Les Successeurs de Colbert - Pontchartrain

Les Successeurs de Colbert - Pontchartrain
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 916-945).
LES
SUCCESSEURS DE COLBERT

I.
PONTCHARTRAIN.

Parmi les surprises que l’étude de l’histoire ne nous ménage guère, une des plus pénibles assurément est celle qu’on éprouve en voyant ce que devinrent immédiatement après la mort de Colbert les principes et les règlemens qu’il avait appliqués avec tant de succès à l’administration des finances et qui ont immortalisé son nom. On sait l’ordre admirable, la clarté, la régularité parfaite, l’équilibre enfin qu’il y avait introduits. Il n’est pas moins inutile de rappeler les grandes mesures dues à sa puissante initiative, la marine improvisée, l’industrie énergiquement stimulée, les codes renouvelés, les compagnies des Indes orientales et occidentales, du Levant et du Nord encouragées, Versailles et le canal du Languedoc s’achevant ensemble, nos bibliothèques et nos musées s’enrichissant d’achats faits dans le royaume et à l’étranger. Comment Colbert avait-il pu trouver dans les ressources de la France le moyen de suffire à tant de dépenses, de soutenir de si grands armemens, dont quelques-uns, dans la période de 1672 à 1678, avaient nécessité des efforts extraordinaires, et de ne laisser à sa mort qu’une dette annuelle de 8 millions de livres? Ce sont ces faits, comparés d’une part à la situation où il avait pris les finances après les déprédations de Fouquet, et d’autre part à ce qu’elles furent à la fin du règne, qui donnent sa véritable mesure; mais ces résultats glorieux n’avaient été obtenus que par une série de luttes incessantes qui l’épuisèrent. Colbert en effet, il n’y a qu’à lire ses derniers mémoires pour s’en convaincre, mourut à la peine, et sa mort, cela est triste à dire, parut à tous un soulagement pour Louis XIV en même temps qu’une victoire pour Louvois, dont le crédit ne connut dès lors plus d’obstacle. Aussi, à partir de ce moment jusqu’à la paix d’Utrecht, les contrôleurs-généraux, véritables commis du secrétaire d’état de la guerre (on sait que Chamillard réunit pendant un temps les deux fonctions), n’essayèrent même plus une résistance impossible, et n’eurent d’autre mission que de faire venir, coûte que coûte, de l’argent au trésor.

Reconnaissant son impuissance, l’héritier direct de Colbert, Claude Le Peletier, avait, après quelques observations timides et mal accueillies, préféré se retirer. Il était d’ailleurs ennemi du tracas de la cour, absorbé de plus en plus par les pratiques pieuses, lent, méticuleux, indécis. Déjà il avait été forcé d’emprunter en pleine paix pour acquitter les dépenses ordinaires. Quand la coalition de 1689 s’était formée, la perspective d’une longue guerre, avec l’Europe entière sur les bras, l’avait effrayé, et il avait supplié Louis XIV de confier à un autre le fardeau de ses finances. Louis XIV n’aimait pas changer de ministres; il craignait surtout que le successeur de Le Peletier ne s’entendît pas avec Louvois, car les divisions entre ce dernier et Colbert lui étaient toujours présentes. Il résista donc quelque temps aux instances de son contrôleur-général; mais, celui-ci ayant allégué le mauvais état de sa santé, le roi, qui l’aimait, finit par céder et lui permit de se retirer avec 80,000 liv. de pension (20 septembre 1689). On a prétendu que Le Peletier aurait pu faire nommer à sa place un de ses frères, et que la jalousie seule l’en avait détourné; il est plus vraisemblable que, timoré pour eux comme pour lui, redoutant, si celui qu’il aurait désigné paraissait au-dessous de sa tâche, le mécontentement de Louis XIV, il présenta, de concert sans doute avec le tout-puissant secrétaire d’état de la guerre, dont il était lui-même la créature, un autre prétendant, Louis Phelypeaux, comte de Pontchartrain, qui fut accepté.

A part le dévouement à Louvois, le comte de Pontchartrain ressemblait aussi peu que possible à son prédécesseur; l’on aurait trouvé difficilement deux natures plus différentes. « La lenteur et l’indécision de l’un, a dit le chancelier d’Aguesseau, qui les avait vus tous les deux à l’œuvre, furent mises dans tout leur jour par la comparaison que l’on en fit avec la vivacité et la prompte décision de l’autre. » Pontchartrain n’avait pas, s’il faut en croire ses amis, ambitionné un pareil poste; il est certain qu’il fut heureux, quelques années plus tard, de l’échanger contre un autre plus en rapport avec ses goûts, celui de chancelier. La situation était évidemment pleine de périls, et le nouveau contrôleur-général, intendant des finances depuis 1687, pouvait moins que personne se le dissimuler. Dès 1688, c’est-à-dire avant même le commencement des hostilités, Le Peletier avait dû, pour ne pas retomber dans les inconvéniens de l’arriéré, emprunter une somme de 16 millions et créer, moyennant finance, un certain nombre d’emplois complètement inutiles. Si telles avaient été les nécessités du trésor avec une armée sur le pied de paix, que seraient-elles donc lorsque, pour faire face à l’Europe conjurée, il faudrait porter cette armée à 400,000 hommes, et tenir en mer une flotte capable de se mesurer avec les flottes réunies de la Hollande et de l’Angleterre ! Ni le chiffre de la population, ni la situation intérieure de la France ne permettaient de croire qu’elle fût en état de traverser, sans de grands et douloureux efforts, une pareille épreuve. La population n’excédait guère vingt millions d’âmes. L’agriculture, il est vrai, s’était un peu relevée grâce aux exportations de grains des dernières années; mais, la guerre éclatant, ces exportations cesseraient tout à coup. L’industrie elle-même était bien déchue de sa splendeur passagère, et ne se soutenait, avec bien des souffrances, que par les encouragemens de l’état. Enfin l’irritation trop bien motivée des protestans, principalement de ceux qui habitaient les provinces du littoral, inspirait de sérieuses inquiétudes au gouvernement. Malgré tant de raisons d’être prudent, modéré, conciliant, Louis XIV céda, tout en le supportant avec une impatience chaque jour croissante, au funeste ascendant de Louvois, et laissa se former l’orage qui éclata en 1689.

Le duc de Saint-Simon avait beaucoup vu le comte de Pontchartrain, qui lui a fourni le sujet d’un de ses portraits les plus flatteurs. Il était né le 9 mars 1643, d’une famille qui avait occupé de grands emplois. Son grand-père, secrétaire d’état sous Henri IV et Louis XIII, a laissé sur ces deux règnes des mémoires dont on a dit qu’ils étaient plus vrais que naïfs, plus exacts que spirituels. Son père aurait dû hériter de cette charge; mais, encore mineur quand elle devint vacante, il en fut frustré par un de ses oncles. Après avoir été conseiller au parlement, il avait obtenu une présidence à la chambre des comptes de Paris. Désigné pour faire partie de la commission qui jugea Fouquet, il se trouva placé, quand vint la fin de ce procès célèbre, entre les propositions les plus avantageuses et les menaces de Colbert et de Le Tellier. Ce fut alors que le jeune Pontchartrain, âgé de dix-sept ans, et à qui il venait d’acheter une charge de conseiller aux requêtes du palais, le supplia à genoux de ne pas se déshonorer avec toute sa famille par une condamnation à mort, ajoutant que si cela arrivait, il quitterait la robe. Sa prière l’emporta, et le vote de son père fut ce qu’il désirait; mais il en porta la peine, car dix-huit ans après il était encore conseiller aux requêtes, sans avoir fait un pas, tant le souvenir de la fermeté paternelle dans l’affaire du surintendant pesait sur lui. « Né galant, dit Saint-Simon, avec un feu et une grâce dans l’esprit que je n’ai point vus dans aucun autre, si ce n’est en M. de La Trappe, il se distinguoit dans les ruelles et les sociétés à sa portée, et plus encore par sa capacité, sa grande facilité et son assiduité au palais. Je lui ai ouï dire bien des fois que son château en Espagne étoit d’arriver avec l’âge à une place de conseiller d’honneur au parlement et d’avoir une place au cloître de Notre-Dame. C’étoit un très petit homme, maigre, bien pris dans sa petite taille, avec une physionomie d’où sortoient sans cesse des étincelles de feu et d’esprit, et qui tenoit encore plus qu’elle ne promettoit. Jamais tant de promptitude à comprendre, tant de légèreté et d’agrément dans la conversation, tant de justesse et de promptitude dans les réparties, tant de facilité et de solidité dans le travail, tant d’expédition, tant de subite connoissance des hommes, ni plus de tour à les prendre. »

Cependant les années s’écoulaient, et Pontchartrain était toujours conseiller aux requêtes du palais. En 1677, la première présidence du parlement de Rennes devint vacante. C’était un poste difficile à cause de l’indépendance des esprits de la province, récemment troublée par une sédition formidable, et Colbert, qui disposait de tous les emplois civils, ne voulait donner celui-là qu’à un homme en qui il pût se fier. Un de ses parens lui par la spontanément de Pontchartrain, et, par le bien qu’il en dit, décida Colbert à le nommer premier président à Rennes. Pontchartrain y réussit à merveille et y resta dix ans, à l’expiration desquels Claude Le Peletier l’appela à Paris comme intendant des finances, lui ouvrant ainsi la carrière des grands emplois.

La politique de Louis XIV a eu des représentans illustres, et sur ceux-ci l’opinion de l’histoire est depuis longtemps formée; elle a eu aussi des serviteurs plus obscurs, dont les efforts ou les témérités ne sont pas cependant un des traits les moins caractéristiques du règne. C’est dans ce groupe trop négligé, offrant encore quelques figures originales à mettre en lumière, qu’il faut placer le comte de Pontchartrain. Il y a dans les actes de ce ministre autre chose que les élémens d’une curieuse étude biographique; il y a l’explication de bien des événemens, de bien des crises douloureuses qui suivirent la mort de Louis XIV et qui apprirent à la France où peut mener un gouvernement absolu, quand il lui manque un grand ministre pour le contenir et le diriger.

I.

Trois opérations importantes marquèrent l’administration du nouveau contrôleur-général : la refonte des monnaies, l’établissement de la capitation, enfin l’aliénation à vil prix de nombreux domaines de la couronne et la vente d’une multitude prodigieuse d’emplois qui, pour une ressource momentanée, grevaient indéfiniment le trésor de charges considérables. Ajoutons que le moindre tort de ces emplois était d’être inutiles et onéreux, et qu’ils causaient presque toujours à l’industrie, soit par la perte de temps, soit par les entraves qui en résultaient, un dommage direct.

La déclaration pour la refonte des monnaies fut précédée elle-même de deux édits qui eurent un certain retentissement. Le premier, daté de novembre 1689, créait 1,400,000 livres de rentes viagères sur l’hôtel de ville de Paris au bénéfice des personnes qui verseraient une somme de 300 livres, dont l’intérêt, proportionné à leur âge, s’accroîtrait au fur et à mesure des extinctions. C’était une application nouvelle de l’idée réalisée pour la première fois en 1653 sur les propositions de l’Italien Lorenzo Tonti, et qui a servi de modèle aux sociétés d’assurance sur la vie[1]. La tontine de Pontchartrain se composait de quatorze séries d’associés. Les premiers, inscrits avant l’âge de cinq ans, avaient droit à un intérêt de 5 pour 160; les derniers, âgés de soixante ans et au-dessus, devaient toucher 12 1/2 pour 160. Le montant des rentes était pris, avant tout prélèvement, sur les revenus des aides et gabelles et des cinq grosses fermes, et le paiement en était fait à l’hôtel de ville de Paris, sous la garantie du prévôt des marchands et des échevins chargés personnellement de surveiller les opérations. C’est à raison de cette garantie et de cette surveillance, où le public trouvait des gages d’une sécurité qui manquait aux engagemens directs du trésor, que les nouvelles rentes prenaient le titre de rentes de l’hôtel de ville. Les documens contemporains n’indiquent pas la somme que le contrôleur-général comptait retirer de cette opération ; mais sans doute elle réussit, car il la renouvela quelques années après.

Le second édit, rendu également pour remédier à la pénurie du trésor, répondit mal aux espérances que la cour avait conçues. L’exact et impassible Dangeau dit dans son journal, à la date du 3 décembre 1689 : » Le roi veut que dans tout son royaume on fasse fondre et porter à la Monnoie toute l’argenterie; qui servoit dans les chambres, comme miroirs, chenets, girandoles et toute sorte de vases, et, pour en donner l’exemple, il fait fondre toute sa belle argenterie, malgré la richesse du travail, même les filigranes. Les toilettes de toutes les dames seront fondues aussi, sans excepter celles de Mme la dauphine. » Quelques jours après, le 12 décembre, Dangeau ajoute : « Le roi nous a dit ce soir qu’il avoit cru tirer 6 millions de l’argenterie qu’il fait fondre, mais qu’il n’en auroit guère plus de 3 millions. » Louis XIV ne retira pas même cette modeste somme de l’expédient désespéré dont le contrôleur-général avait peut-être suggéré l’idée, et que dans tous les cas il approuva. Les archives de l’empire possèdent le procès-verbal original de l’argenterie du roy apportée au change le 9 décembre 1689. D’après cette pièce, « le roi, préférant toujours l’utilité publique à sa propre satisfaction, n’auroit eu d’autre objet que de procurer l’abondance des espèces et d’augmenter le commerce. » Le véritable motif, qui n’était autre que la nécessité de suffire aux frais d’une guerre qu’on aurait pu éviter, coûtait trop à la fierté de Louis XIV pour être avoué. Quoi qu’il en soit, l’argenterie royale ne produisit que 2,505,637 livres. « Ainsi disparurent, dit Saint-Simon, tant de précieux meubles d’argent massif qui faisoient l’ornement de la galerie et des grands et petits appartemens de Versailles et l’étonnement des étrangers, jusqu’au trône d’argent. » De son côté. Voltaire a déploré avec raison la perte de ces tables, de ces candélabres, de ces grands canapés d’argent massif, chefs-d’œuvre de ciselure exécutés par Ballin sur les dessins de Lebrun. Ils avaient coûté 16 millions; ils en rapportèrent le quart, et des œuvres d’art de la plus haute valeur furent anéanties. Il y avait notamment à Versailles, dans le cabinet des bijoux, une grande table d’argent dont le dessus représentait la France avec ses provinces, ses rivières, ses villes principales. Elle fut sacrifiée avec douze cents autres objets plus ou moins précieux, dont la description donne l’idée du plus somptueux mobilier qui ait jamais existé. L’inventaire de ces richesses, où abondent les guéridons, coffres, sièges, tabourets, garnitures de cheminées, bordures de miroirs, etc., signale entre autres deux balustrades pesant ensemble plus de sept mille marcs, un nombre considérable de figurines et des bas-reliefs en vermeil. Un Louis XIII à cheval n’obtint pas grâce, et fut fondu avec tous ces chefs-d’œuvre à jamais regrettables[2]. Était-il donc impossible de conserver ces objets, dont la plupart feraient aujourd’hui l’ornement de nos musées? On l’essaya peut- être, car à cette époque Louis XIV diminua le nombre des chevaux de la grande et petite écurie, et Dangeau estimait que ce retranchement s’élèverait à 160,000 écus; mais il constate aussi bien souvent que le roi jouoit fort gros jeu. « Le roi, écrit-il le 11 janvier 1690, avoit dit que ce voyage-ci il ne vouloit mener à Marly que des joueurs. » Or l’anecdote suivante fait connaître jusqu’où allait le jeu de la cour. Le comte de Rebenac écrivait en 1679 au marquis de Feuquières : « Le jeu de Mme de Montespan est monté à un tel excès que les pertes de 160,000 écus sont communes. Le jour de Noël, elle perdoit 700,000 écus; elle joua sur trois cartes 150,000 pistoles (la pistole valait alors 12 livres) et les gagna, et à ce jeu-là[3] on peut perdre ou gagner cinquante ou soixante fois en un quart d’heure[4]. » Et non-seulement le roi, suivant la remarque de Dangeau, jouait fort gros jeu, mais le dauphin portait à cet amusement la même passion violente qu’à la chasse. L’interdiction absolue du lansquenet à la cour pendant quelques années n’aurait-elle pas rapporté autant à Louis XIV que le sacrifice des magnifiques pièces d’argenterie dont nous ne possédons plus, hélas! que l’aride inventaire ?

Après le roi, les particuliers durent s’exécuter. Ils auraient bien voulu s’en dispenser; mais Louis XIV s’était prononcé. « Mme de Chaulnes, écrit Mme de Sévigné, a envoyé à la Monnoie sa table avec deux guéridons et sa belle table de vermeil. » D’après Voltaire, les meubles des particuliers fournirent pour 3 millions d’espèces. Peu de temps après, la mesure fut étendue à l’argenterie des églises. Dans un rapport du mois de février 1690 dont le texte a été conservé, le secrétaire d’état de la guerre exposa au roi la nécessité de faire fondre le superflu de cette argenterie. « Votre majesté, disait Louvois, a si bien marqué, par ce qu’elle a fait concernant l’argenterie de ses appartemens, combien elle connoît l’importance de multiplier les espèces dans son royaume, que l’on croit inutile de lui en parler ici. On a cru lui devoir seulement faire observer qu’il y a dans les églises une infinité d’argenterie au-delà de celle qui est nécessaire pour la décence du service divin, laquelle, étant portée aux monnoies, contribueroit infiniment à la multiplication des espèces... » Louvois consentait d’ailleurs que les églises conservassent les calices, patènes, soleils, ciboires, burettes, châsses et reliquaires; mais il était d’avis de ne laisser qu’à un très petit nombre les tabernacles, lampes, encensoirs et ornemens d’autel d’or ou d’argent. Quant aux chapelles des hôpitaux, « lesquels, disait-il, sont si endettés, il serait d’un bon exemple, indépendamment du bien public, de leur voir vendre ce qu’ils en ont pour satisfaire leurs créanciers[5]. » Cette dernière considération était seule de quelque valeur. Inutile au point de vue de l’intérêt public, — car l’état n’y gagnait qu’un droit de seigneuriage insignifiant, et il importait fort peu au fond que la quantité des monnaies circulant dans le royaume s’accrût de quelques millions de livres, — la mesure conseillée par Louvois priva, elle aussi, la France d’une multitude d’objets qui, si l’on en juge par les pièces conservées dans quelques musées, auraient aujourd’hui un prix inestimable.

On se figure les doléances qui durent éclater à la nouvelle que toutes les églises allaient être dépouillées de leurs plus précieux ornemens; mais celui qui, sans respect pour les droits sacrés de la conscience, faisait poursuivre les protestans comme des criminels, prenait leurs biens, leurs enfans, et ne voulait leur permettre ni de vivre en France avec leur foi, ni de s’expatrier, croyait sans doute avoir donné assez de gages à la religion pour ne pas s’inquiéter des réclamations de quelques évêques. Ce nouvel acte de vandalisme s’accomplit donc. Veut-on se faire une idée de la résistance que rencontra la mesure, on n’a qu’à lire ce qu’écrivait Pontchartrain, dix-sept mois après (le 12 juin 1691), aux évêques d’Orléans, de Luçon, de Senlis et de Beauvais : « Le roi s’étant fait représenter l’état de l’argenterie des églises qui a été portée aux hôtels des monnoies pour y être convertie en nouvelles espèces, en suite de la lettre de cachet de sa majesté qui a été adressée l’année dernière à MM. les archevêques et évêques du royaume, il a été surpris de voir que jusqu’à présent il n’en a pas été porté un seul marc des églises de votre diocèse, et m’a recommandé de vous en donner avis[6]… »

Qu’aurait dit Colbert, lui dont l’initiative puissante avait doté la France de tant de chefs-d’œuvre en tout genre, et qui voulait que Paris possédât tout ce qui existait de plus beau en objets d’art, s’il avait vu le roi prescrire de telles mesures? Tandis qu’à sa mort la dette constituée de l’état ne s’élevait, nous l’avons dit, qu’à 8 millions et la dette flottante à 38, huit ans après, l’administration omnipotente de Louvois avait amené cette situation déplorable, et réduit les finances du royaume aux plus tristes extrémités. La refonte des monnaies suivit de près celle de l’argenterie du roi, des particuliers et des églises. Un savant économiste du XVIIIe siècle, dont les travaux sur les finances de l’ancienne monarchie font autorité, Forbonnais, a dit de cette refonte qu’elle fut la source de nos misères[7]. En 1675, il faut bien l’avouer, Colbert avait fait sur les monnaies une opération qui a été justement blâmée : il avait autorisé la fabrication de pièces de 4 sous à un titre inférieur. Bientôt, comme on aurait dû s’y attendre, ces pièces abondèrent grâce à la fraude, qui fut considérable tant en France qu’à l’étranger. À la même époque, le gouvernement ayant créé 3 millions de rente, on les lui paya principalement en pièces de 4 sous. Il fallut, pour faire cesser ce désordre, réduire la valeur de ces pièces à 3 sous 6 deniers ; mais la leçon avait été bonne pour Colbert, qui répara immédiatement son erreur par une opération contraire. Il circulait alors dans le commerce beaucoup de pistoles d’Espagne et d’écus d’or légers de poids. Ordre fut donné de les porter aux monnaies, qui les convertirent en louis d’or ou d’argent, aux frais du roi, sans perte pour les déposans. Il en résultait peut-être un léger dommage pour l’état ; mais, au point de vue des idées du temps sur le rôle des espèces, la mesure était des plus habiles. L’auteur d’un savant Traité sur les Monnaies, Le Blanc, a dit avec raison qu’on « n’avait jamais rien pratiqué en France de plus utile pour y attirer abondamment l’or et l’argent. »

Une expérience si récente n’empêcha pas le comte de Pontchartrain de commettre une faute digne des jours d’ignorance et de mauvaise foi où Dante accusait énergiquement Philippe le Bel de fabriquer de la fausse monnaie. Le gouvernement augmenta la valeur de la monnaie d’un douzième. Comme il y avait alors, d’après un calcul fait à la mort de Colbert, 500 millions d’espèces en circulation, la refonte ordonnée paraissait devoir procurer un bénéfice d’environ 50 millions. C’était une ressource relativement considérable ; mais l’opération de Pontchartrain fut aussi désastreuse qu’elle était déloyale. Ainsi qu’on aurait dû le prévoir, dès la promulgation de l’édit, le prix de toutes choses et le change avec l’étranger avaient subitement augmenté dans la proportion de l’augmentation des espèces. Seuls, les rentiers et les employés éprouvaient un dommage sans compensation. Une fois engagé dans cette voie, le contrôleur-général ne s’arrêta plus, et les édits sur les monnaies se succédèrent rapidement. « Il a déjà passé à la Monnoie, dit Dangeau le 18 décembre 1691, 385 millions, et on a encore connoissance de plus de 50, sans compter les pièces de 3 sols 1/2, qu’on va mettre à 4 sols. On fera aussi quelques changemens pour les louis d’or et d’argent au mois de janvier, mais cela n’est pas encore réglé. » Cette dernière augmentation parut sans doute excessive et occasionna de vives réclamations, car dès 1692 la valeur des louis d’or fut réduite à 12 livres. Pontchartrain ne s’en tint pas à ce malheureux essai, et l’on peut dire que, pendant toute son administration, le gouvernement se livra aux plus déplorables spéculations sur les monnaies. Neuf ans après la déclaration du 14 décembre 1689, qui inaugura ce triste système, le 13 février 1698, Racine écrivait à son fils : « On croit tous les jours ici être à la veille d’un décri (des monnaies), et cela cause le plus grand désordre du monde, les marchands ne voulant presque rien vendre, ou vendant extrêmement cher. On dit pourtant que le décri pourroit bien n’arriver pas de sitôt à cause de la foule de gens qui portent tous les jours des sommes énormes au trésor royal, où il y a, à ce qu’on dit, près de 60 millions. »

Cette série d’opérations malencontreuses ne rapporta guère plus de 40 millions, répartis sur plusieurs années; mais, toutes les fournitures, tous les services se payant beaucoup plus cher, les dépenses de la guerre présentèrent sans doute un excédant au moins équivalent. En réalité, l’édit pour la refonte n’avait eu d’autre effet que de jeter la perturbation dans les transactions privées, d’inquiéter le commerce, de signaler aux yeux de tous la détresse du trésor, d’ébranler la confiance de la nation et d’en inspirer une d’autant plus grande aux armées coalisées : triste résultat d’une mesure que de récens mécomptes et le progrès de la morale publique auraient bien dû prévenir! « Suivons jusqu’au bout l’effet de ce désordre, a dit judicieusement Forbonnais; le prince perdit sur tout ce qui lui était dû par les peuples, puisqu’il ne reçut pas la valeur intrinsèque sur laquelle les impositions avoient été réglées... L’auteur de cette fatale opération fut sans doute un traitant, qui n’examina que le gain apparent sans jeter l’œil sur l’avenir et sur la ruine des sujets... Le royaume eût encore trop gagné, si, en perdant 100 millions sans la moindre utilité, il eût acquis quelque instruction: mais le voile n’est tombé que depuis 1726. »

La première opération du nouveau contrôleur-général ne devait donc profiter ni à l’état ni aux particuliers, encore moins au commerce, et, pour comble de malheur, elle était de celles dont les suites sont longues à guérir.


II.

La fin précoce du marquis de Seignelay, qui eut lieu le 3 novembre 1690, amena de sérieuses modifications dans les attributions des ministres. Ce fils aîné de Colbert avait obtenu à la mort de son père, outre la marine, dont il avait eu la survivance en 1672 avec la charge de secrétaire d’état, la garde des pierreries de la couronne, les haras et les fortifications des villes de l’intérieur du royaume. L’occasion était bonne pour le secrétaire d’état de la guerre de s’agrandir encore; il n’eut garde de la laisser échapper. Il avait déjà, en dehors de son département principal, la surintendance des bâtimens et celle des postes ; de la succession de Seignelay, il eut les haras, quelques manufactures qui étaient restées à la marine, et les fortifications de l’intérieur. Beaucoup moins ambitieux, trouvant déjà le contrôle général trop lourd, le comte de Pontchartrain aurait voulu se soustraire à des fonctions nouvelles : la faveur alla à lui malgré lui. Louis XIV lui donna le rang de secrétaire d’état avec la marine et les pierreries. « M. de Pontchartrain, dit à ce sujet Dangeau, avoit prié le roi de ne le point charger de la marine, parce qu’il n’en a aucune connoissance. Le roi a voulu absolument qu’il s’en chargeât. Il a présentement tout ce qu’avoit M. Colbert, hormis les bâtimens. » Si Louis XIV avait moins cédé à ses convenances personnelles, s’il ne s’était pas laissé influencer par le puéril ennui d’admettre dans son conseil un nouveau visage et par la vanité de tout diriger lui-même, loin de combattre les honorables scrupules de Pontchartrain, il aurait compris que, dans la crise où se trouvait la France, ce n’était pas trop d’un ministre pour les finances, et que forcer ce ministre à diriger un département auquel il voulait rester étranger, c’était s’exposer à compromettre, avec la marine et les finances, le salut même du royaume.

La France, il ne faut pas l’oublier, avait alors la guerre sur toutes ses frontières, en Espagne, en Italie, en Allemagne, indépendamment de la lutte qu’elle avait à soutenir contre les marines de la Hollande et de l’Angleterre. « Le roi, dit Racine dans ses Fragmens historiques, avoit en 1693 près de cent mille chevaux et quatre cent cinquante mille hommes. C’étoient quarante mille chevaux de plus que dans la guerre de Hollande. » Naturellement tant d’efforts simultanés exigeaient des sacrifices énormes. Pendant les premières années de son ministère, Pontchartrain avait eu surtout recours à ce qu’on appelait en termes de finance les affaires extraordinaires, telles que créations d’emplois payés comptant et donnant droit à un traitement qui dépassait de beaucoup l’intérêt ordinaire de l’argent, tontines, emprunts de toute sorte, aliénations des domaines de la couronne, sans parler de cette malheureuse refonte des monnaies, qui bouleversait tant d’intérêts. La lutte continuant sur tous les points malgré le désir du gouvernement d’obtenir une paix honorable, les ressources extraordinaires devinrent insuffisantes, et il fallut songer à d’autres moyens pour alimenter le trésor. C’est alors qu’on pensa sérieusement à établir un impôt auquel tous les citoyens indistinctement devraient être sujets, et dont le contrôleur-général espérait retirer des sommes considérables<ref> Ici encore le Journal de Dangeau fournit des indications précieuses sur les phases d’une affaire qui fut, dans cet ordre de faits, l’une des plus importantes sur lesquelles, depuis la mort de Colbert, le gouvernement eût été appelé à statuer. Voici ce qu’il dit : « 4 novembre 1694. — Le roi a fait écrire à tous les intendans des provinces pour avoir leur avis sur une capitation générale qu’on propose dans l’état, à peu près comme celle que l’empereur a faite dans les pays héréditaires. On croit que cette affaire pourroit produire 60 millions par an.
« 15 décembre. — Le roi régla hier beaucoup d’articles de la capitation; il s’est réservé à lui-même de la faire dans sa cour. Ce seront les intendans qui la feront dans les provinces. On nommera trois gentilshommes du roi, dont il en choisira un qui, avec l’intendant, travaillera pour la capitation de la noblesse. Chaque soldat paiera 20 sols. On commencera à payer la moitié de la taxe le 1er avril, et l’autre moitié le 1er juillet. On n’a pas encore décidé si le clergé y seroit compris. » </<ref>. Après quelques mois d’hésitations et de tiraillemens, la capitation fut résolue. La déclaration royale du 15 janvier 1695 portait d’ailleurs expressément que, commandée par les circonstances, elle cesserait de droit trois mois après la conclusion de la paix. D’une application difficile, parce que l’évaluation de la fortune supposée des citoyens est forcément sujette à erreur, la capitation donna lieu, comme la plupart des nouvelles taxes, quelque nécessaires et raisonnables qu’elles puissent être, à des récriminations violentes. Saint-Simon exprime avec sa vivacité habituelle l’opposition que rencontra une innovation si déplaisante pour les classes habituées depuis des siècles aux douceurs du privilège et à l’exemption totale en matière de contributions assises sur la fortune ou les propriétés; mais, quoi qu’en dise l’organe passionné des classes privilégiées, cette mesure, proposée par les états de Languedoc, qui en suggérèrent l’idée à Pontchartrain était certainement excellente, et présentait, malgré ses défectuosités inévitables, beaucoup plus d’avantages que d’inconvéniens. Une lettre que le contrôleur-général adressa, le 28 mars 1695, à l’abbé de Noirmoutier à Rome, parle même de l’empressement patriotique avec lequel le peuple, c’est-à-dire la bourgeoisie, les artisans et les paysans, paya la capitation, contre laquelle le clergé, la noblesse et les parlemens protestèrent seuls, comme ils faisaient du reste chaque fois qu’il était question de les assujettir à l’impôt. « Le pape, mandait Pontchartrain à l’abbé de Noirmoutier, n’a aucun sujet d’écrire au roi au sujet de la capitation, qui est une chose très juste et très équitable, qui ne se prend pas sur les biens des ecclésiastiques, qui sont exempts, mais sur les personnes, qui ne le sont pas de la fidélité qu’elles doivent au roi, surtout en un temps aussi pressant que celui-ci. Ce qui fait voir même l’équité et l’utilité de cette imposition, c’est que tout le peuple en est ravi et porte avec joie son argent aux receveurs. »

Laissons au contrôleur-général l’illusion de ce ravissement; il n’en est pas moins vrai que, loin d’avoir blâmé la capitation en principe et de se l’être laissé imposer, il la trouvait avec raison très juste et très équitable, et s’il y a un reproche à lui adresser, c’est de ne l’avoir pas appliquée dès les premiers temps de son ministère, et surtout de ne l’avoir pas fait maintenir après la guerre, car il se serait ainsi dispensé de créer cette myriade d’emplois inutiles ou vexatoires dont il nous reste à parler. La déclaration du 15 janvier 1695 assujettit à la capitation, dans la proportion de leurs revenus, le clergé, la noblesse, les militaires, les simples particuliers. Les taillables dont les cotes étaient inférieures à 40 sous (plus tard ce chiffre fut réduit à 20), les membres des ordres mendians et les pauvres mendians signalés par les curés des paroisses furent seuls exemples de l’impôt. Un tarif comprenant vingt-deux classes de contribuables accompagnait la déclaration. La première classe, dans laquelle figurait seul l’héritier de la couronne, fut taxée à 2,000 livres; la seconde à 1,500, la troisième à 1,000, etc., jusqu’à 20 sous, chiffre de la dernière classe. Le produit annuel atteignit 25,400, 000 livres, y compris 4 millions auxquels le clergé s’était imposé par transaction, pour ne pas compromettre le droit qu’il prétendait avoir de ne pas contribuer aux charges de l’état. Supprimée intempestivement le 1er avril 1698, la capitation fut rétablie en 1701, au commencement d’une nouvelle guerre qui devait épuiser la France d’hommes et d’argent. Plus tard, quand la paix d’Utrecht eut enfin été signée à des conditions inespérées, grâce à la bataille mémorable où le maréchal de Villars épargna à la France les horreurs d’un démembrement, les ressources des temps de guerre furent reconnues indispensables pour acquitter les charges d’une dette constituée qui, depuis Colbert, qui l’avait laissée à 8 millions, s’était grossie en un quart de siècle au point de représenter un capital de plus de 2 milliards du temps. La capitation fut donc maintenue, et elle figurait en 1789 pour 24 millions parmi les revenus de l’état.

Notons pourtant, d’après un observateur aussi éclairé qu’impartial, que « la capitation de la noblesse et des privilégiés formait dans les provinces, en 1769, l’objet le moins considérable, la portion la plus forte étant celle qui étoit répartie, au marc la livre de la taille, entre les taillables et les non privilégiés[8]. » C’est ainsi que le privilège et la faveur avaient fini par dénaturer un impôt établi précisément dans la pensée de les soumettre au droit commun, tant les abus, même les plus crians, étaient difficiles à déraciner !

On a prêté à Pontchartrain un mot qui passa pour très spirituel, et qui, s’il était vrai, donnerait la mesure d’une incroyable légèreté. « Sire, aurait-il dit à Louis XIV, qui s’étonnait sans doute de le voir mettre chaque jour à l’encan quelques nouveaux emplois auxquels personne ne songeait la veille, toutes les fois que votre majesté crée une charge, Dieu crée un sot pour l’acheter. » Mais le sot, n’en déplaise à Pontchartrain, ce n’était pas l’acheteur, qui, plaçant son argent à 10 ou 12 pour 160, s’exemptait de la taille et devenait un personnage; ce n’était pas La Bruyère par exemple, qui avait occupé de 1674 à 1687 une charge de trésorier de France à Caen, charge qui, pour une finance d’environ 13,000 livres, lui assurait un revenu de 2,348 livres : c’était l’état, ou pour mieux dire le contribuable, sur lequel retombait en définitive l’aggravation de dépense résultant des nouveaux emplois créés par le ministre, dont la seule justification était de n’avoir pu trouver d’argent à des conditions moins onéreuses.

Un document officiel contemporain constate que, pendant les onze années qu’il fut contrôleur-général, le comte de Pontchartrain conclut cent soixante-trois traités ayant pour objet des affaires extraordinaires de finance[9], et que ces traités, pour lesquels il fut déboursé par le public 350,627,991 livres, n’en rapportèrent net au trésor royal que 296,499,713, ce qui portait les frais de négociation au taux exorbitant de près de 15 1/2 pour 160. Les lettres qu’écrivait le contrôleur-général à M. de Harlay, alors premier président du parlement, pour obtenir l’enregistrement des édits portant création des nouveaux emplois ont été conservées. Comme elles font connaître en même temps l’homme et l’époque, nous en citerons de courts extraits.


« Versailles, 3 mars 1691. — Voici deux édits à qui j’ai mis la dernière main depuis vous avoir vu ce matin. La marchandise est si bonne qu’elle est vendue avant d’être créée. J’ai 7 millions de ces deux affaires jointes à l’édit des receveurs d’épices et des amendes. Cela ne laisse à souhaiter que d’en avoir souvent de semblables, ou plutôt d’être hors du malheureux besoin d’en faire de semblables. »

« 16 octobre 1696. — Si cette affaire étoit de votre goût, au lieu de 3 millions que l’on en offre, j’ai des gens en main qui la feroient valoir près de 5; et pour la rendre de votre goût, faites réflexion, je vous prie, sur la sécheresse dans laquelle sont à présent les finances, sur l’impossibilité de faire d’autres affaires que les plus diaboliques, et sur la nécessité d’en faire, de quelque nature qu’elles soient. »


Au milieu de tant d’affaires diaboliques, les usurpations de titres de noblesse ne pouvaient être oubliées. Un édit du 4 septembre 1696 (c’était le quatrième ou le cinquième depuis 1660) prescrivit d’en faire la recherche, et l’on a vu qu’il fut créé des contrôleurs de ces titres. Deux mois après, un arrêt du conseil ordonnait l’enregistrement des armoiries. Cette mesure, qui touchait principalement les classes élevées, rencontra sans doute une opposition inattendue, car le contrôleur-général dut faire intervenir le roi.


« Quoique l’affaire des armoiries, écrivit Pontchartrain à M. de Harlay, si on la regarde comme bursale, soit la plus légère et la moins à charge de toutes celles que l’on a faites jusqu’ici, et que, si on la regarde dans son véritable principe et dans ses suites, elle soit avantageuse à tous les sujets du roi, elle a cependant besoin de protection, et l’esprit de l’homme est si bizarrement tourné qu’il semble que ce soit la modicité de la somme qu’il en coûte qui rende cette affaire indifférente, et les avantages qui y sont attachés ou méprisables ou du moins fort à négliger[10]. Le roi, pour détromper de cette erreur et pour donner à cette affaire le mouvement qui lui est nécessaire, a bien voulu s’expliquer publiquement des sentimens qu’il en avoit et du désir que chacun exécutât son édit... »


On exigea donc, pour donner plus d’autorité à cette injonction et forcer les résistances, que les secrétaires du roi envoyassent enregistrer leurs armes par le greffier du corps, et le premier président reçut le même ordre en ce qui concernait le parlement; mais cela n’était rien au prix des sacrifices imposés aux anciens titulaires d’offices, et dont le contrôleur-général semble avoir pris si légèrement son parti. Pour en citer quelques exemples, les anciens jurés-crieurs d’enterremens à Paris durent payer 100,000 livres, les huissiers du parlement autant, et les greffiers 102,000 livres, les commissaires du Châtelet 75,000 livres, pour n’avoir pas les nouveaux confrères dont on les menaçait, et la communauté des marchands merciers donna jusqu’à 300,000 livres pour se débarrasser des gardes de communauté inventés par Pontchartrain.

Une seule création digne d’éloges sortit de ce chaos d’inventions. Le contrôle des actes des notaires, qui est en même temps une source importante de revenus pour l’état et une garantie sérieuse pour les particuliers, date de cette époque; mais, pour une affaire extraordinaire vraiment utile, combien de nuisibles! (Citons entre autres un droit établi pour la marque des chapeaux : il produisit d’abord 200,000 livres, mais il finit par ruiner l’industrie de la chapellerie, jusque-là fort prospère dans le royaume.

Absorbé par ces déplorables expédiens, tout entier aux propositions dont les traitans ne ressaient de l’entretenir, le contrôleur-général cessa de donner son attention à des détails de service qui avaient pourtant une importance capitale. « Entre les désordres qui se glissèrent alors dans les finances, dit Forbonnais, celui de la tenue des livres des comptables devint un des plus ruineux. La forme des journaux, si soigneusement établie par Colbert, fut négligée: l’obscurité s’y mit : les receveurs firent valoir à gros intérêts l’argent de leur caisse... La guerre aida le ministre à croire ce que les receveurs avoient intérêt qu’il crût, c’est-à-dire que les recouvremens languissoient à cause de la misère : ils ne furent pourtant jamais si durs. » Forbonnais estime que les suites de cette incurie firent perdre 300 millions à l’état de 1689 à 1715. Enfin le désordre et la faiblesse furent poussés si loin que le ministre chargea plus d’une fois des traitans du soin de faire rentrer, à des conditions onéreuses pour le trésor, les sommes dues par les comptables en retard.

Si maintenant on ajoute aux misères d’une longue guerre, à la ruine à peu près complète de l’industrie, à la multitude des affaires extraordinaires, à la dureté des percepteurs si peu profitable à l’état, une législation sur les grains sans règle ni stabilité, on se fera une idée de la situation générale du royaume. Ce défaut de fixité, qui est le reproche le plus grave qu’on puisse faire à l’administration de Colbert, avait de son temps causé des disettes cruelles. Moins porté à intervenir, à se mêler de tout, à tout régler. Le Peletier avait laissé plus de liberté aux cultivateurs, et, la culture s’étant accrue, régularisée, les exportations avaient vivifié les campagnes. L’abandon de ces sages principes, joint aux autres causes que nous venons d’énumérer, amena de nouvelles disettes. L’année 1693 fut, sous ce rapport, une des plus difficiles pour Pontchartrain. Le 20 septembre, après avoir entretenu le premier président de Harlay du projet qu’avait le roi de soulager les pauvres de Paris, il ajoutait : « Quelque bon que soit le dessein, il a pour inconvéniens d’attirer les pauvres de toutes parts, de rendre la campagne déserte, de multiplier et d’assembler la canaille, et de se rendre dépendant de cette multitude toujours dangereuse, pour continuer plus longtemps qu’on ne voudroit, et même qu’on ne pourroit, un secours qui ne doit être que passager. Cela demande quelques-unes de vos réflexions, après quoi je suis sûr de tout ce qui sera de votre goût. » Dans des lettres subséquentes, Pontchartrain félicite M. de Harlay d’avoir défendu les attroupemens et les violences sous peine de mort, de faire faire des essais d’un nouveau pain, tout en veillant à ce que le peuple n’exige pas trop des boulangers, et que ceux-ci n’en abusent pas pour quitter leur commerce. Voudrait-on croire, si la correspondance officielle ne l’attestait, que les soldats eux-mêmes prenaient part avec le peuple à la distribution du pain ? « Sa majesté a résolu, écrit Pontchartrain le 15 octobre, qu’à commencer de mardi prochain il sera fait au Louvre, sur les trois heures après midi, une distribution de pain particulière pour les soldats, moyennant quoi il leur sera défendu de venir dorénavant aux distributions publiques ; mais l’intention de sa majesté est qu’ils continuent d’y assister avec les officiers, pour contenir le peuple et empêcher le désordre. » Quatre jours après, Pontchartrain félicite encore M. de Harlay, au nom du roi, « de la fermeté avec laquelle il est allé au lieu où le péril était le plus grand. »

Cependant les mois se passaient, et malgré les soins et les préoccupations du gouvernement, Paris devenait chaque jour plus malaisé à contenir. Un arrêt pour en expulser les pauvres du dehors ne fut que difficilement exécuté. Souvent, malgré sa résignation, le comte de Pontchartrain est sur le point de perdre patience. En vain il fait vendre à perte le blé acheté par ses ordres au Havre, à Dunkerque, en Beauce, en Picardie ; en vain le premier président du parlement, l’archevêque de Paris, le lieutenant-général de police, discutent et recherchent les moyens de remédier au mal : la disette continue, le pain reste cher, le peuple se plaint toujours, et des pamphlétaires reprochent au gouvernement son peu de prévoyance. D’un autre côté, le roi s’impatiente de tous ces arrêts et de toutes ces assemblées qui n’aboutissent à rien. Désolé, découragé, Pontchartrain écrit, vers les derniers jours de décembre, à M. de Harlay, que la malignité du public est bien grande. On s’était plaint de la manière dont s’exécutait la vente des blés achetés pour le compte du roi. Suivant lui, ces plaintes n’étaient pas fondées. « Les blés, disait-il, les farines et les sons restant dans les galeries du Louvre y sont vendus indifféremment à toute sorte de personnes, à plus pas prix que celui de la Grève ou de la halle. S’il convient que cela soit porté à la halle, il faut le faire pratiquer. En 1662, les blés du roi ont été vendus aux galeries du Louvre ; en 1684, ils ont été vendus au collège des Quatre-Nations, et, à parler selon la droite raison, il est impossible de faire vendre les blés du roi en détail dans les marchés… » Tant que le mécontentement de la population était demeuré passif, Pontchartrain en avait pris son parti. Quelques émeutes, à la .suite desquelles deux soldats furent condamnés à être pendus pour avoir pillé les boutiques de boulangers, montrèrent toute la gravité du mal. Obligé d’intervenir de plus en plus, le gouvernement se décida à faire cuire le pain, et il on vendit 100,000 livres par jour, à 5 sous la livre, dans cinq endroits différens. Des abus inévitables s’étant produits, et des personnes aisées ayant été convaincues de faire acheter du pain à 2 sous pour le revendre plus cher, les curés de Paris furent chargés de distribuer eux-mêmes ce qu’on appelait le pain du roi. Enfin, vers le mois de novembre 1693, ces distributions elles-mêmes parurent avoir beaucoup d’inconvéniens, et l’on estima qu’il y en aurait moins à donner aux pauvres de Paris et des faubourgs 120,000 livres d’argent par semaine, attendu, disait-on, « que les pauvres malades, les pauvres honteux et les pauvres artisans n’avoient pas seulement besoin de pain, mais de divers autres objets. » Un peu plus tard, le 22 janvier 1694, on ouvrit des ateliers publics, et pour tout salaire on donna du pain aux ouvriers. Quelquefois même le pain manquait. Ces embarras duraient encore au mois de juillet, ainsi qu’il résulte d’une autre lettre de Pontchartrain à M. de Harlay. « Le roi est fatigué de voir que ses soins sont inutiles, et que le fruit d’une conférence de trois heures ne soit que nouvelles contestations, et nul soulagement pour lui, nul service. Je vous parle avec la liberté d’un ami sincère et d’un fidèle serviteur, dont vous devez autant cacher l’avis qu’estimer le cœur. Ne croyez pas après cela être quitte de tout ; observez que si je vous dis de vous servir de M. de La Reynie, ce n’est pas dire qu’après cela tout est fait. » Heureusement la certitude d’une année de fertilité vint dissiper toutes les alarmes, et le blé, qui s’était vendu 54 livres le setier (pesant 240 livres) au fort de la crise, n’en valut plus que 16 à la récolte. Cinq ans après, en 1698, une nouvelle disette affligea la France, mais elle n’eut la gravité ni des précédentes, ni surtout de celle qui devait faire de l’année 1709 une des plus tristes et des plus calamiteuses de notre histoire.

Après des alternatives diverses où la France avait été tour à tour victorieuse et vaincue, Louis XIV s’était enfin décidé à traiter sérieusement, et des négociations s’étaient ouvertes. Elles aboutirent aux traités conclus à Ryswick en 1697 avec l’Angleterre, l’Espagne et les Pays-Bas. Nécessités par l’épuisement du pays, ces traités furent loin de satisfaire nos diplomates. Non-seulement en effet la France rendit au duc de Lorraine ses états, et, après tant de sacrifices en faveur de Jacques II, reconnut solennellement le roi Guillaume d’Orange, elle dut encore restituer aux Espagnols toutes les conquêtes qu’elle avait faites sur eux en Espagne et dans les Pays-Bas depuis la paix de Nimègue : Girone, Barcelone, Mons, Charleroi, Courtrai, Luxembourg, le comté de Chimay, etc. Les traités de Ryswick nous donnèrent, il est vrai, la souveraineté définitive de l’Alsace. « Si ce point avait été décidé à Nimègue, a dit un historien spécial, on eût épargné la vie à quatre cent mille individus[11]. » Un traité de commerce, signé également à Ryswick le 20 septembre 1697 entre la France et la Hollande, passa inaperçu au milieu de tous ces mouvemens de territoire, et n’en eut pas moins des suites funestes pour la marine, l’industrie et le commerce de la France. Les Hollandais ne nous avaient jamais pardonné d’avoir frappé leurs navires, dans les ports français, d’un droit de cinquante sous par tonneau, établi primitivement par Henri IV, rétabli par Fouquet, et maintenu, malgré des réclamations opiniâtres, par Colbert. Le traité de commerce de 1697 statua, dans un article séparé, que ce droit cesserait à l’égard des navires hollandais et ne pourrait jamais être rétabli. Dans l’état où se trouvait notre marine marchande, une pareille concession ne pouvait être que fâcheuse pour nos intérêts; mais les Hollandais faisaient la loi, et le contrôleur-général ne combattit sans doute que faiblement leurs prétentions. Enfin, outre la faculté de concourir, comme les nationaux, au commerce du hareng, jusqu’alors réservé à la marine française, ils obtinrent qu’un nouveau tarif réglerait, dans un délai de trois mois, les droits d’entrée et de sortie des marchandises échangées entre les deux pays. On exécuterait, en attendant, le tarif de 1667, et si, après ces trois mois, on n’avait pas réussi à s’entendre, le tarif de 1664, beaucoup plus avantageux à leurs intérêts, serait adopté. Ce dernier tarif était bien, à la vérité, l’œuvre de Colbert; mais on sait qu’il l’avait jugé insuffisant pour protéger l’industrie française et remplacé par celui de 1667, qui devint, par suite de l’irritation qu’il développa en Hollande, l’un des motifs de la guerre de 1672. Les Hollandais craignirent-ils que le traité de 1697 rencontrât de la résistance parmi nos populations? On peut le supposer, car ils firent stipuler qu’il serait enregistré au parlement et à la chambre des comptes de Paris, ainsi que dans tous les autres parlemens du royaume. Le temps était passé où Louis XIV supportait impatiemment l’intervention des compagnies souveraines dans les affaires générales du royaume. Quelque pénible que fût la condition qui lui était imposée, il se plia aux circonstances. «Le commerce, dit Forbonnais, dont la guerre avoit déjà ralenti considérablement le progrès et qui ne recevoit plus de gratifications, ne fut bientôt plus en état de se soutenir contre cette attaque. » De nouvelles opérations sur les monnaies achevèrent de porter le trouble dans toutes les transactions, et il en résulta, entre autres effets, que les 110 millions dont l’état put disposer en 1697, toutes charges déduites, ne représentaient pas plus de 88 millions de 1689 : triste conséquence de cette déplorable mobilité de la législation sur les monnaies dont le gouvernement ne retirait, nous l’avons dit, aucun avantage, puisqu’il subissait sur toutes choses une augmentation en rapport avec celle des espèces!

La conclusion de la paix avait produit l’effet accoutumé et donné aux affaires une activité relative. Profitant des circonstances, le contrôleur-général essaya de réparer une partie du mal que la guerre avait causé. Il avait créé, depuis 1689, près de 14 millions de rentes au taux de 7 à 8 pour 160. Du mois de décembre 1697 au mois de mars suivant, il en émit 7 millions à 5 1/2, qui servirent à rembourser les plus onéreuses. Pontchartrain eut en cela le bon esprit de suivre l’exemple qu’avait donné Colbert à la paix de Nimègue. Les nouvelles rentes ayant été recherchées, il en créa encore 18 millions à 5 pour 100, économisant, par cette dernière opération seulement, plus de 1,600,000 livres d’intérêts. Il remboursa en même temps un certain nombre de ces charges plus odieuses encore que lourdes qu’il avait démesurément multi()liées, et fit résilier des aliénations temporaires de domaines produisant un intérêt de 8 à 10 pour 100.

Ces mesures prouvent du moins le vif désir qu’avait Pontchartrain de remettre de l’ordre dans les finances. Il y serait arrivé, et son administration n’eût peut-être pas été stérile, s’il avait maintenu la capitation, dont les inconvéniens n’étaient rien, comparés à l’avantage de faire participer aux dépenses publiques la multitude de ceux qui par intérêt et vanité voulaient s’en affranchir. Malheureusement les clameurs des privilégiés l’emportèrent, et la capitation fut supprimée à partir de 1698. Ce fut, il est vrai, pour peu d’années. La funeste guerre de la succession força bientôt d’y revenir. Cette fois le comte de Pontchartrain n’en eut pas les embarras. Il avait été dans le temps proposé à Louis XIV pour le contrôle général sans le désirer, et son ambition était depuis lors d’en sortir honorablement. La marine ne lui convenait pas davantage, et il attendait que le roi voulût bien agréer son fils à sa place, comme il avait fait pour les fils de Colbert et de Louvois. Un jour, c’est Saint-Simon et d’Aguesseau qui le racontent, Louis XIV lui dit : « Seriez-vous bien aise d’être chancelier de France? — Eh! sire, répondit Pontchartrain, comment ne serois-je pas content de quitter la finance pour être chancelier, puisque je la quitterois pour rien? — Eh bien! dit le roi, n’en parlez à personne sans exception; mais si le chancelier meurt, comme il est peut-être mort à cette heure, je vous fais chancelier, et votre fils sera secrétaire d’état en titre et exercera tout à fait. » Boucherat étant mort le 2 septembre 1699, Pontchartrain obtint effectivement les sceaux. D’après d’Aguesseau, qui débutait alors, Louis XIV les avait promis au premier président de Harlay; mais depuis quelque temps il songeait à confier les finances à Chamillard, dont la faveur croissait chaque jour, et pour cela il fallut trouver un poste à Pontchartrain, qui n’avait pas démérité. Il fut donc nommé. Son fils, Jérôme de Pontchartrain, qui déjà travaillait sous ses ordres à la marine, l’y remplaça, et le protégé de Mme de Maintenon parut sur la scène.


III.

Rien de plus heureux ne pouvait arriver à Pontchartrain que ce changement, qui, tout en lui ôtant le fardeau d’affaires pour lesquelles il n’avait aucun goût, élevait sa position. Combien il dut s’en applaudir quand le successeur qu’on lui avait donné aux finances, Chamillard, se trouva aux prises avec d’insurmontables difficultés !

Je parlerai peu du rôle de Pontchartrain comme ministre de la marine. Les huit années pendant lesquelles il fut chargé de ce département n’ont été marquées par aucune mesure importante ; il s’y rattache cependant un triste souvenir, celui du désastre de La Hogue. Ce désastre, précédé d’une bataille où l’illustre Tourville avait fait des prodiges, démoralisa un instant notre flotte, et surprit douloureusement Pontchartrain. Honteux de leur inaction, les chefs de l’escadre, dont quinze vaisseaux venaient d’être misérablement brûlés sans avoir essayé ni de se défendre, ni de se sauver, n’osaient lui faire part des détails de l’affaire. Déjà des bruits sinistres circulaient à Paris, à Versailles, et le secrétaire d’état de la marine ne savait encore rien. La lettre suivante, qu’il écrivit le 7 juin 1692 à l’intendant de Caen, donne la mesure de son anxiété :

« Je suis surpris, monsieur, qu’il me revienne mille différens bruits de divers endroits de ce qui s’est passé à La Hogue et à Cherbourg, et qu’il ne m’en soit venu aucun de votre part, quoique vous dussiez être pour moi un homme de confiance plus qu’aucun autre. Si vous voulez que j’oublie bien absolument ce coupable silence, mandez-moi, avec la dernière exactitude, tout ce qui s’est fait de bien et de mal ; nommez toutes choses par leur nom ; n’épargnez personne, depuis le roi d’Angleterre jusqu’au dernier matelot. Il faut que je sache la vérité de toutes choses ; l’usage que j’en ferai ne sera que pour moi, et le secret sera inviolable. Et afin que vos lettres en semblables rencontres ne tombent pas entre les mains de mes commis, mettez une seconde enveloppe sur laquelle il n’y ait que ces mots : Pour vous seul. Adieu, monsieur. »

La réponse de l’intendant de Caen dut affecter singulièrement Pontchartrain. Elle portait qu’au conseil de guerre où se trouvaient le roi d’Angleterre, le maréchal de Bellefonds, Tourville, de Villette, avait d’abord décidé à l’unanimité qu’on se défendrait si l’ennemi attaquait, et qu’on s’était immédiatement occupé d’avoir d’autre poudre, celle de l’escadre n’étant que du charbon ; mais, au moment de la faire distribuer, l’intendant apprit que tout était changé et que l’ordre était donné de faire échouer les vaisseaux. «Voici, ajoutait Foucault, ce que l’on dit des motifs de l’échouement : M. de Sepville, neveu de M. le maréchal de Bellefonds, vint échouer fort sottement en arrivant à La Hogue sur un rocher assez près de terre. Or, par l’ordre de l’échouement général, la faute de M. de Sepville se couvroit. On dit encore que M. le maréchal appréhendoit que M. d’Amfreville, son gendre, ne pérît en défendant son vaisseau. Quoi qu’il en soit, vous serez surpris d’apprendre qu’ayant plus de deux cents chaloupes allant à la rame et trois frégates à douze canots chacune, nos vaisseaux aient été brûlés par une chaloupe qui ramena son brûlot, n’en ayant pas eu besoin. Tout cela se passa à la vue du roi d’Angleterre et de M. le maréchal de Bellefonds, qui y assistèrent comme à un feu d’artifice pour une conquête du roi... Je ne me plains de personne et n’en veux à qui que ce soit, et je ne vous mande tout ceci que parce que vous l’avez souhaité... »

Pontchartrain, à qui la misérable affaire de La Hogue ne pouvait être imputée, fit de son mieux pour en réparer les suites; mais, complètement dépaysé à la marine, l’ayant acceptée à regret et uniquement pour ne pas déplaire au roi, il manqua de l’énergie et de l’esprit d’initiative qu’auraient réclamés les circonstances. La France heureusement comptait à cette époque un groupe de marins fameux : Tourville, Château-Renaud, Jean Bart, Forbin, Duguay-Trouin. Ils continuèrent de lutter avec des forces plus ou moins inégales; mais que de fois, pénétrés de leur impuissance, ils durent déplorer le dépérissement de jour en jour plus sensible de la grande marine fondée par Colbert!

Mis enfin, après tant de changemens, sur son véritable terrain, Pontchartrain y donna des preuves d’une fermeté et d’une vigilance qui lui assignent, dans la galerie des chanceliers de l’ancienne monarchie, une place relativement supérieure. Dans cette période de sa carrière, il justifie beaucoup mieux que par ses mesures financières les éloges de Saint-Simon; quinze volumes de sa correspondance témoignent du zèle et de l’amour du bien public qui l’animaient. Une rare franchise, une vraie modestie, donnent en outre à sa physionomie un caractère particulier. Un chanoine de Tréguier voulait lui dédier un livre; il lui répondit de choisir un autre Mécène. Même réponse à un libraire de Rouen, en ajoutant : « Vous savez que je n’ai jamais permis ni ne permettrai jamais qu’on me dédie aucun livre. » Une autre fois il écrit au sieur Forcade, de Marseille, lieutenant-criminel et poète : « J’ai reçu les vers que vous m’avez envoyés; je les ai trouvés fort bons, excepté ceux qui me regardent. Quoiqu’il n’y ait rien pour quoi j’aie plus d’aversion que pour tout ce qui est louange, et même pour tout ce qui en approche, je ne laisse pas de vous être obligé de tous vos sentimens pour moi; mais vous me ferez plaisir de ne plus me louer dans aucun de vos ouvrages. Je ne vous le pardonnerois pas, si cela vous arrivoit davantage. » Un président du parlement de Rennes lui avait demandé son portrait : « Je vous suis fort obligé, lui répondit-il, c’est une marque d’amitié de votre part, que je ressens comme je le dois; mais n’ayant jamais voulu me faire peindre, et aucun des portraits que l’on a faits de moi et que l’on a répandus dans le public n’approchant même pas de la ressemblance, je vous conseille de mettre un autre tableau dans l’endroit que vous avez destiné pour le mien... » Quelquefois la raillerie, une raillerie fine et légère, se glissait jusque dans la correspondance officielle du chancelier. En 1709, dans cette terrible année dont les misères ont laissé un souvenir néfaste, un intendant lui demanda un congé qui, disait-il, ne pouvait avoir d’inconvénient pour le service, tout dans son intendance étant dans un état parfaitement calme et satisfaisant. « La plus pleine paix et le roi dans la plus grande prospérité de ses affaires, lui répondit Pontchartrain, n’ont jamais vu un département aussi heureux que celui que vous me dépeignez. Cela mérite non-seulement la permission que vous demandez de venir ici, afin que vous en puissiez recevoir les éloges; mais M. Desmarets (le contrôleur-général) devroit même vous y faire venir, quand vous ne le demanderiez pas, pour tirer de vous votre secret, et pour le communiquer à tous les intendans du royaume. Ce sera donc avec grand plaisir que je vous verrai, et que je vous entretiendrai sur de si grands talens. »

Une circonstance fâcheuse, la persécution contre le Télémaque, se produisit pendant l’administration de Pontchartrain. Le nombre des ordres transmis à ce sujet prouve les préoccupations que ce roman célèbre occasionna au gouvernement. En 1698, les rigueurs contre Fénelon redoublent : non-seulement on fait saisir le Télémaque, mais on empêche la distribution d’autres écrits de l’illustre prélat; puis, après avoir été très sévère, on s’aperçoit que le but a été dépassé, et l’on ordonne de cesser les poursuites, « le roi n’estimant pas, dit Pontchartrain, qu’on doive empêcher M. l’archevêque de Cambrai d’écrire pendant que les autres prélats le font. » C’était d’ailleurs le temps où les libraires convaincus d’avoir fait imprimer et distribuer des libelles hostiles au roi étaient impitoyablement condamnés à mort et exécutés. Le chancelier Pontchartrain ne fit rien, et c’est une tache dans sa vie, pour adoucir cette législation barbare. Quant aux écrivains même les mieux intentionnés, on va voir le cas qu’il faisait de leurs méditations et quels conseils il leur donnait. Un procureur en la chambre des comptes de Rouen, le sieur Jort, lui avait soumis le plan d’un ouvrage qui touchait sans doute de quelque côté à l’administration publique : « Vous devez, lui écrivit Pontchartrain le 18 septembre 1707, vous réduire à des matières qui n’intéressent ni l’état ni les puissances étrangères, et qui ne puissent même être préjudiciables aux particuliers ; c’est à quoi vous ferez attention. » Cela rappelle le fameux monologue de Figaro, Le sieur Jort lui ayant écrit de nouveau, trois ans après, pour le consulter sur le plan d’un autre ouvrage, Pontchartrain lui répondit qu’il n’en autoriserait pas la publication, « son nouveau système touchant l’origine et la nature de la dîme paraissant dangereux et contraire à ce qui avoit été dit jusqu’à présent. »

A plusieurs reprises déjà, il avait été interdit aux protestans de sortir du royaume, et ceux qui essayaient de désobéir étaient poursuivis, traqués avec une cruauté inouïe. Renouvelée en 1699, la même défense fut transmise par le chancelier Pontchartrain sans l’expression d’aucun regret. Sa pitié, s’il en avait, n’allait pas jusque-là. Que penser de cette lettre du 14 août 1706 au lieutenant de police d’Argenson ? « Vous me mandez que le public a été indigné de l’exécution faite sur le cadavre du rubanier qui s’est pendu, et qu’on a épargné cette exécution sur le cadavre du nommé Coquebert. Je ne vois pas quelle raison peut avoir le public de désapprouver les exécutions qui sont conformes aux ordonnances. » Il y a dans ce respect absolu des ordonnances de quoi faire réfléchir les esprits les plus timides, les plus effrayés du progrès. Une fois pourtant on voit Pontchartrain recommander de ne pas garder plus de deux ou trois jours, sans l’en prévenir, les prisonniers qui n’auraient pas été arrêtés d’après l’ordre d’un secrétaire d’état, « cette manière d’emprisonner n’étant pas, dit-il, tout à fait dans les règles. » Il aurait bien voulu empêcher aussi les violences qui accompagnaient fréquemment les enrôlemens pour l’armée. Souvent les exempts du guet eux-mêmes abusaient de leur autorité pour se faire racoleurs. « Je veux, écrivit Pontchartrain à M. d’Argenson, que le guet observe les mêmes règles qui avoient été si sagement établies par M. Colbert. » Rien de plus juste ; ce qui suit l’était beaucoup moins. Colbert avait toujours employé sans scrupule les moyens les plus violens et les plus arbitraires pour empêcher des manufacturiers français de transporter leur industrie à l’étranger. Le but qu’il se proposait devant être utile à la France, tout lui semblait permis, Pontchartrain suivit ces erremens, empruntés à la despotique république de Venise. Informé qu’un chapelier de Paris projetait d’aller s’établir à Turin, il donna l’ordre à d’Argenson de le faire arrêter et de l’envoyer à la Bastille. La préoccupation de l’intérêt public est louable sans doute; autorisait-elle à faire si bon marché de la liberté de l’industriel et du citoyen?

On voit dans Saint-Simon que le chancelier Pontchartrain l’avait surtout captivé par la raison qu’il était « charmant en riens et en affaires. » Il est probable qu’une pointe de galanterie aiguisait parfois sa conversation et ajoutait au piquant de son esprit. Loin d’être exclusives, ses investigations se portaient volontiers sur des objets ayant un rapport très indirect avec l’administration. On en jugera par cette lettre, écrite le 17 février 1706 à d’Argenson :


« Vous me mandez que les brillans des demoiselles de La Motte et de Villefranche sont bien baissés, et que leurs charmes sont bien moins dangereux qu’ils n’étoient dans leurs premières années. Votre lettre est conçue d’une manière à faire douter si c’est d’une seule ou des deux ensemble due vous entendez parler : je vous prie de me l’expliquer et de mander quel âge ont ces deux filles, qui paroissent jeunes. Il y a Mlle de Canillac, dont la beauté fait aussi du bruit. Pour peu que vous vouliez vous mettre sur les voies, vous pourrez nous en dire aussi quelques nouvelles. »


Plusieurs années après, le 1er  octobre 1710, le chancelier adressait à un prélat de ses amis quelques lignes du tour le plus gracieux, le plus aimable :


« Êtes-vous mort ou en vie, monsieur ? Où êtes-vous ? que faites-vous ? à quoi pensez-vous donc ? Certes ce n’est pas à moi, car il y a un siècle et plus que je n’ai eu de vos nouvelles, et peut-être que, si je n’avois l’attention de vous réveiller, vous seriez endormi pour moi jusqu’au jour du jugement. Or dites-moi, je vous en conjure, d’où vient ce noble et obstiné silence ? Si c’est paresse, je n’en dis mot, car vous faites votre métier, et ce n’est pas pour travailler que vous êtes prélat. Mais est-ce un si grand travail que de me donner de temps à autre quelque petit signe de vie ? Enfin je fais ce que je puis pour vous excuser, quelque fâché que je sois contre vous, et je sens bien que la meilleure excuse ne vaut rien, et que vous ne pouvez, selon moi, être pardonnable et pardonné qu’autant que je suis plus véritablement à vous que personne du monde. »


On a là au naturel le Pontchartrain « né galant, plein de légèreté et d’agrément, » qu’aimait Saint-Simon, et qui tolérait volontiers, malgré les ordonnances de Blois, d’Orléans et la déclaration de 1698, les danses publiques des-fêtes et dimanches, pourvu qu’elles n’eussent pas lieu pendant le service divin et ne causassent point de scandale ; attentif d’ailleurs à ne rien supporter dont le goût et la morale eussent pu souffrir. « Il est revenu au roi, écrivait-il le 31 mars 1701, que les comédiens se dérangent beaucoup, que les expressions et les postures indécentes commencent à reprendre vigueur dans leurs représentations, et en un mot qu’ils s’écartent de la pureté où le théâtre étoit parvenu. Sa majesté m’ordonne de vous écrire de les faire venir et de leur expliquer de sa part que, s’ils ne se corrigent, sur la moindre plainte qui lui parviendra, sa majesté prendra contre eux des résolutions qui ne leur seront pas agréables. Sa majesté veut aussi que vous les avertissiez qu’elle ne veut pas qu’ils représentent aucune pièce nouvelle qu’ils ne vous l’aient auparavant communiquée, son intention étant qu’ils n’en puissent représenter aucune qui ne soit de la dernière pureté. »

Ami de Boileau, de La Bruyère, de Racine, doué d’un goût naturel pour les lettres, le comte de Pontchartrain s’était fait toute sa vie un plaisir et un honneur d’encourager ceux qui les cultivaient. Nous trouvons la preuve de ces dispositions bienveillantes dans les correspondances du temps. Le 11 avril 1692, Racine écrivait à Boileau : « M. de Pontchartrain me parla hier de notre pension et de la petite académie, mais avec une bonté incroyable, en me disant que, dans un autre temps, il prétend bien faire d’autres choses pour vous et pour moi. » Les temps étaient par malheur si mauvais, que Racine était souvent obligé de solliciter le paiement de sa pension et de celle de Boileau. L’année suivante, le 18 avril 1693, Pontchartrain recommandait à l’abbé Renaudot, de la manière la plus pressante, l’abbé Bignon et La Bruyère pour deux places vacantes à l’Académie française. « Comme l’esprit et le mérite de ces deux messieurs, disait Pontchartrain, ne vous est pas inconnu et que vous en êtes beaucoup meilleur juge que moi, je ne ferai point ici leur éloge. J’ose me flatter que vous aurez quelque égard à ma recommandation et que vous me donnerez votre voix… » On a vu dans la lettre de Racine l’intérêt que portait Pontchartrain à la petite académie. Il la réorganisa, lui donna son nom définitif d’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et la chargea de publier cette magnifique collection des Ordonnance des rois de France de la troisième race dont les savantes introductions des Secousse, des Laurière, des Brequigny, des Pardessus et des Leclerc ont fait un des plus beaux monumens historiques de la France.


IV.

À l’opposé de ses prédécesseurs, qui mouraient généralement de vieillesse à leur poste, Pontchartrain résigna volontairement ses fonctions au mois de juin 1714. On a attribué cette retraite du chancelier à l’aversion de Mme de Maintenon pour ses opinions jansénistes, qu’il ne cachait pas. Peut-être, prévoyant la fin prochaine du roi, ne voulut-il pas se commettre dans la crise, attendue de tous, que son testament devait soulever. Il avait perdu en 1709 sa femme, dont le duc de Saint-Simon a fait le charmant portrait que chacun connaît, gâté à la fin par une impertinence de sa façon. D’après lui, jamais femme de ministre ni autre n’avait eu sa pareille pour savoir tenir une maison, y joindre plus d’ordre à toute l’aisance et la magnificence imaginables, éviter les inconvéniens avec plus d’attention, d’art et de prévoyance, sans qu’il y parût, avoir plus de dignité avec plus de politesse, de cette politesse avisée qui sait distinguer et mesurer, en mettant d’ailleurs tout le monde à l’aise, en même temps d’une charité inépuisable sans que personne s’en doutât, surtout dans les jours de détresse et de disette où elle faisait distribuer du pain et de la viande à des milliers de personnes pendant des mois entiers. Par malheur, la chancelière était de robe, c’est-à-dire fille d’un président des enquêtes, et le duc de Saint-Simon, bien qu’il vécût, dit-il, dans l’intimité du chancelier, ajoute arrogamment : « Avec tout cela, elle avoit trop longtemps trempé dans la bourgeoisie pour qu’il ne lui en restât pas quelque petite odeur. » Pénétré de douleur quand il la perdit, le chancelier Pontchartrain s’était retiré quelques jours au couvent de l’Oratoire. Son projet de quitter les sceaux et de mettre, comme on disait alors, un intervalle entre la vie et la mort, c’est-à-dire entre les agitations de la cour et les inquiétudes de la dernière heure, datait de loin, mais sa femme l’avait toujours combattu. Il y revint, et, malgré les affectueuses instances de Louis XIV, finit par le réaliser.

Il avait alors soixante et onze ans, et, dit Saint-Simon, la tête comme à quarante, sans la plus légère infirmité. Comblé d’honneurs, de marques d’estime, de faveurs de toute sorte, il allait souvent, pour se soustraire aux importunités du monde, s’enfermer à l’Oratoire. Louis XIV fut l’y voir un jour, et ce témoignage d’affection ne fut pas le moindre de tous ceux que Pontchartrain en avait reçus. Je sais le cas qu’il faut faire des libelles contemporains et le mépris qui est dû aux plus violens; on ne sera pas fâché néanmoins de voir comment Pontchartrain fut apprécié par un pamphlétaire de son temps. « Il a, dit-il, volé de charge en charge, ce qui)e rend incapable d’en exercer parfaitement aucune; tourné tout entier vers son maître et vers soi-même, sans jamais donner un regard au public... La tête toute pleine de maltôtes dont il doit l’invention à des gens inconnus, il a renchéri sur tous ses prédécesseurs pour mériter la haine publique[12]. »

Or parmi ces prédécesseurs figurait Colbert, dont la populace de Paris avait, à sa honte, troublé les funérailles. Sans être aussi injuste, la postérité a vu dans le comte de Pontchartrain le contrôleur-général plutôt que le chancelier. Peut-être même ne lui a-t-elle pas tenu assez compte des circonstances fâcheuses pendant lesquelles il avait administré les finances. A l’occasion de quelque mauvaise épigramme du temps, le comte de Maurepas, son petit-fils, a prétendu que le public, suivant sa coutume, imputait à Pontchartrain des embarras dont il n’était pas responsable. « Le prince d’Orange, dit-il, faisoit de nouvelles levées pendant que faute d’argent Louis XIV étoit obligé de diminuer chaque compagnie de cavalerie de dix maîtres; encore ne donnoit-on aucun argent aux troupes pour les recrues. Bien plus, il y avoit déjà longtemps qu’on ne leur payoit plus la solde ordinaire. Tout le royaume souffroit par la disette de blé et de vin ; le nombre des pauvres étonnoit. En un mot, tout gémissoit en France, ce qui donnoit la licence de crier et même d’écrire; comme si l’on n’étoit pas bien empêché avec toute l’Europe sur les bras. D’autres auroient été bien embarrassés[13]. »

La situation était sans contredit des plus difficiles; mais si, dès les premiers temps de son ministère, Pontchartrain, établissant le seul impôt qui pesât sur tous, la capitation, l’eût résolument maintenu après la guerre pour en solder les charges, ces créations d’emplois dont le souvenir est devenu l’accompagnement malheureux de son nom eussent été inutiles. On a vu ses principes et ses idées au sujet de quelques-unes des questions qu’il avait à décider comme chancelier. Là encore rien ne trahit un cœur généreux et cette sainte ardeur pour le progrès qui fait les grands rois et les grands ministres. La règle et la loi, telle paraît avoir été sa devise : belle devise sans doute pour un chancelier, mais qui ne fait pas faire un pas aux sociétés. Quant à son esprit, à l’agrément de ses manières, au charme de ses relations, à cette absence complète de pédanterie qui le distinguait entre tous, on peut, ce semble, s’en rapporter à Saint-Simon. Notons pourtant cette protestation d’un juge compétent et bien placé, Mme de Maintenon : « J’écris sur le dos de M. de Pontchartrain, qui parle fort haut et fort vite, et qui, quoiqu’il ne dise pas grand’chose, me cause bien des distractions. »

Le chancelier de Pontchartrain survécut treize ans à sa retraite, et ne mourut qu’en 1727, âgé de quatre-vingt-quatre ans. Son fils unique, fils dégénéré, qui, sans talens d’aucun genre, n’eut ni son désintéressement ni sa probité, Jérôme Phélypeaux, comte de Pontchartrain, fut secrétaire d’état de la marine de 1609 à 1715, et eut lui-même pour fils ce trop célèbre et futile comte de Maurepas, ministre aussi de la marine de 1723 à 1749, disgracié pour un couplet, et qui, redevenu ministre sous Louis XVI, manqua l’occasion de sauver la monarchie, faute de soutenir franchement Turgot.

Une réflexion pénible vient à l’esprit quand, jetant un regard d’ensemble sur le siècle de Louis XIV, on voit ainsi décliner, à mesure que le prince avance en âge, la valeur des hommes chargés de la conduite des affaires. Parmi les grands ministres du règne, de Lionne et Colbert lui avaient été légués par Mazarin. Deux autres dont les noms ont aussi marqué, bien qu’à des degrés différens, Louvois et Seignelay, héritèrent en quelque sorte de leur père, et le hasard qui les porta au pouvoir lut plus intelligent que ne le fut souvent l’initiative du souverain. Pour ne parler que des contrôleurs-généraux, on a vu ce qu’étaient Le Peletier et Pontchartrain; Chamillard ne fit que les imiter. Quant à Desmarets, qui lui succéda, neveu de Colbert et formé à son école, il avait été disgracié en 1683 pour une opération sur les monnaies, qui parut suspecte, et ne rentra en faveur vers 1707 qu’à cause de sa capacité incontestable, et parce qu’on avait besoin de lui. Enfin, après de Lionne et de Pomponne, les autres secrétaires d’état des affaires étrangères, Colbert de Croissy, frère du contrôleur-général, et Colbert de Torcy, son neveu, furent encore des ministres de famille. Quant au contraire Louis XIV dut choisir, il arriva que, grâce à la forme despotique de son gouvernement, et nous ne dirons pas au dédain, mais à l’indifférence la plus complète pour les vœux des hommes éclairés de sa cour, il fut naturellement amené à prendre ses ministres en dehors de ceux qui, par leurs travaux, auraient dû concourir pour les grands emplois d’où dépendait en définitive, quelle que fût sa prétention de tout diriger, la bonne ou la mauvaise direction des affaires. Cependant les hommes spéciaux et capables ne manquaient pas autour de lui, et l’on peut affirmer que, par suite de la féconde impulsion de Colbert et de Louvois, jamais pareille pépinière d’administrateurs n’avait été sous la main de la royauté. Combien de ministres capables Louis XIV n’aurait-il pas trouvés, s’il l’avait voulu, parmi les maîtres des requêtes de l’hôtel, les conseillers d’état, les intendans! Mais en réalité ce n’était pas lui qui choisissait, c’était Mme de Maintenon, dont l’ascendant avait d’autant plus de puissance qu’elle savait mieux le dissimuler. Sous ce rapport, et si grande que soit l’animosité de Saint-Simon, on peut dire qu’il a très justement caractérisé son influence, et que, du moment où elle eut capté la confiance du roi, qu’elle n’aima jamais, tout, malgré ses dénégations, se fit à la cour par elle ou avec son assentiment.

Que l’indifférence de Louis XIV pour l’opinion se justifiât en quelque sorte par les excès où elle avait entraîné les partis pendant les temps orageux de la minorité, on l’accordera sans peine : il faut bien, quand les passions sont en jeu, se résigner à faire la part de la réaction; mais, cela dit, on doit reconnaître aussi que cette réaction fut fatale au principe monarchique. Sans nul doute, les remontrances des parlemens, seule forme sans laquelle la contradiction pouvait alors se faire jour, auraient été parfois gênantes, et la nécessité de compter avec ces corps si souvent égoïstes et intéressés (ils ne le prouvèrent que trop sous Louis XV et sous Louis XVI) aurait pu contrarier quelques projets utiles; mais œ qui est plus certain encore, c’est qu’en l’absence de tout autre organe autorisé de l’opinion publique, le pouvoir royal, désormais sans contre-poids et sans limites, conçut et exécuta diverses mesures qui lurent pour lui uni; source d’embarras bien autrement graves que ceux qu’il avait voulu éviter.

En résumé, le choix de Pontchartrain pour le contrôle général et plus tard pour la marine, dont il ne voulait pas parce qu’il n’y entendait rien, rapproché des nominations par survivance, met en lumière ce fait singulier, qu’au point de vue de l’intérêt général ces dernières furent préférables. Il y eut cependant des exceptions. Louvois étant mort et le marquis de Barbezieux, son fils, ayant été appelé à le remplacer, on put voir combien Louis XIV faisait bon marché de sa responsabilité. Ce Barbezieux, dont Saint-Simon a également tracé un vivant portrait, était doué des qualités les plus heureuses; mais il passait sa vie dans des orgies continuelles, invisible aux généraux et compromettant les plus grandes affaires par ses inexactitudes. Le roi le savait, lui en faisait souvent de vifs reproches, et ne le remplaçait pas ! Il fallut que la mort vint, après dix ans d’une longanimité funeste, le délivrer de ce ministre incorrigible. Alors, remarque Saint-Simon, ce fut un éclat de satisfaction qui surprit toute la cour, si habitué qu’on y fût aux scènes de ce genre quand disparaissait un ministre dont on était las. C’eût été le cas de lui désigner un successeur capable, expérimenté, ayant lui-même fait la guerre et vu les hommes à l’œuvre dans le conseil et sur le champ de bataille. Quelle fortune pour la France si Louis XIV, inspiré comme aux premiers temps de son règne, avait mis à la place de Barbezieux un Catinat, un Vauban ! Tels devaient être les vœux du duc de Bourgogne, de Fénelon, du duc de Beauvilliers. Il en fut par malheur tout autrement, et Chamillard, déjà contrôleur-général, eut en surcroît les affaires de la guerre : déplorable mesure qui aggrava la situation sous prétexte de la simplifier, et, quand vinrent les jours de désenchantement, causa le désespoir de celui-là même qui avait accepté un fardeau sous lequel il devait succomber ! Or on était engagé dans une lutte formidable où l’Europe entière était liguée contre Louis XIV, et tout en reconnaissant quelle grande idée il avait de son rôle et de la mission de la France, il faut bien convenir que sa conduite en de telles circonstances allait directement contre son but. Il y avait entre cette conduite et les premiers actes du règne la même différence qu’entre les sages mesures de Colbert et les expédions financiers de Pontchartrain.


PIERRE CLEMENT.

  1. Ce malheureux Tonti fut mal récompensé de ses méditations. Il avait touché, de 1648 à 1660, une pension de 6,000 livres dont l’avait gratifié Mazarin, et que Colbert, peu porté aux expédiens du genre des tontines, supprima. Chargé d’une famille de dix-neuf personnes, » dont cinq filles grandes et bien faites, » il tomba dans la misère, proposa toute sorte de plans qui ne furent pas accueillis, écrivit des brochures qui furent imprimées malgré la défense de Le Tellier, et fut mis à la Bastille, où nous le voyons en 1675 remercier Colbert d’un secours de 600 livres qu’il en avait reçu.
  2. On connaît, par un inventaire général des meubles de la couronne dressé en 1706, et conservé aux archives de l’empire, les pièces d’argenterie et de vermeil qui furent fondues en 1689 et en 1709. Ces pièces sont rayées sur l’inventaire, et on fit en marge de chaque objet rayé : « Porté à la Monnoie, suivant le récépissé du sieur Rousseau, directeur-général des monnaies. »
  3. Les jeux les plus à la mode étaient à cette époque le lansquenet et les portiques. On connaît le premier. Le Dictionnaire de l’Académie de 1694 définit ainsi le second : « Jeu où l’on faisoit tourner une boule autour d’un portique dans lequel elle entroit pour s’arrêter ensuite sur un chiffre qui décidoit du gain ou de la perte. »
  4. Lettres inédites des Feuquières, t. IV, p. 276.
  5. Œuvres de Louis XIV, t. VI; pièces historiques, n° 12.
  6. Archives de l’empire. Registre des secrétaires d’état, 1691.
  7. Recherches et Considérations sur les Finances de France, t. 1er , in-4o, p. 491.
  8. Mémoires concernant les impositions et droits, par Moreau de Beaumont, conseiller d’état. Paris, Imprimerie royale, 1769 ; t. II, p. 421.
  9. Nous ne reproduirons pas la liste de ces affaires; elle serait aussi longue que fastidieuse. Il nous suffira de citer parmi les emplois de création nouvelle avec lesquels Pontchartrain battit monnaie: les jurés-crieurs d’enterrement dans les villes du royaume, 40 gardiens de bateaux sur les ports de Paris, autant de jurés-rouleurs et chargeurs d’eau-de-vie, 10 rouleurs de tonneaux de vin et autres liqueurs, nombre de commis écrivains à la peau (sur parchemin), d’essayeurs-contrôleurs des ouvrages d’étain, de contrôleurs de titres, de barbiers-perruquiers à Paris et dans tout le royaume, etc. «Ces extravagances, a dit Voltaire, font rire aujourd’hui; mais alors elles faisaient pleurer. »
  10. On a sur ce sujet une lettre de Racine à Mme Rivière, sa sœur. « Vous savez, lui écrivait-il le 16 janvier 1697, qu’il y a un édit qui oblige tous ceux qui ont ou qui veulent avoir des armoiries sur leur vaisselle ou ailleurs de donner une somme qui vu tout au plus à 25 francs, et de déclarer leurs armoiries... »
  11. Histoire de la Diplomatie française, par de Flassan, t. IV, p. 155.
  12. Caractère de la famille royale de France, des ministres d’état, etc., Villefranche (Londres), 1703.
  13. Bibliothèque impériale. Mss. Recueil de Chansons historiques, t. VIII, p, 17.