous de certaines conditions. On commença alors dans la vie privée à restituer aux gentilshommes le nom et la qualité qui leur appartenaient. Les qualifications usitées sous l’ancienne monarchie reprirent faveur. Mais Napoléon Ier, en instituant une nouvelle noblesse et en empruntant pour elle à la noblesse féodale une partie de ses qualifications, mit un terme à cette tolérance ; il ne laissait plus les ex-nobles afficher leurs titres. Ces titres, il les confisqua pour ainsi dire à son profit en les soumettant à une hiérarchie qui lui permettait d’en faire un moyen régulier de récompense, un système de promotions, et un complément de la Légion d’honneur. Il accordait à cette nouvelle noblesse des avantages spéciaux et certains privilèges sans en faire tout à fait une classe à part de citoyens, surtout sans la dispenser des charges publiques. Les anciens nobles, auxquels la nouvelle noblesse ne fut pas conférée, — et ils formaient l’immense majorité, — durent renoncer à se parer de leurs titres et se contenter de les recevoir de la bouche de quelques amis qui les leur donnaient encore par courtoisie. Les gentilshommes auxquels leur zèle à servir l’empereur avait valu des lettres d’anoblissement n’obtinrent généralement pas le même titre qu’ils portaient sous l’ancien régime. Napoléon Ier leur en attribuait un, presque toujours inférieur à celui qui appartenait à leur famille, car il entendait que sa noblesse restât au-dessus de celle que la révolution avait supprimée, mais qui n’en subsistait pas moins dans l’opinion. Il y eut donc, à partir de cette époque, deux noblesses qui se tenaient fort séparées : l’une, de création récente et qui faisait montre de ses titres, qui renfermait surtout dans son sein des hommes nouveaux, dont plusieurs avaient un passé révolutionnaire jurant fort avec la qualification à eux attribuée ; l’autre, qui fière de ses parchemins, vivait à l’écart, et ne dissimulait pas son mépris pour les nouveaux anoblis. Le public eut grand’peine à accepter la métamorphose que la collation des nouveaux titres imposait à tant d’hommes qu’il avait connus sous un autre nom et qui ne rappelait à son esprit rien d’aristocratique. L’archichancelier de l’empire avait vainement été fait duc de Parme et l’architrésorier duc de Plaisance : on disait toujours Cambacérès et Lebrun. Quand on parlait dans la conversation des ducs de Rivoli, de Dalmatie, d’Elchingen, de Dantzig et de Castiglione, on n’employait jamais que les noms de Masséna, de Soult, de Ney, de Lefebvre et d’Augereau. La loi avait bien pu interdire aux anciens nobles de prendre les titres sous lesquels ils avaient été si longtemps désignés, elle était impuissante à détruire en eux l’orgueil de race, et ils s’indignaient des exigences de l’empereur, qui contraignait certaines familles de vieille noblesse à donner leurs filles en mariage à quelques-uns de ses propres anoblis.

Louis XVIII, en rentrant en France, voulut rapprocher les deux noblesses. Il ne pouvait manquer de rétablir dans leurs titres les gentilshommes qui lui étaient demeurés fidèles. D’autre part, la politique l’obligeait à reconnaître les nobles d’origine impériale comme il reconnaissait la Légion d’honneur. L’article 71 de la charte octroyée porte ces mots : « La noblesse ancienne reprend ses titres ; la nouvelle conserve les siens. Le roi fait des nobles à volonté, mais il ne leur accorde que des rangs et des honneurs, sans aucune exemption des charges et des devoirs de la société. » Les deux noblesses étaient ainsi mises sur le pied de l’égalité, bien que le système des dénominations nobiliaires qui y était adopté ne fût point identique et qu’elles reposassent sur des principes d’un caractère quelque peu différent. Malgré ce rapprochement commandé par la politique, la vieille noblesse garda tout d’abord son dédain pour la noblesse de création impériale. Plusieurs des nobles qui avaient reçu des titres de Napoléon Ier se hâtèrent de reprendre leur nom de famille et la qualification nobiliaire qui y était attachée sous l’ancien régime. Le gouvernement royal affecta de préférer ces vieilles dénominations, comme il mettait fort au-dessus de la Légion d’honneur les ordres du Saint-Esprit, de Saint-Michel et de Saint-Louis, qu’il avait rétablis. Les royalistes, de leur côté, témoignaient peu de considération pour la décoration instituée par l’usurpateur, dont l’effigie en avait disparu pour faire place à celle d’Henri IV. Mais la société sortie de la révolution, les habitudes et les idées qu’elle avait introduites furent plus fortes que l’opposition des ultras aux concessions de Louis XVIII.

La noblesse impériale sut promptement faire sa place à côté de celle de vieille origine, et les membres de l’une et de l’autre se rencontrèrent à la chambre des pairs, où ils siégeaient sur les mêmes bancs. Plus d’un ancien dignitaire de l’empire devint le favori et le familier du roi, et se mêla aux gentilshommes qui l’avaient suivi en émigration. Des alliances entre familles nobles de vieille et de récente origine scellèrent ce rapprochement. La fusion commença alors à s’opérer entre les deux noblesses. Des anoblis de Napoléon Ier reçurent de la Restauration un titre nouveau, d’un degré supérieur et emprunté à l’ancien vocabulaire féodal. Des comtes de l’empire furent créés marquis ; des chevaliers de l’empire furent faits barons ; en sorte que, malgré la différence de règles de transmission, les deux noblesses tendirent à s’amalgamer. Cette fusion fut d’ailleurs consacrée pour la chambre des pairs par l’ordonnance royale du 25 août 1817. On y posait des règles qui n’étaient sans doute applicables qu’à la pairie, mais que presque toutes les familles titrées s’approprièrent avec le bénéfice des exceptions que cette ordonnance avait admises. L’article 12 était ainsi conçu : « Le fils d’un duc et pair portera de droit le titre de marquis ; celui d’un marquis et pair, le titre de comte ; celui d’un comte et pair, le titre de vicomte ; celui d’un vicomte et pair, le titre de baron ; celui d’un baron et pair, le titre de chevalier. Les fils puînés de tous les pairs porteront de droit le titre immédiatement inférieur à celui que portera leur frère aîné. Le tout sans préjudice des titres personnels que lesdits fils de pairs pourraient tenir de notre grâce ou dont ils seraient actuellement en possession, en exécution de l’article 71 de la charte. » L’ordonnance de 1817, en combinant le système des titres des deux noblesses, avait inauguré une nouvelle hiérarchie, mais elle n’avait pas pour cela réglé tout ce qui touchait à la transmission des titres, surtout à celle de ces titres multiples qui existaient dans certaines familles. On s’en était remis pour cela à la commission du sceau, qui avait remplacé le conseil du sceau des titres institué par Napoléon Ier. En présence de la foule de nobles arrivés de l’émigration ou qui, restés en France, avaient dû, pour un temps, prendre une dénomination plébéienne, la besogne était immense. La commission s’occupa plus des nouveaux anoblissemens faits par le roi et de l’acquittement des droits pécuniaires réclamés des gentilshommes qui reprenaient leurs titres que de la vérification des preuves fournies par ceux qui les portaient. D’ailleurs, la plupart des parchemins qui auraient permis cette opération étaient détruits. Les usurpations devenaient par là faciles, pourvu qu’on se mît en règle avec le fisc. Aussi ne s’en fit-on pas faute ; bien des gens cherchaient à se donner l’apparence de vieux gentilshommes pour s’assurer la faveur des Bourbons. Le roi fut dupe de plus d’une fraude, et l’on assure que, trompé par une usurpation de titre, il fit un jour pair de France le fils d’un bijoutier qu’il prenait pour le descendant d’une noble famille qui a laissé dans la marine un nom glorieux. La confusion qui s’introduisit dans la transmission des titres nobiliaires, à raison du mélange des deux noblesses, s’accrut encore par l’abolition des majorats que porte la loi du 12 mai 1835. Cette abolition entraîna, suivant l’interprétation intéressée de plusieurs, pour tous ceux dont le père ou l’aïeul avait reçu de l’empire un titre nobiliaire l’autorisation de le prendre sans avoir satisfait aux conditions imposées pour sa transmission héréditaire. Les héritiers des nobles de date récente se répartirent alors pour la plupart les titres de leur père suivant la hiérarchie établie par l’ordonnance de 1817. Les frères, les neveux s’arrangeaient entre eux à l’amiable sur ce point, et il en résulta de nouvelles usurpations. Quoique Louis-Philippe ait été fort sobre en matière d’anoblissement, l’absence de contrôle sur le port des titres, la tolérance que l’on montra pour des usurpations manifestes, l’abandon des poursuites contre ceux qui s’arrogeaient un nom ou une qualification ne leur appartenant pas, amenèrent sous son règne un désordre plus grand qu’il n’était sous le gouvernement de la branche aînée et dont la vanité des parvenus se trouva fort bien. On n’observa plus guère les règles de l’ordonnance de 1817. On vit, par exemple, dans diverses familles titrées, tous les fils prendre la qualification nobiliaire de leur père, et du vivant même de celui-ci. Dans telle famille, le fils d’un comte s’intitulait vicomte ; dans telle autre, il s’appelait simplement baron. D’après les règles de l’ordonnance de 1817, le second fils d’un baron ou le troisième fils d’un vicomte n’aurait dû, du vivant de son père, porter aucun titre nobiliaire, la hiérarchie consacrée par cette ordonnance s’arrêtant à la qualification de chevalier. Tout au plus ce fils puîné eût-il pu porter le titre d’écuyer, le plus modeste de ceux que présentait la terminologie nobiliaire de l’ancien régime. Mais ce titre, tombé assez bas, n’était plus prisé ; c’était le seul que l’on n’eût pu ressusciter. D’un autre côté, le titre de chevalier tendait à perdre presque toute sa signification nobiliaire, parce qu’il se confondait avec celui de chevalier de la Légion d’honneur, dont Louis XVIII avait singulièrement multiplié les brevets, disait-on, pour le déconsidérer ; aussi, bien des chevaliers de l’empire s’étaient-ils empressés de solliciter du roi le titre de baron. Les cadets ne se souciaient donc pas d’une qualification qui les eût mis fort au-dessous de leurs aînés, et cependant ils prétendaient à une part dans l’héritage du titre nobiliaire paternel. Ils s’arrogèrent en conséquence des titres qui. ne leur appartenaient pas, et sans souci de l’ordonnance de 1817, ils en prirent un quelque peu à leur fantaisie. Quoique le lustre attaché à toutes ces qualifications nobiliaires se fût singulièrement affaibli par la facilité avec laquelle on les obtenait, l’ardeur à s’en décorer n’avait pas pour cela diminué ; elle s’observait surtout chez les personnes qui tenaient à déguiser leur origine plébéienne afin de pouvoir frayer avec la vieille noblesse. Celle-ci se montrait de moins en moins difficile pour accueillir les titrés de fraîche date, car elle commençait à ne plus guère connaître la composition de sa caste, dépourvue qu’elle était des moyens de s’assurer de l’authenticité des parchemins. Les généalogistes officiels n’existaient plus ; il s’en était improvisé d’autres plus coulans en matière de preuves, et qui spéculaient sur la vanité de bien des gens. Qui grillait du désir d’être noble et ne pouvait découvrir aucun prétexte apparent pour s’attribuer le titre de marquis, de comte, de vicomte, de baron, ajoutait à son nom le de, que le vulgaire prenait pour une marque de noblesse et que, pour ce motif, il qualifiait de particule nobiliaire. Pourtant, on savait fort bien que Poquelin de Molière, acteur et fils d’un tapissier du roi, n’avait jamais été noble, que Caron de Beaumarchais était le fils d’un horloger et que M. de Chamfort était un enfant naturel, né d’un père inconnu ! Mais la vanité n’y regardait pas de si près, et moins l’autorité attachait d’importance à toutes ces usurpations, moins on risquait d’être inquiété pour se les être permises, plus on les voyait se multiplier. Ici un père prenait un titre en vue de mieux marier ses enfans, de trouver pour son fils, auquel il en assurait la transmission, quelque héritière ; là un marchand enrichi et dont le nom était resté attaché à une maison de commerce échangeait ce nom contre un nom titré destiné à faire oublier la profession à laquelle il avait dû sa fortune et à lui ouvrir l’entrée de la haute société. Sous la restauration, tel officier aspirait-il à être admis dans la garde royale ou dans les gardes du corps quoiqu’il n’appartînt pas à la noblesse, il s’empressait de se décorer de quelque titre qui lui facilitât son admission. Un jeune homme se destinait-il à la diplomatie, pour parvenir plus aisément il se donnait volontiers un titre de noblesse. Tout cela se faisait sans tenir le moindre compte des règles jadis consacrées. Un neveu obtenait sans grande difficulté d’hériter du titre de son oncle, un mari, de celui de quelque ancêtre de sa femme. Dans les dernières années du gouvernement de juillet, le désordre et l’arbitraire avaient ainsi pénétré dans tout ce qui touchait au port et à la transmission des titres nobiliaires. Le nombre de ceux qui se les attribuaient était devenu tel que les gens sérieux n’y attachaient plus qu’une très médiocre importance. Les titres de prince et de duc gardaient seuls leur éclat, parce qu’on avait rarement osé les usurper ; quant aux autres, ils couraient les rues. Ce qui en avait accru le nombre, c’est qu’aux titres conférés par le gouvernement français venaient sans cesse s’ajouter ceux qu’on allait acheter au dehors, qu’on arrachait de la faveur de quelque prince étranger ; et on les portait bien souvent sans s’être même mis en règle avec le sceau. On vit certaines personnes, afin de mieux donner le change au public, quitter pour un temps la France, de façon à s’y faire oublier, puis reparaître un beau jour sous le déguisement d’un nom nouveau et d’un titre de noblesse exotique. Le gouvernement provisoire de 1848, en présence de pareils abus, s’imaginant que les titres nobiliaires étaient tombés dans un complet discrédit, pensa pouvoir renouveler les mesures décrétées en 1790 par l’assemblée nationale. Dès le 29 février paraissait un décret abolissant les anciens titres de noblesse. Mais cette tentative n’eut pas plus de succès que celle qu’on fit à la même époque pour remettre en usage la qualification de citoyen, qui figura pendant quelques mois au Moniteur. Le public continua à donner leurs titres à ceux qui en avaient porté. Un décret du prince-président du 29 janvier 1852 abrogea finalement le décret du 29 février 1848.

Le second empire reprit le droit de faire des nobles, mais il n’en usa pas beaucoup plus que ne l’avait fait la monarchie de juillet. Il ne songea point d’abord à assurer par des principes fixes et un système régulier de transmission la valeur des titres qu’il conférait ni à réprimer les fraudes à l’aide desquelles on s’arrogeait des qualifications nobiliaires. La confusion continua donc de régner comme par le passé et les usurpations à se produire de toute part. L’intégrité de l’état civil se trouvait ainsi atteinte et le prix des titres accordés par la faveur impériale singulièrement abaissé. On sentit la nécessité de porter remède au mal, et le décret du 28 mai 1858 édicta des dispositions pénales contre ceux qui usurperaient des titres et qui s’attribueraient sans droit des qualifications honorifiques. La difficulté était de procurer l’exécution efficace de la mesure et d’en assurer l’application sans porter atteinte à des droits acquis ni inquiéter les possesseurs légitimes. Le gouvernement impérial crut y arriver en rétablissant le conseil du sceau des titres et en lui donnant une constitution nouvelle.

Créé par le second statut du 1er  mars 1808, ce conseil avait été en fait maintenu par la restauration sous la dénomination de commission du sceau des titres, qu’institua l’ordonnance du 15 juillet 1814. En présence de l’afflux incroyable de titres nobiliaires que fit reparaître la restauration, la besogne imposée à cette commission était énorme et elle n’y put suffire. Chargée de statuer sur les demandes relatives aux lettres de noblesse, aux majorats et sur une foule d’autres affaires, cette commission ne songea guère à poser des règles précises pour la prise et la transmission des titres ; elle négligea, comme il a été dit plus haut, d’exercer sur les usurpations un contrôle sévère et vigilant. Après la révolution de juillet, on supprima la commission du sceau et l’on attribua simplement à un bureau du ministère de la justice le travail qui était auparavant dévolu à un comité composé des plus hauts personnages. Les référendaires au sceau que l’on avait conservés et qui étaient spécialement chargés de la poursuite des demandes faisaient à peu près tout le travail. Le second empire pensa qu’en remettant la tâche à une commission supérieure, l’on obtiendrait des garanties qui avaient jusqu’alors manqué. En janvier 1859, sur le rapport de M. de Royer, garde des sceaux, le conseil supérieur du sceau des titres fut rétabli avec des attributions plus étendues que celles qu’avait eues l’ancien conseil. Le nouveau devait résoudre les questions qui se rattachaient à la transmission des titres dans les familles, procéder à la vérification des qualifications contestées, à la confirmation et à la reconnaissance des titres anciens, et proposer pour l’avenir les règles à suivre dans la collation des titres et leur transmissibilité, en fixant les conditions auxquelles cette transmissibilité était assujettie. On appela à faire partie du conseil du sceau des titres, rétabli par décret impérial, trois sénateurs, deux membres de la cour de cassation, deux conseillers d’état et un assez grand nombre de maîtres des requêtes et d’auditeurs au dit conseil. L’œuvre imposée à ces personnes, qui avaient plus de bonne volonté que de lumières spéciales sur la matière, était considérable. Il y avait là de quoi occuper pendant des années, et leur mission était aussi épineuse que délicate. Les pièces faisant souvent défaut pour constater la validité des titres, on en était réduit à recourir à la notoriété. Le nouveau, conseil avait à se défendre des pièges que la fraude ne pouvait manquer de lui tendre et à ménager certaines susceptibilités que la politique impériale tenait à ne point froisser. Les termes du rapport de M. de Royer impliquaient pour le conseil de longues recherches et un travail de critique généalogique dont il n’avait peut-être pas apprécié l’étendue. La seule mesure efficace qui suivit le décret du 8 janvier 1859 et qui fut prise en vertu d’un décret rendu le 5 mars suivant, a été l’interdiction à tout Français de porter en France un titre conféré par un souverain étranger sans y avoir été autorisé par décret impérial, après avis du conseil du sceau des titres, et le décret ajoutait que cette autorisation ne serait accordée que pour des causes graves et exceptionnelles.

Le nouveau conseil du sceau des titres, pendant les onze années qu’il a duré, fit peu parler de lui ; il ne parvint pas à résoudre les questions épineuses sur lesquelles il devait statuer, à remettre l’ordre là où régnaient la confusion et l’arbitraire. Avertie par les mesures annoncées, l’autorité se montra quelque temps assez difficile pour accepter certains noms de fraîche date et enjoignit à ceux qui les portaient de les abandonner ; les rigueurs ne s’étendirent pas aux titres nobiliaires qu’on s’attribuait par un héritage contestable.

La république de 1870 ne pouvait conserver une institution telle que le conseil du sceau des titres, dont le caractère était essentiellement monarchique ; mais elle eut le bon esprit de ne pas renouveler la tentative avortée du gouvernement provisoire de 1848, qui abolit les titres nobiliaires et voulut remettre en usage l’appellation de citoyen. Elle laissa les choses dans l’état où elle les avait trouvées, et sans attacher d’importance à ces titres, livrés depuis longtemps un peu au pillage, elle accepta les qualifications nobiliaires dont les individus étaient plus ou moins légitimement en possession. Seulement, dans ces dernières années, les autorités municipales ont été plus exigeantes à l’égard des titres que se donnent les personnes mentionnées dans les actes de l’état civil et elles ont réclamé des pièces justificatives qu’il est parfois malaisé de leur fournir.

En fait, la charte de 1814 avait apporté par son article 71, en ce qui touche les titres de noblesse, une irrémédiable confusion, puisqu’à une noblesse dont les appellations et les conditions étaient bien définies, la noblesse impériale, elle en associait une autre au sein de laquelle l’anarchie en matière de noms et de qualifications avait depuis longtemps régné ; cette anarchie s’était encore accrue pendant l’émigration, alors que la substitution et l’usurpation des titres n’avaient à craindre aucun contrôle d’un gouvernement établi. En rentrant sur le sol qu’ils avaient quitté près de vingt-cinq années auparavant, les nobles restés fidèles à la royauté légitime portaient des titres dont beaucoup n’avaient jamais été vérifiés. Il y eut en ce temps-là d’audacieuses et d’étranges substitutions de noms et de personnes, même des substitutions de sexe ; l’on vit, par exemple, le valet de chambre d’une demoiselle noble, morte en émigration, prendre à son retour en France le nom de sa maîtresse, en simuler le sexe, et obtenir ainsi une pension et un logement au palais de Versailles. Il abusa jusqu’à la fin le gouvernement et le public, qui ne connurent la fraude qu’à sa mort.

L’œuvre dont on avait chargé successivement la commission du sceau des titres et le conseil rétabli en 1859 ne pouvait aboutir. C’était toute une législation rétrospective qu’il eût fallu composer, puisque depuis bien des années l’arbitraire s’était introduit dans le port et la transmission des titres. Sous l’ancien régime, le roi avait entrepris de faire vérifier les titres de noblesse et d’écarter ainsi les faux nobles, mais la besogne était toujours à reprendre. Les usurpations reparaissaient à courts intervalles, et comme la noblesse jouissait alors de privilèges sociaux et échappait en partie à l’impôt, elles étaient bien autrement graves dans leurs conséquences que celles plus récentes qui n’ont porté que sur des dénominations et sur des titres. L’histoire de ces tentatives pour purger la noblesse des familles qui s’y étaient indûment et subrepticement glissées est curieuse ; elle forme un des chapitres les plus piquans des annales de l’aristocratie française ; l’on y retrouve l’empreinte de notre caractère national. Elle nous montre aussi les vicissitudes par lesquelles ont passé ces qualifications nobiliaires dont la vanité demeure encore si éprise et qui se rattachent étroitement aux transformations politiques de la caste à laquelle appartenait sous l’ancien régime le second rang dans l’état.

Je veux essayer de retracer rapidement ici cette histoire, en mettant en relief la différence qui séparait la vieille noblesse de celle qu’avait voulu créer Napoléon Ier et en indiquant les projets qu’il avait conçus pour donner à sa nouvelle aristocratie plus d’importance et d’éclat. On verra mieux par les pages qui suivent combien il était difficile d’établir de l’ordre et de la régularité dans la transmission et l’héritage des titres que la charte de Louis XVIII maintenait ou faisait revivre.


II.

En France, au moyen âge, à l’époque de la féodalité, les charges militaires ou, comme nous dirions aujourd’hui, les commandemens dans les provinces, les villes et les châteaux-forts devinrent héréditaires et constituèrent le patrimoine des familles nobles. Ceux qui les avaient exercés dans le principe joignaient à l’autorité militaire l’administration de la justice. C’étaient d’ordinaire des favoris, des familiers du monarque, auxquels celui-ci déléguait la plus grande partie de son pouvoir. Leurs fonctions se transformèrent peu à peu en de véritables souverainetés placées soit directement sous la suzeraineté du roi, soit sous la suzeraineté d’autres officiers dont les charges étaient également devenues héréditaires et qui relevaient sans intermédiaire de la couronne. Il y eut bientôt un plus grand nombre d’échelons entre celle-ci et les offices militaires qui formèrent de la sorte une hiérarchie de sujétion. En même temps, à la suite des usurpations des possesseurs de bénéfices accordés par le roi, la propriété foncière se confondait avec la souveraineté. Tout propriétaire de terre devenait un seigneur qui régnait sur les serfs et les vilains attachés à son domaine, et prenait rang dans la hiérarchie féodale, dont le réseau s’étendit graduellement sur tout le royaume. Il fut vassal d’un seigneur d’un ordre plus élevé et put avoir ses propres vassaux. Les fiefs s’échelonnèrent donc à la façon des charges militaires dont l’exercice s’attachait au reste à la propriété du sol, car celui qui détenait un fief y avait une habitation, un manoir ; commandant à ses vassaux et à ses sujets, il y rendait la justice et il y recevait les rentes et redevances qui lui étaient dues en retour de la protection par lui accordée. Les propriétaires dont les terres n’avaient point eu à l’origine le caractère féodal et étaient, comme l’on disait, de francs-alleux, enveloppés, enlacés de tous côtés par cette multitude de seigneurs, durent se recommander de quelques-uns d’entre eux pour s’assurer une protection qui leur devenait indispensable. Ils firent hommage de leurs biens-fonds à un voisin puissant et s’en avouèrent les vassaux, entrant de la sorte dans la hiérarchie féodale en dehors de laquelle ils avaient été d’abord placés.

De tous les devoirs qui liaient le vassal à son suzerain, le service militaire était le plus essentiel et le plus impérieux. Le vassal devait prêter l’aide de son bras à son seigneur, en défendre le domaine, de même qu’il avait le droit d’exiger de ses sous-vassaux qu’ils défendissent sa propre terre. L’étendue et la forme de l’obligation du service militaire se réglèrent selon l’importance du domaine et le chiffre de la population qui y était attachée. Ici le vassal dut fournir un nombre déterminé d’hommes d’armes ; là où il n’eût point été possible d’en trouver un, on se contenta de certaines prestations et redevances faites en vue de la guerre. Ce n’étaient pas seulement les nobles qui avaient à marcher à l’appel du suzerain ; les roturiers finirent par être aussi contraints de porter les armes, mais dans de certaines limites et avec de nombreuses restrictions. Il y eut de la sorte un service féodal noble et un service féodal roturier ; le premier d’un caractère bien plus permanent que le second. À l’armée, les rangs se réglèrent pour la noblesse finalement par la terre, et la terre fut classée d’après le service militaire qu’elle devait. Tenir un fief, ce fut donc avant tout être le soldat du suzerain. Aussi, au IXe et au Xe siècle, vit-on la qualification latine de miles appliquée à ceux qui desservaient les fiefs. Au XIe, au XIIe siècle, celui-là seul pouvait tenir un fief qui était d’âge à porter les armes. Le fief passait-il par droit d’héritage à un enfant mineur, il était offert au plus proche de ses parens ayant atteint la majorité, et celui-ci le desservait jusqu’à ce que le jeune propriétaire fût en âge de combattre. Les proches parens refusaient-ils cette charge, le suzerain la pouvait confier à quelqu’un des siens, à quelque autre vassal.

L’obligation du service militaire était plus ou moins étroite suivant la nature de ce qu’on appelait l’hommage, suivant que cet hommage était simple ou lige. Dans ce dernier cas, le vassal qui s’avouait l’homme du seigneur était tenu de l’accompagner sans cesse dans ses expéditions guerrières, de l’assister dans ses querelles, toutes les fois qu’il n’en résultait pas un dommage évident pour lui-même. Il y eut un hommage-lige réel et un hommage-lige personnel. Le réel était fondé sur la concession d’un bien-fonds ; le personnel tirait son origine d’une pension, d’une libéralité pécuniaire que celui qui le rendait avait obtenu de son seigneur. Au milieu du XIIIe siècle, la distinction tendit à s’effacer, la plupart des vassaux recevant du seigneur, à titre d’augment ou d’accroissement de fief, une pension par laquelle il les tenait dans une plus étroite dépendance. La hiérarchie féodale des terres ne fut plus dès lors l’unique fondement sur lequel reposa l’obligation du service militaire. Toute concession du seigneur à l’égard d’un individu put prendre en ce temps le caractère de fief ; toute chose devint susceptible d’être inféodée. Les charges ecclésiastiques furent, comme les autres charges, assujetties à la formalité de l’hommage envers le seigneur, qui était, dans ce cas, l’évêque, et ce même caractère de fief descendit jusqu’aux plus humbles fonctions domestiques. Tout était concédé à charge d’hommage, et conséquemment en principe sous l’obligation du service militaire. C’était en vue de s’assurer des auxiliaires dans leurs luttes que le roi et les gros vassaux prodiguaient les pensions aux gentilshommes peu fortunés ; ils se ménageaient par là le concours d’une foule de nobles nationaux et étrangers. Ces fiefs de pension viagère étaient ce qu’on appelait des fiefs de soudée. Quelquefois un noble devenait ainsi pensionnaire de plusieurs princes ou grands barons à la fois. Comme il ne pouvait les servir tous en personne, il se faisait représenter par des substituts à l’armée de ceux près desquels il ne se rendait pas.

On le voit, celui qui tenait un fief devait être avant tout un homme de guerre. Comme les hostilités renaissaient sans cesse au moyen âge entre les seigneurs, il était presque constamment en campagne, appelé ici ou là pour venir en aide à son suzerain. En principe, il servait à ses frais pour un temps limité ; il arrivait à l’armée dans un accoutrement et un équipage conformes à son rang et à ses ressources, tandis que le roturier ne se présentait que dans un attirail beaucoup plus modeste. Le noble combattait à cheval, coiffé du heaume, ceint de l’épée, vêtu du haubert, ayant la lance et l’écu. Il revendiquait pour lui seul le droit d’être ainsi équipé, car il se regardait comme l’homme d’armes par excellence, et l’on trouve, en effet, dès le XIe siècle, la qualification de miles exclusivement attribuée à celui qui servait dans la cavalerie, arme qui avait le pas sur l’infanterie. Les nobles constituèrent donc d’ordinaire la partie montée de l’armée ; ils formaient dans la société du temps l’ordre équestre. Mais, comme il vient d’être dit à propos du service militaire dû par le fief, le noble ne pouvait servir que lorsqu’il avait atteint l’âge convenable. Il lui fallait avoir fait préalablement et dès l’enfance son apprentissage en qualité de page, de damoiseau, de varlet. Une fois qu’il avait ses quatorze ans accomplis, il se rendait à l’armée en qualité de servant de quelque homme d’armes dont il portait l’écu pendant la marche ; de là, la qualification d’écuyer qu’on lui donnait, et il devait alors faire ses preuves de force et de courage. C’est seulement quand il les avait faites que, suivant un usage qui a existé chez un grand nombre de peuples, il recevait ses premières armes.

Cette remise se faisait avec solennité et était entourée d’un cérémonial particulier. L’église essaya, même de lui donner un caractère tout à fait religieux. L’armement du jeune chevalier, c’est-à-dire du jeune noble qui devait désormais combattre à cheval, devint de la sorte un véritable sacrement. On lui faisait prendre l’épée sur l’autel, et on lui imposait le serment de défendre l’église, les veuves et les orphelins. Tant qu’il n’avait point été armé chevalier, le noble ne pouvait servir que comme assistant d’un chevalier, que comme son varlet ou son écuyer. C’est ce qui explique pourquoi le titre de chevalier devint un titre d’honneur qui ne pouvait se prendre qu’après une investiture solennelle et dont on était fier. Il fut la marque, la qualification de la vraie noblesse. La chevalerie se constitua de la sorte en un ordre de l’état, dont les membres se piquaient de généreux sentimens, se donnaient la mission de défendre les opprimés et de servir les dames. Ce fut, comme on l’appela, le temple d’honneur ; mais elle perdit peu à peu ce caractère élevé, tant parce que les nobles furent loin de se conformer à de si beaux principes que parce qu’on la conféra directement comme récompense à des hommes qui ne suivaient nullement la profession des armes. On attacha les titres de chevalier et d’écuyer à certains offices de magistrature, alors que l’exercice de la justice se détachait du commandement militaire. Le roi créa des chevaliers ès-lois dont la mission n’avait rien de commun avec celle de paraître sur les champs de bataille. De plus, les changemens apportés dans l’organisation des armées par l’institution des troupes permanentes enlevèrent à la vieille gendarmerie française, composée d’abord exclusivement de chevaliers, une grande partie de son importance. Il arriva donc qu’après avoir désigné une sorte de grade militaire, le titre de chevalier ne fut plus qu’une appellation indiquant la noblesse. Elle s’attacha au gentilhomme de vieille, d’illustre famille, qui s’en parait quand il avait atteint sa majorité. Aussi les rois ne conférèrent-ils d’abord ce titre qu’aux nobles des grandes maisons, à ceux qui, par leur fortune ou leurs exploits, s’étaient placés au premier rang. On veillait à ce qu’il ne fût point usurpé par de petits nobles sans avoir et sans notoriété. Une ordonnance de 1270 porte que nul ne peut être chevalier s’il n’est gentilhomme de parage, autrement le roi et le baron avaient le droit de lui couper ses éperons dorés, insignes du chevalier, les écuyers ne pouvant alors porter que des éperons argentés. Ceux-ci cessèrent également de représenter les jeunes servans d’armes des chevaliers dont l’emploi commençait au reste à tomber en désuétude. Comme le gentilhomme qui n’avait point été armé chevalier gardait la simple qualification d’écuyer, celle-ci finit par être donnée aux gentilshommes de mince extraction. La noblesse se trouva par là partagée en deux classes, la noblesse de chevalerie et celle qui ne pouvait prendre que le titre d’écuyer. L’ensemble constitua ce qu’on appela les gens de qualité. Il ne fut plus besoin d’une réception solennelle, d’un cérémonial spécial, comme cela avait été par le passé, pour être déclaré écuyer ou chevalier. Des lettres-royaux suffisaient à celui auquel l’un ou l’autre titre était conféré, et le gentilhomme put transmettre à ses descendans sa qualité de chevalier ou d’écuyer avec les privilèges qui y étaient attachés, et dont jouissait aussi sa femme, fût-elle même de naissance roturière. Au reste, à partir du XVIIe siècle, on ne distingua plus guère entre la noblesse de chevalerie et celle des écuyers ; c’étaient des titres plus relevés que les gentilshommes ambitionnaient. En principe néanmoins, la qualification de chevalier, transmise dans une famille noble, était tenue pour l’indice d’une vieille origine, quoique les rois l’eussent attachée à certaines charges, à certains offices dont la possession n’impliquait certes pas l’ancienneté de la noblesse. Mais jusqu’au XVIe siècle, la distinction entre chevaliers et écuyers demeura très marquée. Seul, le chevalier avait le droit de porter la cotte d’armes et la double cotte de mailles, de prendre dans ses vêtemens l’or, l’écarlate, les fourrures usitées du temps, à savoir : le vair, l’hermine et le petit-gris. Lui seul était autorisé à se faire représenter sur son sceau en armure complète et à arborer sur son manoir la girouette, image du pennon. Tandis que l’écuyer n’était désigné que par son nom, le chevalier était qualifié de monsieur et de monseigneur.

Si, par le nouveau caractère qu’elles prirent, les dénominations de chevalier et d’écuyer finirent par indiquer simplement le rang de la noblesse, elles n’enlevèrent pas pour cela à la possession du fief noble sa valeur et son importance pour marquer aussi le rang. C’était toujours effectivement d’un fief que le gentilhomme tirait son nom de noblesse. Le roi conférait-il la noblesse héréditaire à un roturier, il érigeait en fief noble quelque terre dont il lui faisait don ou que celui-ci possédait déjà ; il en augmentait au besoin l’étendue et les dépendances et y attachait des privilèges seigneuriaux. Le roi pouvait pareillement élever la condition du gentilhomme en érigeant sa seigneurie en un fief de dignité d’un rang supérieur. La qualité du fief indiquait donc celle de la noblesse. Le gentilhomme, pour se désigner personnellement, mettait après son nom de baptême, la seule appellation qui existât à l’origine pour l’individu, le nom de sa seigneurie ou, comme on disait aussi, de sa sirerie, précédé d’un de. C’est ainsi que l’ancêtre des Montmorency s’appelait Bouchard, sire ou sieur de Montmorency et, en sous-entendant le mot sieur, Bouchard de Montmorency ; que l’on disait de même Hugues de Crécy, Thomas de Marie, Guy de Rochefort, Simon de Néaufle, etc. Le noble possédait-il plusieurs seigneuries, il prenait d’ordinaire le nom de la plus importante ou de celle qu’avait le plus anciennement possédée sa famille. Mais le droit d’ajouter la qualité de sieur ou de sire devant ce nom de seigneurie ne pouvait passer qu’à l’aîné de ses fils, puisque le fief se transmettait par droit de primogéniture. Les puînés portaient simplement après leur nom de baptême le nom de la seigneurie précédé du de, sans pouvoir se qualifier de seigneur de l’endroit. De la sorte, l’appellation de la seigneurie se transformait en un nom de famille. Toutefois, à l’origine, le privilège qu’avait l’aîné de posséder la totalité du fief n’était pas absolu. Les puînés, à la mort du père, en obtenaient par droit d’héritage souvent chacun une fraction ; cette parcelle devenait un véritable arrière-fief de la seigneurie ; ils en faisaient hommage à l’aîné, possesseur de celle-ci, et dont ils relevaient conséquemment comme vassaux. Ils pouvaient dès lors prendre le nom particulier que portait le fonds de terre qui leur était accordé dans la succession. Philippe Auguste, dans son domaine royal, avantagea plus encore les puînés ; il leur fit assigner une part dans le fief sans les astreindre à relever de leur aîné, et en ne leur imposant pour suzerain auquel serait dû l’hommage que le seigneur dont avait relevé leur père. Mais dans la plus grande partie du royaume l’ancien usage persista. Les puînés furent, comme on disait, parageurs ; ils tinrent leurs fiefs de l’aîné, tantôt ajoutant à leur nom de baptême le nom de la fraction du fief paternel pour laquelle ils devaient hommage à leur frère, tantôt gardant simplement, sans se qualifier de sire ou de sieur, le nom de la seigneurie paternelle. Cette communauté de nom entre les frères tenait au reste à ce que, suivant le plus grand nombre de coutumes, l’aîné des enfans n’avait sur le fief qu’un simple droit de préciput. Il prenait le manoir, il héritait des armes du père, et les puînés n’en étaient pas alors réduits à une mince légitime, à ne se partager que quelques objets mobiliers. Si le père avait possédé plusieurs fiefs, à sa mort, malgré le droit de primogéniture établi en principe, les puînés pouvaient dans certains cas en avoir un comme apanage, et ils ne manquaient guère d’en prendre le nom. La famille arrivait donc, par ces diverses circonstances, à se partager en plusieurs branches différemment dénommées. Tandis que la branche aînée gardait le nom de l’ancienne seigneurie, les puînés adoptaient des noms nouveaux, sans cependant abandonner tout à fait le nom paternel, qui représentait celui de la souche. Ils devenaient alors seigneurs à leur tour d’un fief différent du fief auquel leur famille avait dû originairement son appellation. N’avaient-ils point de fief, ils faisaient suivre, pour se désigner, le nom paternel, gardé par eux, de la qualification de chevalier ou d’écuyer, selon que l’une ou l’autre avait appartenu à leurs aïeux. Bien entendu, un cadet pouvait par ses mérites personnels obtenir pour lui-même une seigneurie et devenir ainsi la tige d’une nouvelle famille seigneuriale dont parfois l’importance éclipsait celle de la branche aînée.

Les choses se passaient semblablement pour ce qu’on appela le fiefs de dignité, c’est-à-dire pour ceux auxquels étaient attachés les titres de duché, marquisat, comté, vicomte, baronnie. Ces dénominations avaient perdu, dès le XIIIe et le XIVe siècle, leur ancienne acception et ne représentaient plus, comme cela avait été dans le principe, des charges militaires. Les ducs étaient d’abord les officiers auxquels le roi donnait un grand commandement, les généraux d’armée (en latin duces) ; les marquis, ceux qui commandaient sur les marches ou frontières ; les comtes (en latin comites), les gouverneurs de province, choisis d’ordinaire parmi les leudes ou compagnons du roi ; les lieutenans de ces comtes, résidant dans certaines villes ou certains cantons de la province, portaient le titre de vice-comte ou vicomte et n’étaient parfois, comme ils le demeurèrent en Normandie, que d’un rang fort inférieur ; ailleurs ils devinrent de gros personnages et finirent par se rendre indépendans du comte. Le terme de baron avait eu primitivement un sens générique. Ce mot, vraisemblablement d’origine celtique, signifiait simplement homme puissant. Les principaux vassaux du roi et des grands feudataires étaient qualifiés de barons. Voilà comment la dénomination de baronnie fut appliquée à un fief d’une étendue notable et comptant bon nombre de vassaux. Elle resta attachée à diverses seigneuries auxquelles n’était pas donnée l’une des qualifications de marquisat, de comté ou de vicomte et qui étaient généralement de moindre importance que celles qu’on désignait par ces appellations. Tout cela formait l’ensemble des fiefs de dignité, et, quoique les barons et les comtes fussent réputés de moindre rang que les ducs et les marquis, il n’y eut pas entre eux une hiérarchie nettement arrêtée. Les fiefs auxquels ces dénominations respectives s’appliquaient ayant passé par diverses vicissitudes, ils subirent des diminutions ou des augmentations. De la sorte, telle seigneurie qui n’avait que le titre de vicomte, par exemple, devint beaucoup plus importante que tel comté et prit en fait le pas sur lui ; tel marquisat devint aussi important que tel duché. Il régna conséquemment une grande inégalité entre les fiefs de dignité de dénomination identique. Le titre qu’ils conféraient perdit peu à peu, à dater du XVIIe siècle, son caractère féodal pour devenir une simple qualification nobiliaire d’un rang élevé. Voilà comment le titre de comte était donné aux ambassadeurs pendant leur mission près d’une cour étrangère, comment les membres de certains chapitres, par exemple, les chanoines de Lyon, de Brioude, de la collégiale de Mâcon, prenaient tous la qualification de comte. Lors des érections de terres en pairies, des comtés et des marquisats reçurent quelquefois ce privilège et se trouvèrent par là placés au-dessus de ceux des duchés auxquels n’était pas attachée la pairie. Cependant en France et en divers autres états de l’Europe, à dater environ du XVIe siècle, on adopta pour les titres nobiliaires une certaine hiérarchie qui différa peu d’un pays à l’autre. Elle fit règle, mais elle subit bien des exceptions ; elle donnait l’ordre descendant suivant : duc, marquis, comte, vicomte, baron ; au plus bas de l’échelle se trouvaient rejetés le titre de chevalier, et au-dessous celui d’écuyer. On n’assigna pas de rang bien déterminé au titre de vidame, qui se transmettait héréditairement dans quelques familles, mais qui ne pouvait aspirer à un échelon supérieur, car le vidame était, dans le principe, le seigneur que l’évêque ou l’abbé choisissait pour défendre son fief et auquel il remettait en temps de guerre le commandement de ses vassaux. D’ailleurs tous ceux qui portaient en France le titre de vidame, à une seule exception près, relevaient non directement du roi, mais simplement de l’évêque ou de l’abbé, dont leurs ancêtres avaient été les avoués. Quant à la qualification de châtelain, bien que bon nombre de châtellenies eussent pris au moyen âge le caractère de fief héréditaire, elle demeura personnelle et n’entra pas plus dans la hiérarchie nobiliaire que les titres de bailli et de sénéchal, que se transmettaient héréditairement, comme titre d’office, quelques familles. La distinction de chevalier banneret, c’est-à-dire de chevalier commandant à des vassaux, et de chevalier simple ou bachelier avait disparu.

En Angleterre, à la chambre des lords, on retrouve à peu près le même système de graduation que celui qui prévalait en France. Les marquis prennent rang après les ducs, les comtes après les marquis, les vicomtes après les comtes et les barons après les vicomtes. En dehors de la pairie, il s’était constitué chez nos voisins une classe inférieure de noblesse correspondant à celle qui chez nous ne possédait pas de fief de dignité et qu’on appela les petits barons ou baronnets ; avec eux se confondirent les anciens bannerets. Ils n’avaient d’ordinaire que de modestes seigneuries dont ils tiraient la qualification de sir, qui leur est restée. Quant au titre de chevalier (knight], il finit, comme en France, par être une simple marque de noblesse que prirent ceux qui n’avaient point de titre plus élevé, mais il ne constitua qu’un titre personnel que la reine accorde aujourd’hui comme récompense. La qualification d’écuyer (squire) tomba si bas qu’elle finit par être attribuée, comme en France celle de monsieur, à toutes les personnes de quelque respectabilité.

En Allemagne, où la féodalité résista davantage, où les seigneurs s’érigeaient en vrais souverains et n’étaient liés au suzerain que par un lien assez lâche et souvent rompu, le rang des fiefs se régla bien plus d’après la nature de la vassalité que d’après la qualification du fief. Les vassaux immédiats de l’empereur, quel que fût leur titre, se plaçaient au-dessus de ceux dont la dépendance n’était que médiate. Les princes-électeurs avaient sans conteste le premier rang, mais, à part cela, la hiérarchie des titres n’était point observée, d’autant plus que les nobles créés par les princes-électeurs et d’autres grands vassaux, en vertu d’un droit que ceux-ci s’étaient arrogé, ne pouvaient prétendre à la même importance que les nobles qui tenaient leur noblesse de l’empereur, qu’elle fût personnelle ou héréditaire. Entre les comtes ou grafs, on distinguait les landgraves, les margraves, les burgraves, qui constituaient la haute noblesse ; mais leur préséance se réglait moins par leur titre que par l’étendue et la puissance de leur domaine. Au-dessus d’eux se plaçaient généralement les herzogs ou ducs, peu nombreux en Allemagne, et, par dessus eux, les archiducs. Les freiherren ou barons n’étaient, à proprement parler, que les possesseurs de terres affranchies de tout service roturier, mais cette qualification fut de bonne heure donné par les princes comme un titre inférieur de noblesse. Dans les villes libres de l’empire, les gros bourgeois qui avaient exercé des charges municipales formèrent la souche d’une sorte de noblesse inférieure jouissant de privilèges et qu’on appelait les patriciens. Quant à la qualification de chevalier (ritter), elle resta ce qu’elle était à la fin du moyen âge, une simple marque de noblesse. Dans le royaume de Bohême, on partageait la noblesse en deux classes, celle des barons et celle des chevaliers. Les comtes, qui étaient peu nombreux, faisaient corps avec la première, et les marquis n’existaient point. En Espagne, au XVIe et au XVIIe siècle, la haute noblesse comprenait les ducs et les princes, les marquis et les comtes. Au-dessous d’eux se plaçaient les barons et au plus bas de l’échelle était la petite noblesse vivant sans éclat de son revenu. Dès le principe, l’usage des parages n’avait point été admis en France pour les grandes baronnies. Il en résulta que les fiefs de dignité ne se partagèrent pas, et jusqu’à la fin de l’ancienne monarchie ils relevèrent tous directement du roi et furent indivisibles. Ils se transmettaient par droit de primogéniture. L’aîné des fils héritait donc du titre attaché au fief. Il était duc, marquis, comte, etc., comme l’avait été son père, si toutefois le roi n’avait point érigé pour lui la seigneurie paternelle en un fief d’un rang plus élevé. Mais comme un gentilhomme pouvait posséder plus d’un fief de dignité, réunir dans sa main, par suite d’héritage ou autrement, diverses terres titrées, les puînés, si l’aîné y consentait, en recevaient quelquefois leur part. En droit, tous les fiefs de dignité, comme les autres seigneuries, compris dans la succession, étaient dévolus à l’aîné, qui prenait les divers titres que son père avait portés. Accordait-on, au contraire, au puîné la jouissance d’un des fiefs de dignité laissés par le père, ce fils cadet en prenait alors ordinairement le titre, tandis que l’aîné gardait le fief de dignité principal et en portait le nom. De la sorte, deux frères, et même davantage, pouvaient hériter à la mort de leur père de la même qualification, si l’héritage de celui-ci comprenait plusieurs fiefs de dignité semblablement intitulés. Le noble avait-il deux comtés, par exemple, et son fils aîné se dessaisissait-il du second, le puîné recevait ce comté et en portait le nom et le titre. Il devenait ainsi la tige d’une branche nouvelle de la maison noble dont l’aîné conservait le nom de famille, le titre originel et les armoiries. Toutefois, ce n’étaient là que des exceptions. La règle, comme il a été dit, voulait que l’aîné prît tous les fiefs de dignité de son père et ne laissât au puîné que la simple qualification de chevalier. Celui-ci pouvait tout à coup l’échanger contre le titre le plus élevé, si son aîné venait à mourir sans postérité. L’histoire des familles nobles nous fournit bien des exemples de ces faits. Quoique Maximilien-Pierre-François de Béthune, duc de Sully, mort en 1694, eût laissé dans son héritage, outre le duché de Sully, les principautés de Henrichemont et de Boisbelle, les marquisats de Rosny et de Conti, la baronnie de Bontin, les vicomtes de Meaux et de Breteuil, tous fiefs de dignité dont il avait les titres, son fils puîné n’eut pas la moindre part dans ce vaste domaine, qui resta à l’aîné, il fut simplement le chevalier de Sully. Mais son aîné étant venu à décéder sans enfant, le chevalier devint soudain duc de Sully.

On le voit, il n’existait en France pour la transmission des titres rien de semblable à ce que l’ordonnance de 1817 établit pour la pairie. Tout se réglait pour la transmission des fiefs de dignité par la coutume de la province et par le partage adopté pour la succession. Les fiefs de dignité étaient-ils répartis entre les puînés, ce n’était pas toujours suivant l’ordre hiérarchique des qualifications attribuées à ces fiefs qu’ils étaient distribués ; on se conformait au désir exprimé par le défunt ou aux conventions intervenues entre les frères. Il y avait dans certaines provinces des usages particuliers touchant l’ordre et la transmission des titres. Ainsi en Bretagne, au dire d’Alain Bouchard, le titre le plus élevé de noblesse était celui de comte, traduit souvent en latin par le mot consul, parce que le souverain de la province qui s’était arrogé le droit d’anoblissement portait seul le titre de duc. Au-dessous des comtes venaient immédiatement les barons ou bers. Les aînés des maisons nobles étaient comtes et les puînés prenaient le titre de quelque baronnie. Par exemple, dans la famille des comtes de Rennes, tandis que l’aîné avait ce titre, le puîné portait celui de baron de Fougères. En Sardaigne et en Piémont, les aînés des familles nobles prenaient du vivant de leur père le même titre que lui.

Le simple titre de chevalier qu’ils étaient réduits à porter humiliait quelque peu la vanité des puînés, que ne satisfaisait pas non plus toujours l’attribution d’un arrière-fief relevant du fief paternel. S’ils pouvaient obtenir parfois de la faveur royale un titre plus élevé, la plupart se trouvaient exposés à demeurer toute leur vie hiérarchiquement fort au-dessous de leur aîné ; et cependant ils n’étaient pas moins fiers que lui de leur noblesse. En France surtout, où les familles nobles tenaient à ne point altérer la pureté de leur sang et où tout gentilhomme faisait parade de son extraction, les cadets ne se seraient pas résignés, comme ils le font en Angleterre, à porter une qualification qui les confond avec la roture. N’avaient-ils point de part dans la distribution des fiefs de dignité compris dans l’héritage, ils cherchaient, et cela arriva de bonne heure, à se procurer un titre qui les rapprochât de leur aîné. Tout en gardant le nom paternel que portait l’héritier par droit de primogéniture, ils l’accompagnaient d’une qualification nobiliaire d’un ordre moins élevé toutefois que celle qu’avait eue leur père. Les cadets qui agissaient ainsi devaient se munir de l’autorisation royale, mais bien souvent ils s’en dispensèrent et se contentèrent de l’agrément de la famille. Cette usurpation par les puînés d’un titre supérieur à celui de chevalier et qui n’était pas celui d’un des fiefs de dignité du domaine paternel, se fit sans tenir toujours compte de l’ordre hiérarchique signalé ci-dessus, et l’on vit des cadets prendre un titre hiérarchiquement plus élevé que celui qu’avait le frère qui les précédait immédiatement. Tantôt le nom joint à ce titre était celui du fief de dignité de l’aîné et le même nom s’accolait de la sorte à deux qualifications différentes, ce qui était absolument contradictoire avec la nature du fief, une terre ne pouvant être à la fois, par exemple, duché et comté, marquisat et vicomte ; tantôt c’était à l’ancien nom de famille, abandonné pour celui d’un fief de dignité, que le puîné demandait l’appellation qu’il ajoutait à la qualification par lui prise. Dans le commerce journalier, la courtoisie faisait souvent donner à l’aîné du vivant de son père le titre que portait celui-ci, et de même qu’il pouvait y avoir deux femmes désignées par le même titre, la douairière et la bru, on vit ainsi quelquefois deux ducs, deux comtes du même nom. La chose pouvait se produire tout à fait légalement dans les familles de pairs, si le roi autorisait le père à se démettre de son vivant de son duché ou de son comté-pairie en faveur de son fils aîné. Alors celui-ci devenait duc et pair ou comte et pair, et le père gardait le simple titre de duc ou de comte. Le plus ordinairement le fils aîné d’un duc ou de quelque autre grand seigneur titré portait du vivant de son père le nom d’une des seigneuries comprises dans l’héritage paternel, ou même celui d’une seigneurie que lui avait léguée un ascendant ou un collatéral, et c’était seulement à la mort du père que ce fils reprenait le titre et le nom de sa famille. Tels ont été les divers usages qui introduisirent surtout des dérogations aux anciennes règles. On s’habitua peu à peu à voir presque tous les enfans mâles d’une famille noble porter du vivant de leur père des titres supérieurs à celui de chevalier, et comme on observait parfois dans la prise de ces titres la hiérarchie, le vulgaire tenait volontiers tous les fils d’un noble pour autorisés à prendre chacun un titre.

Dans plusieurs maisons ducales, le fils aîné portait le titre de prince, dont l’apparition dans la hiérarchie des titres ne date en France que du XVIe siècle. Encore à cette époque, l’opinion dominante était-elle que le titre de prince ne pouvait appartenir qu’à un véritable souverain et aux membres de sa famille. Depuis longtemps chez nous, les fils et les frères du roi recevaient le titre de princes du sang, ses filles et ses sœurs, celui de princesses du sang. Il arriva ensuite que les possesseurs de certaines seigneuries réclamèrent pour elles le titre de principauté, se fondant généralement sur des documens fort contestables. Des maisons de haute noblesse obtinrent alors du roi ou du saint empire pour leur fils aîné le titre de prince, auquel fut attaché le nom d’une seigneurie. Cette qualification, qui ne figurait pas à l’origine dans la hiérarchie des titres usités, finit par y faire sa place, et, au siècle dernier, on la classa tour à tour avant ou après le titre de duc. L’une des plus anciennes principautés nées de la sorte et qui valut son nom à une illustre maison est la seigneurie de Guéméné. Charles IX lui reconnut le titre de principauté. Elle appartenait aux anciens vicomtes de Rohan, ancêtres d’une famille qui devint plus tard ducale. Dans cette même maison de Rohan, nous rencontrons une autre principauté de date plus récente, celle de Soubise créée par Louis XIV en faveur du fils d’Hercule de Rohan, comte de Rochefort, puis duc de Montbazon. Autre exemple : le comte François II, père de François de La Rochefoucauld, qui a été mêlé aux guerres religieuses du XVIe siècle et périt à la Saint-Barthélemy, ayant pris parmi ses titres celui de prince de Marsillac, tiré d’une seigneurie qui prétendait à la qualification de principauté, les aînés de sa maison adoptèrent l’usage de porter du vivant de leur père le titre de prince de Marsillac, et c’est sous ce titre que fut d’abord connu, avant d’être appelé duc, comme héritier du cinquième François de La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes. En reprenant le titre de duc, La Rochefoucauld ne fit ainsi que se conformer à ce qui se pratiquait dans d’autres maisons ducales. Ce n’étaient pas seulement les aînés qui échangeaient à la mort de leur père et en d’autres circonstances le titre qu’ils avaient d’abord porté, c’étaient encore les cadets. Comme les qualifications de marquis, de comte, de vicomte, tendaient à perdre leur acception féodale et à ne plus représenter qu’un degré dans la hiérarchie nobiliaire, on vit souvent les puînés, tout en gardant le nom paternel, y ajouter un titre immédiatement inférieur à celui qu’avait leur aîné. Quand celui-ci faisait pareillement prendre à son propre fils un titre inférieur au sien, mais de même dénomination, le puîné et ses enfans se contentaient d’une qualification moins élevée que celle de la branche aînée, dont ils retenaient pourtant le nom, titre qu’ils échangeaient contre un titre plus élevé si la branche aînée venait à s’éteindre. Cela explique comment, contrairement aux règles qui présidaient, dans le principe, à la transmission des fiefs, diverses branches de la même famille portèrent le même nom de fief avec une qualification nobiliaire différente. Il y avait par exemple, à côté d’une branche ducale, une branche de comte ou de vicomte. C’était là une première confusion ; elle s’accrut par l’usage où furent les enfans, du vivant de leur père, surtout les puînés, de prendre à la guerre ou dans le monde un nom de noblesse de fantaisie, tout au moins un nom emprunté à quelque ascendant. Ceux des fils qui entraient dans l’état ecclésiastique en agissaient de même. Le gentilhomme se rendait-il célèbre sous ce nom d’emprunt qu’acceptait sa propre famille, il le gardait sans se mettre en peine d’obtenir l’agrément du roi, qui fut cependant quelquefois formellement accordé. On pourrait citer bien des exemples de ces changemens arbitraires de noms dans les grandes familles de France. Je n’en rappellerai que deux qui suffiront pour donner une idée des libertés qu’on s’arrogeait en pareille matière. Des quatre fils de Jules-François-Louis de Rohan, prince de Soubise, l’aîné, qui fut le trop fameux maréchal, hérita du titre paternel, qu’il porta de bonne heure, son père étant mort à vingt-sept ans ; le second, qui entra dans l’église et devait être plus tard le cardinal de Soubise, fut d’abord appelé l’abbé de Ventadour ; le troisième fut connu sous le nom de comte de Tournon, et le quatrième, bien loin de ne porter que la modeste dénomination de chevalier, était désigné sous le sobriquet de prince René, emprunté à l’un de ses noms de baptême ; le fils du maréchal, mort en bas âge, reçut le nom de comte de Saint-Pol. Dans une autre illustre famille qui a compté quatre maréchaux de France, nous voyons le fils du second maréchal, Adrien-Maurice, duc de Noailles et comte d’Ayen, porter d’abord le titre de marquis de Mouchy, puis l’échanger pour celui de comte de Noailles et reprendre le nom de Mouchy en devenant maréchal, nom auquel s’attacha la qualification de duc que le roi d’Espagne lui avait d’abord donnée. Ce maréchal de Mouchy fit prendre à son troisième fils, devenu le premier de ses enfans par la mort des deux aînés, le titre de prince de Poix, et au dernier de ses fils, d’abord connu sous le nom de chevalier d’Arpajon que ce cadet, avait pris en mémoire du comte d’Arpajon, son aïeul maternel, le titre de vicomte de Noailles, tandis qu’on appela marquis de Noailles le second des neveux du maréchal de Mouchy, fils puîné de son frère aîné, Louis, duc de Noailles, également maréchal de France et en faveur duquel le comté d’Ayen fut érigé en duché[1].

Le public s’embrouillait facilement au milieu de ces changemens de noms qui s’opèrent aussi fréquemment dans la noblesse d’Angleterre, mais d’une façon plus régulière ; ils ont donné lieu parfois à de plaisans quiproquos. Une distribution aussi arbitraire de titres que celle qui vient d’être signalée amenait une confusion dont se plaint déjà Montaigne dans le chapitre de ses 'Essais, intitulé des Noms : « Un cadet de bonne maison, écrit-il, ayant pour son appanage une terre sous le nom de laquelle il a été cogneu et honoré ne peut honnestement l’abandonner. Dix ans après sa mort, la terre s’en va à un estranger qui en fait de même : devinez où nous sommes de la cognoissance de ces hommes. Il ne faut pas aller quérir d’autres exemples que de notre maison royale, où autant de partages autant de surnoms. Cependant l’originel de la tige nous est échappé. »

La confusion qui s’introduisait dans la dénomination des familles prêtait aux usurpations de qualifications nobiliaires. Aussi les marquis et les comtes pullulaient-ils dans le monde au commencement du siècle dernier. Saint-Simon, dans ses Mémoires, dit que ces titres sont tombés dans la poudre. De jeunes seigneurs de noblesse plus ou moins authentique se donnaient du marquis ou du comte et compromettaient par l’insolence de leurs manières et le débraillé de leur conduite la qualité dont ils se paraient. Le théâtre versa sur eux le ridicule et contribua ainsi à discréditer des titres auparavant si haut places. Mais les Dorante faisaient encore bien des dupes, et Molière, en mettant en scène M. Jourdain, avait sous les yeux de nombreux modèles. Il n’était pas jusqu’à la cour où l’on ne s’amusât quelquefois de ces titres de marquis et de comtes supposés et où l’on n’en fît de méprisans sobriquets. Une anecdote racontée dans une de ses Lettres par le baron de Pöllnitz nous montre qu’il arrivait au roi lui-même de prendre le titre de marquis en mauvaise part. Il est vrai qu’à cette époque, la noblesse, surtout celle de cour, avait bien dégénéré. Les jeunes gentilshommes se ruinaient par le jeu et la débauche et oubliaient les vertus guerrières de leurs ancêtres. On eût pu leur adresser les sanglantes invectives que Juvénal lançait aux nobles de son temps, dans sa célèbre satire où il rappelle que la vraie noblesse est la vertu :


Nobilitas sola est atque unica virtus.


La noblesse donnait alors de plus en plus la main à la roture ; elle s’encanaillait, comme disait un contemporain. Non-seulement elle se mêlait sous des prête-noms à des trafics et à des tripotages financiers, les gens titrés épousaient des héritières de riches traitans ou d’opulens bourgeois et fumaient ainsi leurs terres, suivant leur impertinente expression, mais les roturiers l’envahissaient de toute part à l’aide de titres nobiliaires qu’il n’était pas bien difficile d’obtenir, car l’anoblissement s’attachait à une foule de fonctions. Les rois avaient accordé la noblesse au premier degré à nombre, d’offices et de magistratures, et l’exercice de plusieurs de ces charges pendant deux ou trois générations, dans certaines conditions, faisait acquérir la noblesse héréditaire. L’entrée dans ces charges, dont la plupart étaient vénales, fut un sûr moyen d’arriver à être gentilhomme. Il y avait là une prime pour engager à les acheter. Tels offices qui conféraient la noblesse n’étaient pas d’un ordre bien élevé. Par exemple, les charges municipales, dans maintes villes de France, valaient la noblesse personnelle au bout d’un certain temps d’exercice et donnaient par là un facile accès à la noblesse héréditaire. Ce privilège pour les offices municipaux fut renouvelé à diverses reprises. En confirmant les maires, échevins, capitouls, jurats, etc. dans la jouissance pour eux et leur famille, et même pour leur descendance, du privilège de noblesse, le roi songeait moins à récompenser des services rendus au pays qu’à alimenter son trésor, car toutes ces confirmations entraînaient le paiement de droits pécuniaires. En 1706, Louis XIVe confirma au prévôt des marchands et aux échevins de Paris le privilège de noblesse que leur avaient déjà accordé Charles V, Charles VI et Henri III ; en juin 1716, le régent renouvelait cette confirmation. Chaque fois, le prévôt et les échevins durent financer. On procéda de même pour les privilèges de noblesse attachés à diverses charges de judicature. On ne s’en tint pas à ces anoblissemens intéressés et qu’on pourrait appeler fiscaux. La vénalité alla souvent plus loin, et le gouvernement royal vendit quelquefois directement des lettres de noblesse, et cela dès le XVIe siècle.

Il en devenait de la noblesse comme de la monnaie fiduciaire, qui inspire d’autant moins de confiance qu’il y a une plus grande émission de papier. Les choses se passaient ainsi au rebours de ce qu’elles avaient été antérieurement. Jadis, les rois avaient donné des bénéfices et des terres à ceux qu’ils anoblissaient ; maintenant c’étaient les anoblis qui payaient le roi. En fait, les titres de noblesse étaient à l’encan. Un édit royal du mois de mai 1702, portant anoblissement de deux cents personnes, auxquelles devaient être expédiées des lettres de noblesse irrévocables et exemptes de toute taxe, déclarait que les nouveaux anoblis auraient à acquitter des droits et frais modérés en vue de subvenir aux besoins de la guerre. On se fondait, pour justifier ce trafic, qui s’était déjà fait quelques années auparavant, sur ce que les cinq cents lettres de noblesse accordées précédemment n’avaient pas suffi aux demandes. La vérité, c’est que les sommes versées par les anoblis antérieurs ne suffisaient pas aux exigences du trésor, l’exemption des taxes ne portant que sur ce qu’on appelait les lettres de confirmation. Le prix des lettres patentes était fixé à 6,000 livres, plus, comme toujours, les deux sous pour livre. D’abord on n’avait concédé aux acquéreurs que le titre d’écuyer, mais le public se montra peu empressé à payer si cher cette modeste qualité. En novembre 1702, un édit royal porta création de deux cents chevaliers. Deux ans plus tard, on vendait encore cent lettres de noblesse. Le roi les révoqua bientôt sous prétexte que ces lettres avaient été accordées aux officiers supérieurs des cours du royaume et qu’il importait à la considération de la noblesse qu’on ne la prodiguât pas trop. De telles révocations furent le moyen arbitraire dont on abusa pour restreindre le chiffre croissant des nobles. Les anoblis dépossédés de leur noblesse ayant financé pour obtenir leurs lettres, c’était là une véritable banqueroute. En novembre 1640, Louis XIII avait aboli tous les anoblissemens accordés depuis 1610 qui n’avaient point été depuis confirmés. L’édit royal d’août 1664 révoquait tous les anoblissemens postérieurs au 1er  janvier 1611, et, par une mesure plus radicale encore, l’arrêt du conseil du 2 mai 1730 frappa en masse de nullité les lettres de noblesse concédées de 1643 au 1er  septembre 1715 ; un autre édit du mois d’avril 1771 celles accordées depuis le 1er  janvier 1715. Il ne s’agissait, du reste, ici que des anoblissemens vendus pour une somme fixe, non des lettres conférant la noblesse comme récompense spéciale, ni de celles qui érigeaient en faveur d’un gentilhomme un fief de dignité. D’ailleurs toutes ces révocations n’étaient, en réalité, que conditionnelles ; elles avaient pour conséquence d’obliger les anoblis à établir que la noblesse ne leur avait point été concédée moyennant finances et à leurs sollicitations, qu’ils la possédaient depuis longtemps par un acte de la libre volonté du prince, et c’était encore en payant qu’on fournissait cette preuve. Le roi avait déclaré dans plusieurs des édits d’anoblissement que la noblesse n’était pas instituée seulement pour récompenser ceux qui le servaient sur les champs de bataille, qu’il y avait d’autres moyens que les armes pour l’aider à soutenir ses guerres, qu’on le faisait aussi en lui accordant des subsides, de sorte que ceux qui s’empressaient de lui offrir leur argent avaient autant de titres à être anoblis que les braves qui versaient leur sang. C’était, comme on le voit, un aveu peu déguisé du caractère vénal qu’on faisait prendre à la noblesse. On annonça, il est vrai, que les lettres ne pourraient être accordées qu’après une enquête sur la vie et les mœurs de ceux qui les sollicitaient, et, dans les déclarations, on insista sur ce fait que ce n’était pas du premier coup qu’on les avait concédées, mais seulement après plusieurs années d’examen. C’étaient là des restrictions plus apparentes que réelles. La nouvelle émission de deux cents lettres, après les cinq cents accordées par l’édit de mars 1696, prouve assez qu’au lieu de restreindre les demandes, on les provoquait, malgré ces belles paroles qui se lisent au préambule de l’édit de mars 1696 : « Si la noble extraction et l’antiquité de la race qui donne tant de distinction parmi les hommes n’est que le présent d’une fortune aveugle, le titre et la source de la noblesse est un présent du prince qui récompense avec choix les services importans que les sujets rendent à leur patrie. » En même temps qu’on laissait acheter la noblesse à beaux deniers comptans, on devenait de moins en moins exigeant pour la conférer à ceux qui servaient à l’armée. Au moyen âge, le service militaire avait été pour le noble le premier des devoirs féodaux. Plus tard, ce furent seulement l’opinion et le décorum qui l’obligèrent en temps ordinaire, alors que l’on ne convoquait plus que très rarement le ban et l’arrière-ban, à servir dans les armées. C’était pour le gentilhomme, quand il n’entrait pas dans l’église ou dans la robe, un devoir d’honneur d’être militaire. Tout dans la carrière des armes était à son avantage. Nommé directement officier, il avait le pas, la considération sur ce petit nombre d’officiers dits de fortune, dont quelque action d’éclat était le seul parchemin. Au milieu du XVIIIe siècle, loin de s’en tenir au principe de l’obligation du service militaire pour tout gentilhomme, on en vint à conférer la noblesse à tous officiers ayant atteint un certain grade et servi pendant un nombre déterminé d’années. Louis XV, réalisant un projet qu’avait déjà conçu Henri IV, fit d’une manière générale de la noblesse la récompense des services militaires, de sorte qu’on y pût arriver par simple droit d’avancement. D’après la déclaration du 22 janvier 1752, il fut établi qu’aucun officier servant dans les armées ne serait imposé à la taille tant qu’il conserverait sa qualité ; or l’on sait que l’exemption de la taille personnelle était l’un des privilèges de la noblesse. Cette exemption fut accordée pour la vie à tout officier créé chevalier de Saint-Louis, qui avait servi trente années non interrompues ou vingt années avec la commission de capitaine, chiffre qui était encore abaissé pour les officiers ayant atteint un grade supérieur et pour ceux qui avaient été blessés. Tout officier-général fut déclaré noble, lui et sa postérité née et à naître, de façon que l’état-major supérieur de l’armée, qui n’avait jamais, au reste, compté que bien peu de roturiers, se composa désormais exclusivement de gentilshommes, anciens ou nouveaux. Tout officier fils légitime, dont le père et l’aïeul avaient acquis par la durée de leurs services ou par le fait de leurs blessures l’exemption de la taille, devenait noble quand il était créé chevalier de Saint-Louis, après avoir servi le temps prescrit ; cette noblesse passait même à ceux de ses enfans nés avant son anoblissement.

La transformation de la noblesse en une sorte de grade militaire acheva d’abaisser les barrières qui séparaient la caste privilégiée de la bourgeoisie. Il y eut tant de cas où les bourgeois pouvaient devenir nobles, tant de sources diverses de noblesse, que le public ne fut plus guère à même de distinguer entre les nobles et les roturiers. Le fait de la noblesse n’était plus décelé par la notoriété publique, par la possession continue dans une famille de quelque seigneurie ; sa constatation devenait une affaire de bureau, car elle demandait la vérification de bien des pièces ; elle rentrait ainsi exclusivement dans le ressort des généalogistes, des tribunaux et des chancelleries. Quant au public, il était facile de lui donner le change. Ce qui l’abusait davantage, c’était la possession de ces fiefs qui avaient été dans le principe l’apanage de la noblesse. Les terres nobles avaient commencé de bonne heure à sortir des mains des gentilshommes pour passer dans celles des bourgeois. Les nobles pressés par le besoin d’argent avaient souvent aliéné leur fief à de riches roturiers. Mais le roturier n’était pas apte à remplir toutes les obligations attachées au fief ; l’aliénation en diminuait ainsi la valeur ; le fief se trouvait alors, comme l’on disait, abrégé. Et ce n’était pas seulement le seigneur immédiat qui éprouvait un préjudice, c’était encore le seigneur supérieur, en remontant jusqu’au roi. Voilà pourquoi le suzerain ne consentit à l’achat d’une terre noble par le roturier qu’en retour du paiement de ce qu’on appela le droit de franc-fief, droit que le roi se faisait payer toutes les fois qu’entre l’acquéreur et lui il n’y avait pas trois seigneurs. Cette mesure, toute fiscale d’origine, régularisa et sanctionna les ventes de fiefs aux roturiers. Les bourgeois aisés, profitant de la détresse, de la ruine de nombre de gentilshommes, se rendirent acquéreurs d’une quantité de terres nobles. Boileau reproche durement aux gens de qualité d’abandonner ainsi les vrais titres de leur noblesse. Tout en disant au début de sa satire adressée au marquis de Dangeau que la « noblesse n’est pas une chimère, » il en montre sans détour l’inanité.


Mais, pour comble, à la fin, le marquis en prison
Sous le faix des procès vit tomber sa maison.
Alors ce noble altier, pressé de l’indigence,
Humblement du faquin rechercha l’alliance,
Avec lui trafiquant d’un nom si précieux,
Par un lâche contrat, vendit tous ses aïeux.


L’acheteur roturier fut d’abord regardé comme substitué aux droits du noble, précédent propriétaire, et par cela même anobli, sauf confirmation du roi. Mais on s’aperçut qu’un tel système ouvrait la porte à de graves abus, et dans la suite l’acquisition d’une terre noble par un roturier cessa de lui donner la noblesse. L’acquittement du droit de franc-fief lui permit seulement de jouir des droits seigneuriaux attachés à la terre même et qui en formaient un des produits. Le roturier put se dire propriétaire de telle ou telle seigneurie, et même, s’il avait acquis un fief de dignité, d’un comté, d’un vicomte, d’une baronnie, mais il ne fut pas pour cela seigneur dans l’ancien sens du mot. Il n’était ni comte, ni vicomte, ni baron. Au temps des premières aliénations, l’achat d’un fief noble fournissait au bourgeois un moyen d’assurer la noblesse à sa descendance. La propriété continuée pendant trois générations de propriétaires suffisait pour acquérir la noblesse au troisième propriétaire, et, comme on disait dans le langage des feudistes, on était noble à la tierce fois. Telle fut la législation du XIIIe siècle. Les ventes de fiefs s’étant fort multipliées, la caste noble se vit en danger d’être envahie par toute la roture, et le gouvernement se montra plus difficile pour reconnaître la noblesse des descendans des roturiers acquéreurs de fiefs nobles. Au XVIe siècle, l’ordonnance dite de Blois supprima définitivement le privilège de la tierce fois, qui était d’ailleurs depuis longtemps contesté. Le propriétaire non noble d’un fief noble, après avoir payé le droit de franc-fief, ne put donc jouir sur sa terre que des seuls privilèges qui faisaient corps avec elle ; mais cela ne l’empêcha pas de se donner souvent tous les airs du gentilhomme à l’égard de ses tenanciers, qu’il qualifiait indûment de vassaux. Les roturiers possédaient des seigneuries, régnaient comme l’avaient fait les gentilshommes sur leurs paysans, dont la condition n’avait ainsi rien gagné au changement de propriétaire ; et le roturier acquéreur représentait toujours pour eux le seigneur. Celui-ci ne manquait pas d’ajouter à son nom plébéien celui de la terre féodale qu’il avait acquise ou dont il avait hérité, en le faisant précéder d’un de ; et il arrivait souvent qu’au bout d’un certain laps de temps ou après une ou deux générations, le nom roturier était mis de côté pour ne plus laisser subsister que celui de la terre. La famille noble qui avait jadis aliéné le fief, mais qui en retenait encore le nom, venait-elle à s’éteindre, l’acquéreur roturier s’en disait volontiers un rejeton et en prenait les armes[2]. Trompé par l’identité des noms, le public voyait dans l’usurpateur un gentilhomme de vieille race. Ajoutez à cela que, d’après le droit commun dont ne s’écartaient qu’un petit nombre de coutumes, le fief noble, même passé en des mains roturières, continuait d’être soumis aux règles de la transmission féodale. Le droit d’aînesse existait donc pour ces terres, ce qui achevait de donner au simple propriétaire l’apparence d’un gentilhomme. Enfin, certains bourgeois, en particulier les bourgeois de Paris, étaient autorisés à tenir des fiefs nobles sans payer le droit de franc-fief, dispense qui prêtait également à la confusion. Tout se réunissait donc pour aider aux usurpations de noblesse et de qualifications nobiliaires. Aussi, de très bonne heure, elles se produisirent assez effrontément. Les parlemens et les cours des aides adressaient de temps à autre à ce sujet des remontrances ; les hérauts d’armes, les généalogistes officiels réclamaient ; la vraie noblesse se plaignait d’intrusions sans nombre. Aux états-généraux de 1614, ses députés dénoncèrent l’énormité des abus et demandèrent qu’on condamnât à la confiscation de la terre noble possédée celui qui s’en était fait un moyen pour usurper la noblesse. En 1787, le généalogiste Chérin, dans le discours préliminaire qu’il a placé en tête de son Abrégé chronologique des édits sur la noblesse, se faisait encore l’écho de ces plaintes ; il dénonçait les usurpations comme ayant pour conséquence de rendre plus lourd sur le tiers-état le poids des charges publiques, auxquelles tant de gens réussissaient à se soustraire indûment en s’attribuant, des privilèges qui les y faisaient échapper.

Pour remédier à ce désordre, les rois rendirent fréquemment des ordonnances défendant sous des peines pécuniaires de prendre indûment des qualités et des titres de noblesse. Les tribunaux prononçaient l’amende contre les délinquans, mais cette répression, quelque peu intermittente, n’arrêtait pas les empiétemens des roturiers. L’ordonnance d’Amboise du 6 mars 1555 interdit toute usurpation de noblesse sous peine de 1,000 livres d’amende, et l’ordonnance d’Orléans laissa l’amende à l’arbitraire du juge, de façon qu’il pût en prononcer au besoin une plus forte. Elle interdit aux roturiers à la fois la prise de toute qualification noble et le port des armoiries timbrées. Semblables défenses furent faites par Henri III en juillet 1576 et en septembre 1577, par Henri IV en 1600, par Louis XIII en 1632. Ce renouvellement périodique des interdictions en prouve suffisamment l’inefficacité, et tous les témoignages déposent de l’audace des usurpateurs. On fabriquait des parchemins, on produisait des pièces frauduleuses, on alléguait de prétendues généalogies, pour justifier les qualifications que l’on se donnait. Les juges n’étaient pas en état de discerner le vrai du faux, et pour se reconnaître au milieu de ces documens de toute nature, il eût fallu des lumières spéciales et une véritable érudition. La juridiction des élus qui prétendait statuer sur ces matières était sans autorité. Il lui fut interdit, en 1634, de procéder sur le fait d’usurpation de titres. On réserva ce droit aux cours des aides, qui ne s’acquittèrent pas toujours habilement de leur tâche, et dont la compétence fut d’ailleurs souvent entravée par les parlemens et d’autres cours, qui prétendirent, en maintes circonstances, que l’affaire était de leur ressort.

La France n’était pas le seul pays où les abus, en ce qui touche la noblesse, se fussent glissés. Nos voisins avaient aussi à s’en plaindre. Dans les états espagnols, aux Pays-Bas et en Franche-Comté, les bourgeois propriétaires de fiefs se donnaient indûment des qualifications nobiliaires. Des ordonnances furent rendues par Philippe III et Philippe IV pour régler ce qui touchait au port des titres et des armoiries et interdire les usurpations. On sévit toutefois dans ces contrées avec moins de rigueur ; on se montra moins exigeant pour les preuves. Aussi, lors de la réunion à son royaume de la Flandre et de la comté de Bourgogne, Louis XIVe dut-il laisser à leurs habitans le bénéfice de cette législation plus indulgente.

Il fallait des mesures générales et sévères pour arrêter le mal que les édits n’avaient pu extirper. Louis XIVe ne se contenta pas de confirmer par de nouvelles déclarations celles de ses prédécesseurs et d’infliger de fortes amendes aux délinquans ; il ordonna dans tout le royaume une recherche des usurpations de noblesse et une vérification de tous les titres nobiliaires. Un arrêt du conseil d’état du 9 mars 1662 prescrivit cette recherche, en vue, y était-il dit, de soulager les sujets taillables du roi. Il n’y eut d’excepté que les provinces de Béarn et de Navarre, dont on tenait à respecter les franchises. C’était un vrai travail herculéen qu’il s’agissait d’accomplir, car on était en face d’une hydre à têtes toujours renaissantes qu’il fallait abattre. Dans quelques provinces, on avait déjà pris les devans et l’œuvre avait été entamée dès le mois de mars 1655. L’opération dura plus d’un demi-siècle, car la recherche, plusieurs fois suspendue, puis reprise, ne fut définitivement close qu’en juillet 1718. La vaste enquête ordonnée par Louis XIV se heurta à bien des difficultés. Elle eut à triompher de mille intrigues, à surmonter des oppositions de toute nature. Sous l’administration de Colbert, on s’aperçut que les traitans chargés de la recherche des usurpations de noblesse s’étaient souvent laissé corrompre pour accepter des pièces supposées ou des preuves dérisoires. Par contre, les véritables nobles avaient eu à subir des vexations de ces mêmes traitans qui, voulant les obliger à financer, se refusaient à reconnaître la validité de leurs titres. En 1702, le gouvernement constatait que bon nombre de faux nobles avaient été maintenus, tandis que des gentilshommes du meilleur aloi ne pouvaient parvenir à obtenir que leurs titres fussent acceptés. On dut charger les intendans de province et des commissaires à ce départis de reprendre le travail. Il leur fut enjoint de veiller à ce que les roturiers ne s’attribuassent aucune qualification pouvant faire supposer la noblesse, telles que celles de chevalier, écuyer, noble homme, messire ; en un mot, on s’efforça d’empêcher les abus qui étaient nés précisément des moyens auxquels on avait eu recours pour faire cesser ceux dont on se plaignait depuis longtemps et qui étaient l’objet de vives réclamations de la part de la noblesse. Celle-ci avait en effet singulièrement souffert de l’enquête destinée en principe à la préserver de l’intrusion des faux gentilshommes. Elle avait été engagée dans de longs et dispendieux procès, forcée, pour comparaître devant les juges et défendre la légitimité de ses titres, à d’incommodes et onéreux déplacemens. En reprenant la recherche avec plus d’attention et d’équité, c’était surtout la mauvaise foi de ceux dont les titres étaient manifestement faux, tout au moins fort suspects, que l’on voulait atteindre. Leurs détenteurs recouraient à toutes les ressources de la chicane pour paralyser l’action des commissaires et éviter la radiation et l’amende. Il arrivait souvent que ceux qui avaient été déboutés et qui se voyaient rétablis sur les rôles de la taille, sortaient de la province qu’ils habitaient et se réfugiaient dans quelque ville franche, de façon à échapper aux effets du jugement les condamnant à payer cet impôt. On prit en conséquence des mesures pour les poursuivre partout où ils allaient s’établir. Mais bien des usurpations de noblesse étaient déjà anciennes, et les commissaires étaient contraints pour les pouvoir constater de remonter haut dans le passé ; ce qui ajoutait encore à la difficulté de leur tâche. Il fallut, pour qu’ils pussent s’en tirer, fixer une date au-delà de laquelle les titres ne seraient plus exigibles, et l’on se contentait alors d’une possession de notoriété publique : autrement dit, on admit une prescription en matière d’usurpation de noblesse. Le terme de cent ans avait été d’abord adopté, mais cette disposition fournissait à ceux dont la possession, originairement non contestée, était déjà assez ancienne, le moyen d’arriver en traînant les affaires en longueur, en recourant à des oppositions, à des appels, à gagner le terme de cent ans et de s’attribuer ainsi le bénéfice de la prescription. Une déclaration royale dut, pour enlever à la mauvaise foi ce dernier expédient, décider que le terme de cent années ne pouvait courir que jusqu’à la première assignation signifiée aux contestans.

Le catalogue qui sortit de cette interminable enquête et dont un arrêt du conseil d’état du 22 mars 1666 avait ordonné la rédaction, contint les noms, prénoms, armes et demeure des gentilshommes reconnus. Des copies partielles en furent déposées dans chaque bailliage, comme l’avait demandé l’ordre de la noblesse. Quant à l’instrument original, des arrêts du conseil du 15 mars 1669 et du 2 juin 1670 en prescrivirent le dépôt à la bibliothèque du roi, ainsi que celui de l’état des particuliers condamnés comme usurpateurs. C’est ce fonds qui constitua ce qu’on appelle le cabinet des titres et qui se conserve aujourd’hui au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale.

On avait donc enfin un tableau général de la noblesse authentique du royaume, mais il ne s’écoula pas longtemps avant que la confusion rentrât là où l’on avait voulu la rendre impossible. Les usurpations recommencèrent. Une foule de gentilshommes ruinés par la débâcle de Law ou par leurs folles dépenses avaient vendu leurs terres. Les bourgeois, qui s’enrichissaient de plus en plus par la finance et le commerce, en achetaient de tous côtés. Le gouvernement était de plus en plus facile pour accorder des anoblissemens qui faisaient arriver de l’argent dans sa caisse. Mais ces anoblissemens étaient loin d’être toujours réguliers, et les roturiers, devenus seigneurs de terres nobles, affichaient de plus en plus la prétention d’être gentilshommes. Comme s’ils eussent été tels, ils s’intitulaient dans les actes, hauts et puissans seigneurs, quelquefois même très hauts et très puissans. On voyait alors, rapporte un témoignage contemporain (Encyclopédie méthodique, article Noblesse), des roturiers bien connus ou de simples écuyers s’arroger les titres de marquis, comte, vicomte et baron. Ils n’osaient pas d’abord les prendre dans les actes publics, mais en se les faisant donner dans le commerce journalier, ils commençaient cette possession d’état qui devait, au bout d’un siècle, en assurer la propriété légitime à leur postérité. Le gouvernement ne sévissait guère contre les délinquans. Les parlemens, les cours des aides ordonnaient de temps à autre des poursuites, et voilà tout. Louis XV se borna, en avril 1771, à taxer à une somme de 6,000 livres, sous prétexte de confirmation de leur noblesse, tous ceux qui avaient été anoblis depuis 1715, sauf certaines exemptions. Et ceux dont les titres étaient les plus douteux furent les plus empressés à payer, l’édit royal déclarant la noblesse définitivement acquise après qu’on aurait acquitté ce droit. Le chiffre des nobles s’accrut donc considérablement dans le cours du XVIIIe siècle et il s’y glissa bien des gentilshommes de mauvais aloi. On s’était si fort habitué à ne plus distinguer les possesseurs de fiefs nobles des véritables gentilshommes qu’en 1789, lors des élections aux états-généraux, on admit dans plusieurs bailliages à voter avec la noblesse tous ceux qui tenaient des fiefs nobles, qu’ils fussent gentilshommes ou non, le relevé des électeurs s’étant fait non par familles nobles, mais par fiefs. La Chesnaye des Bois écrivait, vers 1770, qu’il y avait en France environ soixante-dix mille fiefs, dont trois mille à peu près étaient titrés (principautés, duchés, marquisats, comtés, vicomtes, baronnies, etc.).. Il estimait à quatre mille le chiffre des familles d’ancienne noblesse et à quatre-vingt-dix mille l’ensemble des familles nobles : ce qui, d’après sa supputation, « représentait environ quatre cent mille têtes ou personnes, dont cent mille, ajoutait-il, sont toujours prêtes à marcher au premier ordre pour le service du roi et la défense de la patrie, » remarque que La Chesnaye des Bois faisait sans doute afin de justifier ou excuser ce chiffre énorme de privilégiés, dont il avait à se concilier la faveur pour composer le livre qui fut pendant plusieurs années son gagne-pain. À la veille de la révolution, Chérin trouvait le nombre des nobles si élevé qu’il déclarait impossible d’en faire le recensement. L’échafaud et les misères de l’émigration se chargèrent de le réduire.

La révolution avait abattu la noblesse, extirpé les droits féodaux, aboli les titres qui en rappelaient l’existence, mais elle n’avait pas pour cela arraché des âmes les passions qui les avaient fait rechercher. Sous la couche de cadavres et de ruines qui s’étaient accumulés en quelques années, elles couvaient encore. Ce n’était pas d’ailleurs toujours un sentiment d’équité qui avait poussé à l’abolition de la noblesse. Si la dure condition que faisait l’ancien régime aux paysans légitima la haine qu’ils manifestèrent à son égard, les attaques dirigées contre l’aristocratie par les habitans des villes étaient moins justifiées, ceux-ci n’avaient point à beaucoup près à se plaindre de leur sort autant que les gens des campagnes, car ils étaient même souvent privilégiés comme les nobles. En réalité, la bourgeoisie était jalouse d’une noblesse dont elle ne cessait de rechercher les titres et de convoiter les privilèges. Entre les révolutionnaires il en est plus d’un qui avait naguère sollicité du roi la noblesse, qui s’était au moins paré d’une qualification quelque peu aristocratique. Depuis longtemps les bourgeois trouvaient de bon goût de ne plus porter leur véritable nom, d’y ajouter, précédé du de, un nom de terre vraie ou supposée. Au dire de La Bruyère, qui s’est moqué de cette manie de se débaptiser, certaines gens avaient plusieurs noms d’emprunt dont ils usaient suivant les lieux. Les gens sans grande naissance adoptaient souvent un nom de leur choix quand ils se produisaient dans le monde, et voilà comment tant d’auteurs sont restés connus sous une appellation d’emprunt, témoin Molière et Voltaire. Pour entrer sur la scène de la vie, ils faisaient, comme bien des acteurs qui, en s’engageant au théâtre, prennent un faux nom qu’ils rendent parfois célèbre, ou encore comme ces soldats qui portent des noms de guerre. La bourgeoisie, surtout la bourgeoisie parisienne, qui avait des prétentions de noblesse, à raison des privilèges dont elle jouissait, adopta l’usage suivi par les gentillâtres. Au XVIIIe siècle, chez ceux-ci, les frères portaient habituellement chacun un nom différent tiré de quelque terre. De même, les frères dans les familles de grosse bourgeoisie se distinguèrent, non par leur prénom, mais par le nom de quelque propriété, ou même par celui du village où ils avaient été nourris. Contrairement à l’opinion qui veut voir dans le de une marque de noblesse, opinion qu’a réfutée un érudit qui savait à fond les choses du moyen âge, Paulin Paris, c’était l’aîné seul qui ne prenait pas le de. Il conservait ainsi, comme par droit d’aînesse, le dépôt du nom de famille. Un siècle plus tard, les ignorans tinrent ce de des cadets de la bourgeoisie pour un indice de noblesse, et telle était déjà, en 1789, la tendance à regarder la particule génitive comme une désignation nobiliaire que plusieurs hommes de la révolution qui s’étaient donné auparavant un nom pourvu du de se hâtèrent de s’en de faire pour n’avoir pas l’air d’être des ci-devant.

La tourmente révolutionnaire balaya donc tous les titres, mais elle n’en fit pas disparaître le goût ; dès que la tempête se fut calmée, on vit rapidement lever les germes d’une vanité qui n’avait été coupée qu’à ras de terre. Un nouvel ordre de choses allait leur permettre de pousser de vivaces tiges.


III.

Napoléon Ier tenta de ressusciter au profit de sa dynastie une partie des institutions que la révolution avait abolies ; il voulait ainsi donner à son trône un éclat auquel ne suffisaient pas, à ses yeux, les victoires qu’il avait remportées, et, entre ces institutions du passé, se place la noblesse. En rétablissant les titres et les privilèges honorifiques, il pensait reconstituer une aristocratie qui serait pour la monarchie impériale une force et un lustre et qui servirait de contrepoids à une démocratie dont il redoutait les progrès. Sa chute l’empêcha de réaliser sur ce point tous ses projets.

Pour un homme sorti, comme l’était Napoléon, de la révolution, et qui s’en donnait comme le représentant, c’était chose délicate de faire accepter à la nation, surtout aux hommes dont il était entouré et qui avaient servi la république, l’institution d’une noblesse. Il y avait là une dérogation formelle aux idées d’égalité pour lesquelles la France s’était tant passionnée, pour le triomphe desquelles tant de sang avait été répandu. La faveur qu’obtint l’institution de la Légion d’honneur enhardit Napoléon. Il comprit que ce qui avait été détruit, comme contraire à l’égalité des droits, pourrait revivre présenté simplement sous la forme de récompense nationale. Le titre d’empereur n’avait-il pas été pour lui-même la haute récompense de ses victoires ? Ne pouvait-il pas attribuer des titres rappelant la monarchie et d’un ordre moins élevé que le sien à ses lieutenans, à ceux qui avaient été les compagnons de ses succès ? Il songea donc à leur donner des titres nobiliaires et à leur conférer des privilèges rappelant ceux dont jouissaient en Allemagne les petits princes souverains, à s’en faire ainsi de véritables vassaux. Mais il eût été dangereux pour l’empereur d’instituer ces fiefs en France, précisément là où s’était manifestée une haine si prononcée contre le régime féodal. Il eût fallu d’ailleurs dépouiller les acquéreurs des biens nationaux et reconstituer des biens de mainmorte. Napoléon jugea que la chose n’était praticable que sur un sol étranger et que nos victoires avaient soumis à l’empire. C’est donc en Italie qu’il constitua ces nouveaux fiefs de dignité, et il les attribua pour prix de leurs services à plusieurs de ses maréchaux et de ses ministres. Tel fut l’objet du décret du 30 mars 1806 rendu à la suite de la réunion au royaume d’Italie des états vénitiens cédés par le traité de Presbourg (26 décembre 1805). Napoléon crut pouvoir, en qualité de roi d’Italie, faire ce qu’il n’avait osé comme souverain de la France, pays qui était encore nominalement une république. Il érigea dans ces provinces douze grands fiefs avec le titre de duchés, sous les noms de Dalmatie, Istrie, Frioul, Cadore, Bellune, Conegliano, Trévise, Feltre, Bassano, Vicence, Padoue, Rovigo, se réservant d’en donner l’investiture avec transmission héréditaire par ordre de primogéniture, et il attribua aux titulaires de ces fiefs le quinzième de leur revenu. Il en agit de même dans l’Italie méridionale, et par le décret qui appelait au trône de Naples son frère Joseph (30 mai 1806) il institua dans ce royaume six grands fiefs de l’empire avec le titre de duché et les mêmes avantages et prérogatives dont jouissaient les duchés qu’il venait de créer dans les provinces vénitiennes réunies à la couronne d’Italie. Ces grands fiefs étaient également établis à perpétuité à sa nomination et à celle de ses successeurs.

La France reçut silencieusement ces décrets ; il était à cette époque dangereux de parler librement ; la gloire de Napoléon éblouissait le pays et les folies sanglantes de la démagogie y avaient amené un esprit de réaction qui faisait facilement accepter le retour aux institutions du passé. Napoléon se décida alors à pousser plus loin la constitution d’une noblesse héréditaire, à ne plus lui donner seulement des fondemens hors de l’empire, mais à la relever sur le sol même où elle avait été proscrite. En prenant une telle résolution, il suivait d’ailleurs les conseils de quelques-uns des hommes dans lesquels il avait mis sa confiance. Diverses personnes lui faisaient parvenir des mémoires sur l’utilité qu’il y avait à rétablir une noblesse, institution qui donnerait à la nouvelle monarchie une assiette plus solide ; sur la nécessité de refaire une classe indispensable à la stabilité des institutions et à la pondération des pouvoirs. Plusieurs de ces mémoires ont été conservés. Dans l’un, qui a pour auteur un M. Jouin de Saint-Charles, on propose de rétablir trois ordres dans l’état, mais ce ne sont plus précisément ceux que la révolution a abolis. Ces trois états sont celui de la noblesse, celui des cadets et celui de la roture. Dans un autre mémoire composé par l’ex-tribun Émile Gaudin, maire de la commune d’Ivoy-le-Pré (Cher) et qui est daté du 20 fructidor, an XIII, on réclame la création d’une noblesse reposant sur les bases de l’esprit nouveau, et ne présentant pas les inconvéniens de l’ancienne noblesse féodale. Mais de tous ces mémoires adressés à l’empereur, le plus remarquable est sans contredit celui que le duc de Lévis, qui s’appelait alors simplement M. de Lévis, lui fit parvenir en août 1806. Il y proposait l’établissement d’un nouveau système de noblesse et notamment l’institution d’un sénat héréditaire. Cette noblesse devait être fondée sur la propriété foncière et ses membres nommés de façon à y faire entrer les représentans des anciennes familles.

Plus tard, Cambacérès, qui devait être plus écouté que ces particuliers dont plusieurs gardaient l’anonyme, soumit sur le même sujet un rapport à Napoléon Ier. Il n’y était pas question de ressusciter une noblesse sur le modèle de celle de l’ancien régime dont les privilèges étaient exorbitans et abusifs, mais d’instituer une noblesse qui serait dotée de certaines prérogatives, suivant le rang, et ayant une part dans la puissance politique. Cambacerès demandait notamment d’assurer aux nouveaux nobles un certain nombre de places dans les corps constitués (corps électoraux, conseils-généraux, corps législatif, sénat). Le décret du 1er  mars 1808, qui compléta celui de 1806, fut l’application de ces idées. Par ce décret, l’empereur fit. revivre les titres de prince et d’altesse sérénissime pour les grands dignitaires de l’empire, et donna à tout fils aîné d’un de ces dignitaires le droit de porter le titre de duc de l’empire, lorsque son père aurait institué en sa faveur un majorat produisant 200,000 francs de revenu. Le titre et le majorat étaient alors transmissibles à sa descendance directe et légitime, naturelle, ou adoptive, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture. Le décret comprend en outre les dispositions suivantes : les grands dignitaires de l’empire pourront instituer pour leur fils aîné ou puîné des majorats auxquels seront attachés le titre de comte ou de baron, suivant les conditions déterminées. Les ministres, les sénateurs, les conseillers d’état à vie, les présidens du corps législatif, les archevêques porteront pendant leur vie le titre de comte et en recevront des lettres patentes. Ce titre sera transmissible à leur descendance directe et légitime, naturelle ou adoptive, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture. Les archevêques désigneront pour héritier l’un de leurs neveux. Un revenu de 30,000 francs était exigé pour obtenir le titre de comte de l’empire, dont un tiers devait être affecté à la dotation du titre et passer à celui qui en héritait.

Les nouveaux comtes étaient en outre autorisés à instituer en faveur de leur fils aîné ou puîné un majorat auquel devait être attaché le titre de baron. Ce titre était de plus conféré personnellement aux présidens des collèges électoraux des départemens, aux premiers présidens et procureurs-généraux de la cour de cassation, de la cour des comptes et des cours d’appel, aux évêques, et, après dix ans d’exercice, aux maires des trente-sept bonnes villes ayant droit d’assister au couronnement. Les présidens des collèges électoraux, devaient avoir exercé leurs fonctions pendant trois sessions ; mais, pour obtenir le titre de baron, ces divers fonctionnaires devaient justifier d’un revenu annuel de 15,000 francs, dont le tiers était pareillement affecté à la dotation du majorat. Les membres de la Légion d’honneur reçurent le titre de chevalier, qui devenait transmissible à leur descendance par ordre de primogéniture en justifiant d’un revenu annuel de 3,000 francs et quand ils avaient sollicité des lettres patentes.

Napoléon Ier, on le voit, empruntait les qualifications de sa nouvelle noblesse au vocabulaire féodal, mais il avait repoussé le titre de marquis, tombé quelque peu vers la fin de l’ancien régime dans la déconsidération. Il ne fit pas non plus revivre le titre de vicomte et il plaça le titre de prince au-dessus de celui de duc. Cette noblesse était en principe purement personnelle, puisque l’hérédité n’y était attachée que sous la condition d’institution d’un majorat. C’était une récompense de la même nature que la Légion d’honneur, destinée à unir plus étroitement au trône impérial ceux auxquels elle était conférée. Aussi le décret du 1er  mars 1808 qui l’instituait portait-il à son article 37 : « Ceux de nos sujets auxquels les titres de duc, de comte ou baron, ou chevalier seront conférés de plein droit, ou ceux qui auront obtenu en leur faveur la création d’un majorat prêteront dans le mois le serment suivant : « Je jure d’être fidèle à l’empereur et à sa dynastie, d’obéir aux constitutions, lois et règlemens de l’empire, de servir Sa Majesté en bon, loyal et fidèle sujet et d’élever mes enfans dans les mêmes sentimens de fidélité et d’obéissance et de marcher à la défense de la patrie toutes les fois que le territoire sera menacé ou que Sa Majesté irait à l’armée. »

La nouvelle noblesse était donc destinée à former autour du trône un corps de gentilshommes moralement obligés par leur serment à ce même service militaire que devait la vieille noblesse, quand on appelait le ban et l’arrière-ban. Napoléon Ier n’entendait cependant pas pour cela ressusciter la féodalité ; il ne voulait pas que ses nobles pussent s’intituler seigneurs d’une localité. La loi du 20 juillet 1808 interdit même de prendre le nom d’une commune comme nom patronymique. La constitution du majorat était destinée à assurer à la famille noble une situation de fortune qui lui permît de tenir son rang. C’était par l’ensemble de ces nobles ayant institué pour leurs fils un majorat que l’empereur entendait ressusciter l’aristocratie. Le décret du 1er  mars 1808 sur les majorats s’exprime ainsi en parlant de la noblesse : « L’objet de cette institution a été non-seulement d’entourer notre trône de la splendeur qui convient à sa dignité, mais encore de nourrir aux cœurs de nos sujets une louable émulation en perpétuant d’illustres souvenirs et en conservant aux âges futurs l’image toujours présente des récompenses qui, sous un gouvernement juste, suivent les grands services rendus à l’état. » Par l’établissement de ces majorats, Napoléon permettait à l’ancienne aristocratie d’entrer dans la noblesse. Le sénatus-consulte du 14 août 1806 et les statuts du 1er  mars 1808 n’avaient exclu personne du droit de faire une demande de création de majorat. Plusieurs membres de l’ancienne noblesse sollicitèrent des titres de l’empereur et les obtinrent. Napoléon tenait singulièrement à réunir autour de lui ces gentilshommes de vieille race, dont la présence à sa cour semblait apporter au trône impérial le prestige d’antiquité qui lui manquait. Dans le rapport qu’il avait été chargé par son maître de lui adresser touchant le renouvellement de la noblesse et le rétablissement des titres héréditaires, Cambacérès proposait formellement, comme moyen d’entourer le trône impérial d’une splendeur convenable à sa dignité, de rapprocher de la nouvelle dynastie des familles respectées et illustres et de les intéresser ainsi au maintien du nouvel édifice. L’institution de la noblesse devait, pour reproduire les paroles de l’archichancelier, « former comme un faisceau de toutes les familles qui étaient l’objet de la considération générale. » « C’est, ajoutait-il, un cercle qui ne doit laisser hors de son enceinte aucun point autour duquel l’opinion publique puisse s’égarer. » Quand Cambacérès parlait ainsi, le décret du 1er  mars 1808 avait déjà paru. On était au 30 juin 1810. L’archichancelier craignait, comme il le confesse dans son rapport, de voir la nouvelle noblesse se trouver isolée dans le pays. « Il s’agit encore, ajoutait-il, tout en créant de nouveaux nobles parmi les fonctionnaires, d’associer plusieurs des anciens nobles à la nouvelle institution en subordonnant cette association à des réserves et à des modifications que la prudence commande. « Il était à redouter, selon lui, que si l’on n’admettait point les anciennes familles nobles illustres dans la nouvelle noblesse, il ne subsistât à côté de celle-ci une noblesse d’opinion, distincte de celle instituée par le souverain et qui jouirait d’une considération indépendante de ses faveurs. Napoléon partageait cette manière de voir, et Cambacérès, en lui tenant un pareil langage, ne faisait que se conformer à ses vues. On en a la preuve dans des notes que l’empereur lui dicta au sujet de l’institution de la nouvelle noblesse et où perce clairement la pensée de rétablir un corps héréditaire de privilégiés, une noblesse dotée de diverses prérogatives. « Un des moyens, disait l’empereur, les plus propres à raffermir cette institution serait d’y associer les anciens nobles ; » mais il tenait à ce que ceux-ci reçussent des titres nouveaux émanant de lui seul, qu’ils prissent les nouvelles armoiries qu’il leur aurait données, et il excluait formellement les émigrés et ceux qui demeuraient attachés à la vieille dynastie.

Cette noblesse, qui fit revivre en France des titres que la révolution avait si sévèrement proscrits, ne disparut point avec le régime impérial, et ceux auxquels elle avait été conférée ne firent pas grande difficulté de trahir leur serment. La charte de 1814 leur maintint, comme il a été dit plus haut, les qualifications nobiliaires qu’ils tenaient de la faveur de Napoléon Ier, et autour du trône des Bourbons restauré nombre de nobles de l’empire vinrent se mêler aux gentilshommes de la vieille monarchie qui avaient repris leurs titres. Il en fut de ce mélange comme de l’association que voulut faire Louis XVIII de l’ancien et du nouveau régime. Malgré divers caractères communs, la noblesse de Napoléon Ier et celle des rois légitimes différaient profondément. L’une avait une constitution arrêtée et systématique sans traditions, l’autre avait des traditions sans constitution régulière ; l’une était la création d’un homme, l’autre avait été le produit du temps ; l’une rappelait l’omnipotence d’un souverain qui voulait que tout lustre, toute dignité émanât de lui, l’autre prenait son origine dans les efforts des mandataires du roi pour se rendre indépendans. On ne pouvait amalgamer ces deux noblesses sans détruire l’esprit de l’une ou de l’autre, sans affaiblir leur valeur respective. Au lieu de gagner au rapprochement des deux aristocraties, les titres nobiliaires perdirent considérablement de leur importance. Le gouvernement eut beau s’empresser de conférer un titre à ceux qui acquéraient de la notoriété dans la politique, dans l’administration, dans la science, dans l’armée, afin que la noblesse eût toujours l’air de comprendre toutes les sommités de la nation, ce fut presque constamment du sein des classes moyennes et bourgeoises, dont la révolution de 1789 était l’œuvre, que sortirent sous la restauration les hommes les plus distingués, ceux auxquels s’attacha la popularité. La démocratie minait la digue qu’on avait essayé de lui opposer par l’institution de la nouvelle noblesse qui, associée à l’ancienne, trouvait sa plus haute expression et comme sa représentation dans une chambre des pairs héréditaires. Le génie de la révolution l’emporta sur la transaction entre les institutions impériales et les traditions de la vieille monarchie que Louis XVIII s’était flatté d’effectuer. La chute de la branche aînée des Bourbons porta un coup mortel à cette noblesse, qui gardait encore quelque éclat. L’abolition de l’hérédité de la pairie, celle des majorats, ruinèrent les bases d’une institution qui ne devait plus désormais subsister que par des titres ; mais ces titres eux-mêmes perdaient chaque jour de leur valeur, tant ils étaient usurpés, tant il y avait d’arbitraire dans la façon dont on se les transmettait. Le gouvernement de juillet fut le fruit de la victoire des classes moyennes sur l’aristocratie nobiliaire qu’avait essayé de reconstituer la restauration. Il était l’effet d’un retour décidé aux principes de 1789, aux idées que les ultra-royalistes avaient vainement tenté d’étouffer. Il prépara chez nous l’avènement de la démocratie. Je n’ai point à me prononcer ici sur les avantages et les inconvéniens de cette forme sociale. Il me suffit de constater que son triomphe n’a point été un accident, qu’il fut la conséquence d’un ensemble d’événemens et de crises dont le point de départ était le renversement de l’ancienne monarchie. Les progrès de la démocratie ont été sans doute en France plus rapides que bien des publicistes ne l’avaient pressenti, que la prudence ne le désirait, mais ils n’en furent pas moins la résultante de forces que rien n’a pu enrayer. Tout a finalement tourné à sa victoire. La démocratie s’est emparée de tout ; c’est un torrent dont le lit n’a cessé de s’élargir ; il nous inonde de toutes parts et il déborde aujourd’hui bien au-delà de nos frontières. Sur ses ondes écumantes et bourbeuses surnagent les titres nobiliaires comme des épaves du grand naufrage qu’a amené le cataclysme ; mais la violence du courant les pousse de plus en plus vers l’océan où tout s’engloutit. Ils sont déjà tellement battus par les flots qu’ils commencent à devenir méconnaissables, et peut-être dans deux ou trois siècles, ils ne seront plus qu’un lointain souvenir. Après leur submersion, la vanité, l’orgueil qui les auront fait pendant longtemps échapper à la destruction, auront-ils aussi disparu ? Assurément non. Ces passions tiennent trop étroitement à l’essence de notre nature pour qu’on puisse voir en elles simplement l’effet du mode de constitution de la société-elles changeront seulement de mobile. Sous tous les régimes l’homme travaillera à s’élever au-dessus d’autrui, il se parera de quelque marque de sa supériorité vraie ou prétendue. Sous la démocratie radicale, on demandera aux honneurs civiques, aux fonctions électives, à des insignes ou à des galons la satisfaction de ces passions, qu’il ne sera plus possible ni permis de chercher dans des qualifications nobiliaires ; on briguera du peuple les distinctions que, sous une monarchie, on sollicite de la faveur du prince.

Une différence fondamentale séparera toutefois cette sorte d’aristocratie populaire de la noblesse telle que nous l’entendons aujourd’hui. Elle sera essentiellement viagère et personnelle. La démocratie tend à enlever toute hérédité aux fonctions et aux avantages sociaux. Elle veut que chacun conquière par son mérite ou son savoir-faire le rang qui lui est assigné, que tout individu, même celui qui est sorti de la classe la plus humble, puisse aspirer aux premiers emplois et les obtenir du libre choix de ses concitoyens Aussi, dans la démocratie, la compétition des ambitions politiques et des prétentions individuelles va-t-elle sans cesse croissant. Le dépôt de l’autorité passe à chaque instant en de nouvelles mains et ceux qui le reçoivent peuvent appartenir aux couches les plus inférieures de la nation que le régime aristocratique obligeait au contraire à ne jamais monter à la surface. Il en résulte, pour les honneurs et les dignités que la démocratie confère, de moins en moins de considération et d’éclat ; il advient pour eux ce qui advient pour la noblesse quand le souverain en prodigue les titres et en tolère l’usurpation.

La démocratie réussira-t-elle à maintenir sur toutes les têtes son inexorable niveau ? fera-t-elle disparaître toutes les supériorités, et la fortune, le mérite, perdront-ils leurs droits aussi bien que la naissance ? Sommes-nous condamnés à voir un jour s’étendre sur la société tout entière une terne et irrémédiable uniformité ? Il semble qu’il y a des limites contre lesquelles le mouvement qui nous entraîne doit venir se briser. Quand même on serait parvenu à imposer à tous une instruction identique, cette instruction que certaines gens appellent intégrale, à faire que tout citoyen ait le même pécule et le même salaire, la même façon de s’alimenter et de se vêtir, aurait-on pour cela anéanti au fond des âmes le désir de se distinguer de la masse où chacun se trouverait noyé ? On n’aurait pas enlevé à l’individu ce qu’il tient de sa naissance, ce qu’il a hérité de ses parens et de sa race. Pourrait-on faire sucer à tous les hommes le même lait et donner à tous la même nourrice, doter chacun à son berceau de la même organisation et des mêmes facultés ? cette fureur d’égalité qui s’est emparée d’esprits chimériques tendrait à détruire la diversité des esprits et des aptitudes, qui est la condition même du développement des sociétés. Oui, on peut supprimer tous les titres, rendre personnels et passagers tous les honneurs ; on peut restreindre notablement les conditions de l’héritage et rapprocher par une éducation commune des classes encore profondément séparées, mais on ne saurait supprimer le penchant qui pousse l’homme à chercher quelque supériorité et le dépouiller de tous les « moyens d’y arriver qu’il doit à ses facultés mêmes. La justice ne consiste pas à assigner à tous la même part, mais à garantir à chacun le libre exercice de celle que la nature lui a donnée.


ALFRED MAURY.

  1. Le duché d’Ayen ne fut pas duché-pairie comme le duché de Noailles. On distinguait avant la révolution les ducs et pairs des simples ducs. Entre ces derniers, les uns avaient des lettres vérifiées en parlement, les autres ne recevaient qu’un brevet du roi.
  2. Des familles nobles ou roturières obtinrent plus d’une fois du roi d’être substituées à la famille dont le nom était éteint.