Les Tchèques contre l’Allemagne

Les Tchèques contre l’Allemagne
René Pichon

Revue des Deux Mondes tome 45, 1918


LES
TCHÈQUES CONTRE L’ALLEMAGNE

Quand on dresse la liste, déjà longue et sans cesse accrue des peuples coalisés contre l’Austro-Allemagne pour la défense du droit et de la liberté, il en est un qu’on oublie presque toujours : c’est le peuple tchèque. Il n’est pas, — il ne peut pas être, malheureusement, — notre allié au sens légal et officiel du mot : mais, ce qui est bien plus précieux, il l’est de cœur, de volonté et d’action, par l’héroïsme du dévouement et du sacrifice. Peu de pays ont contribué plus puissamment, soit par une aide directe, soit en désorganisant et affaiblissant nos adversaires, à préparer notre triomphe. Cette nation, à laquelle ne nous attache aucun lien de chancellerie, n’en a pas moins sa place dans la vaste et fraternelle armée de la Justice, une place glorieuse, que nous voudrions tâcher ici de définir.

Nous ne mêlerons à cette recherche aucune arrière-pensée de controverse. Il y a dans le public français, nous le savons, des opinions fort divergentes sur la destinée future de l’Autriche-Hongrie et sur les revendications des Tchéco-Slovaques : de ces opinions, nous ne voulons aujourd’hui soutenir ni combattre aucune. Nous envisageons, non ce que demandent les Tchèques à l’Entente, mais ce qu’ils ont fait pour elle, — non leur programme politique pour l’avenir, mais leur rôle dans la guerre actuelle. Nous faisons œuvre d’historien, non de diplomate ou de polémiste. Toute notre ambition est de signaler à la reconnaissance française, en laissant parler les faits le plus possible, la belle attitude d’un petit peuple trop méconnu, qui, depuis bientôt quatre ans, lutte, souffre et meurt pour le même idéal que nous.


I

Il peut sembler paradoxal, à première vue, de ranger dans le camp de l’Entente des gens que les textes protocolaires désignent comme sujets d’une puissance ennemie. Mais justement le cas des Tchèques montre à merveille quel abime il y a entre les fictions administratives et les réalités vivantes. Sujets austro-hongrois de par la lettre du droit international, les Tchèques et leurs frères Slovaques n’en sont pas moins aussi antiautrichiens et antiallemands qu’on le peut être. Tous ceux qui se réfèrent, pour juger les hommes, à la vie des âmes, plutôt qu’aux classifications officielles, savaient bien d’avance que les Tchèques ne seraient pas, ne pourraient pas entrer dans la monstrueuse coalition pangermanique.

Il n’existe peut-être pas un peuple au monde où la haine de tout ce qui est allemand soit plus enracinée. « Vous ne détestez pas assez les Allemands, » nous disaient-ils souvent avant la guerre, — et c’était vrai, trop vrai ! Même aujourd’hui, après une si cruelle expérience, je ne sais si tous les Français les ont rejoints dans cette aversion à la fois, instinctive et réfléchie. C’est que nous, en France, nous ne souffrons de nos voisins, ou du moins nous ne sentons notre souffrance, que lorsqu’ils nous envahissent : dans les intervalles de paix, notre rancune n’a que trop le temps de s’atténuer. Mais en Bohême, en Moravie, les Germains, sont installés depuis plus de cinq siècles, et maîtres depuis trois cents ans. Trois cents ans de domination continuelle, tyrannique et tracassière, de la part des vainqueurs ; trois cents ans de résignation farouche ou de révolution impuissante de la part des vaincus ; un contact douloureux de tous les instants et sur tous les points ; un antagonisme qui se traduit dans les plus petites choses de la vie courante aussi bien que dans les plus graves questions de l’existence nationale : voilà des conditions qui expliquent assez l’hostilité patiente et têtue que les Tchèques nourrissent envers le germanisme. Ce petit peuple a vraiment le « sens de l’ennemi, » et nous pourrions au besoin lui en demander des leçons.

En faut-il citer des preuves ? En voici de très familières, et d’autant plus typiques. C’est le proverbe qui, dès le moyen âge, affirme sous une forme savoureuse que les Allemands sont en dehors de l’humanité : « Partout il y a des hommes ; à Chomotov il y a des Allemands[1]. » C’est le refrain que chantent les petites filles de Bohême :


Jamais je n’épouserai un Allemand,
Plutôt rester vieille fille toute ma vie !


C’est mainte scène de boycottage commercial que les voyageurs français ont pu observer dans les bourgs tchèques : s’il y a deux magasins, l’un tchèque et l’autre allemand, et si le magasin tchèque est fermé ou manque d’un article même nécessaire, le bon Tchèque aime mieux s’en passer que d’aller chez l’Allemand. C’est enfin une strophe du beau chant national, Hej Slovane, de cette Marseillaise slave, si entraînante et si résolue :


Notre langue, c’est un don de notre Dieu, le maître de la foudre :
Que nul au monde ne se mêle de nous la ravir,
Quand bien même il y aurait autant d’Allemands que de démons en enfer.
Dieu est avec nous : celui qui est contre nous, que le diable l’emporte !


Certes, voilà un peuple qui sait ce que valent ses terribles voisins, qui s’en défie et les hait congrûment. Et en revanche, la France est, depuis longtemps, aussi aimée en Bohême que la race germanique y est honnie. Négligeons, si l’on veut, la cordialité accueillante dont tous nos voyageurs ont trouvé à Prague le touchant témoignage ; ne retenons que deux faits essentiels. A deux tournants très importants de l’histoire européenne, le peuple tchèque s’est proclamé solidaire de la France, en des occasions où il y avait quelque mérite à le faire, et ces deux manifestations méritent d’autant plus d’être rappelées qu’elles sont comme la préface, comme l’explication anticipée de sa conduite actuelle.

La première date de 1870. Ceux qui, alors, ont tant souffert de voir la France, non seulement vaincue, mais délaissée par le monde entier, — et l’on se rappelle les vers admirables de l’Année Terrible où Victor Hugo a exhalé cette poignante amertume, — ceux-là ont peut-être trop oublié qu’à cet universel abandon il y avait une exception, unique et bien émouvante. Dans le vaste silence de l’Europe, une voix s’est élevée, — de Prague, — pour plaindre les victimes et flétrir les bourreaux. Le 8 décembre 1870, le leader tchèque Ladislav Rieger et les autres députés slaves de la diète de Bohême remettaient au chancelier Beust un mémoire, où ils condamnaient d’avance l’annexion de nos provinces de l’Est à l’Allemagne. Cette protestation devrait, disons-le bien haut, être connue de tous les Français, aussi bien que la sublime déclaration des députés d’Alsace et de Lorraine. Deux sentiments y éclatent avec une force éblouissante, deux sentiments qui, Dieu merci ! sont inséparables : le respect du droit, et l’amour de la France :

« Si l’Allemagne arrachait à la France une partie de son territoire dont les habitants se sentent Français et veulent rester tels, elle commettrait un attentat contre la liberté des peuples, et mettrait la force à la place du droit. La nation tchèque ne peut pas ne pas exprimer sa plus ardente sympathie à cette noble et glorieuse France, qui défend aujourd’hui son indépendance et son sol national, et qui a si bien mérité de la civilisation. Elle est convaincue que le fait d’arracher un lambeau de territoire à une nation illustre et héroïque, remplie d’une juste fierté nationale, serait une source inépuisable de nouvelles guerres. Le peuple tchèque est un petit peuple, mais son âme n’est pas petite. Il rougirait de laisser croire par son silence qu’il approuve l’injustice. Dût son appel rester inutile, il aurait l’intime satisfaction d’avoir fait son devoir en rendant témoignage à la vérité, au droit, à la liberté des peuples. »

Non, cet appel n’est pas resté inutile ; il a un peu consolé notre agonie à cette heure tragique, et aujourd’hui les principes qu’il proclamait sont ceux qui retentissent dans tout l’univers civilisé, ceux pour lesquels des millions d’hommes s’exposent à la mort.

Vingt-deux ans plus tard, lorsque la grande vaincue, dont le baume de la pitié tchèque avait si pieusement pansé les blessures, commençait de reprendre sa place dans les conseils de l’Europe, lorsque l’appui de la Russie la tirait de son isolement, la sympathie tchèque s’est exprimée de nouveau. Il est curieux de songer que l’alliance franco-russe a été saluée à la tribune d’un des parlements de la Triplice :

« Nous, Tchèques, dirent alors les députés tchèques au Reichsrat, nous sommes les adversaires résolus de la Triple Alliance, et surtout de la Double Alliance austro-allemande, parce qu’à l’intérieur elle fortifie la situation déjà prépondérante des Allemands et des Magyars, et parce qu’à l’extérieur elle est dirigée contre la France… Nous, Tchèques, nous nous réjouissons de l’Alliance Franco-Russe. Nous aimons et vénérons la France… Le jour où nous aurons obtenu notre liberté, où la Bohême occupera la place qui lui convient en Europe, elle tiendra en échec les projets occultes ou manifestes des Allemands. »

Cette manifestation inattendue vaut qu’on s’y arrête. Elle prouve, entre autres choses, combien nous aurions tort, sous prétexte de courtoisie internationale, de nous désintéresser des luttes de partis au dedans des autres Etats. La politique extérieure et la politique intérieure d’une grande puissance sont toujours plus ou moins « fonctions » l’une de l’autre. En 1892, si la vie constitutionnelle de l’Autriche n’avait pas été faussée par le despotisme de la Cour, si les Slaves de la Monarchie, qui avaient la majorité, avaient eu aussi le pouvoir, le funeste pacte austro-allemand aurait été dénoncé, et toute la face de l’Europe eût été changée…

Dis aliter visum. Malgré l’avertissement des Tchèques, l’Autriche-Hongrie est restée liée à l’Allemagne. et la guerre actuelle est sortie de là. Nous savons déjà avec quels sentiments les Tchèques ont pu la voir éclater. Nous connaissons leur antipathie pour l’Allemagne, leur penchant vers la France. Si de plus on se rappelle qu’une puissante solidarité ethnique les unit tant à la Russie qu’à la Serbie, — en 1908. lors de la crise bosniaque, on manifestait à Prague en faveur des Serbes et contre le gouvernement autrichien, — on comprend pourquoi ils devaient naturellement, fatalement, se ranger de notre côté. Voyons comment ils s’y sont pris, d’abord chez nous, dans les pays de l’Entente, — puis chez eux, dans cette terre de Bohême si belle et depuis si longtemps esclave.


II

Dès les premiers jours de la guerre, deux actes à peu près simultanés montraient à quel degré de confiance et de sympathie réciproque la France et les Tchèques étaient parvenus. D’une part, le gouvernement français accordait aux Tchèques établis sur notre sol le bénéfice d’un traitement de faveur, analogue à celui des Alsaciens-Lorrains et des Polonais. D’autre part, — sans même attendre d’avoir obtenu cette mesure d’exception, — le plus grand nombre de nos hôtes tchèques en âge et en état de porter les armes s’engageaient sous nos drapeaux.

Le fait est connu, sans doute : il n’a pas eu, à notre avis, tout le retentissement qu’il méritait. Il est tout à notre honneur comme à celui de ces braves volontaires, et de plus il constitue un signe frappant de l’aspect nouveau que revêtent, pour la conscience moderne, les questions nationales. Car enfin, représentons-nous la situation d’un commerçant ou d’un artisan tchèque, installé à Paris, le 2 août 1914. S’il ne consultait que les papiers officiels et les formules légales, il devrait quitter la France, rejoindre son pays natal, aller prendre sa place dans l’armée impériale et royale de S. M. Apostolique, où il a peut-être fait son service militaire autrefois, où il a peut-être des amis, des voisins, des frères, enrôlés malgré eux. Or, non seulement il ne le fait pas, mais il fait tout le contraire. Il ne reste pas non plus, ce qui lui serait loisible, à l’abri du conflit, tranquillement occupé de son métier ou de son négoce. Il accourt se jeter dans la fournaise, non pas contre nous, mais avec nous. Pourquoi ? C’est, d’abord, qu’il nous est reconnaissant de l’accueil qu’il a trouvé chez nous ; c’est qu’il s’est fait, en vivant en France, une âme à moitié française. Mais c’est surtout qu’il a conscience d’accomplir les ordres souverains de son patriotisme. Il sait que la France défend la cause du droit, la cause de toutes les victimes, de toutes les nations opprimées, comme est la sienne. Il sait que de notre victoire, et non de celle des Empires centraux, la Bohême peut sortir libre et grande. Et ainsi, en trahissant son devoir officiel de sujet autrichien, il sent qu’il fait son devoir, bien autrement important, bien autrement profond, de citoyen tchèque.

Telle est la conviction puissante à laquelle ont obéi les volontaires tchèques et slovaques qui, à la première heure de la lutte, sont accourus pour combattre à nos côtés. Ils n’étaient pas nombreux, sans doute, et c’est ce qui explique que leur geste admirable soit demeuré inaperçu aux yeux de la foule : 700 seulement, pas de quoi composer un régiment. « Qu’est-ce que 700 hommes au milieu des millions de soldats qui se ruent au carnage ? » disent les esprits vulgaires, pour qui les réalités matérielles et arithmétiques méritent seules de compter. — Mais, d’abord, songeons que la colonie tchèque en France était très restreinte : 1 200 individus seulement. En envoyant à l’armée française 700 de ses fils, elle a donc fait un sacrifice considérable. Combien de nations ont sur le front soixante pour cent d’elles mêmes ?

Mais en pareille matière il faut s’élever au-dessus des chiffres bruts : certains dévouements valent par la qualité plus que par le nombre. À ce titre, le petit bataillon tchèque du 1er Etranger défie toute comparaison, même avec les plus vaillants fils de France. Faisons taire nos humbles paroles d’historien : ici, il sied que ce soient les faits qui louent.

Dès les jours tragiques de Charleroi commence la coopération sanglante des Tchèques à notre défense nationale : ils n’attendent pas, pour nous aider, l’heure ensoleillée de la victoire ; ils optent pour nous, virilement, au moment où la fortune de la France peut sembler désespérée. Deux d’entre eux tombent sur le champ de bataille même de Charleroi, deux autres dans la retraite qui suit. A la bataille d’Arras, le 9 mai 1915, la compagnie tchèque se déroule pour la première fois en ligne de combat, sous les plis de l’étendard rouge au lion d’argent : elle paie cette gloire, ressentie avec tant de fierté, du prix de cinquante morts (42 à Targette et 8 à Souchez). Puis continue la liste héroïque des sacrifices : cinq morts à Tahure, quatorze en Picardie, six à Reims, quatre à Monastir, un au Maroc. Au total, cent dix morts et cent quatre-vingts réformés, dont la plupart avec de graves blessures. Quant aux récompenses que les volontaires tchèques peuvent mettre en regard du sang répandu, elles sont éloquentes aussi : une Légion d’honneur, douze médailles militaires, cent dix croix de guerre, une croix de Saint-Vladimir, trois de Saint-Stanislas, cinq croix et vingt et une médailles de Saint-Georges, une médaille d’or serbe, en tout cent cinquante et une décorations. Enfin, si le 1er Etranger a reçu successivement la fourragère verte et rouge en 1916, la fourragère verte et jaune en 1917, et, tout récemment, — gloire unique dans l’armée française, — la fourragère aux couleurs de la Légion d’honneur, les Tchèques qui servent dans ses rangs ne sont pas ceux qui ont le moins contribué à lui conquérir cette louange suprême.

Dans les autres pays alliés, la conduite des Tchécoslovaques a été la même qu’en France. La colonie tchèque en Grande-Bretagne est peu nombreuse, mais 90 pour 100 de ses membres se sont engagés dans l’armée britannique. Il y a également beaucoup de volontaires tchèques dans les régiments canadiens, dont on connaît assez la bravoure tout ensemble impétueuse et patiente. Aux Etats-Unis, aussitôt la guerre déclarée, les émigrés de Bohème et de Slovaquie comptent parmi ceux qui ont répondu avec le plus joyeux empressement à l’appel du président Wilson.

En Russie, la situation présentait un aspect particulier. La colonie tchèque était là beaucoup plus considérable qu’en aucun autre pays d’Europe : elle se chiffrait par milliers, non plus par centaines. En outre, il y a eu dans l’Empire russe, à la suite des événements militaires sur lesquels nous reviendrons, et dès les premiers temps de la guerre, un nombre immense de prisonniers tchèques. Ceux-ci, toujours profondément pénétrés du sentiment de leur devoir slave, se sont aussitôt rangés à côté de ces frères de race que la veille on les forçait de combattre malgré eux. A peine leur avait-on permis de s’engager dans l’armée russe que plus de 20 000 se proposaient spontanément, sans aucune contrainte matérielle ni morale. Groupés en bataillons d’éclaireurs, ils sont bientôt devenus assez nombreux pour former un corps autonome, la brigade tchécoslovaque, dont les généraux ont maintes fois signalé l’initiative audacieuse et l’inlassable endurance. Notamment dans cette offensive de l’été dernier qui a fait luire à nos yeux des espérances si belles, — et si courtes, — la part des Tchéco-Slovaques est une des plus brillantes comme des plus utiles. A Zboroff, ils capturent 62 officiers, plus de 5 000 soldats, et 15 canons. Quand on les charge d’une simple démonstration sans portée sérieuse, ils trouvent le moyen d’enlever à la baïonnette trois lignes de tranchées. Leurs pertes en officiers, dans certains régiments, atteignent 100 pour 100. Broussiloff, qui relève le fait, ajoute ces lignes significatives : « Ces Tchéco-Slovaques se sont battus comme des diables. Ils sont une des exceptions qui font ressortir la honteuse décadence générale de l’armée russe. Perfidement abandonnés à Tarnopol par notre infanterie, ils se sont battus de telle façon que tout le monde devrait se mettre à genoux devant eux. Une seule de leurs divisions a barré le chemin à trois divisions ennemies. La fleur de leurs intellectuels est tombée. Professeurs, avocats, ingénieurs, écrivains, se sont battus comme de simples soldats et sont morts. Les blessés demandaient le coup de grâce pour ne pas être pris par les Allemands. »

Ce témoignage admirable du plus compétent des juges est d’autant plus précieux à retenir qu’en ce moment même les troupes tchèques sont en train de se voir reconnaître officiellement par les gouvernements Alliés la place à laquelle leurs services leur donnaient le droit d’aspirer. Avec ces groupements épars et si inégaux en nombre, avec les régiments qui se sont fait prendre par les Serbes et par les Italiens, on est arrivé à constituer une véritable armée, qui aura son existence propre, ses chefs, son drapeau, et qui sera sur nos champs de bataille l’incarnation vivante et agissante de la patrie tchèque. Cette création, dont les résultats peuvent être singulièrement importants, est l’œuvre de trois ou quatre hommes politiques : M. Masaryk en Russie, M. Stefanik aux États-Unis, M. Benes en France, en Italie et en Angleterre. Combien cette légion tchéco-slovaque comptera-t-elle de divisions ? et dans quelle proportion sera-t-elle répartie entre les divers fronts ? il ne nous appartient pas de le dire[2]. Mais ce qui est sûr, c’est qu’elle se montrera la digne héritière d’une race dont les vertus militaires se sont affirmées à toutes les époques de l’histoire. « Nous voulons faire voir, nous écrivait un jour un volontaire tchèque du 1er Etranger, que dans nos veines coule toujours le vieux sang des Taborites. » Ils l’ont fait voir, en effet, comme soldats de nos régiments : ils le prouveront encore mieux, si c’est possible, comme membres d’une armée qui sera la leur, sans cesser d’être la nôtre.


III

On ne lutte pas seulement, dans cette guerre, les armes à la main. Dans le duel inexpiable que nous livrons à l’ambition germanique, la propagande et la presse, le commerce et l’industrie, sont des outils de combat tout comme l’aéroplane ou le canon lourd. Ici encore, nous devons beaucoup aux Tchécoslovaques. Pendant que ceux de France aidaient nos soldats à repousser les troupes de choc allemandes, ceux d’Amérique s’employaient assidûment à refouler d’autres attaques, non moins meurtrières. Leur aide nous a été aussi secourable à Pittsburg ou à Chicago qu’à Arras et à Reims.

Il y a beaucoup de Tchéco-Slovaques aux États-Unis. Malgré la fertilité du sol bohème ou morave, les conditions d’existence, sous le joug austro-magyar, sont si fâcheuses que bon nombre de fils de ces beaux pays se voient obligés de les abandonner. 600 000 Tchèques, 700 000 Slovaques se sont ainsi établis sur le territoire américain. Ils se sont groupés en deux associations puissantes, l’Alliance Nationale Tchèque et la Ligne Slovaque, siégeant l’une à Chicago, l’autre à Pittsburg, et disposent de cinquante journaux environ, quotidiens ou périodiques. Ils ont en général conservé un très vif attachement à la mère patrie, un souci ardent et intelligent de ses destinées, en quoi ils se rapprochent de ces généreuses colonies grecques de France et d’Egypte, où M. Venizelos a trouvé de si actifs défenseurs des intérêts de l’hellénisme. Ils ont aussi, ce qui est naturel, une haine implacable des Allemands et des Magyars, dont la tyrannie les a chassés de chez eux.

Aussi ont-ils pris, dès le principe, une position très nette contre les Germano-Américains. Leurs efforts pour contrecarrer la propagande des hyphens constituent un des épisodes les plus curieux de l’histoire de l’opinion en 1915 et 1916 dans la grande République sœur.

La bataille s’est livrée d’abord sur le terrain des munitions de guerre. Il était urgent, pour les Austro-Allemands, d’empêcher les usines américaines de ravitailler des armées, et précisément, dans ces usines, se trouvaient de nombreux Slaves : Tchèques, Slovaques, Polonais, Croates et Serbes. Les agents de l’Allemagne essaient de leur persuader d’abandonner le travail ; et, pour mieux y parvenir, — c’est une de leurs tactiques favorites, — ils réussissent à s’infiltrer dans quelques journaux slaves, qu’ils transforment en succursales de l’agence Wolff. Les chefs des groupements tchéco-slovaques s’appliquent à ôter leur masque slave à ces faux frères, et y arrivent, non sans peine. Quelle victoire pour eux, — et pour nous. — le jour où ils peuvent prouver que le Katolicky Ludovy Dennik, le grand journal slave de Chicago, est subventionné… par le consulat d’Autriche-Hongrie ! Du coup, cette feuille, très répandue, tombe au chiffre ridicule de 600 abonnés. De même pour les Amerikansko-Slovemke Noviny. De même pour le Vesmir, qui est un peu plus difficile à prendre sur le fait : mais on finit par démontrer, fac-similé en main, qu’il émarge aux fonds secrets de l’ambassade autrichienne, et voilà encore un des états de l’influence germanique qui s’écroule piteusement.

Privé de ces sournois instruments de propagande, le chef des conspirateurs, le Dr Dumba, s’adresse directement aux ouvriers slaves, et s’efforce de les prendre, tantôt par la pitié, tantôt par la terreur. Par la pitié : auront-ils bien le cœur de forger ces armes qui vont massacrer leurs frères dans les armées de François-Joseph ? Par la terreur : qu’ils prennent garde, le jour, où ils voudront revoir leur foyer sacré, d’être écartés du sol tchèque ou croate par un procès de haute trahison ! Contre ce mélange de pathétique hypocrite et de chantage effronté, les Tchéco-Slovaques réagissent encore. Ils organisent des meetings de protestation antigermanique à Chicago, Cleveland, Pittsburg, New-York, etc. Et le bon travail continue dans les usines de guerre.

Nouvelle tentative allemande : on fait appel cette fois à l’intérêt matériel ; on veut convaincre les ouvriers que les salaires sont trop bas. Nouvelle riposte des Tchèques, de leurs journaux et de leurs ligues : la grève avorte, et les munitions partent toujours pour les champs de bataille européens.

Si on les empêchait de partir ? D’accord avec la germanophile American Embargo Conference, le président du syndicat de la presse étrangère à New-York, M. Hamerling, s’adresse aux scrupules d’équité de M. Wilson, entreprend de lui faire interdire l’exportation des armes comme contraire à la neutralité. Une fois de plus la presse tchéco-slovaque est prompte à la parade : elle dévoile les dessous de cette campagne soi-disant neutraliste, et la fait échouer comme toutes les autres manœuvres de l’ennemi.

Ajouterons-nous qu’elle a dénoncé sans relâche le sinistre triumvirat Dumba-Von Papen-Boy-Ed ? que le rappel de ces trois bandits camouflés en diplomates lui est dû en grande partie ? qu’elle a chaudement prêché l’accession des États-Unis à la coalition antiallemande ? Sans doute, les Tchèques ne sont pas les seuls auteurs des sympathies que l’opinion américaine a conçues pour nous. Toutes sortes de causes y ont contribué : notre propagande et le travail intérieur, lent, mais sûr, de l’âme yankee, le martyre de Louvain et de Reims et le prestige de la Marne et de Verdun, et, plus que tout peut-être, les crimes et les sottises de nos ennemis. Mais, dans ce vaste concert de forces qui ont agi sur l’esprit des républicains d’outre-Atlantique, l’influence des Tchéco-Slovaques n’a pas été négligeable. Dans les grands centres industriels ou politiques, ils ont contrepesé, malgré la disproportion du nombre, l’effrayante pression par laquelle les pro-Germains risquaient de déformer la conscience américaine. Plût au ciel que, chez tous les neutres, la bonne cause eût rencontré autant de bons avocats !


IV

A la différence des émigrés dont nous venons de parler, les Tchèques restés dans le royaume de Bohème ne pouvaient servir directement les intérêts de l’Entente. Ils nous ont aidés quand même, en affaiblissant, en désorganisant le plus possible les forces vitales de l’un de nos adversaires.

Et d’abord ses forces militaires. Si mal renseignés que nous soyons sur les choses d’Autriche-Hongrie, des lueurs de vérité ont filtré jusqu’à nous, assez pour que nous puissions entrevoir le vaste ensemble de mutineries et de défections qui a maintes fois paralysé la vigueur offensive du « brillant second, » et qui est l’œuvre, un peu, de tous les soldats slaves et latins de la Double Monarchie, mais surtout des Tchéco-Slovaques.

Cette espèce d’indiscipline générale ne semble pas, au début, avoir été préparée par un travail méthodique : elle a été plutôt la révolte spontanée de l’instinct slave des populations, comprenant fort bien que leurs maîtres allemands voulaient les lancer contre leurs frères, et se refusant à cette besogne criminelle. On nous a raconté qu’à Prague, au mois d’août 1914, les conscrits tchèques avaient attaché à leur drapeau rouge un écriteau où étaient inscrits ces deux vers :


Mouchoir rouge, tourne avec nous :
On nous oblige d’aller contre les Russes, nous ne savons pas pourquoi.


Sur beaucoup de points de Bohême et de Moravie, la mobilisation fit apparaître les germes de mauvaise volonté irréductible qui couvaient dans l’àme tchèque contre une guerre antislave : les soldats déclaraient qu’ils tourneraient leurs armes contre leurs officiers et contre les Allemands. C’est au milieu des rébellions, des arrestations et des fusillades que les autorités autrichiennes durent procéder à la mise en campagne des régiments tchèques. Jusqu’à la fin de 1916, le refus d’obéissance y fut comme endémique. Les détachements tchèques qui traversaient la ville de Prague pour être expédiés au front étaient escortés de troupes allemandes ou magyares en nombre double : défense aux passants de leur parler ou de leur sourire ! le salut de l’Etat était à ce prix.

Une fois arrivés aux tranchées, les Tchèques montrent bien par leur attitude que toutes ces précautions n’ont servi de rien, qu’on n’a pas pu, qu’on ne pourra pas les transformer en défenseurs d’une Austro-Allemagne qu’ils détestent. Le 11e régiment (de Pisek) refuse de marcher sur Valjevo, en Serbie, et est canonné par l’artillerie hongroise. Le 35e (de Pilsen), à peine débarqué du chemin de fer, passe dans les lignes russes. Le 36e (de Mlada-Boleslav) se mutine dans les casernes ; le 88e, en essayant de se rendre aux Russes dans les Carpathes, est fusillé par la garde prussienne et les honveds magyars. Après la seconde bataille de Lvov, les troupes tchèques s’ingénient à transformer la défaite en désastre, sèment la panique, s’enfuient jusqu’à Olomouc, voire jusqu’à Prague.

La reddition du 28e (de Prague) est particulièrement célèbre. Elle a eu l’honneur d’une flétrissure spéciale, que lui a décernée François-Joseph dans un ordre du jour lu à toute l’armée. 2 000 hommes s’étaient livrés aux Russes, le 3 avril 1915, avec armes et bagages, musique en tête, et, sans plus attendre, avaient commencé à se battre contre les Autrichiens. « Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage, » pensa le gouvernement de Vienne. Pour faire expier aux Tchèques leur trahison, il forma un nouveau 28e, composé de recrues tchèques ; ces enfants de vingt ans, envoyés sur l’Isonzo, furent placés exprès dans un poste on ne peut plus dangereux : dix-huit seulement échappèrent au massacre, — et le 28e fut solennellement réhabilité.

A partir du printemps de 1915, ces redditions en masse devinrent impossibles, parce que les soldats tchèques furent disséminés dans des régiments allemands et magyars, l’état-major de Berlin ayant pris dans sa rude poigne la direction de l’armée autrichienne. Mais les défections d’individus isolés ou de petits groupes ne prirent pas fin. Empruntons à un jeune écrivain tchèque, M. Skalicky, le tableau d’une de ces scènes qui se sont produites sans cesse en Galicie ou en Volhynie : « Les volontaires tchèques (de l’armée russe) ont souvent en face d’eux un détachement tchèque. Ils s’approchent de la tranchée ennemie, et commencent à chanter leur hymne national. Cet air doux et mélodieux hypnotise les soldats tchèques qui se tiennent derrière les fils barbelés. Une, deux, trois voix s’ajoutent, et, tout à coup, le chant sacré doucement résonne. Et, comme ensorcelés, les soldats obéissent à cette voix caressante de l’hymne national, et leur conversation devient très courte : Frères, voulez-vous la Bohême libre ? — Nous voulons. — Eh bien ! suivez-nous. — Et les tranchées autrichiennes se vident, et le nombre des volontaires tchèques augmente. »

Les tranchées autrichiennes se sont, en effet, prodigieusement vidées. On estime que, jusqu’en 1916, 600 000 Tchécoslovaques ont été envoyés au front ; là-dessus, 350 000 se sont rendus aux Serbes et aux Russes, et les autres, faute d’avoir pu en faire autant, ont servi aussi mal que possible sous l’aigle bicéphale.

Il n’est pas surprenant que les hommes d’Etat de Vienne et les députés pangtermanistes se soient répandus en invectives contre cette conduite des Tchèques. Mais, où ils dépassent la mesure permise même aux mensonges allemands, c’est quand ils les accusent de lâcheté. Rien de commun entre les défections des soldats de Bohême ou de Moravie et les honteuses capitulations qu’on a pu voir dans d’autres armées. Les Tchèques n’ont pas le cœur timide ! la preuve en est que la plupart d’entre eux, une fois arrivés sous les drapeaux ennemis, luttent comme des lions. S’ils se sont rendus aux Russes, ce n’est donc pas parce qu’ils ne voulaient pas se battre, mais parce qu’ils ne voulaient pas se battre pour des Allemands contre des Slaves. La désillusion, pour les dirigeants austro-hongrois, n’en a été que plus amère : ces Tchèques, en qui les qualités de race laissaient prévoir de si bons soldats, leur faisaient défaut au moment critique, et ne retrouvaient leur vigueur que pour se retourner contre l’Autriche ! Ce ne serait pas trop simplifier l’histoire militaire de la Double Monarchie depuis trois ans et demi que de la résumer en deux faits, également désagréables pour l’amour-propre de l’état-major impérial et royal : les revers de l’Autriche sont presque tous dus à la défection de ses troupes slaves, ses succès à la collaboration des Allemands de l’Empire. Et comme, pour venir en aide à leurs alliés, les Allemands ont été obligés de prélever des troupes sur d’autres fronts, il se trouve finalement que la « trahison » des Tchèques a servi la France et l’Angleterre, aussi bien que la Russie et la Serbie.


V

Ce n’est pas seulement le « matériel humain » de l’Autriche, — pour emprunter à nos ennemis leur habituelle et brutale expression, — qui a souffert du mauvais vouloir des Tchécoslovaques. Dans l’ordre financier, économique, politique, ils n’ont pas moins savamment travaillé à empêcher la vieille machine austro-hongroise d’aller son train normal.

L’état des finances autrichiennes, qui n’était ni très clair ni très florissant en temps de paix, l’est encore bien moins depuis la guerre. Pour peu qu’on jette un coup d’œil sur le tableau du change dans les pays neutres, on voit que le sort de la couronne est plus lamentable que celui même du mark : là où l’un dégringole, l’autre s’effondre. Quelle part les Tchèques ont-ils dans cette débâcle ? Là-dessus, les journaux officieux de Vienne ont deux opinions de rechange. Quand ils veulent persuader à l’univers que les peuples de la Monarchie sont les plus heureux du monde aussi bien que les plus dociles, ils affectent de s’extasier sur le loyalisme financier des Slaves, sur leur coopération efficace aux emprunts de guerre. Et il est hors de doute qu’il y a beaucoup d’argent tchèque dans le trésor impérial : — il y a tout celui que les autorités ont confisqué aux caisses d’épargne et aux banques populaires de Bohème ! Mais à d’autres heures, quand ils ne se croient pas regardés, les Allemands d’Autriche laissent échapper la vérité : ils accusent les Tchèques d’avoir « saboté » les emprunts. Ç’a été un de leurs arguments pour retenir si longtemps en prison le célèbre leader tchèque Kramarz ; ç’a été aussi le grief invoqué, plus récemment, pour arrêter le directeur de la grande Banque Industrielle de Prague, M. Jaroslav Preis, et quatre de ses collègues. Si bien qu’alternativement, selon les besoins de la polémique, les mêmes Tchèques sont présentés comme de fidèles serviteurs du Trésor ou comme ses pires adversaires.

C’est la seconde assertion qui est la vraie, et les chiffres le prouvent. De l’aveu du gouvernement, pendant que la partie allemande de la population cisleithane souscrivait 18 milliards de couronnes, la partie tchèque, qui est à peine moins nombreuse, ne souscrivit qu’un milliard et un quart. Or, les pays tchèques sont les plus riches de l’Empire. Il suffit de rapprocher ces deux faits pour que la conclusion s’en dégage toute seule : c’est que les Tchèques, peut-être par antipathie naturelle contre le gouvernement de Vienne, peut-être par obéissance aux conseils de leurs chefs politiques et de leurs financiers, et probablement pour ces deux motifs à la fois, ont donné à leurs maîtres le moins d’argent possible ; autant qu’il était en eux, ils ont ôté des mains meurtrières de l’Autriche le « nerf de la guerre, » — qui, en l’espèce, était aussi le nerf du crime.

Même « sabotage » dans la vie constitutionnelle et parlementaire de l’Etat autrichien. Ce n’est pas ici le lieu de retracer l’histoire si complexe de toutes les agitations qui l’ont troublée : discours véhéments et controverses de presse, manifestations populaires, — et aussi mesures de police, arrestations, emprisonnements de civils, procès de haute trahison, pendaisons ou fusillades. Il n’y a pas d’hyperbole à dire que, depuis août 1914, le gouvernement autrichien soutient deux guerres à la fois, l’une contre l’Entente, l’autre contre la moitié de ses propres sujets. Or, dans cette moitié hostile, les Tchèques sont au premier rang. C’est après eux, et le plus souvent sur leur modèle et selon leurs conseils, que les autres peuples slaves de la Monarchie, Polonais, Slovènes, Dalmates, Ruthènes ou Croates, se sont décidés à adopter une politique d’union sacrée entre les différents partis et d’opposition irréductible contre le gouvernement de Vienne. Si, pendant près de trois ans, seule entre toutes les puissances belligérantes, l’Autriche a renoncé à convoquer son parlement, se réduisant par-là même à une situation malaisée, humiliante, presque ridicule, c’est surtout parce qu’elle craignait les protestations que les députés tchèques ne manqueraient pas de jeter du haut de la tribune pour dénoncer à tout l’univers sa monstrueuse tyrannie.

Crainte trop justifiée ! Lorsque, après avoir détenu des milliers de Tchèques, après en avoir massacré des centaines, elle a cru avoir maté la résistance des autres, et qu’elle s’est décidée à réunir enfin le Reichsrat, qu’est-il arrivé ? Dès la première séance, en dépit des adjurations pathétiques du ministre Clam-Martinitz, le président de l’Union Tchèque, M. Stanek, a lu une déclaration solennelle où il revendiquait l’indépendance des pays tchéco-slovaques, dans des conditions qui supposaient un complet bouleversement du dualisme austro-hongrois. Les partis polonais, slovène et ruthène ont aussitôt suivi son exemple. Au dehors, un manifeste de 150 intellectuels tchèques exprimait les mêmes aspirations, et 15 000 ouvriers, sur les places publiques de Prague, maudissaient le gouvernement impérial en acclamant la France et la Russie. La Double Monarchie, grâce à l’initiative tchèque, tremblait vraiment sur ses bases.

Si nous en doutions, voyons seulement la colère des Allemands et des Magyars. « Quoi ! Ce que je lis n’est pas le compte rendu de la Chambre française, s’écrie le journal magyar Akotmany, ni de la Chambre des Communes anglaises, mais celui de la séance d’ouverture du Reichsrat autrichien ?… Par leur plan, les Tchèques passent dans le camp de nos ennemis, car, de même que nos ennemis, ils veulent nous démembrer. »

Rien de plus significatif que ces hurlements de douleur et de colère. Les Tchèques ne s’en sont d’ailleurs nullement laissé émouvoir : depuis la séance historique du 30 mai, ils ont persévéré, ils persévèrent dans leur altitude intransigeante. Notamment, ils répètent à tout propos que, pour eux, la reconstitution de la Bohême n’est pas une affaire intérieure d’Autriche, mais une affaire européenne, internationale, qui doit être portée devant la conférence de la paix : c’est parfaitement exact, mais c’est aussi parfaitement dommageable aux ambitions de l’Austro-Allemagne. Quels regrets, à Berlin comme à Vienne, n’a-t-on pas dû ressentir d’avoir consenti à la réunion du Reichrat ! Mais on ne pouvait pas s’en passer. Avec ou sans parlement, l’Autriche est également gênée par les Tchèques : ils paralysent tous les efforts gouvernementaux ; ils entravent les séances les plus urgentes ; bref, ils produisent chez notre ennemie ce que Fontenelle mourant appelait, d’un si joli euphémisme, « une certaine difficulté de vivre. »

Après cela, faut-il s’étonner, comme le font quelques personnes, qu’ils ne soient pas allés plus loin, qu’ils n’aient pas entrepris un grand mouvement révolutionnaire ? L’idée était tentante ; elle a dû les séduire, mais elle aurait été fort dangereuse. Avec la mobilisation, qui éloignait de Bohème tous les hommes valides, avec l’état de siège, avec l’intervention certaine des troupes allemandes, qui seraient accourues à l’aide du gouvernement autrichien, une sédition eût été noyée dans le sang. Les Tchèques se seraient fait sabrer, sans profit pour leur cause ni pour la nôtre. A défaut d’un vaste soulèvement national, ils nous en ont donné la menue monnaie. En langage syndicaliste disons qu’ils ont organisé « la révolution perlée. » Ce n’est pas la plus brillante, — ce n’est pas la moins efficace.

Ainsi, avec une tactique très heureusement adaptée aux circonstances, les Tchèques de Bohême et de Moravie se sont inspirés des mêmes principes que ceux de France, de Russie ou d’Amérique. Dans, l’armée, dans les banques, au parlement, dans la presse, ils ont lutté, avec leur ténacité coutumière, contre le germanisme que nous attaquions du dehors. Ils l’ont affaibli dans une mesure que nous pouvons déjà apprécier, et qui leur crée un titre impérissable à notre gratitude. Car, sans nul doute, ce qu’il y a de plus fragile dans la coalition ennemie, c’est l’Autriche ; et elle l’est principalement à cause de ses Tchèques. Rappelons-nous tout ce qu’ils ont fait et tout ce qu’ils ont empêché, les obstacles incessants qu’ils ont suscités à l’action militaire et politique de l’Austro-Allemagne, et posons-nous cette simple question : s’il y avait dans l’Empire allemand, comme dans l’Etat voisin, dix millions de Tchèques, est-ce que la guerre ne serait pas finie depuis longtemps, — et bien finie ?


RENE PICHON.


  1. Chomotov, — que nos géographes ont la naïveté d’appeler à l’allemande Komotau, — était dès le XIVe siècle victime d’une de ces néfastes immigrations germaniques que nous connaissons trop bien.
  2. Au moment où nous relisons les épreuves de cet article, les journaux annoncent l’arrivée à Vladivostok de deux régiments tchéco-slovaques. D’où viennent-ils, et où vont ils ? Ils viennent de l’Ukraine, où ils s’étaient formés à la voix de leurs leaders nationaux, et d’où ils ont dû se retirer lorsque l’Ukraine s’est si fâcheusement ralliée à la cause germanique. Il semble bien d’ailleurs que les destructions systématiques d’approvisionnements qu’ils y ont opérées avant de partir soient pour beaucoup dans la désillusion alimentaire de l’Austro-Allemagne. Quant au but de leur voyage, on peut le deviner en songeant que le Japon et le Canada forment la route la plus sûre actuellement pour aller de Russie en France. Ce n’est pas une odyssée banale que celle de ces braves gens qui, partis de Bohême comme soldats autrichiens, vont venir se battre à nos côtés après avoir traversé la moitié de l’Europe, l’Asie et l’Amérique. Il ne leur manquera plus, pour achever leur « tour du monde, » que de rentrer de France en Bohême en passant sur le ventre des Allemands.