Les Symboles - Préface (1895)

Les Symboles, nouvelle sérieL. Chailley (p. v-xx).


PRÉFACE


J’offre au public les fragments d’un livre inachevé, et je lui en demande bien pardon. Ou les Symboles ne seront jamais finis, ou leur conclusion différera, au moins par la forme, de celle qui est proposée ici. Dans les deux cas, la majeure partie de ce volume resterait inconnue au public. Je parle d’abord des sept poèmes, liés les uns aux autres, qui devaient terminer mon œuvre. Or, malgré leurs imperfections particulières et l’erreur qui me les a fait écrire pour servir de conclusion aux Symboles, je me suis laissé convaincre que ces poèmes méritaient d’être lus. C’est pourquoi je les donne ici, en les faisant précéder de deux pièces : Le Christ aux Limbes et Allah, qui pourront reparaître dans une édition complète des Symboles, et en les faisant suivre d’un appendice où j’ai réuni d’autres poèmes. Ceux-ci appartiennent à une période encore antérieure, et j’avais senti, depuis longtemps, leur manque d’accord avec la conception générale qui a prévalu dans mon esprit.

Si j’ai une raison suffisante (le lecteur appréciera) de publier ce volume, à coup sûr j’en ai une de le publier sans retard. Il porte, dans le texte même, la date de ma trentième année ; et je n’ai déjà plus, de cette année décisive, qu’un souvenir assez confus. Je ne crois pas que l’on me prêterait la fantaisie de vouloir me rajeunir. Mais l’esprit d’un homme peut varier beaucoup en un court espace de temps, et ce n’est pas sans un peu de honte que, le plus souvent, on relit ses vers oubliés. La conclusion, purement morale, du présent volume est bien celle où je me suis arrêté, bien que je ne songe pas à me raidir contre toute influence religieuse qui pourrait me pénétrer ; mais le chemin tortueux que, dans mon livre, j’ai suivi pour arriver à cette conclusion est loin de me satisfaire. Je fais allusion surtout aux deux poèmes : Le Divin et Vers l’Amour. Peut-être la forme à demi symbolique de l’un et de l’autre leur enlève-t-elle le caractère de « confidences » qui choquerait en un livre consacré à de graves sujets. Pourtant ils contiennent trop de mes rêveries intimes, et en même temps il s’y mêle trop de factice pour que je n’éprouve pas quelque gène à les publier. Si je m’en délivre hâtivement dans un livre fragmentaire, C’est surtout parce que cette gêne augmenterait chaque jour.

Je voulais d’abord expliquer, par des notes placées à la fin du volume, en quoi les poèmes qui devaient terminer les Symboles me semblent critiquables à divers points de vue. Mais je crois bon d’épargner au lecteur des notes volumineuses, qui auraient paru attribuer à mes poèmes une importance exagérée. D’autre part, il n’y a pas lieu de continuer pour ce volume le travail de vulgarisation que j’ai fait pour le premier[1]. Je me borne donc à cette préface, où je montrerai que les poèmes dont je m’occupe procèdent d’un autre esprit que l’ensemble des Symboles (dont une grande partie reste à faire) et qu’ils ne sauraient en être la conclusion naturelle.

J’ai raconté, dans la préface du premier volume, à la suite de quelle évolution j’avais entrepris un travail peut-être au-dessus de mes forces. J’y ai noté aussi les variations de ma pensée. Toutes les croyances, après avoir été pour moi comme des voiles splendides, laissant transparaître une lueur de l’Ineffable, ne m’inspirèrent bientôt plus qu’une sympathie désintéressée. Ayant renoncé, du moins pour un temps, à chercher la solution de problèmes réputés insolubles, j’aimai les religions de tous les âges et de toutes les races pour la pénétrante poésie, la grâce, la splendeur de leurs rêveries, pour la paix qu’elles surent donner à tant d’âmes, et surtout pour le puissant appui qu’elles prêtèrent aux idées morales.

En notant les phases de mon évolution, je ne remarquai pas assez nettement que les Symboles, conçus dans un certain esprit et commencés dans un autre, avaient été continués dans un troisième. Je m’étais cru d’abord en possession d’une Vérité, fort trouble à coup sûr, mais qui vivait en moi par ses contradictions même. La personnalité de Dieu s’y accommodait avec un panthéisme effréné ; la paix éternelle n’y excluait point un éternel effort ; les passions terrestres y survivaient à l’étreinte de l’Absolu. M’accable qui voudra de faciles railleries ! Chacun accorde comme il peut ses tendances contradictoires. D’ailleurs, presque tous les poèmes que j’ai composés dans cette phase de mon esprit me semblent, à présent, fort médiocres. J’en ai conservé un seul : La Rose d’Or, recueil de petites pièces qui font suite à mon livre : L’Aurore, pour en être, si l’on veut, la conclusion apaisée. Dans ce recueil, qui m’étonne aujourd’hui par le mystique entrelacement des idées, l’amour de la créature devait être un acheminement vers l’amour de Dieu et un symbole de cet amour.

On voit en quel sens j’avais pris d’abord le titre du livre projeté. D’autres symboles empruntés aux couleurs, aux parfums ou à la musique, telle œuvre d’art, tel mythe, telle légende, devaient tour à tour vêtir une conception toujours à peu près la même, bien que flottante et imprécise. Mais, après quelque temps, mes rêveries me parurent trop inconsistantes ; je renonçai à formuler une métaphysique personnelle. C’est alors que je me tournai vers l’étude des religions, non point pour résumer, comme j’ai plus tard tenté de le faire, ce qui m’a paru être leur sens vrai, mais pour exprimer par elles ce qui survivait en moi de croyances à l’état de rêve ou de désir. Je renonçais à accorder ensemble des termes inconciliables, et je ne me décidais pas non plus à opter pour un système plutôt que pour un autre ; cependant, je croyais toujours avec autant de ferveur à la vivante réalité de l’Être inexprimable. Mon titre changea quelque peu de signification. Il ne s’agissait plus, en effet, de traduire par des images une foi assez particulière malgré le vague de ses contours, mais d’entrevoir, à travers des voiles plus ou moins décevants, une Vérité inaccessible.

C’est dans cette nouvelle disposition que j’écrivis le Prologue des Symboles. Par la suite, j’y ai intercalé quelques vers, afin qu’il fût mieux en harmonie avec le livre qu’il annonce, et enveloppât les conceptions les plus diverses de Dieu ou de l’Absolu. Ces additions peuvent être critiquées ; car, si la Cause première n’a point un caractère moral, s’il n’y a pas même en elle une tendance inconsciente vers le bien, elle peut exciter une sorte d’enthousiasme, mais non pas le pieux amour, la profonde vénération exprimés dans mon Prologue. J’observerai, d’autre part, que le premier volume des Symboles correspond fort mal à ce Prologue, même remanié. Pour qu’il ne le démentit point, il aurait fallu que mon esprit demeurât stationnaire ; et c’est le contraire qui a eu lieu. Le Prologue impliquait une série de poèmes empruntés à des religions capables d’exprimer, en quelque chose, mon intime idéal, et à celles-là seulement. J’eusse formé tout mon livre de tels poèmes, non sans forcer, je crois, ou même fausser le sens des mythes et des croyances, si, comme je viens de le dire, je n’avais évolué de nouveau.

Le seul poème que j’ai franchement composé dans cet esprit est Le Mont des Oliviers ; je le place, comme La Rose d’Or, en appendice à la fin du présent volume. On y trouvera l’expression d’une pensée métaphysique, plus ou moins digne d’intérêt, mais non pas inspirée directement par l’Évangile ou par la théologie chrétienne. La personne de Jésus n’est ici qu’un symbole du Christ éternel, à jamais incarné dans le monde[2].

J’arrivais à ma troisième étape. Une réflexion continue, la lecture des philosophes, un voyage à travers les mathématiques, enfin l’étude même des religions, achevèrent de tuer en moi le métaphysicien. (Les morts ne demandent qu’à ressusciter.) Dans le premier volume des Symboles, écrit tout entier pendant cette période, les religions sont envisagées surtout au point de vue de leur réalité historique. Je m’efforce parfois d’en présenter une image exacte, mêlant les choses nobles à d’autres qui le sont moins, les profondes aux enfantines, et me passant, au besoin, de toute philosophie acceptable. Il est bien évident que, prises telles quelles, l’âpre religion de Moïse, celle des Romains ou des Celtes (Le peuple de Dieu, Rome, La Vie et la Mort) ne sauraient aucunement traduire les aspirations religieuses d’une âme moderne. Aussi les poèmes cités sont-ils en désaccord avec l’esprit, sinon avec la lettre, du Prologue qui est censé leur servir d’introduction. D’autres fois, laissant de côté tout ce qui est formalisme, barbarie, superstition, je dégage uniquement la pensée supérieure d’une croyance, par exemple dans le dialogue de Zoroastre et d’Ahriman ; mais une transcription de ce genre ne saurait être prise pour la rêverie personnelle d’une âme altérée de Dieu. Certaines pièces, conçues dans une phase plus religieuse, ont changé de caractère par l’exécution. Ainsi je n’ai guère insisté, dans La Terre et l’Amour, sur ce qui en fut le point de départ métaphysique ; j’y ai plutôt ébauché une synthèse des mythes grecs, interprétés dans un sens idéaliste. Le poème de source kabbalistique, Iakin et Boaz, révèle un esprit qui se détourne du Mystère divin plutôt qu’il ne s’y complait. Enfin, lorsque sous le voile de mythes interprétés avec plus ou moins de liberté (Adam et Ève, Hercule, Odin) je laisse entrevoir une pensée personnelle, c’est avant tout, sinon exclusivement, une pensée morale.

Il résulte des exemples précédents que, le Prologue mis à part, les sujets traités dans le premier volume des Symboles le furent à des points de vue assez divers. Je ne crois pas que ce soit un défaut. Il y a là une cause de variété ; et l’unité du livre n’en subsiste pas moins. Ce que la religion, envisagée sous toute sorte d’aspects, fut pour l’âme humaine, reste l’unique inspiration des Symboles. D’autre part, je n’ai pas à rechercher si mon livre, écrit dans la disposition mystique où j’étais en le commençant, eût été meilleur ou pire. Peut-être eût-il gagné en intensité de vie ; mais je crois que la pensée en eût été moins large et moins sérieuse. De toute manière, je ne pouvais l’écrire autrement que je n’ai fait, sans manquer à cette absolue sincérité qui est la première condition de toute œuvre d’art. Peu importe, d’ailleurs. J’ai voulu seulement, dans cette préface, montrer le désaccord qui existe entre la pensée initiale du livre, si l’on en juge d’après le Prologue, et le livre lui-même. Certains poèmes, tels que L’Âme heureuse, Nuit d’été, Le chant de Vishnou, semblent mieux répondre à cette pensée ; mais ils sont trop isolés pour qu’on ait le droit d’y voir une fidèle expression de l’ensemble.

On peut croire que la suppression pure et simple du Prologue arrangerait tout ; mais il y a aussi la conclusion du livre. Après une longue série de poèmes impersonnels, par le fond si ce n’est par la forme, je réponds d’une manière plus satisfaisante aux données du Prologue, en reprenant parole pour mon propre compte. J’apparais alors comme un homme poursuivant la Vérité avec angoisse, et cela ne s’accorde guère avec l’esprit général des Symboles, qui implique par avance l’impossibilité de faire aboutir de pareils efforts. Enfin, après de pénibles détours sur lesquels je reviendrai, j’arrive à une conclusion purement morale, qui est censée être nouvelle pour moi ; mais tout lecteur attentif jugera que tant de circuits étaient inutiles. En écrivant Adam et Ève, Hercule, Odin, j’exprimais par anticipation, au sujet de la vie humaine et de notre devoir présent, les idées contenues dans L’Homme-Dieu et dans l’Épilogue des Symboles. La loi morale mise en dehors et au-dessus de toute hypothèse particulière sur le divin, donc indépendante de la question des origines et pouvant se passer de toute sanction, tel est bien le sens intime de ces trois poèmes ; et c’est aussi la conclusion du livre entier.

Il est fâcheux de voir un homme se donner grand mal pour étreindre une vérité qui est déjà en sa possession. Mais l’usage que je fais de mon libre arbitre, longtemps abdiqué, avant de conclure d’une façon trop prévue, appelle surtout les critiques. Je ne pense pas à ces poèmes de discussion : L’Âme humaine et En prière, mais aux deux suivants. L’amour passionné, exclusif, presque sensuel, de la nature « féminisée » comporte une grande part de rhétorique ; il en a été fait, dans notre siècle, un pitoyable abus. L’amour platonique en sa rigueur absolue, je veux dire affranchi, par hypothèse, de toute sensualité, est au moins une erreur assez noble, où l’on peut s’engager de bonne foi ; mais je trouve bizarre qu’une ardente recherche du vrai dégénère en une sorte de roman. J’aurai beau alléguer qu’il faut voir en tout cela de curieuses déviations du sentiment religieux, et qu’elles se produisent, d’une façon toute naturelle, à l’instant où faiblit la croyance en Dieu. Il est possible que, dans certains cas, cela ait lieu ainsi. Mais ce n’est pas après avoir atteint la maturité de son esprit qu’un homme pourrait s’abandonner sans réserve à des émotions aussi artificielles ou devenir la proie d’illusions aussi fortes. J’ai cru que l’expression de sentiments jadis éprouvés, d’une façon plus ou moins réelle, serait logique et vraisemblable à certaine place de mon livre. Je vois que je me suis trompé.

Je ne veux pas du tout, par une vanité à rebours, déprécier mon œuvre. Je crois qu’il y a, dans les poèmes dont je parle, une poésie vraie ; ils sont, en grande partie, l’expression très sincère d’un culte profond de la nature et de ces intimes rêveries où l’amour semble transfiguré. Moi-même, d’ailleurs, en terminant les deux poèmes, je dénonçais la part de fausseté qui s’y mêle ; et cela pouvait leur faire trouver grâce. Je crois aussi que la pensée morale, le sentiment d’humaine fraternité, traduits symboliquement, çà et là, dans la première partie de l’ouvrage, ont trouvé dans L’Homme-Dieu et dans l’Épilogue une expression plus directe, j’ose dire plus émue, sinon plus émouvante. Je n’ai aucun regret d’avoir écrit ces vers, sans quoi je ne les publierais pas. Mais, comme j’attache quelque importance à la construction de mon œuvre, j’ai voulu montrer en quoi elle pèche, et pour quelles raisons j’éliminerai d’une édition future (si je puis la donner) le Prologue du livre et les poèmes qui le terminent. Ceux dont je n’ai pas fait une mention spéciale donneraient lieu à des réflexions quelque peu différentes. Mais je les laisse de côté, ma pensée étant assez claire, à ce que j’imagine, sans de nouveaux développements[3].

Voici donc ce que serait une édition des Symboles, je ne dis pas définitive, car le mot indiquerait une ambition déplacée, mais du moins complète et homogène. Tout d’abord, je conserverais le titre du livre ; la signification seule en serait encore modifiée. J’entendrais par le mot « symbole » le résumé d’une croyance, comme lorsque nous dirons : le Symbole de Nicée. J’écrirais un nouveau Prologue, mieux en rapport avec la nature du livre. Mes propres sentiments ne seraient pas directement en cause ; il n’y aurait aucune allusion à telle crise de mysticisme que j’ai pu traverser. Je parlerais au nom de tous les hommes, prenant le droit de le faire dans une sympathie irrésistible pour les nobles rêveries qu’a suscitées en eux l’angoisse du Mystère universel. Je dirais ce que furent, à divers degrés, les religions : un effort pour expliquer l’Inexplicable, une loi morale mise à la portée de tous, une voie menant au salut en ce monde ou ailleurs. Je les bénirais sans attendre d’elles rien de précis, sans la trouble espérance d’une foi subite, mais ému par ce qu’il y eut en elles de vie profonde, de beauté, de grandeur morale. Je m’arrêterais en frémissant au seuil du Mystère qu’elles n’ont pu rendre moins impénétrable.

Le premier volume, embrassant les principales croyances antérieures à la naissance de Jésus, ne subirait aucune modification. Le second serait consacré presque uniquement au christianisme. Il reste, avec le bouddhisme, le plus grand fait religieux de l’histoire ; il fut intimement mêlé à la vie de notre race ; il est le seul qui ait eu une action directe sur nous, hommes du moderne Occident ; avec lui, enfin, s’il doit disparaître, s’évanouit pour nous toute croyance positive. Il serait donc naturel que le christianisme, en regard des religions qui l’ont précédé, remplit à lui seul la seconde partie des Symboles. Après avoir montré sous divers aspects la doctrine chrétienne, non pas suivant mes propres imaginations, mais d’après les Écritures, j’évoquerais, afin de donner une plus complète idée du monde où s’élabora la foi nouvelle, cette pensive et sublime figure de Marc-Aurèle ; puis je conterais la tentative désespérée du noble Julien pour ressusciter les dieux ; ensuite j’indiquerais, à l’Orient, le lever d’une nouvelle et puissante religion, l’Islam ; enfin, revenant vers le Christ, je conclurais par un poème à la gloire de saint François d’Assise, parfaite incarnation de l’esprit évangélique.

Il semble qu’après le XIIIe siècle le catholicisme ait commencé à décliner ; du moins cessa-t-il d’être l’expression complète, unique pour ainsi dire, de la vie morale et intellectuelle en Occident. D’autre part, rien n’a pris sa place. J’ai eu tort de consacrer un de mes poèmes (Nature) à la Renaissance. Sans parler de ce que le symbole choisi a de bizarre et de factice, il faut reconnaître que le culte de la science et de la beauté, pour noble qu’il soit, ne saurait tenir lieu d’une religion. La Réforme, envisagée comme une tentative de retour vers la simplicité de l’Évangile, ou comme une reprise de la doctrine paulinienne de la justification, n’offre aucun symbole nouveau. Il est vrai que, d’autre part, elle ouvrit une voie à la critique moderne ; mais, si la critique a beaucoup détruit, elle n’a rien édifié. Il est d’ailleurs trop évident que, malgré leur action persistante sur les esprits, ni la philosophie moderne, livrée à toutes les contradictions, ni la Révolution française, contestée dans ses principes et dans ses résultats, n’ont su créer une foi commune et envelopper toute la vie humaine à la manière des religions. Telles sont les idées que je devrais exposer dans un nouvel Épilogue ; et je terminerais par une anxieuse interrogation de l’avenir. C’est en d’autres œuvres que je tenterais d’exprimer toute croyance qui, désormais, pourrait se former en moi.

Je me donne le plaisir d’imaginer ce que serait mon livre ; mais il est douteux que je le termine. Rien de plus malaisé que de se remettre à une besogne longtemps interrompue. Or, j’ai été distrait des Symboles par une occupation très absorbante. Cinq ou six années de ma vie auront été consacrées exclusivement à un théâtre de marionnettes, pour lequel j’ai écrit une vingtaine d’actes. Ce n’est pas que j’en aie le moindre regret. Il est, du reste, évident que la pensée directrice des Symboles me hantait toujours, tandis que j’écrivais pour de naïves poupées. La religion a créé l’atmosphère de toutes mes pièces, lorsqu’elle n’en était point l’unique inspiration. Mais, tandis que je tenais le fil de mes petits acteurs, j’ai dû laisser à l’écart le gros livre inachevé. Je ne sais pas si j’aurai le courage de m’y remettre.

Peu de lecteurs, j’imagine, ont eu la complaisance de me suivre jusqu’à présent. Aussi, regardant comme des amis ceux qui l’ont fait, je ne chercherai point d’excuses pour avoir parlé de moi avec une si parfaite absence de modestie. J’aurais plutôt besoin qu’on me pardonnât d’être revenu sur certaines choses déjà exposées dans une autre préface. J’espère, cependant, que l’on ne m’en voudra pas de mes répétitions ou de mes contradictions. Il est difficile de voir clair dans les transformations de sa pensée, eût-on l’esprit délié d’un philosophe ; à plus forte raison, si l’on est un simple poète.

Puisque j’ai fait allusion à la préface écrite pour le premier volume des Symboles, je voudrais, en terminant, dissiper une erreur qui a été commise au sujet de certaines idées exposées dans cette préface. Je n’ignore pas que ma pensée est d’une très mince conséquence pour mes semblables ; mais je me crois tenu d’agir comme si elle devait en avoir une très sérieuse. M. Jules Lemaître, dont la critique est à la fois si large et si pénétrante, et envers qui je me sens fort obligé pour la sympathie qu’il me témoigne, a conclu de mes propres explications que j’avais été mené par des considérations esthétiques à une conception morale de la vie humaine. J’ai dû m’expliquer très mal. Il est vrai que j’ai écrit ceci : « Je me rendis compte que, si je voulais augmenter les plaisirs de mon esprit, rien, pas même la vertu, ne devait m’être indifférent. » Mais je voulais noter en ces deux lignes une phase très spéciale de mon évolution ; et il me semble résulter de ma laborieuse analyse que, par la suite, des idées toutes nouvelles s’éveillèrent en moi. Puisque je n’ai pas été clair, je tiens à l’être une fois pour toutes.

Je ne penserai jamais que la morale, comme l’a dit un écrivain illustre — trop ondoyant et trop sagace pour ne s’être pas contredit à ce sujet — soit une partie de l’esthétique[4]. Ceux qui s’abstiennent du mal uniquement pour éviter certains actes laids ou malpropres, ceux-là, j’en ai la ferme conviction, ignorent la vie morale en ce qu’elle a d’essentiel ; car le beau est une chose et le bien en est une autre, malgré les rapports variés et délicats qu’ils peuvent avoir entre eux et le précieux secours qu’ils se prêtent parfois l’un à l’autre. Je crois que ni la plus haute esthétique ni le sentiment le plus exquis du beau n’éveilleront jamais en qui que ce soit la claire notion du devoir. Je n’en suis pas moins persuadé que la réalisation du beau entre dans le plan divin de l’univers ; je pense qu’il serait abominable, si cela était possible, de tarir dans l’âme humaine le sens de la beauté. Mais c’est d’une tout autre source, plus vive et plus profonde, que jaillissent en nous la foi dans le bien et le ferme vouloir de l’accomplir.

Je ne prétends pas faire ici de la métaphysique. Je constate seulement que certaines œuvres d’art très belles n’ont pas de caractère moral, et que des personnes d’une haute moralité ont un sens esthétique médiocre. Si la chose était contestée, il resterait que la beauté d’une œuvre d’art n’est pas toujours en proportion de ce qu’il y a de moralité en elle, et que le sens moral des personnes ne varie pas exactement selon la finesse de leur sens esthétique. Il s’en faut même de beaucoup. Le Bien et le Beau restent donc choses non seulement distinctes, mais entre lesquelles il n’y a pas de corrélation nécessaire, au moins dans les limites de notre expérience. Cela n’empêche pas que l’un et l’autre soient, avec le Vrai, les fins supérieures de l’homme.

Une de ces trois choses si fréquemment associées doit-elle avoir la suprématie sur les doux autres ? Oui, a répondu le philosophe dont je parlais tout à l’heure, et c’est la Vérité. (Il entend la vérité abstraite, sans application, du moins immédiate, à la conduite de notre vie.) Pourquoi cela ? Parce qu’elle est vraie. Voilà l’opinion d’un philosophe ou d’un savant. Par une argumentation aussi simple, un artiste pourra mettre au-dessus de tout la Beauté, parce qu’elle est belle. J’oserai exprimer une autre opinion, fondée sur le caractère obligatoire du Bien. Hormis le cas de certains devoirs créés par une rare aptitude, aucun homme n’est tenu de poursuivre ni la beauté dans l’art, ni la vérité abstraite[5]. Au contraire, la loi morale s’impose à tous avec le caractère d’une obligation absolue ; et cela suffit pour qu’elle soit l’essentiel de la vie humaine. Telle est, du moins, ma foi inébranlable.

  1. Il me suffira de dire que le Christ aux Limbes est la paraphrase d’un évangile apocryphe, et que, dans Allah, j’ai voulu résumer le Coran.
  2. Cela n’empêche pas que tout ce qu’il y a d’humain dans ce poème pourrait bien n’être qu’un reflet de l’Évangile.
  3. Si j’avais écrit les notes auxquelles j’ai renoncé, j’y aurais indiqué d’abord ce qu’il y a de critiquable dans l’ordre de succession de mes idées ; car je suis parfois obligé de revenir à certaines d’entre elles qui semblaient avoir été nettement éliminées. J’eusse avoué sans peine toutes les insuffisances de ma pensée. Je sais que le procès des religions et des philosophies peut être fait tout autrement que dans mon réquisitoire, et qu’il y a aussi bien des arguments pour les défendre. Je ne tiens plus pour invincibles (et je l’aurais dit avec force) certains arguments dirigés contre l’existence d’un Dieu personnel, conscient et libre, et qui se ramènent à l’idée que Dieu, s’il existe, ne doit avoir rien d’humain. D’autre part, j’aurais tenu à déclarer, comme je le fais ici, que je ne récrirais plus certains vers de L’Homme-Dieu, dans lesquels est contenue une critique implicite de l’Évangile. Mais, pour que cet aveu frappe davantage le lecteur, j’en ferai l’objet d’une note placée dans le corps du volume, entre l’Épilogue et l’appendice.
  4. Je ne crois pas davantage que l’esthétique soit une partie de la morale. La tendance à confondre les deux choses me paraît de nature à fausser la notion de l’une et de l’autre.
  5. Si la recherche de la vérité s’impose à chacun de nous, dans la mesure très variable de nos forces, c’est uniquement, me semble-t-il, en tant qu’elle peut nous éclairer sur l’existence, la nature et l’accomplissement de nos devoirs. L’extrême inaptitude à tout effort intellectuel n’exclut pas, chez un grand nombre de personnes, une vie morale qui peut être intense.