Les Symboles - Préface

Les Symboles, première sérieCharpentier (p. i-xxix).
Prologue  ►


Le présent ouvrage comprend deux séries. La première, contenue dans ce volume, s’ouvre par un acte de foi. Aucune des formes que la pensée humaine a prêtées à Dieu n’y est adoptée de préférence à toutes les autres ; mais j’attribue aux plus humbles comme aux plus sublimes une part de vérité. Je tâche de faire revivre les principales religions antiques ; j’en dégage, autant qu’il m’est possible, le véritable esprit, tout en m’associant par le cœur à de nobles croyances dont l’humanité a vécu. Dans la deuxième série, qui sera publiée plus tard, je m’efforce de suivre, avec la même sympathie et le même respect, le développement de la pensée religieuse depuis l’ère chrétienne jusqu’à la Renaissance. À ce moment la tradition est épuisée ; je ressaisis mon libre arbitre. Aucune croyance nouvelle n’a surgi, et la foi chrétienne ne s’est pas imposée à moi plus que les autres. Las de flotter entre des systèmes contradictoires, après une infructueuse recherche et certaines déviations du sentiment religieux, j’aboutis à une conclusion purement humaine et morale. Laissant de côté cette évolution d’esprit, qu’il sera plus à propos d’étudier en tête du second volume, je veux dire quel intérêt puissant le sujet que j’ai traité me semble offrir à tous ceux qui pensent ; et quelle raison décisive m’a poussé à entreprendre un travail qui était peut-être au-dessus de mes forces. J’indiquerai aussi le plan que j’ai suivi dans la première partie de cet ouvrage et de quelle façon j’y ai compris mon sujet, c’est-à-dire l’interprétation des plus hautes croyances de l’antiquité.


I modifier

On dit que les poètes se désintéressent de tout ce qui tient aujourd’hui au cœur des hommes, et on refuse de pénétrer dans le rêve où chacun d’eux paraît se complaire uniquement. Peut-être vaudrait-il mieux avouer que personne ne se soucie plus de la poésie. Le malheur est moindre, sans doute, que les poètes ne se l’imaginent. Si même il est aussi grand que nous voudrions le croire, ce n’est pas une raison pour tenter une défense de la poésie ; car tous les arguments du monde ne sauraient donner une autre âme à ceux que nos fictions n’émeuvent pas. Mais qu’on nous laisse au moins nous justifier de ce reproche, adressé tant de fois aux poètes, de n’avoir que de l’indifférence pour le monde où nous vivons.

De magnifiques exemples prouvent que les sujets contemporains ne répugnent pas à la poésie. Je citerai Jocelyn, l’œuvre, à mon avis, la plus inspirée de ce siècle où l’inspiration fut si abondante. Mais interdire à la poésie de franchir les limites de notre âge, ce serait étaler un bien excessif amour de nous-mêmes et un dédain par trop ridicule de ceux qui vinrent avant nous. Rien n’est plus vivant que l’histoire des hommes, surtout lorsqu’un poète s’en empare, et, avec des éléments qu’il combine ou transforme comme il lui plaît, compose de merveilleux types où l’humanité pourra se reconnaître ; ce qui faisait dire au sage Aristote que la poésie est plus vraie que l’histoire. Lorsqu’un écrivain crée une de ces œuvres souveraines, ne craignez pas qu’il cesse d’appartenir à son temps. Son génie, si universel qu’il puisse être, portera toujours la marque d’un siècle et d’une race ; le poète, qu’il le veuille ou non, imprégnera son œuvre d’un sentiment tout nouveau qui en sera la vie.

Ce que le génie accomplirait, on peut le tenter avec de moindres forces. Chacun a le droit de prendre ses sujets hors de notre siècle ; et le poète y trouvera souvent de réels avantages. Les choses, vues à distance, lui apparaîtront plus simples et plus grandes ; la poésie s’en dégagera plus naturellement. Sans doute le milieu que l’on choisit doit être approprié au sujet, et il faut que le sentiment moderne soit fondu avec le reste d’une façon intime et harmonieuse. Mais cela ne présente pas une difficulté insurmontable ; on peut éviter le mensonge historique tout en faisant autre chose qu’une restitution sans âme.

Rien, dans le passé, ne me semble offrir un aussi profond intérêt que l’histoire des religions. Sans parler des croyances qu’elles revêtirent d’une forme admirable et dont plusieurs ont encore un si grand prix pour l’âme humaine, elles furent longtemps mêlées à toutes les choses de la vie. On ne peut, sans les bien connaître, se faire une idée juste de ce qu’étaient chez les anciens la famille, les mœurs, l’état social et politique, l’art, la science même lorsqu’elle balbutia les premières explications du monde. Mais l’histoire des croyances est, en soi, du plus haut intérêt pour les hommes d’aujourd’hui. Nous avons grandi à l’ombre d’une religion encore vivace ; et ceux qui répudient la foi de leur enfance ne doivent pas le faire légèrement. Il faut qu’ils sachent bien ce que furent les croyances religieuses, leurs origines autant qu’il est possible d’y remonter, de quelle façon elles se développèrent, la filiation qui les relie entre elles, les progrès qu’elles accomplirent et l’action qu’elles ne cessèrent pas d’exercer jusqu’à nos jours. Si une religion nouvelle est possible, bien que nous ne sachions pas ce qu’elle sera, l’étude des formes anciennes peut donner un corps aux rêveries que suscite en nous cette pensée. Car si de nouveau les hommes de l’Occident, quelle que soit leur culture scientifique, s’unissent dans une foi commune, leurs dogmes et leurs symboles ne seront certes pas en dehors de toute tradition. Peut-être que les tentatives de ce genre sont d’avance condamnées. Mais je pense qu’il survivra dans l’homme un sentiment religieux, en présence du mystère qui nous enveloppe. Les instincts ne se modifient pas comme les idées ; et peut-être, toutes les religions étant abolies, persistera-t-on à croire, comme elles l’ont affirmé hautement, que le monde est une œuvre sacrée. Alors, comment ne pas étudier avec nue pieuse attention les doctrines que le génie de l’homme a édifiées, quand la science n’était pas assez puissante pour le détourner des rêves où se complaisait son esprit, et qui lui tinrent si fortement au cœur ? Si au contraire tout sentiment religieux doit s’éteindre, hâtons-nous de fixer le souvenir de certains états de l’âme que plus tard on ne comprendra pas. Par l’intuition comme par la science mettons en lumière le vrai sens des religions qui, d’après les textes seuls, seraient lettre morte pour nos descendants.

Cette œuvre de résurrection, possible encore aujourd’hui, ne l’était pas avant notre siècle. Tant que la foi catholique fut toute puissante, on n’eut pas le droit de discuter ses origines et les autres religions ne purent être étudiées dans un esprit de justice. Ceux qui l’attaquèrent violemment, au nom de la science et de la liberté, furent aussi mal placés que les esprits demeurés fidèles au dogme pour juger sainement le passé religieux de l’humanité. Il importait de ne pas former son opinion d’après quelques abus, mais de mieux étudier les faits pris aux véritables sources. C’est à quoi servirent de nobles travaux qui ont renouvelé la science du langage et permis de grouper les croyances, en même temps que les races, conformément à la nature des choses. Notre âge a vu la science des religions acquérir chaque jour une plus grande certitude. Aussi n’est-il plus permis de s’en tenir à l’étroite critique du XVIIIe siècle. Le sentiment religieux, quelle que soit son essence et malgré la grossièreté de ses premières manifestations, nous émeut toujours parce qu’il fut, chez tous les peuples, sincère et irrésistible. Le culte des ancêtres, la religion du foyer prirent naissance hors de tout esprit sacerdotal. C’est toujours par une adoration spontanée qu’on divinisa les forces de la nature, bien que la façon supérieure dont ce travail fut exécuté par les Aryas montre chez eux l’éveil de la curiosité scientifique. Enfin, on ne peut suspecter la bonne foi des hommes qui fondèrent les religions suprêmes où d’innombrables âmes trouvent aujourd’hui une discipline et une consolation.

S’il ne s’agissait que de rêveries sur le principe du monde et sur les destinées de l’âme humaine, l’histoire des religions nous captiverait moins. Mais elles furent des systèmes de morale en même temps que des métaphysiques populaires. L’origine des premières notions de la justice peut être cherchée dans certaines croyances religieuses qui, en tout cas, donnèrent une grande force à l’idée du devoir. L’affaiblissement de ces croyances ne devint pas funeste à la morale qui en était issue on qu’elles revêtaient d’un caractère sacré, parce que l’âme humaine, une fois en possession d’une vérité, ne peut plus s’en dessaisir ; mais on eût tâtonné longtemps pour acquérir les premières notions du bien, que la religion rendit accessibles à tous. Chez les Aryas, par exemple, si l’on n’avait pas cru à une survivance mystérieuse des ancêtres, dont les mânes protégeaient la maison paternelle, à la vigilance et à la sainteté du feu domestique, à la transmission par la race d’une existence ininterrompue, patrimoine commun de toutes les générations d’une même famille, il est douteux que le père eût inspiré autant de respect, qu’une réprobation si forte eût frappé l’adultère, qu’on eût attaché un prix aussi grand à toutes les vertus privées. Les premiers contrats scrupuleusement observés furent sans doute ceux que l’on passait avec les dieux, leur promettant des offrandes en échange de leur protection ; et cela dut inspirer peu à peu le respect de la parole donnée, dont ces mêmes dieux furent institués les gardiens.

La morale, dans certaines conditions assez rares, put se développer d’une manière indépendante ; mais les hommes ne manquèrent jamais de placer sous la sauvegarde des Immortels le trésor sans cesse accru de leurs notions de justice et d’humanité. La puissance des dieux devint uniquement bienfaisante ; se dégageant de la nature, ils furent des personnes morales, dignes de toute vénération. On leur attribua la promulgation des saintes Lois que l’homme, peu à peu, découvrait dans sa conscience. Des châtiments et des récompenses, pendant cette vie ou après la mort, furent la sanction de ces Lois immuables. La morale religieuse, dans les poèmes sacrés de l’Inde brahmanique, dans les prophéties de la Bible, dans les drames d’un Eschyle ou les odes d’un Pindare, atteignit de sublimes hauteurs. Mais la religion devait se faire plus large et plus humaine encore. Elle ne se laissa plus contenir par les limites d’une nation ; et, comme on le vit par le triomphe du Bouddha dans l’Extrême Orient, du Christ dans notre monde occidental, elle devint pour ainsi dire universelle, appelant tous les hommes au salut. Dans les dernières religions la morale est presque tout ; l’extérieur du culte était, pour les primitives, la chose essentielle. Ce progrès ne s’est pas accompli sans fluctuations. L’on put voir, après la captivité de Babylone, le formalisme des scribes succéder à la foi inspirée des grands prophètes juifs. Mais l’œuvre des légistes ne fut point inefficace ; et l’esprit d’Isaïe et d’Ezéchiel devait reparaître, avec une suprême beauté, dans Celui qui fut le sceau des prophètes.

L’histoire des religions est donc, sous la forme la plus vivante, celle de tous les progrès de la conscience humaine. Quelques grandes âmes, isolées dans leur vertu, restèrent en dehors de toute croyance populaire ; mais le souvenir de leur vie et la lecture de leurs préceptes ne profitent guère qu’aux lettrés. Si puissante qu’elle soit, leur influence est peu de chose auprès de celle que les religions exercent encore par l’exemple toujours présent de leurs fondateurs et la simplicité d’une prédication accessible aux plus humbles, par l’autorité divine qui soutient leur morale, par l’espérance du salut, par la majesté du culte et par l’union de tant d’âmes dans une même prière, par les cérémonies qui consacrent tous les grands actes de la vie, par la merveilleuse puissance des symboles et par cette profusion d’œuvres d’art où des esprits sublimes, avec la pleine indépendance du génie, ont glorifié leur foi.

Il n’en faut pas moins reconnaître que, par un irrésistible amour de la vérité, l’homme s’est acharné à détruire ce qu’il avait édifié, et que la religion paraît être bien près de sa ruine. L’esprit scientifique a rendu presque impossible la foi au surnaturel ; et d’autre part la critique, par une pénétrante analyse de nos textes sacrés, en a si bien montré les contradictions et, dans certains cas, le peu de valeur au point de vue historique, que leur autorité y a presque tout perdu. Je n’insisterai pas sur ce point. Ceux qui ont l’esprit de la science et qui connaissent les travaux de l’exégèse moderne me comprendront assez. Quant aux croyants sincères, je ne voudrais pour rien au monde les scandaliser ; s’ils ont ouvert mon livre, j’espère qu’ils le fermeront à cette page. Je ne dis rien de ceux qui nient la religion sans être en droit de le faire, et parce qu’ils sont incapables d’en comprendre la sublimité. Je regrette que ma conscience m’oblige d’exposer un sentiment voisin du leur en apparence, bien que par le fait il en soit très éloigné.

La morale toute simple, ne prenant son point d’appui que dans la conscience humaine et n’exigeant aucune sanction ultérieure, me paraît être ce qu’il y a de plus noble au monde. Mais je crois que la fin des religions offre un danger sérieux et que l’humanité a vu clair dans sa destinée avant d’être tout à fait virile. Je ne discuterai pas l’opinion de ceux qui accusent la religion de n’avoir été qu’une source de maux ; je les regarde comme des philosophes à trop courte vue. Nulle institution n’est parfaite. Une foi puissante dégénère souvent en fanatisme, et elle peut être exploitée par des hommes sans conscience. C’est là un mal inévitable. Faut-il renier la Révolution française à cause de ses fureurs ? Je suis sûr que les religions ont fait beaucoup pour le bonheur de l’homme. L’esprit des croyants ne fut pas torturé par le doute ; et ils eurent au cœur une grande espérance. Quant à la morale toute nue, je crains qu’elle séduise peu le plus grand nombre : d’autant qu’on lui dira, en abusant de la redoutable autorité de la science, qu’il n’y a point de libre arbitre et que par conséquent le devoir est une illusion. Des philosophes, voulant atténuer les effets de cette théorie, soutiendront qu’au point de l’évolution où nous sommes l’égoïsme doit consister souvent à nous sacrifier pour nos semblables ; mais cela n’est pas facile à comprendre. Écoutera-t-on davantage les spiritualistes qui, ne s’appuyant sur aucune révélation, s’obstinent à démontrer Dieu et l’immortalité de l’âme ? Non, certes. Leurs abstractions ne peuvent contenter personne ; et un signe de croix aurait plus de force que tous leurs arguments.

Ainsi notre attention est sollicitée de toute manière par les choses religieuses ; si bien que nul sujet n’est plus moderne, au sens large du mot. Les travaux de la science ont fait connaître l’esprit aussi bien que la lettre des religions les plus diverses, et il n’est pas surprenant qu’à leur tour les poètes aient mis en œuvre une matière aussi bien préparée. Elle est d’ailleurs si riche que de grands artistes n’ont pu l’épuiser ; et c’est ce qui m’a donné la hardiesse de traiter à nouveau un sujet où plusieurs avaient trouvé de nobles inspirations. Je suis bien loin de méconnaître ce que je leur dois, et surtout au plus illustre d’entre eux, unique dans l’histoire des lettres pour l’invention des images et la maîtrise des formes : l’empreinte de Victor Hugo est sur tous les poètes qui vinrent après lui. Pourtant je crois que mon œuvre a sa raison d’être. J’ai eu l’idée de suivre la pensée religieuse dans son évolution à travers les âges, depuis l’aurore des temps historiques jusqu’à notre époque ; et surtout j’ai voulu, dans un grand nombre de mes poèmes, résumer l’esprit d’une religion au lieu d’emprunter aux diverses croyances des thèmes poétiques ne portant pas sur ce qui en est la véritable essence. Mais tout cela ne m’aurait point décidé si un sentiment irrésistible ne m’eût eu quelque sorte dicté ce livre. C’est ce que je vais expliquer le plus brièvement possible.


II modifier

Je fus longtemps avant de penser par moi-même. Jusque-là l’histoire de mes idées ne présenterait guère d’intérêt ; mais d’autres que moi ont suivi le même chemin, et il peut être curieux de montrer sur un exemple l’aberration de ces esprits. Parmi ceux d’entre nous qui, de bonne heure, cessèrent de croire aux dogmes catholiques, plusieurs voulurent trouver leur repos dans le matérialisme. Je fus de ceux-là. C’est par réaction, sans doute, que nous prenions le contre-pied de tout ce qui avait été la foi de notre enfance. Il nous semblait hardi de nier le plus de choses possible ; et, comme le doute n’était pas de notre âge, nous choisissions parmi les métaphysiques la plus injustifiable de toutes, celle qui ne dit rien au cœur. Bien que la science nous parut trop timide, nous n’hésitions pas à l’invoquer en toute occasion. L’unité de substance était pour nous un vrai dogme ; et nous ne savions pas que cette matière éternelle et infinie, qui nous semblait être la raison dernière de tout, est une hypothèse dont la science n’a pas besoin de s’embarrasser. Nous ne comprenions pas que, si une réalité absolue se cache sous les phénomènes, il n’y a point de raison pour nous la figurer semblable aux choses, telles que les façonnent à notre usage les formes de notre esprit et l’appareil de nos sens. Nos spéculations ressemblaient à celles des plus anciens philosophes de la Grèce, mais sans avoir le mérite d’être originales ; et elles manquaient d’à-propos en plein dix-neuvième siècle.

Une chose ennoblissait notre matérialisme : c’était un profond amour de la nature. Il est vrai que nous rêvions aux origines du monde plus encore que nous n’admirions ses merveilles visibles. L’éternité de la matière nous enivrait ; et nous l’opposions avec défi à la création dans le temps, accomplie par un Dieu quasi humain dont la conception nous semblait puérile. Au fond, quoiqu’il nous déplût de l’avouer, un secret panthéisme se mêlait à nos doctrines, qui excitaient en nous un enthousiasme ardent. Nous aimions profondément la vie, et nous ne pensions pas qu’elle pût s’éteindre dans le monde. Bien que notre ivresse de la nature eût peut-être quelque chose de factice, elle est pourtant ce que nous avons eu de meilleur dans cette période où le sens moral s’était obscurci. en nous ; car elle nous préservait du pessimisme abject où tant d’autres ont croupi. Le livre de Lucrèce était notre Bible ; et, si la théorie atomistique faisait l’objet de nos stériles commentaires, il fallait bien aussi que nous fussions traversés par le souffle religieux qui purifie tout le poème.

Pourtant le naturalisme lucrétien ne nous donnait pas de grandes lumières, lorsqu’il fallait juger la vie humaine et nous faire une règle de conduite. Notre haine de l’idéal n’était pas assez forte pour triompher de nos instincts ; et nous admirions sans un profiter les passages où le poète, tout en laissant deviner ce qu’il y eut de cruelle passion en lui, prêche une médiocre sagesse bien peu faite pour une âme comme la sienne. Mais quant à la morale, nous en avions écarté le souci avec un dédain qui m’étonne encore. Lorsqu’on prétend remonter à l’origine des choses, on est enclin à n’attribuer de valeur qu’au principe d’où l’on fait dériver tout le reste. Le matérialisme, qui ne voit dans la vie et dans la pensée qu’une complication des phénomènes mécaniques, habitue à croire que, plus les choses sont élémentaires, plus elles contiennent de vérité, tout ce qui est complexe étant une sorte d’illusion ; et que, si l’on ne veut pas être dupe, il faut ramener à quelque chose de bas tout ce qui paraît supérieur. Lucrèce, par une belle contradiction, admet la liberté humaine, si toutefois les anciens eurent une idée précise de ce que les modernes entendent par là. Mais, plus logiques, nous étions convaincus que tout s’enchaîne en vertu d’une nécessité inexorable. D’ailleurs nous n’avions que faire de ce libre arbitre qui permet de lutter contre soi-même ; car nous mettions notre point d’honneur à méconnaître tout ce qu’il y a de noble dans l’homme.

Avant de poursuivre cette analyse, il faut que je m’excuse de parler désormais en mon propre nom. Il est choquant de se mettre ainsi en évidence ; mais je ne puis expliquer la genèse de ce livre que par l’aveu de toutes mes fluctuations. J’ai dit quelle était ma philosophie ; je m’aperçus enfin qu’elle ne me suffisait pas. Elle me fermait l’intelligence de beaucoup de choses. Pour n’en citer qu’un exemple, l’œuvre de Dante resta lettre close pour moi tant que mes idées furent les mêmes. Tout ce qui relevait de la morale, tout ce qui touchait à la foi religieuse m’était suspect ; et même, dans les œuvres de passion toute pure, je ne me livrais pas entièrement à mon émotion parce que, toujours imbu de cette idée qu’il ne faut pas être dupe, je voulais expliquer par les calculs de l’intérêt les plus irrésistibles mouvements d’une âme généreuse, les héroïques délicatesses de l’amour, les sacrifices accomplis au nom du devoir. Ayant compris que la doctrine où je voyais la vérité était faite pour m’abaisser l’esprit et me rétrécir le cœur, je résolus de n’en pas tenir compte dans mon appréciation des œuvres d’art et de m’abandonner à tout ce qui serait capable de m’émouvoir. Mais comment se passionner pour des transcriptions, si admirables qu’elles soient, de choses où l’on ne trouve pas un intérêt vital ? Je me rendis compte que, si je voulais augmenter les plaisirs de mon esprit, rien, pas même la vertu, ne devait m’être indifférent.

Il aurait fastidieux de noter les progrès que ma pensée fit presque insensiblement. Mais je dirai, pour rendre hommage à un grand esprit et à un homme de bien, que Proudhon fut mon guide dans ma lente ascension vers l’idée de la justice. Lorsque je lus ses œuvres, il resta bien entendu que je faisais de l’intérêt personnel le mobile de tous nos actes et que j’abordais l’étude des questions sociales par une simple curiosité de l’esprit ; mais la bonne foi de mon maître me pénétra entièrement et je me transformai auprès de cette âme saine et robuste. Pourtant je ne parvins pas alors à l’équilibre que je crois avoir trouvé depuis. Je sentais mes idées encore flottantes, et j’avais un goût trop vif de la métaphysique pour accepter cette modeste croyance au devoir qui est devenue ma foi. Je pensais que, si tout n’obéit pas à la même nécessité, l’âme humaine est hors de la nature. Je ne pouvais admettre qu’il y eût deux ordres de faits irréductibles l’un à l’autre et que, bien différente du système de lois qui étreint le monde physique, l’obligation morale pût s’imposer à nous sans nous contraindre. Je voulais remonter jusqu’aux origines. La superstition de la matière m’avait conduit à nier tout ce qui n’était pas purement mécanique ; et maintenant, pour admettre la réalité de la justice, je croyais nécessaire de lui attribuer une cause indépendante et placée hors du monde. Il me fallait recourir à une invérifiable hypothèse pour donner du poids à des faits que ma conscience me révélait directement. C’est pourquoi la pensée de Dieu me revint ; et je restai longtemps indécis, ne sachant pas si je devais l’accueillir, ou renoncer à des idées morales très péniblement acquises.

À ce moment la musique m’ouvrait un monde nouveau. Elle me plongeait dans de profondes rêveries ; et, sans qu’il me fût possible de l’accuser de mensonge, elle me parlait d’une existence idéale, affranchie des conditions mesquines de cette vie, et où rien ne limitait la puissance de notre âme. Mais je ne compris bien la beauté musicale que lorsque j’entendis les œuvres de Bach et de Haendel. J’y trouvai l’inspiration revêtue de formes si précises qu’elles m’empêchèrent de me perdre en flottantes rêveries. Ces deux maîtres firent pénétrer en moi quelque chose de leurs fortes croyances ; je retournai à l’Évangile et j’en saisis mieux l’esprit. Puisque les choses religieuses m’étaient en quelque sorte révélées, je voulus en connaître l’histoire ; aussitôt je fus épris du naturalisme des Aryas. Je cherchai une métaphysique appropriée à mes diverses tendances ; et, avec le secours de mes lectures, j’élaborai un panthéisme idéaliste qui, tout en me laissant croire à l’unité de substance, donnât un ferme point d’appui à ma foi dans la justice. Je me réservais toute liberté de choisir une hypothèse parmi celles que l’on a faites sur les destinées de l’âme,

Des circonstances qu’il est inutile de rapporter brusquèrent ma nouvelle évolution. Les sentiments qui couvaient en moi éclatèrent ; je fus en pleine crise d’idéal. Dieu absorba ma pensée, sans que je pusse me résoudre à faire de lui soit l’Être aimant et libre qui de rien a créé le monde, soit le Principe neutre d’où émanent toutes choses par une nécessité divine. Je conciliai comme je pus ces deux systèmes antagonistes, pour que Dieu m’inspirât un amour plus vrai et qu’en même temps il ne revêtît pas un caractère trop visiblement humain. Je voulus croire à la vie future et j’y parvins sans trop de peine. Mais je flottais entre le désir d’un entier repos de l’âme au sein de Dieu et le rêve d’une immortalité active, consacrée au triomphe de la justice. J’admirais la puissance des religions parce qu’elles donnent une certitude inébranlable : aussi je m’efforçai de trouver en quelques-unes un sens profond qui ne s’éloignât pas trop de mon indécise métaphysique. J’adoptai quelque chose des idées chrétiennes. Je crus à une Trinité, à un Fils de Dieu dont Jésus n’était que la figure : ce Christ, à jamais incarné dans le monde, le rachetait de l’éternel péché par un sacrifice éternel. Je n’aurais pas toujours su dire ce qu’il y avait de symbolique ou de littéral dans ma doctrine. J’y mêlais encore les inventions de la Kabbale, dont la métaphysique, exprimée en bizarres images, s’accordait assez bien avec mes propres rêveries. Cependant ma raison protestait contre certaines absurdités du système ; et j’avais en horreur un ésotérisme par lequel les adeptes dissimulent la pauvreté de leur science mystérieuse.

La manière dont je traduisis mes idées les rendit encore plus confuses. Je le fis dans un livre, L’Aurore, inspiré surtout par la passion ; au conflit des idées s’ajouta le tumulte des sentiments. « Trouble et brumeuse aurore, me disais-je, qui sera suivie par la lumière d’une foi éclatante. » Il n’en fut rien ; et pourtant la paix du cœur et de l’esprit, même désabusés de leurs rêves, vaut mieux, certes, que la fiévreuse espérance dont je me suis alors enivré. Dans le singulier livre où j’accueillais toutes les chimères, l’amour de la créature prétend guider l’âme vers l’amour de Dieu. Après avoir triomphé douloureusement de la chair, il devient comme un symbole de l’autre amour, qu’il veut faire pressentir sans renoncer à lui-même ; et l’entrelacement de tous ces désirs, que je me plus à mêler d’une façon inextricable, n’est pas fait pour rendre mon livre plus clair. Malgré de si graves défauts, il fut goûté par quelques personnes plus soucieuses de la poésie que de la logique.

Dès que je fus délivré de mon œuvre, je m’efforçai d’établir mes idées plus solidement. Ma recherche d’une foi religieuse, bien que des raisons passagères l’eussent activée, était sincère et ardente ; mais, en examinant de près la plupart des métaphysiques, je sentis bien notre impuissance à étreindre une vérité qui dépasse les limites de. l’expérience humaine. Je voulais croire que Dieu, de toute éternité, a tiré les âmes de sa propre substance ; que chacune d’elles fait librement sa destinée, et, en vertu d’une loi infaillible, monte ou descend selon ses mérites les degrés de l’échelle lumineuse qui monte jusqu’à Dieu. Mais rien ne me prouvait, si faiblement que ce fût, la vérité de mes assertions. Puis mon rêve n’avait pas toute la cohésion que j’aurais voulu ; je le sentais, dans certaines de ses parties, vague et contradictoire. En même temps il me devenait si facile de m’épancher en hypothèses que le dégoût me prit de ces chimères abstraites. Je pensai alors que la religion, instinctive dans l’homme et enracinée au plus profond de son être, devait, sous les formes les plus diverses, contenir au moins quelque chose de cette vérité dont j’avais soif. Je résolus d’exprimer mon adoration de l’Être inconnu en me servant des plus belles paroles qui, dans tous les temps, eussent jailli de l’âme humaine. J’admettrais les dogmes les plus différents pourvu que je ressentisse l’émotion des siècles et des races qui les avaient consacrés. Chacun des systèmes religieux, pensai-je, altère la vérité ; mais elle ne fait défaut à aucun d’eux, et tous doivent se concilier dans l’Absolu.

Nous ne saisissons que des phénomènes enchaînés par des lois qui nous semblent invariables. Mais derrière la trame de ces apparences, vraies pour nous, notre esprit est porté à croire qu’une chose existe par elle-même. La chose en soi, nous étant inaccessible, reste un pur concept que nous pourrions retourner de toute manière sans en tirer le moindre parti. Mais il n’en est pas de même si nous y rêvons dans un esprit de désir. Ayons foi dans la nature divine de cette chose qui existe par elle-même ; et, sans nous être mieux connue, elle suscitera en nous les plus fortes émotions. C’est ainsi que, tout en avouant mon impuissance à connaître l’Absolu, je n’hésitai pas à croire qu’il dépassait infiniment tout ce qu’on a trouvé de plus sublime pour le mettre à la portée de l’esprit. Les religions expriment symboliquement des vérités que le langage ne serre pas d’assez près ; mais ces vérités elles-mêmes me parurent être de lointaines images d’une réalité que j’adorais sans la connaître. La partie la plus idéale de toutes les croyances fut à mes yeux comme un voile qui laissait transparaître bien peu de la lumière divine ; et c’est pourquoi, voulant grouper dans mon livre la plupart de ces pieuses rêveries, je lui donnai pour titre : Les Symboles.

En même temps je terminais mon examen des métaphysiques. De plus en plus je me pénétrai de la pensée moderne, qui est leur implacable ennemie ; et je me fortifiai dans une sagesse bien nouvelle pour moi par quelques études où je pris un grand respect de la science. J’en admirai les méthodes infaillibles, qui me firent mieux sentir le néant de mes chimères passées ; et je perdis le dédain que j’avais eu pour des vérités partielles, mais acquises à tout jamais. Je comprenais que les métaphysiques sont indémontrables ; mais je vis en outre qu’elles présentent rarement un sens clair et précis. Je reconnus cependant que notre profond désir du bonheur, de la vérité, de la justice nous porte malgré nous à caresser de beaux rêves. Mais, laissant de côté tous ceux qui ne regardent point la terre, je ne pensai plus qu’aux destinées de la race humaine ; et peu à peu s’évanouit pour moi l’Être ineffable que j’avais cru entrevoir derrière un voile de symboles. Je n’en poursuivis pas moins l’œuvre entreprise. Rien ne diminua mon respect pour les croyances religieuses ; et même je leur rendis une plus entière justice. Moins épris des rêves merveilleux qu’elles avaient suscités en moi, je les aimai davantage pour leur bienfaisante action dans le passé. Je les envisageai surtout comme des morales ; et je bénis en elles les sources où avait bu l’humanité haletante, dans sa longue route vers la justice.


III modifier

L’analyse que je viens de faire explique assez le Prologue par lequel s’ouvre mon livre. Je m’y adresse à Dieu sans rien préjuger sur sa vraie nature mais avec un élan d’amour et en lui prêtant une vie suprême et mystérieuse. On comprend aussi que les conceptions les plus opposées trouvent place dans cet ouvrage. Plusieurs sont fort éloignées de ce qui peut être aujourd’hui notre idéal religieux ; et je n’ai pas craint d’adopter en divers endroits la croyance à la pluralité des êtres divins. Certains poèmes, ne renfermant aucune idée morale, glorifient l’éternelle Nature qui perpétue la vie par la puissance de l’amour.

Je semble parfois n’être pas au cœur de mon sujet ; mais lorsque j’étudie surtout la destinée de l’homme, c’est pour y chercher les traces d’une pensée divine. Si je m’étais tenu à la lettre de mon Prologue, les Symboles ne seraient qu’une succession d’hymnes. C’eût été me restreindre plus qu’il ne fallait et rendre mon livre par trop monotone. Au contraire je l’ai varié le plus possible, me servant du récit et du dialogue aussi bien que des formes lyriques.

Ce volume est consacré aux croyances religieuses de l’antique Égypte, des Hébreux, des Chaldéens, des Indous, des Perses, de Rome et de la Grèce, des Celtes et des Scandinaves. Une très large part a été faite aux admirables religions de l’Inde ; aux croyances bibliques, origine de la foi chrétienne ; à la pensée grecque, merveilleusement féconde, et dont l’influence fut puissante sur le christianisme en formation. Excepté les Slaves, dont la religion primitive est mal connue, tous les peuples de la famille aryenne figurent dans le présent volume. Ils y sont groupés ensemble. J’ai d’ailleurs suivi l’ordre des temps toutes les fois que j’ai pu le faire ; mais les questions d’origine sont tellement controversées que j’attache peu d’importance à cette partie de mon classement.

Si j’ai modifié le moins possible les primitives croyances des grands peuples de l’antiquité, je n’ai point fait de place aux religions trop barbares. Toutes sont dignes d’être étudiées ; mais je ne pouvais traduire mon sentiment par des formes prises à des cultes grossiers ou atroces.

Il est fait allusion en divers endroits des Symboles à quelques systèmes philosophiques ; mais aucun poème n’y sera l’exposition d’une doctrine élaborée par un seul penseur. Outre que la poésie se dégage malaisément d’une métaphysique, les formes de la science prêtées à de vagues hypothèses n’offrent point d’avantage. Que m’importe une logique inflexible si les définitions qu’on me fait manquent de précision, si je n’admets pas les axiomes proposés, si jamais aucune expérience ne vient prouver les assertions les plus hardies ? Puis je retrouve dans les religions supérieures, et sous une forme vivante, les conceptions à peine modifiées des philosophes qui ont exposé leur sentiment sur Dieu et sur l’âme humaine. Enfin, la métaphysique fut toujours le partage de quelques esprits ; tandis que la religion, mêlée à la vie de tous, a passé dans le sang des races.

Ainsi les plus hautes croyances de l’antiquité furent à peu près la seule inspiration de cette première série. Mais les images que j’en ai présentées n’ont pas toutes le même degré d’exactitude. Parfois les documents sont rares ; et lorsqu’en un travail de ce genre on a des lacunes à combler, il faut bien le faire en y mettant du sien. Pour d’autres raisons, l’élément personnel varie d’un poème à l’autre. Je me suis efforcé le plus souvent de ne rien ajouter aux croyances dont je me fais l’interprète. D’autres fois j’ai pu élargir le sens d’une religion, mettre en lumière, au détriment du reste, ce qu’elle eut de plus noble, ou même exprimer par elle des sentiments qu’elle ne fit que pressentir. Enfin, je me suis servi une fois d’un mythe connu de tout le monde pour traduire une pensée moderne. Mais je ne crois pas, même dans ce cas extrême, avoir faussé l’esprit d’une religion.

Du reste, pour ne pas induire en erreur ceux qui connaissent peu l’histoire des doctrines religieuses, j’ai terminé ce volume par des notes explicatives. J’y expose brièvement les croyances que j’ai adoptées l’une après l’autre, et je m’efforce de bien discerner dans quelle mesure j’en ai eu l’esprit. J’ai tenu également à indiquer mes sources : les ouvrages modernes (traductions et commentaires) aussi bien que les livres sacrés de toutes les races, les grandes œuvres de la poésie religieuse. Je regardais comme un devoir de rendre hommage aux savants dont les travaux ont élucidé tant de questions obscures ; et quant aux poètes qui dans les temps anciens donnèrent une expression sublime à la foi des peuples, je devais reconnaître avec une entière humilité que je leur ai pris ce qu’il y a de meilleur dans mon œuvre.