Les Théories nouvelles de la Croyance

Les Théories nouvelles de la Croyance
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 414-441).
LES
THÉORIES NOUVELLES
DE LA CROYANCE

I. Spencer et Harrison, On Agnosticism. — II. William James, Principles of Psychology. — III. Paulhan, le Nouveau mysticisme. — IV. De Roberty. L’Agnosticisme; l’Inconnaissable, sa métaphysique et sa psychologie. — V. Secrétan, la Civilisation et la Croyance. — VI. E.-R. Clay, l’Alternative.

Personne aujourd’hui ne conteste plus aux sciences de la nature leur entière indépendance. Elles n’ont à se préoccuper, dans leur recherche de la vérité, que de la vérité seule. Les résultats qu’elles établissent sont-ils fâcheux pour des croyances généralement reçues, elles ne s’en inquiètent pas. Elles passent outre, en protestant que ce n’est pas là leur affaire. Ainsi, la géologie a établi que l’homme existe au moins depuis l’époque quaternaire. L’Écriture sainte ne lui attribuait pas, semble-t-il, une antiquité aussi reculée. Néanmoins les croyans ne se bornent plus à objecter aux géologues le texte de la Genèse. On cherche une conciliation : et, dans cette recherche, au lieu de plier comme jadis la science à la tradition sacrée, on essaie plutôt d’interpréter le texte religieux dans le sens de la science. De même, l’hypothèse de Darwin sur l’origine des espèces a heurté de front la croyance religieuse. Néanmoins, c’est surtout par des argumens scientifiques et par des faits que les adversaires du transformisme l’ont combattu. Bien peu lui ont objecté qu’étant contraire au dogme, il ne pouvait donc être que faux. En un mot, les sciences de la nature sont aujourd’hui maîtresses chez elles. Tant qu’une hypothèse n’est pas suffisamment vérifiée, libre à chacun de la rejeter et d’en établir l’insuffisance par des argumens scientifiques. Une fois démontrée et entrée dans le corps de la science, on ne l’attaque plus. Sur ce terrain il n’y a plus, à proprement parler, de conflits entre la science et la croyance.

Les sciences morales, comme on sait, n’en sont pas encore là. Moins avancées, moins sûres de leurs méthodes, plus embarrassées de leurs objets plus complexes, elles n’ont ni l’autorité, ni le prestige des sciences de la nature. Elles n’en ont pas non plus l’indépendance. C’est même une question de savoir si elles l’auront jamais. Le psychologue, le moraliste, le sociologue, pourront-ils jamais procéder comme font le physicien et le chimiste, uniquement soucieux de la vérité qu’ils aperçoivent et qu’ils démontrent, indifférens au contre-coup que leur doctrine peut avoir en d’autres domaines? N’y a-t-il pas certains principes moraux et sociaux, certaines vérités fondamentales, véritables axiomes de la conscience humaine, qui doivent, sinon servir de guide aux sciences morales, du moins les empêcher de s’égarer? Une doctrine morale et sociale qui aboutit à la négation de la moralité, à la destruction de la société, n’est-elle pas déjà condamnée par ses conséquences? Malfaisante et pernicieuse, elle serait par là même convaincue de fausseté. Elle serait même coupable. La spéculation en pareille matière entraînerait une responsabilité inconnue aux autres sciences. Le philosophe devrait compte de ce qu’il enseigne, et certaines erreurs deviendraient des fautes graves. Sa bonne foi serait une circonstance atténuante, mais non une justification suffisante. Il aurait dû être averti, par les conclusions où il parvenait, que son système, si rigoureux, si exact qu’il lui parût, recelait un dangereux principe d’erreur. A prendre les choses ainsi, les sciences morales, loin d’être indépendantes, auraient pour première condition de se soumettre aux exigences imprescriptibles de la conscience.

La question est de celles qui, sous des formes diverses, se sont posées de tout temps. Pour ne pas remonter plus haut que la fin du XVIIIe siècle, nous la trouvons soulevée par un des esprits les plus brillans et les plus séduisans de cette époque, par le philosophe allemand F. -H. Jacobi. Sa doctrine du « sentiment » ou de la « croyance » n’est vraiment qu’un plaidoyer passionné contre le « fanatisme logique », et en faveur des convictions spontanées de la conscience. La philosophie courante du XVIIIe siècle, étroite, mesquine, sans clair-obscur, sans profondeur, — celle des successeurs de Wolff, en Allemagne, celle des encyclopédistes, surtout, en France, — cette philosophie, dit Jacobi, ne peut pas être vraie. Elle doit avoir un vice logique (et Jacobi s’efforcera, en effet, de démontrer qu’elle pèche par excès d’abstraction); mais, avant même que ce vice soit découvert, je la rejette sans hésiter. Car la raison ne saurait conduire légitimement à des conclusions dont ma conscience est révoltée : je me refuse à l’admettre un seul instant. Une philosophie que la conscience proclame inacceptable ne peut être que fausse. Et je revendique le droit de déclarer une doctrine inacceptable, si elle est en contradiction formelle avec des principes moraux que je ne puis abandonner sans cesser d’être moi-même. Par exemple, il n’y a pas de démonstration qui me fasse jamais accepter pour une vérité scientifique que la vertu soit dans la poursuite du bonheur individuel. La conscience me dit, au contraire, que la vertu commence avec l’effort contre l’égoïsme, et c’est la conscience que j’en crois. Vous ne me prouverez pas non plus que je n’ai rien à attendre après la mort, puisque j’ai le sentiment très net d’appartenir à une essence qui n’a rien de commun avec les composés périssables. Et enfin, en dépit de tous les argumens, je ne croirai jamais que je sois un automate, une horloge, un mécanisme dont les rouages fonctionnent aveuglément. Car je sais, — sans pouvoir le démontrer, mais qu’importe, puisque j’en suis sûr? — je sais que je suis libre, que j’ai la responsabilité de mes actes, que la faute ou le mérite en sont miens. Renoncer à ces convictions, à ces espérances, à ces certitudes, je ne le puis pas, je ne le veux pas. La philosophie qui prétend m’y contraindre, je la repousse de toutes mes forces. Elle exige de moi pire qu’un suicide : elle m’impose le sacrifice de ce qui fait ma dignité d’homme, ma conscience, ma raison d’être. Nous n’avons pas la « prescience » du vrai. Mais, malgré notre ignorance, nous en avons pourtant le « pressentiment » . Et ce « pressentiment », la science ne saurait le convaincre de fausseté. Car il emporte notre conviction mieux qu’aucune démonstration ne saurait faire. Verum index sui et falsi. La formule de Spinoza ne s’applique pas moins bien à la vérité qui se sent, qu’à la vérité qui se prouve. Le cœur, dit Pascal, a ses raisons, que la raison ne connaît pas.

Plus d’une fois, depuis Jacobi, des doctrines analogues ont reparu. Moins naïvement indifférentes à l’intérêt logique, elles sont toutes soucieuses, au fond, comme la sienne, de préserver de chères certitudes. On se rappelle le mot célèbre de Kant, dans la préface de la seconde édition de la Critique de la Raison pure : « J’ai donc dû supprimer le savoir (en métaphysique), pour y substituer la croyance. » Une des pensées maîtresses de son œuvre n’était-elle pas de rendre impossibles à l’avenir les conflits entre la science et la morale, en assignant à la science les bornes de son domaine légitime? Cette préoccupation est devenue, pour notre siècle, le problème philosophique par excellence. C’est ainsi que chez M. Renouvier, la théorie de la certitude et celle de la liberté, intimement liées, permettent une conciliation de la science et du libre arbitre. M. Boutroux, à un autre point de vue, explique qu’en métaphysique il n’y a pas de marque objective du vrai. En pareille matière, la certitude exige, pour s’achever, un élément d’adhésion volontaire, une acceptation, un choix. Différant en cela de la certitude proprement scientifique qui est toute générale et impersonnelle, la certitude métaphysique, comme le voulait Jacobi, s’individualise. La vérité ici ne s’impose plus par une démonstration logique uniformément valable pour tout esprit : il en est plutôt d’elle comme de la beauté, qui doit plaire à tous, et qui ne peut pourtant forcer l’admiration. On peut plaindre qui ne la sent pas, on ne peut pas le convaincre. Comme Pascal opposait à l’esprit de géométrie l’esprit de finesse, ainsi M. Boutroux distinguerait volontiers la (région de la science (où les objets se définissent et où se démontrent les lois), et, au delà un domaine métaphysique où l’âme entre pour une part dans la vérité qu’elle fait sienne. Enfin M. Secrétan et ses disciples n’hésitent pas à proclamer que le devoir, sous la forme de l’impératif catégorique, est le seul absolu qui nous soit accessible : toute doctrine que la conscience morale rejette est, selon eux, jugée sans appel. Ainsi se manifeste, de divers côtés, une tendance commune à ne pas laisser la fonction spéculative de l’esprit seule maîtresse et seul juge de ses démarches. On veut la soumettre, plus ou moins étroitement, à la tutelle de la conscience morale.


I.

Un grand nombre de causes ont concouru à engager dans cette voie la philosophie de notre siècle. Ces causes sont de tout ordre les unes proprement philosophiques, les autres scientifiques, religieuses et sociales. Parmi les premières, et au premier rang, il faut placer le développement toujours croissant des théories de la connaissance. Depuis les Méditations de Descartes, jusqu’à la Critique de la Raison pure, de Kant, l’occupation constante et l’on pourrait dire principale de la philosophie a été la réflexion de l’esprit sur ses fonctions et sur sa nature. De là sans doute les progrès de l’idéalisme, qui prenait dans l’étude des lois de la pensée une conscience toujours plus nette de lui-même. Mais de là aussi, chez d’autres philosophes, beaucoup plus nombreux, l’idée que la connaissance humaine est relative. Nous ne saisirions le réel que sous certaines conditions, et notre raison aurait des bornes au delà desquelles elle devrait se déclarer impuissante. Il y a bien des façons d’entendre la relativité de la connaissance. Ce qu’elle implique dans tous les cas, c’est une opposition entre notre connaissance humaine, qui est relative, et une autre connaissance, que nous supposons, mais que nous ne concevons pas, et qui serait la connaissance absolue. La distinction devait donc s’établir peu à peu entre un domaine où l’esprit humain se rend parfaitement maître de son objet (domaine du relatif), et un autre domaine où la nature même des choses lui interdit d’espérer la science (domaine de l’absolu). Elle s’établit d’autant mieux que les sciences de la nature, rompant avec la tradition scolastique, venaient d’adopter définitivement la méthode expérimentale. Elles faisaient dès lors des progrès rapides et décisifs. Leurs découvertes toujours plus nombreuses, et la richesse de leurs applications témoignaient qu’elles tenaient le bon chemin. En s’enfermant dans la région du relatif, elles avaient trouvé le terrain solide qui manque à la spéculation sur l’absolu.

Il est aisé de suivre, dans ses grandes étapes, cette marche divergente de la science et de la métaphysique. Le point de départ s’en trouve déjà chez Descartes, qui fut pourtant un grand dogmatique. Personne n’eut jamais une plus intrépide confiance en sa raison. Il n’hésite pas à faire table rase de tout ce qui a été écrit et pensé avant lui. Il ne gardera aucune des opinions qu’il a jadis reçues en sa créance, avant de l’avoir ajustée au niveau de sa raison. Il n’admet pas la vérité fragmentaire et flottante : il ne l’accepte que justifiée et mise en sa place par la méthode, qui est la science même. Sa physique construit l’univers a priori, géométriquement, et il affirme l’identité de cet univers idéal avec le monde réel. Il espère de la science les résultats les plus merveilleux: il ne doute pas qu’un jour l’homme ne puisse lutter contre la mort même. Et enfin les principes de cette science découlent d’une métaphysique qui n’est pas moins certaine : Descartes n’avait-il pas démontré l’existence de Dieu et la nature spirituelle de l’âme avec plus d’évidence, s’il est possible, que les propositions de la géométrie? Néanmoins, à côté de cet enthousiasme scientifique et de cette foi superbe en la raison, nous trouvons déjà chez Descartes des réserves significatives. Il avoue qu’il a besoin de la véracité divine pour garantir la certitude de la déduction; il parle aussi, à diverses reprises, de la « faiblesse de son esprit ». Il distingue les objets qu’il peut atteindre, et d’autres qui lui échappent; il dit même expressément qu’il faut, une fois en sa vie, s’être posé cette question : « Quelle est la portée de notre esprit? » Dans sa théorie de l’erreur, Descartes, décrivant les caractères de l’entendement et de la volonté, trouve celle-ci aussi ample qu’il peut la concevoir. Son entendement lui paraît au contraire imparfait, faible et borné. Si donc Descartes pose ce principe : « Tout ce que je conçois clairement et distinctement est vrai, » il ne soutient pas la réciproque : « Rien n’est vrai que ce que je conçois clairement et distinctement. » Il y a sans doute des vérités auxquelles je n’atteindrai jamais. Cela ne tient pas, il est vrai, à la structure de mon esprit, mais à sa faible portée. Sans espérer d’être jamais achevée, la science peut se promettre un progrès indéfini. Ce n’est pas encore la relativité de la connaissance : c’en est le pressentiment chez un dogmatique.

Entre Descartes et Kant, l’idée a fait du chemin. Chercher quelle est la portée de nos facultés : la Critique de la Raison pure n’a pas d’autre objet, et la distinction du connaissable et de l’inconnaissable occupe le centre même de l’œuvre. L’enquête instituée par Kant se clôt sur cette conclusion : l’objet de notre science, c’est-à-dire l’univers connaissable pour nous, est relatif à notre esprit, et dépend de sa structure. Il n’en est pas pourtant le pur produit. Il a son fondement dans une réalité absolue, dans la « chose en soi ». Mais cette « chose en soi », de par la nature même de notre faculté de connaître, nous est à jamais inaccessible. Ainsi * notre science n’est plus seulement limitée, comme chez Descartes : elle est à la fois limitée et relative. Un esprit infiniment plus puissant que le nôtre, mais de même structure, ne sortirait pas plus que nous de la sphère des phénomènes. Il en connaîtrait mieux les lois, il n’en ignorerait pas moins l’essence. La chose en soi n’est pas un objet trop ardu, trop difficile à atteindre pour notre esprit : elle n’est pas un objet du tout. C’est, dit Kant, une inconnue, un x, absolument inaccessible par définition. S’il était témoins du monde connu, c’est donc qu’il serait tombé sous les formes de notre sensibilité et de notre entendement. Il ferait partie de l’univers pensable pour nous. Il serait devenu phénomène, il ne serait plus a chose en soi ». En nous, comme hors de nous, l’absolu nous échappe.

Maintenant, que Kant lui-même ait cru à la possibilité d’une métaphysique après la Critique, le titre des Prolégomènes à toute métaphysique future le donne à penser. Kant a même essayé d’en construire une. Mais ses œuvres de vieillesse ne comptent guère. Elles n’ont eu d’action ni sur ses contemporains, ni sur ses successeurs. La direction générale du kantisme, quand on l’estime comme il convient, non d’après la seule Critique, de la Raison pure, mais d’après l’ensemble des trois Critiques, va évidemment à un compromis entre la science et la morale. Ce n’est pas la morale qui y fait les plus grands sacrifices. Sans doute Kant garantit à la science le déterminisme inflexible des phénomènes (ce qui est peut-être plus qu’elle n’exige). Il lui assure, si l’on peut dire, la jouissance exclusive de son domaine. Mais, du même coup, il l’y enferme. Par la raison théorique, nous essaierions en vain de nous élever à la connaissance de l’absolu : l’effort même serait en contradiction avec notre nature intellectuelle. Par la raison pratique, au contraire, un accès nous est ouvert dans le monde des réalités absolues. Le devoir nous révèle notre dignité de sujets de la loi morale, de volontés libres, de « fins en soi » supérieures à tout ce que contient la nature. La connaissance n’a jamais qu’une valeur relative : la seule chose au monde qui ait une valeur absolue est une bonne volonté. En un mot, les principes de l’action dominent les principes du savoir.

Il est vrai que de la critique kantienne sont nés aussitôt de grands systèmes dogmatiques. De nouveau, les problèmes métaphysiques y ont été abordés avec une confiance, avec une audace même, qui n’avait jamais été, — je n’ose dire égalée, — mais du moins dépassée. Sans doute; mais Kant, qui a connu la métaphysique de Fichte, l’a expressément désavouée. Il a refusé d’y reconnaître une suite légitime de ses principes. Il aurait repoussé encore plus sûrement les systèmes de Schelling et de Hegel. Il faut se souvenir aussi que ces ambitieuses doctrines ne s’inspirent pas seulement de Kant. On y distingue des élémens qui viennent de la philosophie antique, d’autres, de Bruno et de Spinoza, d’autres, enfin, de la théologie chrétienne et des mystiques du moyen âge, sans compter l’influence des écrivains romantiques. Tout cela est très loin de Kant, et lui aurait été fort antipathique. Enfin, cette floraison métaphysique a été aussi courte que brillante. Bientôt, en Allemagne, on en appela des successeurs de Kant à Kant lui-même. Les savans en particulier étaient scandalisés de la désinvolture avec laquelle Schelling, Hegel et leurs élèves déduisaient, englobaient, supprimaient ou supposaient au besoin les faits dans leurs systèmes. Ils appréciaient d’autant mieux les efforts de Kant pour assurer à la science positive une base solide et indépendante de la métaphysique. La délimitation proposée leur plaisait fort. D’un côté, le domaine de la science proprement dite, et les lois invariables de la nature; de l’autre, une région où la science n’a pas à s’aventurer. La raison ne pourrait même pas s’y orienter, si nous n’avions la conscience pour guide et pour étoile polaire le devoir.

Avec Auguste Comte un pas de plus est franchi dans la distinction du connaissable et de l’inconnaissable. Kant séparait la métaphysique du savoir afin de la conserver : Auguste Comte l’en sépare afin de la rejeter.

Invisible et présente, la « chose en soi » est partout chez Kant, et sa théorie des idées, malgré la divergence des doctrines, est encore un souvenir de Platon. Auguste Comte, au contraire, a rompu définitivement avec cette spéculation du passé, qui a eu sa raison d’être jadis, et qui n’en a plus aujourd’hui. L’esprit humain est entré dans la période positive, et il renonce à des recherches dont il a reconnu la vanité. Les faits et leurs lois, le domaine de la science proprement dite, voilà le champ, indéfini d’ailleurs, où l’activité intellectuelle de l’homme doit s’exercer désormais. A mesure qu’il saura davantage, il aura par surcroît la puissance. Il se rendra de plus en plus maître de sa planète, il réduira au minimum la somme de douleur inséparable de sa condition. Au delà, c’est l’inaccessible. Les questions d’essence, d’origine et de fin, n’ayant pas de solution possible pour nous, sont comme si elles n’étaient pas. Le positivisme ne nie pas l’existence des problèmes métaphysiques : il nie seulement la possibilité de les aborder. Qu’est-ce à dire, sinon que notre connaissance est à jamais bornée, et irrémédiablement relative? De savoir ce que sont les choses dans leur essence, l’ambition était trop haute. Contentons-nous donc, sans arrière-pensée, de la connaissance qui est à notre portée. Ne revenons pas, comme Kant, par un détour, à la métaphysique, justement abandonnée.

Enfin, chez M. Spencer (sur qui l’influence de Kant et surtout celle des positivistes sont assez évidentes), l’idée de l’inconnaissable est la cheville ouvrière du système. Elle est la pensée maîtresse qui anime les Premiers Principes. C’est par elle que s’opère la conciliation définitive de la science et de la religion. M. Spencer, il est vrai, affirme la présence de l’absolu dans la pensée de l’homme. Comment saurions-nous sans cela, dit-il, ce que c’est que le relatif? Mais cet absolu, il ne l’appelle pas, comme Kant, la chose en soi ou le « noumène ». Il n’en fait pas, comme Auguste Comte, l’objet illusoire de la métaphysique. Il le nomme expressément l’inconnaissable. C’est à la fois ce qu’il y a de plus réel et de plus inaccessible, de plus intime en nous et de plus mystérieux. La science a beau se développer à l’infini, et nous faire connaître des relations toujours plus complexes, se ramenant à des lois toujours plus simples. A mesure que la sphère de la science augmente la sphère d’ignorance qui l’enveloppe prend aussi une surface plus vaste. Le temps, l’espace, la causalité, toutes les lois enfin de la connaissance, n’ont de sens que dans leur application au relatif. Plus nous acquérons une conscience claire de notre pouvoir de connaître, mieux nous en apercevons les limites, et mieux nous comprenons l’impossibilité de les franchir.

Bref, de Descartes à Kant, de Kant à Auguste Comte, de Comte à M. Spencer, la distinction entre ce que l’esprit humain peut atteindre et ce qui lui échappe nécessairement n’a cessé de gagner en étendue et en importance. Elle est, selon les diverses doctrines, bien différente d’inspiration et de tendances. Elle apparaît tantôt favorable, tantôt hostile à la religion; tantôt pessimiste, tantôt au contraire optimiste et accompagnée de la foi au progrès, tantôt enfin indifférente, et purement naturaliste. Mais partout elle aboutit à une sorte de lieu, où convergent les théories de la relativité de la connaissance. Ce lieu est ce que l’on appelle « l’agnosticisme». Certes, l’agnosticisme des néo-kantiens ne se confond pas avec celui des positivistes, ni celui des positivistes avec celui de M. Spencer, ni enfin celui de M, Spencer avec celui des libres penseurs qui y trouvent, en Amérique, les élémens d’une religion. Pourtant un trait commun se reconnaît dans ces doctrines, et permet de les réunir sous un même nom. Toutes proclament que le savoir humain a des bornes qu’il ne peut absolument franchir : toutes assurent que l’au-delà nous est à jamais inconnaissable. Aussi bien est-ce là une de ces idées diffuses dans l’atmosphère intellectuelle que les gens d’une même époque respirent, pour ainsi dire, sans y prendre garde. L’historien les retrouve partout, et même chez des hommes qui s’opposent les uns aux autres en toute autre chose. Elles suffiraient à marquer une date. C’est ainsi qu’à une certaine façon de célébrer la « nature »; et la « vertu », on reconnaît aussitôt un contemporain de Rousseau et de Diderot. Pareillement, dans notre siècle, philosophes, romanciers et poètes ont cédé souvent, sans s’en apercevoir, à la séduction de la formule agnostique. Elle a fait échec aux progrès du matérialisme, quand elle ne s’est pas conciliée au contraire avec lui, au mépris de la logique. « La raison a son domaine d’où elle ne peut sortir; notre connaissance est irrémédiablement relative; l’absolu ne peut entrer dans notre pensée » : cela est devenu, pour beaucoup de gens, une sorte d’axiome qui se passe de démonstration. Les conquêtes mêmes de la science ont fait ressortir, par contraste, le mystère où demeure enveloppé ce que la science n’atteint pas. Ainsi se révèle, comme disent les pessimistes, le « contraste tragique » de notre temps : l’impuissance foncière de la raison éclatant dans son triomphe même. Jamais l’homme n’a su davantage. Jamais il n’a mieux senti l’inanité de son savoir. La science fût elle aussi parfaite qu’il peut l’espérer, elle ne lui dirait encore rien de ce qui la surpasse aujourd’hui. Les « sept énigmes du monde » n’auront jamais de solution scientifique. N’est-ce pas au nom de la science même que M. du Bois-Reymond a prononcé l’arrêt : Ignorabimus!

Or l’agnosticisme, hormis quelques cas très rares, ne saurait être pour l’esprit une position définitive. En fait, l’histoire de la philosophie montre qu’on ne s’y tient jamais. Ainsi l’agnosticisme était une des interprétations possibles du système de Kant ; c’était même, semble-t-il, une de celles qui devaient se présenter d’abord. Nous voyons cependant qu’aucun des successeurs immédiats de Kant ne s’y est arrêté. Tous, ils ont préféré obéir aux suggestions métaphysiques qui leur venaient des Critiques. Schopenhauer a beau accepter la théorie kantienne de la connaissance, il n’en propose pas moins, lui aussi, une doctrine de l’absolu. Et, pour être exact, Kant lui-même n’avait-il pas, plus d’une fois, entr’ouvert la porte à une métaphysique nouvelle? Dans la Critique du jugement, par exemple, il explique ce que serait une connaissance des choses en soi, une « intuition intellectuelle ». Peu importe qu’il la déclare impossible pour l’homme : il suffit qu’il l’ait définie, et Schelling va s’efforcer d’y atteindre. Auguste Comte, à son tour, donne par sa seconde philosophie un démenti formel à la première. Son positivisme s’achève, ironiquement, par une religion, et il semble remonter, par-dessus la métaphysique, jusqu’à la période théologique. Enfin, M. Spencer, après avoir bien insisté sur l’essence mystérieuse de l’inconnaissable, l’a utilisé de tant de façons, lui a assigné tant de fonctions, qu’il a fini par construire, lui aussi, une métaphysique, intermédiaire entre celles d’Empédocle et de Hegel. Il appelle « force » cette substance primitivement indéterminée dont l’évolution constitue l’univers: conception que M. Renouvier a comparée, non sans raison, aux premières doctrines des philosophes de l’école d’Ionie. Elle a valu, d’autre part, à M. Spencer, de violentes attaques du côté des positivistes. M. Harrison, par exemple, y a dénoncé tous les élémens d’une métaphysique. Mais les positivistes eux-mêmes sont-ils de meilleurs agnostiques? Les uns se rallient peu à peu au matérialisme, une des métaphysiques les plus anciennes et les plus dogmatiques qui soient. La plupart des autres se croient, avec les formules positivistes en possession de toute la vérité. Mais nier les objets de la métaphysique, ce n’est pas s’abstenir de la métaphysique elle-même. Ici encore, la doctrine, insensiblement, tombe du côté où elle penche.

Ainsi sous aucune forme, l’agnosticisme philosophique ne parvient à se maintenir. C’est donc qu’il contient un vice logique, qui ne lui permet pas de se développer sans se détruire. C’est aussi qu’il fait violence à des sentimens fonciers de la nature humaine : tôt ou tard ceux-ci ont leur revanche. Et, en effet, l’idée même d’un inconnaissable, conçu comme existant, est logiquement insoutenable. Rien n’est inconnaissable, à la rigueur, que ce qui, en fait, est et sera toujours inconnu, ce dont l’existence (quoique réelle) ne nous serait en aucune façon révélée, ce qui, enfin, pour nous, n’existe absolument pas. Mais alors ce n’est même plus une « idée négative ». C’est un mot vide de sens, un pur rien. Si, au contraire, tout en déclarant une réalité inconnaissable, nous en affirmons l’existence, nous la pensons. Dès que nous la pensons, nous la comparons (ne fût-ce qu’au connaissable, par opposition); — tout se passe enfin comme si nous en avions quelque idée. Ce n’est donc plus vraiment l’inconnaissable. La contradiction apparaît. Jamais inconnaissable n’a été plus scrupuleusement rejeté au delà des frontières de l’esprit que la « chose en soi » de Kant : c’est un x impensable, et dont l’existence est problématique. Pourtant Kant lui-même n’a-t-il pas risqué, ici et là, quelque détermination de la chose en soi? Dès que l’inconnaissable est nommé, il a commencé déjà à être connu.

L’idée d’une réalité à jamais inaccessible à la pensée est donc équivoque. C’est pour l’esprit un moyen de se faire illusion à lui-même. C’est une manière de contenter un besoin métaphysique en se donnant l’air d’y renoncer. S’il était définitif, l’agnosticisme équivaudrait à une fin de non-recevoir opposée à nos curiosités sur l’au-delà. Mais la métaphysique, « comme tendance naturelle », disait Kant, est indestructible. Il ne dépend pas de l’homme de poser ou de ne pas poser les questions suprêmes : elles s’imposent à lui. Comme le langage, comme la religion, comme l’art, elles sont une des manifestations universelles, immédiates, et je dirais volontiers irrépressibles, de la raison humaine. Et c’est pourquoi l’agnosticisme sera toujours une illusion ou une duperie. Quand une théorie de la connaissance aura déclaré l’absolu inaccessible, mis les choses en soi hors de notre portée, et proscrit la métaphysique comme chimérique, l’instinct se laissera-t-il frustrer pour si peu? Il trouvera à se satisfaire dans le refus même qu’on lui oppose. Il s’emparera de cet inconnaissable dont on lui concède l’existence, et il y trouvera tout ce dont il a besoin. Ne voit-on pas des gens qui se font de l’agnosticisme une religion, et de l’inconnaissable l’objet d’un culte? L’inconnaissable deviendra un symbole, souple, commode, de profondeur variable selon les intelligences. Il se substituera aux objets métaphysiques d’autrefois, définis et démontrables. La forme seule change, le fond subsiste. N'est-ce pas dire, en d’autres termes, que l’on demande aujourd’hui au sentiment et à la croyance ce que ne donne plus la connaissance ? N’est-ce pas que la métaphysique, cessant d’être une science, se plie à suivre les convictions individuelles, et que l’homme, en un mot, croit trouver dans son cœur la réponse aux questions que sa raison s’avoue impuissante à résoudre ? L’agnosticisme est donc moins une solution par lui-même que le signe d’un transfert. L’âme humaine n’a ni perdu sa curiosité, ni renoncé à la satisfaire. Mais, instruite par les échecs de la raison, et éclairée par la théorie de la connaissance, elle a déplacé le point d’appui de ses hypothèses sur l’absolu. Auparavant, elle croyait savoir. Aujourd’hui, elle sait qu’elle croit.

Telle est donc la principale signification des doctrines du sentiment et de la croyance que l’on a vues apparaître, se développer et se répandre depuis un siècle. Ce sont des doctrines de compensation. Elles ont avancé parallèlement à l’agnosticisme : elles en sont, si l’on peut dire, complémentaires. À mesure que la raison théorique s’avouait plus clairement qu’au delà de certaines limites elle est impuissante, à mesure aussi se fortifiait l’opinion que la raison pratique a ses principes propres et indépendans. Le cœur devenait une source originale, sinon de connaissances, au moins de convictions. En même temps qu’on s’apercevait de l’insuffisance de nos facultés intellectuelles pour la solution des problèmes transcendans, on s’avisait aussi qu’elles n’étaient pas seules compétentes. On cherchait une définition plus profonde et plus compréhensive de la certitude, qui fît sa place à la croyance et à la suggestion immédiate du cœur. En un mot, au moment même où il semblait aboutir à l’agnosticisme, l’esprit faisait effort pour y échapper.

Nous touchons ici à l’un des points où la pensée moderne s’est le plus sérieusement éloignée de la pensée antique. Dans l’antiquité classique (j’entends l’antiquité de la période purement hellénique, avant que le génie grec eût fléchi sous le poids des influences orientales), il n’y a pas de doctrine qui corresponde aux philosophies modernes du sentiment et de la croyance . Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait aucune raison pour que le besoin de compensation dont nous venons de parler se fît sentir. Le caractère propre de la philosophie des Grecs, comme de leur art, fut la sérénité libre et tranquille, dans une heureuse harmonie de l’esprit et de la nature. Pas d’antinomie définitivement insoluble pour la raison, pas d’opposition qui n’aboutisse enfin à un accord dans l’ordre de l’univers. Sans doute, les sophistes ont été, en un sens, les précurseurs de Hume et de Kant : ils ont pressenti la relativité de la connaissance. Gardons-nous pourtant d’introduire dans leurs formules un contenu moderne, qui était fort loin de leur pensée. La relativité de la connaissance, dans la célèbre maxime de Protagoras, n’implique pas du tout une limitation provenant de la structure de l’esprit humain, comme chez Kant, c’est-à-dire une impuissance irrémédiable de saisir jamais les choses telles qu’elles sont en soi, parce que nous ne pouvons connaître que sous certaines conditions. Au contraire, la relativité de la connaissance tient à la fois, selon Protagoras, à la nature de l’esprit et à celle de la réalité (surtout à celle de la réalité, qui n’est pas stable un seul instant). Cette réalité n’est pas objet de science, parce que la science exigerait un objet fixe et identique à lui-même. Mais cela n’équivaut pas à dire qu’elle soit inconnaissable, inaccessible à l’esprit humain. Il faut bien qu’elle soit accessible, puisque Protagoras la caractérise, et qu’il en décrit l’incessante mobilité.

Si la valeur de la connaissance est mise en doute, c’est-à-dire si l’objet n’est pas connu tel qu’il est en soi, la seule conclusion où la philosophie antique puisse aboutir est le scepticisme. Car, pour les anciens, comme l’a dit M. Boutroux, l’esprit qui connaît, pris en lui-même, est vide : il ne se soutient que par son rapport avec l’objet. Si l’harmonie entre eux est troublée, la connaissance ne sera pas relative : elle sera nulle. L’homme n’aura plus qu’à y renoncer, et à se diriger comme il pourra, par la coutume. Les anciens n’ont donc pas pu chercher les conditions de la connaissance vraie dans la structure de l’esprit même, comme fera Kant, qui réduira le rôle de la réalité extérieure à un minimum presque inconcevable. A plus forte raison, que le réel put être inaccessible à la pensée, et pourtant se révéler à nous par une voie différente, cette idée leur aurait paru étrange et injustifiable. Ils n’auraient pas compris comment une connaissance refusée à la faculté de connaître pourrait être fournie, ou du moins compensée par la faculté de sentir, de vouloir ou de croire. Ce chassé-croisé leur aurait semblé paradoxal, déraisonnable, peu compatible avec le sérieux de la philosophie. Et cela ne prend un sens, en effet, que dans une philosophie pénétrée de l’esprit chrétien, dominée (parfois à son insu) par les idées de nature déchue, de péché et de rédemption. Celle-ci ne trouvera point de difficulté à considérer la raison comme bornée, sans renoncer pour cela à posséder la certitude sur les grands problèmes : « Dieu sensible au cœur, non à la raison. » Mais un Grec contemporain de Platon ou d’Aristote n’aurait vu sans doute dans cette subordination de la raison à la croyance qu’une superstition, et presque une absurdité.

Seul peut-être parmi les modernes, Spinoza rappelle la parfaite sérénité intellectuelle des anciens, et l’assurance de la raison qui fait tranquillement son œuvre. Il marche à la démonstration de la vérité, sans s’arrêter à l’idée que cette vérité le dépasse sans doute à tout jamais. Le sage voit les choses telles qu’elles sont, en Dieu même, sub specie æternitatis. Le spinozisme est ainsi aux antipodes de l’agnosticisme. Spinoza dit, il est vrai, que Dieu est la substance infinie ayant, en nombre infini, des attributs infinis dont nous ne connaissons que deux, l’étendue et la pensée. Il semble ainsi rejeter les autres attributs, dont nous n’avons aucune idée, dans la région de l’inconnaissable. Mais de ces attributs-là il n’est plus question dans la suite du système. Spinoza ne les a sans doute mentionnés que pour parer à une objection possible. Il ne fallait pas que la substance absolument infinie pût être dite finie par le nombre de ses attributs. Quoi qu’il en soit, Spinoza s’élève d’un pas toujours égal, sans hésitation, sans retour inquiet sur lui-même, jusqu’à l’amour intellectuel de Dieu. Sa théorie de l’erreur diffère profondément de la théorie de Descartes. Il n’admet point que la volonté libre joue un rôle dans le jugement, il ne se plaint pas que l’intelligence soit faible et bornée. Il a l’optimisme intellectuel des grands anciens, et cette audace tranquille qu’Hegel a célébrée déjà chez Parménide.

De là l’admiration fervente et constante de Gœthe pour l’auteur de l’Éthique. Le ton du spinozisme s’accorde à merveille avec l’idée que Gœthe se faisait de l’art et de la poésie des anciens. Pacifier la nature par l’intelligence, percevoir l’harmonie sous les dissonances, et l’éternelle majesté des lois sous le vêtement changeant des phénomènes, voilà ce que Gœthe goûtait surtout dans la pensée antique, voilà ce qu’il préférait cent fois à l’attitude inquiète d’une raison pleine de doutes et, aux mouvemens d’une âme agitée de scrupules, de craintes et d’espérances mystiques. Voilà ce qu’il retrouvait chez Spinoza, avec, par surcroît, une puissance logique incomparable. Même sentiment chez les autres classiques allemands de la fin du XVIIIe siècle, admirateurs passionnés, eux aussi, de l’antiquité grecque. Pour eux, comme pour Gœthe, Spinoza est le grand païen de la philosophie moderne : la pensée la plus libre qui se soit jamais exprimée, et en même temps la plus religieusement consciente de l’ordre de l’univers. Il réalise ainsi, à leurs yeux, une sorte de beauté plastique dans l’abstrait. On comprend alors que Jacobi, leur contemporain, ait choisi le spinozisme pour type de la philosophie opposée à la sienne, et pour modèle de la philosophie naturaliste opposée à la philosophie chrétienne. Elle représente, selon lui, l’effort le plus indépendant et le plus énergique de la raison confiante en elle-même, et se haussant à l’absolu par ses seules forces.

Ainsi l’histoire confirme les conclusions où nous avait conduit l’analyse. Là où la confiance en la portée de l’esprit humain est intacte, comme dans les systèmes antiques, comme chez Spinoza, nulle trace d’une certitude métaphysique fondée sur le sentiment ou la croyance. Dès que la relativité de la connaissance a fait brèche dans le dogmatisme naturel de la raison, le besoin d’une compensation apparaît, et avec lui l’effort pour ressaisir par une autre voie ce que la raison théorique n’atteint plus. Et quand enfin l’agnosticisme semble un aveu de l’impuissance radicale de l’esprit à concevoir l’absolu, alors l’instinct métaphysique, comprimé, mais non supprimé, trouve à se satisfaire par ailleurs. Les questions que la raison ne résout plus, la conscience morale les évoque, et le sentiment les tranche.


II.

Quand le mathématicien rencontre une équation pour laquelle il ne possède pas encore de méthode de résolution, il s’abstient. Pourquoi les philosophes qui admettent, avec la relativité de la connaissance, l’impossibilité d’atteindre l’absolu, ne suivent-ils pas cet exemple? pourquoi ne suspendent-ils pas leur jugement, fût-ce au prix d’un effort sur l’instinct? — Ils le feraient sans doute, si les problèmes métaphysiques étaient du même genre que les mathématiques. Mais il s’en faut de beaucoup. Outre leur intérêt théorique, les questions sur l’au-delà ont une portée morale qui ne laisse personne insensible. Nous ne tenons pas seulement à ce qu’elles soient résolues pour la satisfaction de notre curiosité. Nous voulons encore qu’elles soient résolues en un certain sens, pour le contentement de nos tendances. C’est là une nouvelle raison, et plus décisive que la première, qui fait de l’agnosticisme une position transitoire, jamais définitive. L’esprit ne s’y résigne, ou ne s’y complaît, qu’avec l’arrière-pensée (plus ou moins consciente) de l’utiliser au profit de ses besoins moraux. Dans le silence de la raison théorique, il se sent libre d’exercer entre les diverses doctrines une sorte de choix. Et dans ce choix ce sont ses préférences intimes et secrètes qui le guident.

Voyez, par exemple, ce qui se passe pour le problème du libre arbitre. C’est la dernière question sur laquelle les philosophes tomberont d’accord ; le déterminisme a des partisans et des adversaires également invincibles. Mais beaucoup de philosophes demeurent attachés à la solution proposée par Kant : la liberté à la fois inconnaissable et réelle. Chacun de nos actes serait déterminé nécessairement par l’ensemble (les circonstances antécédentes; mais dans son essence absolue, qu’il ignore, l’homme serait libre. Les esprits se sont familiarisés avec cette hypothèse bizarre. Depuis Kant et Schopenhauer, nous l’avons vue renaître sous différentes formes. Mais affirmer à la fois que la liberté est inconnaissable et qu’elle est réelle, n’est-ce pas dire que nous sommes assurés de son existence par ailleurs que par notre faculté de connaître? La certitude est procurée ici par le cœur, par le sentiment, par la conscience morale, par la raison pratique. Le nom seul diffère, selon les doctrines. Rejeter ainsi le libre arbitre dans l’inconnaissable, c’est se donner en réalité le moyen de l’affirmer, sans entrer en conflit avec la science. Telle était bien la préoccupation de Kant, qui ne l’a point cachée. Il accorde sans hésiter à la science le déterminisme des phénomènes dont il croit qu’elle a besoin. Il lui suffit que, dans la réalité absolue et inconnue, la liberté demeure possible. Que la raison théorique laisse seulement la question ouverte : la raison pratique la tranchera, — sans l’élucider d’ailleurs, — par des motifs qui lui sont propres. C’est donc une croyance, et Kant l’avoue lui-même, tout en faisant observer qu’il s’agit ici d’une croyance « rationnelle ». C’est si bien une croyance, qu’un grand nombre de partisans du libre arbitre ont jugé que Kant concédait beaucoup trop au déterminisme. Ils ont cherché s’il n’était pas possible de concilier à moins de frais les exigences de la science et les besoins de la morale. Ils ont discerné dans les lois mêmes de la nature un élément de contingence. Cette conciliation est un chef-d’œuvre d’ingéniosité métaphysique; mais n’est-elle pas inspirée, elle aussi, par le désir de justifier une certaine interprétation de l’univers?

Ce qui est vrai de la question du libre arbitre, qui intéresse si fort la morale, l’est encore davantage de la morale elle-même : l’effort du philosophe ne va pas tant à chercher une doctrine qu’à justifier celle qu’il a par avance. A mesure qu’il a paru plus malaisé de fonder rationnellement la morale, à mesure aussi les principes fondamentaux, cessant d’être objets de démonstration et de science, sont devenus objets de convictions et de croyance. C’est un nouveau cas de la loi de compensation. Non que la difficulté de fonder la morale sur une base rationnelle fût moindre autrefois. Mais elle était moins sentie, et cela suffisait. La morale dépendait étroitement de la métaphysique, s’établissait sur elle, et participait de sa rigueur apparente. Ainsi, dans les systèmes antiques, la morale découle de la conception générale de l’univers; ainsi, dans les grandes philosophies du XVIIe siècle, la morale tire ses principes de la métaphysique. Sans doute, elle ne tient pas toujours une place également importante. Descartes se propose surtout la science pour objet, et Spinoza la béatitude. Mais tous, s’ils construisent une morale, s’ils reconnaissent même dans l’art de bien vivre tine fin essentielle de la science, sinon sa fin unique, — tous conçoivent que cette morale doit se fonder sur la connaissance de Dieu, de l’homme et de l’univers. La raison est législatrice, mais législatrice par l’application de sa science.

Tout autre est le point de vue de Kant, à la fin du XVIIIe siècle. La Critique de la Raison pure a porté, selon lui, le coup mortel aux métaphysiques dogmatiques. Il est donc impossible que la morale procède de ces doctrines. Edifiée sur ce fondement ruineux, elle tomberait avec lui. D’autre part, la conscience exige une morale. Il ne saurait être question ici de « suspendre son jugement ». Il ne s’agit pas de juger, mais d’agir. Il faut vivre; il faut même bien vivre. Et si l’on peut, à la rigueur, se passer d’une métaphysique, on ne saurait, semble-t-il, se passer de règle de conduite. C’est donc, dit Kant, que la raison a des principes pratiques, indépendans du savoir. Et en effet la conscience, ou raison pratique, nous donne, avec l’impératif catégorique, tout ce qui est nécessaire à la morale pour se constituer par elle-même, sans recourir à une métaphysique. Car le devoir se manifeste immédiatement à toute âme humaine, sans supposer rien d’autre que lui-même, et sans erreur possible sur sa signification. Il commande, et dans ce commandement apparaît son droit à être obéi. Chacun l’avoue, même en le violant. Que la « chose en soi » demeure ou non inaccessible à notre faculté de connaître, que la métaphysique, comme science, soit possible ou impossible, il faut faire notre devoir. Si l’absolu est inconnaissable, en savons-nous moins qu’une bonne volonté a seule une valeur absolue, et que l’homme ne doit jamais être traité comme un moyen, mais toujours comme une fin? Le devoir nous révèle que nous n’appartenons pas seulement à cet univers de l’espace et du temps, où nous sommes soumis aux lois inflexibles de la nature. En tant qu’êtres raisonnables et libres, nous sommes aussi citoyens d’un monde supérieur, que Leibniz appelait le règne de la grâce que Kant appelle le « royaume des fins, » et dont l’ordre moral serait l’unique loi.

Morale non moins admirable par la rigueur de sa structure que par la pureté de son inspiration. Une fois admis le principe du devoir s’imposant par sa seule forme à l’être raisonnable, tout s’en déduit. Mais ce principe lui-même, d’où vient-il? Est-il vraiment et absolument a priori? Ne pourrait-on en rendre compte, en retrouver l’origine par l’hérédité, par le développement des tendances altruistes et de l’instinct social, par l’enseignement de la religion, par l’éducation morale transmise des pères aux enfans? Ce devoir, cet impératif catégorique devant lequel Kant s’arrête avec un respect religieux, Schopenhauer l’appellera tout à l’heure un « vieux reste du Décalogue » . Et cette boutade irrévérencieuse, pour qui connaît l’éducation sévèrement piétiste que Kant avait reçue, ne paraît pas sans justesse. Même en laissant de côté les objections faites au point de vue évolutionniste, Kant n’est-il pas bien prompt à déclarer le devoir un mystère, dont nous ne pouvons rien comprendre, sinon que l’ordre est absolu, et qu’il faut obéir? N’y a-t-il pas quelque artifice dans la distinction, si largement utilisée, de la raison théorique et de la raison pratique? Il faut pourtant que ce soit, dans son fond, une même et unique raison. L’unité se retrouve, il est vrai, dans la forme de l’universalité. La loi morale nous apparaît, dit Kant, comme valable pour tout être raisonnable et libre. Elle ne saurait donc venir que de la raison législatrice. Mais elle n’en est pas pour cela plus intelligible. Précisément parce qu’elle participe de la nature de l’absolu, elle n’oblige que par sa seule présence. Le devoir s’impose parce qu’il est le devoir, et doit être accompli par respect pour le devoir. Il y a beaucoup de conséquences à tirer de cette loi, et qui indirectement la confirment. Mais il n’y a pas de principes d’où la déduire, et qui la fondent.

Ainsi, même dans son essence rationnelle, la loi morale conserve un caractère sacré et mystérieux. La critique de Kant, si hardie lorsqu’il s’agissait des fondemens du savoir, devient timide tout à coup quand le principe de la moralité est en jeu. Kant en donne des raisons qui ne sont pas mauvaises. Mais la meilleure est, évidemment, qu’à ses yeux croire au devoir est déjà un devoir. Il est impossible de méconnaître, à son accent, un sentiment profond, une sorte d’enthousiasme moral. C’est ce sentiment, croyons-nous, qui a donné à la morale de Kant une prise si vigoureuse sur tant de jeunes âmes. Ce ne sont pas les analyses ni les déductions abstraites, c’est la hauteur du désintéressement, c’est l’exaltation du sacrifice de soi, c’est le mystère sublime du devoir absolu et inexpliqué qui les a conquises. Si nous comprenions pourquoi il faut lui obéir, la loi morale serait moins belle. Le don de soi-même ne serait plus une telle joie, s’il était évidemment raisonnable. Il ne faut pas que l’impératif de la moralité ait rien de commun avec les impératifs d’habileté et de prudence. L’homme, en présence du devoir, se sent transporté ailleurs. Devant la majesté de la loi, la foule grouillante des désirs et des passions se tait, l’amour-propre a honte de lui-même et comprend sa vanité : la sublimité du devoir le terrasse. Qui ne connaît la fameuse exclamation de Kant sur le « ciel étoile au-dessus de nos têtes, et la loi morale au fond de nos cœurs »? Sûrement il y a là une « intuition qui emporte la conviction », et toute la morale de Kant se fonde sur la foi en cette intuition. La méthode sera d’analyse. Mais le principe est de sentiment. Et la force de ce sentiment est d’autant plus irrésistible que le devoir est à la fois ce qu’il y a de plus impérieux et de plus mystérieux. La raison peut le formuler, mais non pas le comprendre, et la conscience peut lui refuser l’obéissance, mais non pas le respect.

Rien n’est donc plus significatif que les efforts faits par Kant pour présenter sa morale comme purement rationnelle. C’était un moment nécessaire dans l’évolution des doctrines morales. Ses prédécesseurs avaient été surtout préoccupés de détacher la morale, une et universelle par essence, des dogmes et des croyances religieuses, variables avec les temps et les lieux. De là ces morales tirées déductivement de principes rationnels, chez Spinoza, par exemple, et chez Leibniz. De là ces développemens sur la morale naturelle, où le XVIIIe siècle s’est complu presque tout entier ; de là enfin ces considérations interminables sur la morale des Chinois, des Hindous, des sauvages même, qui vaut bien la nôtre. Kant reprit le problème en philosophe, et le débarrassa des lieux communs où toute idée morale un peu nette menaçait de se noyer. Le principe de la moralité ne pouvait plus reposer sur une révélation positive ; ce point était acquis. Mais Kant ne pouvait pas non plus fonder ce principe sur une métaphysique dogmatique, puisque l’absolu est hors de la portée de notre esprit. D’autre part, il voyait trop la faiblesse des morales fondées sur le sentiment, pour s’y arrêter, bien qu’elles fussent à la mode. Précisément parce qu’elles trouvaient faveur auprès de ses contemporains, il jugeait nécessaire d’en dénoncer le laisser aller et les dangers. Et enfin partir de l’expérience pour établir une morale lui eût paru un contresens, l’expérience ne pouvant jamais témoigner que de ce qui est, et non de ce qui doit être. Un seul parti restait possible : rapporter le principe moral à la raison, mais à la raison qui ordonne et non pas, comme on avait fait jusqu’alors, à la raison qui connaît, Kant va donc proclamer que, si l’absolu nous est et nous sera toujours inconnaissable, il suffit du moins de la présence du devoir dans la conscience morale pour donner à l’action une règle fixe, obligatoire, et aussi certaine que si elle reposait sur la science. Plus certaine même : car, dans ce dernier cas, toute critique qui ruinerait le savoir renverserait du même coup la morale. Pour être absolument inébranlable, il faut que celle-ci ait son fondement propre et indépendant dans les principes de la raison pratique.

L’effort de Kant était puissant; mais cette doctrine n’est-elle pas le coup de désespoir du philosophe? La loi morale, avoue Kant, est « suspendue entre ciel et terre », sans qu’on voie par où elle se soutient. Peut-elle rester ainsi flottante, et en l’air? Ou l’impératif catégorique suppose une métaphysique latente, et alors la morale redevient, comme dans les théories antérieures, sinon dépendante, au moins solidaire de cette métaphysique. Ou le principe de la morale ne repose réellement que sur lui-même ; mais alors, comme M. Fouillée l’a bien montré, le règne de la moralité constitue une sorte de domaine à part, si bien distinct du monde où nous vivons que l’on ne voit plus par où ils pourront se rejoindre. La morale kantienne perd le contact du réel. L’idéal moral, placé trop haut, ou plutôt trop loin, hors des conditions de la vie, éblouit la conscience, mais ne l’éclaire pas. Or Kant n’aurait jamais accepté de pareilles conséquences. Il prétend, au contraire, que sa morale est parfaitement d’accord avec la conscience commune, et qu’elle dégage simplement les principes d’après lesquels nous jugeons tous de la valeur des actions. C’est donc, quoi qu’il en dise, qu’il ne s’en tient pas à la pure forme de l’universalité de la loi. C’est donc qu’il a, au fond, quelque idée d’un bien où tend cette loi, et même d’un législateur divin qui la symbolise pour l’esprit. Et, en effet, la métaphysique latente dont nous parlions affleure un peu partout à la surface de son système moral. Elle finit par se manifester ouvertement avec les postulats de la raison pratique. La morale de Kant ne pouvait-elle se passer de l’immortalité de l’âme, et d’un Dieu de sagesse et de justice? Elle le pouvait si bien, qu’elle en aurait paru plus rigoureuse et plus fidèle à son principe. Mais pourtant, en rattachant ces postulats à sa morale, Kant a obéi à une logique plus profonde. Il nous a révélé le lien caché de cette morale avec l’idéal métaphysique et théologique de la philosophie moderne. Il en a montré l’affinité intime avec les croyances chrétiennes. Sa morale ne veut plus se fonder sur elles : elle ne croit pas pourtant pouvoir s’en séparer.

Même attitude caractéristique chez les néo-kantiens d’aujourd’hui. Ils proclament, eux aussi, le caractère impératif et absolu du devoir. Mais ils ne renoncent pas, eux non plus, aux postulats métaphysiques de Kant. « Nous avons, disent-ils en substance, une conviction morale inébranlable, et nous y tenons comme au seul absolu dont nous soyons sûrs, grâce à la révélation du devoir dans la conscience. Nous ne voulons la faire solidaire ni des dogmes d’une religion, ni des démonstrations d’une métaphysique. Le devoir se suffit. Qui veut le garantir le compromet. Mais, comme cette conviction morale ne peut pourtant rester suspendue entre ciel et terre, selon le mot de Kant, nous postulons, au nom du devoir, une métaphysique, hypothétique en soi, certaine par lui. » C’est un mouvement d’idées inverse de celui qui eut lieu lors de la Renaissance. Au sortir de la scolastique, la théorie de l’univers, se fondant de nouveau sur la seule raison, tendit à séculariser la morale. Aujourd’hui, au contraire, pour les néo-kantiens, la morale, posée d’abord comme absolue, tend à rendre religieuse la conception de l’univers. Mais de quel droit la posent-ils comme absolue? C’est qu’ils croient encore à l’origine rationnelle de l’impératif catégorique, tandis que les partisans de Schopenhauer, de Stuart Mill, de Spencer, de Guyau et de tant d’autres n’y croient plus.

Pour conclure, la morale métaphysique, la morale fondée a priori y n’est plus. La morale scientifique n’est pas encore, si elle doit être jamais : les doctrines utilitaires ou évolutionnistes n’en sont qu’une lointaine ébauche. Dans cet interrègne, dans cette crise, selon le mot de M. Scherer, la place est tenue par des morales de la croyance ou du sentiment. Principes du devoir, de l’altruisme, de la charité, de la pitié : autant d’impératifs qui se présentent à nous comme devant être observés, et auxquels nous nous sentons en effet obligés de conformer notre conduite. Pourquoi ? Par respect pour eux-mêmes : non pas dans le sens où Kant l’entendait, mais parce qu’ils résument en eux l’effort moral de l’humanité qui nous a précédés. Nous éprouvons une gêne une souffrance toutes particulières à l’idée de les violer. Nous y répugnons comme à une dégradation de nous-mêmes. Mais nous n’ignorons plus qu’en cela nous suivons autant notre cœur que notre raison.


III.

Ainsi, même à ne considérer que l’évolution des doctrines philosophiques, un grand nombre de causes ont favorisé le progrès des philosophies du sentiment et de la croyance. En premier lieu, le progrès continu de l’agnosticisme, déterminé par les théories de la connaissance ; puis la répugnance naturelle de l’esprit à s’abstenir d’une métaphysique, tout en sachant que l’absolu est inaccessible ; et enfin, le besoin persistant d’une morale obligatoire, même quand l’impossibilité de fonder logiquement une telle morale est devenue évidente. Nombreux sont encore ceux qui ne peuvent se satisfaire ni de la science positive toute sèche, qui n’a pas de réponse aux questions dernières, ni de la religion révélée, qui exige une entière soumission à ses dogmes. A ceux-là il faut, bon gré mal gré, une métaphysique. Et comme aucun système ne repose sur une démonstration nécessaire qui exclut les autres, ils choisissent, plus ou moins consciemment, d’après leurs convictions intimes, la doctrine à laquelle ils s’attachent. A leurs yeux elle doit être vraie, elle ne peut pas ne pas être vraie. Ce qui lui manque en solidité logique, ils le compensent par l’énergie de leur croyance.

Là devaient donc aboutir, au moins pour un temps, aussi bien les métaphysiques aventureuses du commencement de ce siècle que l’empirisme arbitraire d’Auguste Comte. Ce résultat n’est pas sans avoir ses avantages. La fonction de la philosophie est au moins double : faire apparaître d’abord la complexité et la profondeur des problèmes qui se posent à la raison, puis essayer de les résoudre par une conception rationnelle de l’univers dans son ensemble. Une philosophie de la croyance ou du sentiment est toujours faible sur ce second point : mais elle a, en revanche, le mérite de mettre le premier dans tout son jour. Nulle n’insiste plus fortement sur les bornes de notre raison, nulle ne montre mieux le mystère qui nous enveloppe de toutes parts, et que notre science purement relative ne perce pas. Nulle ne nous fait mieux toucher du doigt les ténèbres de notre ignorance. Le langage nous les dissimule, car nous croyons facilement avoir l’intelligence des choses quand nous en avons organisé les signes. Mais c’est une illusion : presque toujours nous ne comprenons que nos signes, et l’essence du réel nous échappe. Que savons-nous vraiment de la nature du mouvement, de la vie, de la société, et de la pensée même? Tout cela nous passe infiniment, et quand nous essayons de le réduire en un système, nous substituons à la réalité, qui reste mystérieuse, un système de symboles intelligibles et commodes pour nous. Des considérations de ce genre, dont les philosophies du sentiment et de la croyance ne sont jamais avares, leur servent à rabattre les prétentions de l’orgueil rationaliste. Elles peuvent ainsi faire échec à la complaisance d’une philosophie trop sûre de soi. Elles la rappellent à la modestie qui sied à la faiblesse humaine.

Mais ces doctrines ne sont pas non plus sans conséquences fâcheuses. Si elles remplissent une fonction utile quand elles s’opposent à un intellectualisme exclusif, leur triomphe, à son tour, serait gros de dangers. Quoi de plus contraire, je ne dirai pas à la science, mais même à la méthode philosophique, que leur manière de s’établir et de se défendre ? Elles ne se fient point à la valeur de leurs argumens. Elles en appellent à la force du sentiment, de la conviction, ou de la croyance, comme nous l’avons vu pour la morale du devoir. Elles se soutiennent uniquement Par l’impossibilité où l’âme se sent de les abandonner. Leur grand moyen de défense est: Noli me tangere. Je ne puis admettre que telle conception de la nature ou de l’homme soit vraie : car, si elle l’était, je ne pourrais plus croire ce que je crois, et je tiens à mes croyances plus qu’à tout au monde. Ainsi raisonne Jacobi; ainsi raisonnent, après lui, presque tous les philosophes du sentiment. Beaucoup, il est vrai, n’opposent pas seulement aux doctrines qui les choquent les besoins de leur conscience individuelle. Ils invoquent plutôt les nécessités de la vie morale ou de la conservation sociale. Mais tous, au fond, raisonnent de même. La vérité qu’ils avouent ne pas connaître, ils prétendent pourtant ne pas l’ignorer, puisqu’ils savent, de par leurs convictions intimes, ce qu’elle admet et ce qu’elle exclut.

Or, la première et la plus indispensable condition de la recherche de la vérité, c’est le désintéressement. Subordonnée à la défense de telle conception morale, ou de telles institutions sociales, cette recherche perd le caractère de la science pour prendre celui d’une apologie. A tout le moins ajoute-t-elle de nouvelles chances d’erreurs à celles que la méthode la plus scrupuleuse a déjà tant de peine à éviter. Les esprits les plus puissans ne sont pas à l’abri de telles faiblesses. Ainsi, Aristote ne concevait pas que la société civilisée pût subsister sans le travail des esclaves. Il a donc expliqué, dans sa Politique, que l’esclavage était de droit naturel, et il en a donné des raisons qui parurent excellentes. S’il eût condamné l’esclavage, s’il eût proclamé la nécessité de l’abolir, et le devoir de trouver, coûte que coûte, un autre moyen de pourvoir à la fonction que les esclaves remplissaient dans la société grecque, ce langage aurait certainement scandalisé ses contemporains. On l’aurait jugé révolutionnaire, immoral et impie. On ne se serait même pas arrêté à examiner une doctrine qui menait droit à la ruine de la cité, de ses institutions et de ses dieux. Pourtant la cité antique a péri, l’esclavage a disparu, et c’est à nous aujourd’hui que la doctrine d’ Aristote paraît révoltante et fausse, quand il assimile froidement les esclaves à des « outils vivans ». Avec tout le progrès des sciences dont nous sommes si fiers, nous n’échappons sans doute pas à un aveuglement semblable à celui d’Aristote. Car, si nous savons un peu plus, nous nous trouvons aussi en présence de questions sociales bien autrement complexes. Nous devons être esclaves, nous aussi, de préjugés que des siècles plus éclairés jugeront monstrueux. C’est pourquoi il serait sage de ne pas appliquer les qualificatifs de « bon » et de « mauvais » aux résultats de la recherche philosophique. Mais on insiste, et l’on dit : « Comment une philosophie, comment une doctrine morale ou sociale peut-elle être vraie, si elle tend à la négation de notre morale, et à la destruction de notre société ? Est-il possible que la science ruine les principes de l’action au lieu de les fonder, et si elle arrive à de pareilles conclusions, n’est-ce pas une preuve suffisante qu’elle est tombée dans l’erreur? » — Une semblable doctrine risque fort d’être fausse en effet: encore faut-il en démontrer le vice. Elle est fausse si elle ne tient pas compte de toutes les données, si complexes, des problèmes, si elle interprète inexactement les faits, si elle manque enfin en quelque point aux règles de la logique et de la méthode convenable. Mais de favoriser la dissolution de l’état actuel des croyances, ce n’est, en soi, un signe ni de vérité ni d’erreur. C’est seulement un motif pressant, pour tous ceux qui tiennent à la conservation de cet état, de soumettre la doctrine à une exacte critique : cela vaut mieux que de lui jeter l’anathème. D’autant que rien n’est difficile à démêler, dans l’effroyable complexité des faits sociaux, comme un simple rapport de cause à effet, et peut-être devrions-nous en user avec plus de circonspection. à une époque donnée, toutes les forces sociales sont, comme dit Kant, dans une action réciproque universelle. On impute à certaines doctrines la dissolution du système actuel des croyances morales et des institutions sociales ; mais ne pourrait-on soutenir, avec autant de vraisemblance, que c’est la dissolution de ce système, au contraire, qui est cause de l’apparition de ces doctrines ? Et enfin, quoi qu’il en soit, comment pouvons-nous savoir ce qui, avec le temps, dans ses conséquences lointaines et décisives, aura été un bien ou un mal? Il se peut que nos efforts de conservation, au moins sur quelques points, soient aveugles et absurdes. Peut-être nous obstinons-nous à vouloir faire vivre ce qui est déjà comme mort, et à retenir ce qui doit s’éliminer pour faire place à des élémens nouveaux. Nous n’avons aucune raison de croire que l’avenir s’arrêtera juste là où s’obscurcit notre courte prévision. L’expérience de l’histoire prouve, au contraire, que les périodes dites de dissolution ne sont pas les moins fécondes, quand on les embrasse d’un coup d’œil avec celles qui ont précédé et celles qui ont suivi.

En un mot, s’il est extrêmement difficile de découvrir la vérité, ce n’en est pas moins de la connaissance de la vérité que l’homme peut surtout espérer quelque progrès dans l’avenir, et quelque amélioration à son sort. Il est donc déraisonnable de vouloir en subordonner la recherche à un intérêt immédiat de conservation. Sans doute cette recherche peut troubler l’homme dans ses habitudes, l’inquiéter dans ses croyances, le menacer dans sa tranquillité sociale. La tentation alors est grande de se protéger en édictant par avance que tout ce qui met en danger l’ordre actuel ne peut être que faux. Optimisme complaisant, qui admet une sorte d’harmonie préétablie entre nos croyances, nos institutions, notre système social et les lois naturelles, et qui s’y obstine, malgré les démentis que lui ont infligés l’histoire et l’expérience. Mieux vaut un pessimisme qui ne se dissimule pas l’ignorance, l’erreur, les préjugés dont nous sommes pleins, qui avoue la parfaite indifférence des lois de la nature à l’égard de ce que les hommes appellent le bien, et qui inspire le courage de lutter pour le soulagement des souffrances communes. À tout le moins nous délivre-t-il de l’hypocrisie.

Enfin une doctrine qui se fonde sur le sentiment ou sur la croyance, qui le sait, qui l’avoue, n’a aucune chance de se développer ni de vivre. Elle ne succombe pas aux attaques de ses adversaires : — car elle se vante, non sans raison, d’y être invulnérable. Même ces attaques contribuent plutôt à la faire durer, chacun s’attachant d’autant plus à ses convictions qu’il les voit plus menacées. Mais elle tombe, ce qui est pire, par sa propre faiblesse intime, faute de soutien intérieur. Rien de si parfaitement convaincant que le sentiment, pour qui l’éprouve, et tant qu’il l’éprouve ; rien de si insuffisant, pour qui ne l’éprouve pas, ou ne l’éprouve plus. La solidité de la doctrine dépend alors des dispositions de l’âme, qui peuvent changer à tout moment, sous des influences subtiles et insaisissables : qui ne sait qu’un édifice de croyances qui paraissait solide, lentement miné par-dessous, s’écroule parfois comme un rêve ? Mais admettons la constance du sentiment et de la croyance : une telle doctrine est du premier coup tout ce qu’elle peut être. Elle fait des prosélytes plutôt que des disciples. Elle touche des âmes prédisposées à éprouver des sentimens analogues ; elle n’ouvre pas une voie nouvelle à l’esprit curieux de la vérité encore inconnue. Sans doute, à en croire ses partisans, le sentiment sur lequel elle se fonde est identique chez tous les hommes, et toute âme le connaît nécessairement. Ils disent de lui, comme Descartes du bon sens, que c’est la chose du monde la mieux partagée, et Jacobi va jusqu’à appeler « raison » le « pressentiment du vrai », ou l’ » instinct » qui lui révèle l’absolu. Il y a là une confusion facile à dissiper. La croyance au libre arbitre, le sentiment d’une puissance absolue d’où dépend notre destinée sont bien quelque chose de spontané, et, si l’on veut, d’universel. Mais de là à affirmer que ce libre arbitre et cet absolu existent en effet, de là à une certitude objective et réfléchie, il y a fort loin. En fait, ce qui est naturel et immédiat, c’est une disposition à s’apercevoir des problèmes philosophiques : mais elle n’implique aucune solution exclusive de ces problèmes. Des doctrines opposées peuvent prétendre à la satisfaire. « À moi, dit Jacobi, une seule philosophie peut convenir : la foi en un Dieu créateur et distinct du monde, la croyance à une âme libre et immortelle. » Fort bien, mais votre voisin, au contraire, ne s’accommode que d’une conception matérialiste de l’univers. Qui décidera entre vous deux ?

« La raison divise les hommes, le sentiment les unit » : cette maxime était courante chez les moralistes du XVIIIe siècle. Ils en avaient fait un lieu commun qu’ils opposaient à l’éloge de la raison, autre lieu commun cher aux « philosophes ». Rousseau, ennemi de ces derniers, a trouvé là une de ses meilleures armes. Le sentiment, pour lui, est la nature même. Il est le témoignage spontané de la conscience. Il atteste Dieu, l’auteur de toutes choses, il atteste la bonté et la vertu. Il s’exprime chez tous les hommes avec la même force, il leur révèle à tous la même vérité. Comment se fait-il donc que les hommes se haïssent, se persécutent et s’excommunient sur toute la terre, et avec d’autant plus de violence qu’ils se croient plus civilisés ? Parce qu’au lieu d’écouter la voix de la nature, c’est-à-dire le sentiment, ils prétendent se guider par la seule raison. Alors toutes sortes de sophismes viennent offusquer la lumière naturelle. Chaque peuple, chaque secte s’attache à ses dogmes. Les institutions dépravent les mœurs, les cultes travestissent la religion. Les États et les Églises rendent l’homme méchant et malheureux. Tristes, mais inévitables conséquences de la faute qu’il a commise en dédaignant l’ingénuité véridique du cœur pour l’orgueil trompeur de la raison. Rousseau développa sur ce thème les variations les plus éloquentes, et ses lecteurs en furent ravis. Pourtant, à y regarder de près, on pourrait dire avec non moins de justesse : « Le sentiment divise les hommes, la raison les unit, » puisque, après tout, les seules vérités sur lesquelles les hommes aient pu se mettre d’accord jusqu’ici sont celles qui dépendent uniquement de la raison. Mais, en réalité, ni l’une ni l’autre formule ne serait rigoureuse. La raison et le sentiment servent également tantôt à rapprocher les hommes, tantôt à les diviser. Quant au sentiment en particulier, M. Renan a admirablement montré qu’il tend en effet à unir les hommes, mais en petits groupes définis. C’est bien un besoin pour l’homme de faire partie d’une vaste communauté, où la sympathie de tous le soutient, où la conformité des croyances et des actes lui renvoie comme l’écho de sa propre conscience. Mais il ne lui paraît pas moins indispensable de se faire dans cette même communauté son entourage particulier, d’avoir son diocèse dans l’église, sa paroisse dans le diocèse, et ses voisins dans la paroisse.

Pareillement, si le sentiment décidait en dernier ressort des questions métaphysiques, il est à présumer que dans l’église philosophique il y aurait beaucoup de chapelles. Il y aurait même une riche diversité d’hérétiques. Quelques-uns seraient franchement mystiques, et traduiraient simplement leurs croyances religieuses en termes philosophiques. D’autres se laisseraient aller au dilettantisme et à la sentimentalité sceptique. A quel titre pourraient-ils essayer de se convaincre ou de se condamner réciproquement? Leur principe ne leur permet même pas de désavouer les caprices, les extravagances, et ce que j’appellerai le romantisme de la conscience individuelle. Car de quel droit contester à un homme la certitude de son sentiment, encore que raffiné ou bizarre, quand on a fait du sentiment la règle suprême de la certitude? Et alors dans cette anarchie, dans cette bigarrure infiniment variée des sentimens individuels, le besoin d’une discipline ne tarde pas à apparaître, puis à s’imposer. C’est l’heure favorable aux dogmes. Ainsi éclate la contradiction secrète dont souffre toute doctrine qui demande au sentiment, individuel par essence, la révélation de la vérité, universelle par essence. Ne voyons-nous pas que chacun se pique de sentir d’une façon personnelle, et, pour ainsi dire, unique? Mais chacun se pique, au contraire, de croire ce qui est vrai pour tous les esprits et non pour lui seul. Une doctrine du sentiment ne saurait établir, par elle-même, la valeur universelle des vérités qu’elle proclame. Et comme elle se défie de la raison, il reste donc que cette valeur universelle soit fondée sur quelque chose d’extérieur, sur un credo, dont l’origine mystique ne déplaît pas au sentiment.

Ainsi, par une ironie inévitable, le principe se nie lui-même. Ceux qui revendiquent la liberté du sentiment individuel contre le joug uniforme de la raison aboutissent rapidement à s’asservir à une autorité extérieure. C’est la raison, au contraire, qui affranchit. La contrainte qu’elle impose est salutaire. Les élémens individuels dont elle exige le retranchement, préjugés, préventions, legs du passé, résultats de l’éducation, sont autant d’obstacles dans la poursuite du vrai. Descartes, en soumettant tout cela à l’examen le plus rigoureux, prenait le seul chemin qui put mener à la science certaine, et plus tard, à la conduite rationnelle en morale. En quoi consiste en somme le premier principe de sa méthode, sinon à s’efforcer de réaliser le type pur et complet de la raison humaine en un de ses représentans? Identique aux autres par essence, celui qui y parvient obtient pour tous ce qu’il conquiert pour lui-même. Les héros de la pensée sont les premiers et les seuls vrais communistes. L’effort rationnel est, lui aussi, une forme admirable d’altruisme, plus rare, non moins belle ni moins féconde qu’aucune autre. Mais une philosophie qui se fonde sur un sentiment, et qui l’admet comme primitif et absolu sans le contrôler par la critique, accepte ainsi en bloc l’héritage trouble et confus du passé. Première concession à la prévention, première méconnaissance du droit souverain de la raison à ne rien admettre pour vrai qu’elle ne juge évident : signe avant-coureur d’autres concessions plus graves qui ne pourront ensuite être refusées. Les doctrines modernes du sentiment et de la croyance se relient par une filiation assez nette aux formes religieuses du mysticisme. La courbe de leur évolution se fermera sans doute par un retour à leurs origines.

Kant, qui n’est pas suspect, je pense, de fanatisme rationaliste, avait appelé l’attention des philosophes du sentiment, assez nombreux de son temps, sur ces conséquences évidentes de leur doctrine. Que la raison abandonne de ses droits par découragement, par impuissance, ou par humilité, le danger est le même. Ces droits ne restent pas inoccupés. L’autorité s’empare bientôt de la place demeurée vide : la liberté de penser n’est plus entière, et les autres libertés, qui tiennent à celle-là par les liens les plus étroits, sont compromises du même coup. Toute restriction apportée à l’indépendance de la raison dans les hautes régions de la pensée spéculative, se répercute sous forme de réaction, persécution, intolérance, dans le domaine sous-jacent des luttes politiques, économiques et sociales. Tel qui croit faire œuvre sainte en plaçant la morale hors de la portée d’une analyse trop hardie, contribue, sans le vouloir, à retarder les progrès de la justice qu’il invoque. Car qui fixera la limite de ce qu’il faut protéger contre le libre examen? Les orthodoxies n’ont-elles pas toujours protesté qu’elles accordaient la liberté du bien? Elles ne proscrivent que les « mauvaises » doctrines. Mais une philosophie qui ne peut plus être que bien pensante a déjà cessé d’exister. La seule idée d’une vérité privilégiée, fût-ce la vérité morale, est injurieuse et funeste à cette vérité même que l’on veut protéger.


LEVY-BRUHL.