Les Statistiques agricoles de la France

LES
STATISTIQUES AGRICOLES
DE LA FRANCE



Depuis longtemps déjà, dans notre siècle curieux de savoir et de comprendre parce qu’il est curieux de conclure et de mettre en pratique, le vent est aux statistiques. Il s’en fait en tous pays, il y en a de toute sorte et pour toutes choses, et je ne serais pas surpris d’apprendre bientôt qu’on en élabore dans la république de Libéria et dans l’archipel de Taïti. Le bien et le mal, la naissance et la mort, la misère et la richesse, la bienfaisance et l’industrie ont leurs statistiques ; il n’est pas de fait se renouvelant, je ne dirai pas chaque jour, mais même chaque année, qui ne soit consigné, additionné, et ensuite un beau matin rappelé au public par des imprimés spéciaux, simples brochures ou gros volumes, dont le sort varie suivant le mérite et l’opportunité de chaque publication. Cela est, et cela doit être. Tout ce qui se reproduit périodiquement a son importance : la quantité d’eau qui tombe, la direction du vent qui souffle, le nombre exact des fils de coton qui se fabriquent et se consomment, la proportion relative à l’âge et au sexe des crimes et des délits, la masse de substances alimentaires que dévore chaque jour une grande ville comme Paris, etc. Chacun, suivant la tendance de son esprit et les devoirs de sa vie, trouve dans tel ou tel document de cette nature des satisfactions pour sa curiosité intellectuelle, des indications pour sa conduite, des probabilités pour son avenir. Aussi voyons-nous que les livres de statistique sont très recherchés et se multiplient.

L’agriculture, qui touche par l’impôt direct et l’impôt indirect à notre système fiscal, par ses récoltes à notre alimentation publique et au développement de notre richesse nationale, par son organisation économique aux bases mêmes de notre société, l’agriculture ne pouvait pas rester étrangère aux études de nos savans : elle a, depuis le Projet d’une dixme royale de Vauban, inspiré bien des écrivains ; cependant ne leur a-t-elle jamais fait dire que la vérité ? Si les bons travaux de statistique sont rares parce qu’ils sont difficiles, les travaux médiocres, étant d’une exécution peu compliquée, doivent être et sont en effet beaucoup plus nombreux. On emprunte aveuglément aux administrations publiques les comptes qu’elles rendent, aux recherches des savans les résultats numériques qu’ils professent, aux compagnies financières ou industrielles les chiffres qu’elles annoncent. On groupe d’une certaine manière, sans ordre ou conformément à la thèse qu’il s’agit de soutenir, ces documens de diverse origine. Au besoin, on additionne soi-même quelques nombres empruntés à des actes ou à des rapports officiels ; on allonge le tout par quelques phrases d’une rhétorique plus ou moins élégante, par des considérations plus ou moins neuves et profondes,… et on fait ainsi un livre d’économie industrielle ou sociale, dont l’enfantement est commode et dont la vente réussit parfois assez bien. Cette sorte de prestidigitation n’a pas d’excuse, mais l’abus même qu’on en fait prouve l’influence considérable que les chiffres ont aujourd’hui sur la plupart des lecteurs, et, quoique revêtant à tort la livrée de la statistique, elle ne doit pas être confondue avec celle-ci, qui reste toujours une science aussi sérieuse et importante qu’elle est d’accès difficile.

Les recherches que nécessite une statistique quelconque sont si minutieuses et si multiples que peu de personnes pourraient suffire à un travail de ce genre. Aussi la plupart des documens qui existent, et qui servent de base aux études ultérieures des savans, sont-ils mis au jour par nos administrations publiques. Chacune observe, constate ce qui la concerne, et, dans le compte-rendu de ses opérations, résume et divulgue les faits ainsi précisés par elle. Puis vient le tour des économistes, des statisticiens, des moralistes et des hommes d’état, qui s’empressent de discuter et de conclure. Il serait à désirer sans doute que plus d’accord existât entre les divers bureaux qui, chacun dans une direction différente, s’occupent d’un sujet analogue[1]. Ainsi, par exemple, les résultats fournis par le ministère de la justice et par le ministère de la guerre, en ce qui concerne les accusés et les conscrits, ne peuvent se contrôler, se fortifier mutuellement que quand les classifications adoptées sont les mêmes, au lieu de différer. Cependant ces regrettables bizarreries laissent encore une notable autorité aux documens dont il s’agit. La justice nous précise combien de malfaiteurs elle a condamnés, la douane combien elle a vu passer de marchandises. Je suis loin de croire que tous les méfaits et que tous les malfaiteurs soient punis, je suis convaincu que les marchandises qui entrent et qui sortent ne sont pas toutes scrupuleusement déclarées au bureau le plus voisin ; mais si quelques misérables échappent à la vindicte publique, si quelques contrebandiers réussissent à tromper nos douaniers, on n’en trouve pas moins dans les comptes-rendus de la justice et de la douane des approximations et des rapprochemens pleins de valeur. Tout ce qui, de la part des agens de l’administration, donne lieu à un enregistrement périodique, surtout à une intervention active dans la vie du public, est soigneusement recueilli, noté, porté en compte, et peut servir de base à une statistique instructive.

Peut-il en être de même quand il s’agit d’actes ou de phénomènes à l’accomplissement desquels ne se rapporte aucun devoir à remplir, aucun droit à exercer par des intéressés quelconques, quand il s’agit, en un mot, de recherches purement théoriques, abstraites ou spéculatives ? Quel que soit l’auteur de semblables études, son travail ne doit-il pas se ressentir du manque d’un sérieux contrôle ? L’amour de la science peut, j’en conviens, suffire pour soutenir le zèle d’un simple particulier ; suffit-il toujours pour l’éclairer ? suffira-t-il souvent si, au lieu d’un auteur responsable dans son avenir ou dans sa réputation, nous avons affaire à une commission de collaborateurs anonymes et irresponsables ? Quand on consulte le livre d’un inconnu, un examen critique et sévère doit, tout le monde en convient, précéder l’adhésion du lecteur : eh bien ! une prudence analogue est encore de mise même vis-à-vis des publicistes en renom et des maîtres de la science, quand il s’agit de travaux considérables entrepris sur des bases nouvelles ou relatifs à des faits nouveaux. Il faut n’accepter que sous bénéfice d’inventaire la leçon qu’on est en mesure d’analyser, et vérifier autant que possible les chiffres sur lesquels on a envie de régler sa conduite ou son thème. Cette sage réserve, il faut encore l’étendre aux publications qui paraissent le plus revêtues d’un incontestable caractère d’exactitude et d’authenticité, aux documens édités par l’administration elle-même, lorsque ces documens sont relatifs à des faits qui, par leur nature, échappent à une application pratique immédiate. Les unités qui forment la base du travail ont-elles été consciencieusement fournies, soigneusement recueillies ? Dans quelle proportion ont-elles pu échapper à toute enquête ? Les renseignemens obtenus ont-ils été exactement réunis, utilement rapprochés ? Que de questions encore seraient à poser avant de déterminer le degré de confiance dont est digne une statistique théorique quelconque ! Comme exemple, je prendrai et j’analyserai dans plusieurs de ses détails la Statistique agricole de la France, qui émane du ministère de l’agriculture, du commerce et des travaux publics.

Les élémens qui constituent ce volumineux travail, dont la première partie seulement est éditée, ont été recueillis sur place par des commissions cantonales composées des hommes, agriculteurs ou administrateurs, les plus intelligens. Ces élémens ont ensuite été revus au chef-lieu d’arrondissement, vérifiés encore, si je ne me trompe, par une commission départementale, et enfin classés et révisés une dernière fois dans les bureaux mêmes du ministère. Évidemment toutes les conditions imaginables de perfection semblent, dans un tel livre, se trouver si bien remplies que peu de personnes oseront douter de la précision mathématique des résultats fournis, et suspecter, dans les questions agricoles qui peuvent être soulevées, la solution qu’on demanderait à un pareil catéchisme. Cependant la. Statistique agricole de la France ne nous paraît être ni suffisamment exacte, ni suffisamment complète, ni suffisamment bien ordonnée. Plusieurs statistiques existent qui, écrites sur le même sujet ou sur d’autres, méritent un semblable reproche ; mais cette étude doit se restreindre à l’examen de nos documens officiels en matière agricole. Ainsi défini, le sujet donne encore lieu à plus d’une remarque utile. Il faut, pour être juste, commencer par reconnaître qu’un travail aussi compliqué que la statistique agricole de la France était chose singulièrement difficile. Sur qui compter en effet pour en réunir les multiples élémens ? Fallait-il s’adresser aux maires de nos villages ? Mais ces magistrats, déjà fort occupés de leurs propres affaires dans presque toutes nos communes rurales, déjà surchargés de plus de besogne qu’ils ne peuvent en bien faire, souvent trop peu instruits, presque toujours trop soucieux de leur popularité pour remplir convenablement même leur devoir d’officiers de police, ces magistrats auraient été de détestables statisticiens. Beaucoup ne se seraient jamais prêtés aux courses énormes, aux recensemens inquisitoriaux qu’on demandait, et les plus dociles, après quelques simulacres de recherches, auraient renvoyé en blanc ou rempli au hasard, comme il arrive souvent, les tableaux imprimés qu’on leur aurait adressés.

Fallait-il astreindre à ce nouveau service les nombreux agens, — percepteurs, voyers, ou autres, — que nos différentes administrations entretiennent sur toute la surface de la France ? Mais les devoirs de leur emploi n’eussent pas permis au plus grand nombre de consacrer à ce travail tout le temps nécessaire, et les connaissances spéciales eussent également manqué à la plupart d’entre eux.

Fallait-il créer une nouvelle classe de fonctionnaires chargés, sous le titre de recenseurs agricoles, de réunir sur tous les points du territoire les documens indispensables ? Mais notre budget a bien d’autres charges plus utiles à supporter avant qu’il convienne de le grever d’une telle dépense, et il est à croire en outre qu’on aurait eu de la peine à enrôler, en n’employant que des hommes capables, un personnel assez nombreux pour faire rapidement face à toutes les exigences de ces recherches. D’ailleurs, comment ces recenseurs auraient-ils été reçus dans les campagnes, quand ils s’y seraient présentés pour vérifier le compte des bestiaux de nos cultivateurs, la mesure de leurs champs et le poids de leurs récoltes ? Jamais nos paysans ne comprendront des études de ce genre abstractivement scientifiques ; ils soupçonneront toujours sous de telles démarches quelque velléité fiscale, et naturellement ils leur opposeront, non plus des coups de fourche, mais tout au moins des mensonges et des ruses d’autant plus invincibles qu’il y aura partout dans le pays un accord universel, quoique tacite, une connivence active, quoique non organisée.

Il ne restait donc, comme pratique, que le système qu’on a suivi, celui des commissions cantonales ; mais, quoiqu’il fût le seul pratique, il ne devait pas encore aboutir au succès dans les conditions qui lui ont été faites.

Grâce à notre admirable état civil, l’administration peut, à chaque instant, concevoir sur le mouvement et sur les ressources de la population française des probabilités que nos recensemens périodiques viennent ensuite rectifier en partie dans leurs inévitables erreurs. On a vu ce qu’on pouvait attendre de la statistique en fait de documens commerciaux ou judiciaires ; mais quand il s’agit d’animaux fatalement soumis à l’arbitraire direction de leurs maîtres, de denrées qui se créent et se consomment sur la même place dans un court espace de temps, comment savoir ce qui se passe, comment contrôler ? On ne peut apprendre qu’en interrogeant les cultivateurs ou les hommes qui vivent au milieu d’eux ; on ne peut vérifier qu’en se transportant sur le théâtre même de leurs exploitations.

Interroger les cultivateurs ! Le caractère de nos paysans, on le sait déjà, ne se prête nullement à de pareilles investigations. Ou bien ils ne répondront rien, comme ont fait plusieurs commissions[2] qui ont tout simplement refusé de fournir les renseignemens désirés, ou bien ils feront sciemment des réponses inexactes, comme ont certainement fait la plupart des cultivateurs que l’on a consultés. Les uns, trouvant que l’administration en France se mêle déjà de bien assez de choses, ne montraient aucun bon vouloir pour ses nouvelles immixtions dans les affaires des administrés ; — les autres ne voulaient pas s’ennuyer, c’est le mot même qu’ils emploient, à faire, les trop longues recherches qu’auraient exigées les neuf cent soixante-deux questions et le tableau final de l’interminable questionnaire qui leur était soumis ; — les derniers enfin, et peut-être les plus nombreux, ne pouvaient pas croire qu’un tel luxe de curiosité fût sans aucun rapport avec quelque nouvelle exigence d’impôts[3].

Contrôler, vérifier des réponses ainsi faites ! Qui donc aurait le temps, le courage et le pouvoir d’aller, le cadastre en main, voir sur le terrain quelle est la culture de chaque champ, dans chaque basse-cour quelle est la population en bétail, dans chaque grange quelle est la qualité ou la quantité des récoltes qu’elle renferme ? Le questionnaire ne pouvait réunir que de très rapides et très sommaires évaluations, recueillies sans tous les soins nécessaires, fournies sans toute l’exactitude désirable ; il manquait, en un mot, de la précision qui rend concluant un travail statistique quelconque. Il est donc impossible de croire qu’en additionnant des mensonges partiels on ait obtenu la vérité pour total, et quoique le département de l’Orne, que je connais mieux que tout autre, ne figure pas dans ce premier volume, je reste convaincu qu’on ne doit accorder aux résultats de la Statistique agricole qu’une médiocre confiance. C’est d’ailleurs ce qu’il convient de prouver par quelques exemples.

La question des salaires, en agriculture et en industrie, joue un rôle considérable. Tout le monde sait que le taux des salaires se règle, non pas sur le prix des subsistances, mais, comme toute chose, sur le rapport qui existe entre l’offre et la demande. La demande, c’est-à-dire la recherche des ouvriers par les maîtres qui en ont besoin, élève le prix de la main-d’œuvre quand le nombre des bras offerts reste insuffisant. Toutefois cette concurrence que les entrepreneurs d’industrie, agricole ou manufacturière, se font entre eux pour se procurer les ouvriers nécessaires est toujours limitée par le bénéfice que l’entrepreneur peut réaliser ; mais, dans les termes extrêmes entre lesquels il oscille, le taux du salaire modifie d’une manière si profonde la vie de l’ouvrier et la possibilité ou l’impossibilité de la production, que la connaissance de ce taux est une des premières conditions de toute étude économique.

Ainsi, en divisant le total des salaires que la culture, la moisson et le battage obligent à payer pour chaque hectare par le produit en grains de cet hectare, on détermine la part de frais de production qui, dans ces divers travaux, incombe à chaque hectolitre de grains obtenu. Or, en opérant ce calcul d’après les chiffres indiqués par la Statistique agricole, on trouve que la production d’un hectolitre de grains coûte en moyenne, dans plusieurs départemens, tantôt presque aussi cher, quelquefois même plus cher que le grain vendu sur le marché[4]. Je sais qu’un hectare de terre donne, outre le grain, une quantité de paille qui a toujours une certaine valeur ; mais aussi on remarquera que les salaires sont loin de constituer les seuls frais dont la production agricole soit grevée. Outre ces salaires, nos fermiers dépensent encore pour chaque hectare de récolte un prix de fermage quelconque, — un impôt, — une part proportionnelle dans les frais de jachère, — une part proportionnelle dans les frais généraux de l’exploitation, — la valeur de l’engrais enfoui, — la valeur de la semence employée. Ces diverses charges ne sont certainement pas couvertes par la valeur des pailles. Il faut de plus constater que ces étranges résultats sont ceux qu’a donnés, selon la Statistique, une bonne année moyenne, à une époque où le blé se vendait un prix à peu près raisonnable. Que serait-ce donc dans ces regrettables années d’abondance extrême où le prix des grains baisse plus que n’augmente le rendement, sans qu’une baisse analogue dans les frais de production vienne apporter aucun allégement aux souffrances des cultivateurs ! Que serait-ce donc depuis 1855, époque à partir de laquelle les salaires des ouvriers agricoles ont suivi une marche ascensionnelle si persistante et si rapide !

Évidemment de tels chiffres, s’ils étaient vrais, entraîneraient cette impossible conclusion, que nos fermiers, dans beaucoup de départemens, perdent toujours à produire les céréales qu’ils portent au marché. Or, je le demande, un tel résultat est-il sérieusement le but qu’atteignent et que s’obstinent à poursuivre nos agriculteurs ? Non certes ; les choses ne se passent pas ainsi, et les progrès de nos campagnes, quoique beaucoup moins rapides que les progrès de nos villes, quoique momentanément compromis par l’excessive émigration de nos jeunes paysans, prouvent que, dans son état normal, la profession des cultivateurs n’est pas seulement la plus libre, la plus indépendante de toutes, mais aussi qu’elle est profitable aux intérêts de ceux qui savent l’exercer avec amour et intelligence. Cette profession a sans doute l’inconvénient de créer ses richesses plus lentement que l’industrie, et par conséquent de ne pouvoir pas compter autant sur le crédit, qui par goût n’aime pas les longs termes ; elle est aussi vis-à-vis de l’impôt dans un état de souffrance regardé à bon droit comme injuste. Sous l’influence de la doctrine erronée des physiocrates, qui prétendaient que la terre seule produisait des valeurs, et aussi sous l’influence de la réaction qui eut lieu en 89 contre les déplorables abus des anciens grands possesseurs de la terre, on a peu à peu, directement et indirectement, fini par demander à la propriété rurale plus qu’il n’était équitable. Que l’on compare les conditions fiscales subies par la transmission et l’exploitation du sol aux conditions qui régissent la transmission et l’exploitation de la propriété mobilière, — même en tenant compte des égards que nécessite l’instabilité de celle-ci, — et l’on verra si les campagnes n’ont pas le droit de se plaindre. Toutefois elles donnent encore à l’homme qui sait les cultiver assez de profit pour qu’après avoir vécu et payé ses charges, celui-ci fasse à ses champs, depuis plus d’un demi-siècle, des avances de plus en plus considérables.

Il est donc évident que les chiffres établis par la Statistique agricole, pour ce qu’elle nomme de bonnes années moyennes, sont des chiffres inexacts. Des céréales passons aux racines.

Dans le département du Cantal, la récolte des pommes de terre en 1852 a si bien été une récolte normale qu’on y a obtenu en bons et mauvais tubercules 506,685 hectolitres, lorsque les années ordinaires en donnent 506,687. Cette première similitude laisserait presque supposer que les terribles maladies qui, depuis si longtemps, nuisent à l’alimentation de nos animaux, et par conséquent à la production du fumier en restreignant la culture des pommes de terre, ont en 1852 sévi dans une proportion également ordinaire sur ces tubercules. Or, s’il en est ainsi, quel est l’état normal de la culture des pommes de terre dans le département du Cantal ? Voici ce que répond la Statistique. — On y sème par hectare 13 hectolitres 50 de pommes de terre, et on en récolte 25 hectolitres 72, pas même 2 hectolitres pour 1, c’est-à-dire que chaque pomme de terre semée n’en produirait pas deux de bonnes, et pour obtenir ce résultat, qui, au prix indiqué, donne 88 fr. 21 c. de recette, on dépense :

134 fr. de frais de culture,
46 fr. 30 c. de valeur des tubercules semés,
23 fr. de fermage d’un hectare (troisième classe).
Soit 203 fr. 30 c.[5].

Voilà, il faut en convenir, et quoi qu’en dise la Statistique, un état de choses assez peu ordinaire ! L’administration actuelle cherche à encourager l’agriculture : elle n’a pas encore, il est vrai, fait disparaître les déplorables obstacles qui, sous forme de droits de douane à payer, nuisent à l’amélioration du sol en nuisant à l’introduction des guanos ; mais elle a multiplié les comices, les expositions, les primes, et tenté d’autres efforts. N’est-on pas en droit de se demander si la publication de pareils chiffres est bien de nature à concourir au même résultat ?

Plus que toute autre profession, l’agriculture attache l’homme au sol et développe l’amour de la patrie ; plus que l’industrie, elle maintient la vie de famille en rapprochant dans le même travail, en vue du même salaire, le père et les enfans ; plus que l’industrie également, elle conserve sains le corps et l’âme de ses ouvriers, parce qu’elle leur enseigne l’économie, l’ordre, la patience, et qu’elle les place sans cesse en présence de Dieu et de son pouvoir. Toutes ces considérations morales suffiraient-elles cependant à contre-balancer le découragement que les chiffres en question devraient faire naître, s’ils étaient vrais ?

Sans se dissimuler la crise que subit actuellement notre agriculture, il ne faut point l’exagérer. C’est la vérité seule qu’il faut dire ; et la vérité n’est pas dans ces étranges tableaux. La vérité, c’est que, même en rétablissant les rendemens exacts de nos cultures, nous ne produisons pas encore tout ce que nous pourrions produire, parce que nous ne donnons pas assez de fumiers à nos terres, et que plus on récolte sur le même espace de terrain, les frais généraux, les semailles et la moisson restant les mêmes, plus on réalise de bénéfice : d’où il résulte qu’il y a intérêt pour tout le monde à mieux cultiver plutôt qu’à cultiver davantage. La vérité encore, c’est que, la mauvaise culture donnant peu de bénéfices, la plupart de nos cultivateurs n’ont pas pu, comme l’exigeaient les nouvelles conditions faites au salaire par l’accroissement de la richesse générale, par l’abondance de l’or, par le développement des grands travaux publics, augmenter assez les gages payés à la main-d’œuvre agricole ; il en résulte que les journaliers sont devenus dans nos campagnes si rares et si exigeans, qu’il faut sérieusement travailler à remplacer les bras par les machines partout où les progrès de la mécanique permettent cette substitution.

Néanmoins, quelque onéreuse que soit devenue la main-d’œuvre et quelque faibles que soient restées nos récoltes moyennes, les proportions indiquées par la plupart des commissions cantonales dénotent une intention bien formelle défaire paraître notre agriculture plus misérable encore qu’elle ne l’est réellement. C’est visiblement toujours dans cette intention que le propriétaire du seul hectare planté en verger dans l’arrondissement de Périgueux est venu déclarer que son verger produisait… quoi ? 10 francs par an, tout compris ! Il faut avouer que ce propriétaire, après avoir donné à son verger les soins que demandent les arbres fruitiers, est fort à plaindre de n’en retirer, en fruits, bois mort, herbe et pâture, que la somme de 10 francs. Tout le monde sait qu’un verger exige une terre aussi bonne que de la terre à céréales. Or dans cet arrondissement la troisième classe des terres labourables s’afferme au moins 21 francs l’hectare. Évidemment le propriétaire de ce verger ferait mieux d’arracher ses arbres, de les brûler et d’affermer son terrain à un laboureur du voisinage.

Amoindrir ses ressources, exagérer ses charges, telle est et telle devait être dans une enquête de ce genre la préoccupation générale. Aussi faut-il attribuer à des inexactitudes de rédaction plutôt qu’à la vanité des déposans quelques erreurs en sens contraire qu’on peut trouver dans la Statistique.

De tous les faits agricoles, celui qu’il est le plus facile de saisir, de chiffrer exactement, c’est sans contredit la vente des céréales ; Il y a peu d’élémens aussi minutieusement connus et aussi publics que les prix des grains. Tout le monde sait que le méteil est un mélange de seigle et de froment, et que par conséquent la valeur et le prix du méteil augmentent en raison directe de la plus grande proportion de froment qu’il renferme. Quand on trouve dans la statistique officielle des différences de quelques centimes seulement entre le prix moyen du seigle et celui du méteil à la même époque et sur les mêmes marchés, on doit en conclure que le méteil en question était tout simplement du seigle auquel se trouvaient mêlés quelques rares grains de blé, et auquel on aurait sans doute pu conserver son nom de seigle ; mais que conclure quand on voit les prix s’équilibrer entièrement ou même rester un peu à l’avantage du ; seigle, surtout dans des départemens où les prix relatifs du froment et du seigle prouvent que ces deux grains y sont estimés l’un et l’autre ce qu’ils valent[6] ?

Si ce sujet bien simple avait été compliqué dans le questionnaire de digressions sur les causes des disproportions qui existent souvent entre le prix des grains et leur abondance ou leur qualité, sur la liberté du commerce et sur les moyens à employer pour remédier à des cours trop élevés ou trop bas, je n’aurais pas été surpris des étrangetés qu’auraient dites nos commissions cantonales. Je comprends moins des incertitudes semblables a celles que je signale ; aussi je ne puis me les expliquer que par la grande légèreté avec laquelle ont été faites la plupart des réponses[7].

L’exactitude étant la première, j’allais dire la seule qualité qui donne à une statistique sa raison d’être et sa valeur, il serait inutile de justifier les autres reproches que j’adresse à la Statistique agricole de la France, si cette étude ne tendait à bien expliquer comment devrait être accompli un travail de ce genre. Ce qui étonne d’abord quand on ouvre la première partie de la Statistique agricole, c’est de voir éditer à la fin de 1858 des chiffres recueillis en 1853. Des retards aussi longs présentent le grave inconvénient de rendre presque impossibles les contrôles auxquels on voudrait parfois se livrer, et beaucoup moins intéressans les résultats dont il s’agit. L’opportunité est un des plus grands mérites en toute chose ; en statistique agricole surtout, ce mérite est singulièrement nécessaire, puisque des conditions tout opposées de famine ou de surabondance, de sécheresse ou d’humidité, de paix ou de guerre, de liberté ou de restriction commerciale, peuvent modifier notablement les préoccupations de l’esprit public, et le rendre attentif ou le laisser fort indifférent à des documens de cette nature.

Ce qui étonne encore, c’est d’apprendre que l’introduction ne sera publiée qu’avec la seconde et dernière partie. L’absence de l’exposé explicatif que contiendra sans doute cette introduction oblige le lecteur à se débattre, en attendant, avec les tableaux qu’on lui soumet comme avec une série de hiéroglyphes qu’il ne peut parfois comprendre et déchiffrer bien complètement qu’en se reportant aux observations préliminaires insérées dans le long questionnaire soumis pour 1852 à nos commissions cantonales. Cependant, si cette introduction devait rectifier les erreurs qui ont été commises, il y aurait à se féliciter de ne la voir imprimer qu’en post-scriptum.

Ce qui étonne le plus et ce qui décourage les esprits curieux, c’est qu’on n’ait point établi les tableaux sur le modèle adopté pour la publication déjà faite en 1840 par le même ministère. En agissant ainsi, les rédacteurs de ce nouveau livre ont eu sans doute le désir d’améliorer les cadres suivis par leurs prédécesseurs. Le travail publié en 1840 méritait en effet quelques reproches, et entre autres celui de ne pas indiquer l’année ou les années dont il énumérait les résultats ; toutefois il avait aussi certains mérites, et pour ma part je regretterai vivement, s’ils ne doivent pas figurer dans la partie non encore publiée, les tableaux récapitulatifs de l’ancienne statistique. Quoi qu’il en soit d’ailleurs de la valeur relative de ces tableaux, et même en reconnaissant au nouveau travail une bien meilleure distribution des documens fournis, il n’en est pas moins vrai que cette modification dans la forme rend singulièrement difficiles les rapprochemens à établir entre les deux documens. Or des statistiques qui, publiées sur le même sujet par la même administration à des époques différentes, ne se prêtent pas facilement à la comparaison des résultats respectifs perdent par cela seul beaucoup de leur importance. Les amis de la science verront peut-être ce grief vengé plus tard par la mise à néant du cadre actuel ; mais en science, comme en toute chose, la vengeance n’est qu’un nouveau malheur. Aussi devons-nous déplorer ce manque de suite et de traditions qui, dans une foule de travaux et d’efforts, est la triste conséquence, tantôt de l’instabilité des esprits, tantôt de la naturelle tendance des hommes nouveaux à vouloir bouleverser ce qui émane de leurs prédécesseurs. En administration et en politique, ne peut-on pas exprimer les mêmes regrets ?

J’ai accusé les renseignemens fournis d’être incomplets et insuffisans. C’est ainsi que la statistique officielle ne contient rien de relatif aux bois et aux forêts. Le sol forestier est confondu dans une même colonne avec les chemins, les cours d’eau, les étangs, les superficies bâties et les terres incultes ; la valeur vénale figure ailleurs. Quant à l’état, aux ressources et aux produits de ce sol, il n’en est parlé nulle part, quoique le gros questionnaire soumis aux commissions cantonales eût consacré à ce sujet un grand nombre de questions. On conviendra cependant que l’importance du sujet rend inexplicable un pareil oubli, que les rédacteurs de 1840 avaient eu soin de ne pas commettre, sans toutefois fournir eux-mêmes sur cette matière une suffisante quantité de documens. Par le temps où nous vivons, des détails authentiques sur l’état actuel et futur de nos forêts auraient singulièrement intéressé le public. La substitution du charbon de terre au bois dans les usages domestiques et industriels, celle du fer et de la fonte aux anciennes charpentes dans l’art des constructions maritimes et terrestres sont des phénomènes économiques assez graves pour que nous désirions savoir exactement quelles ressources forestières nous avons encore ou pouvons espérer.

Une division spéciale est consacrée aux cultures diverses, et l’on trouve sous ce titre assez vague jusqu’à 14,302 hectares, et jusqu’à 2,893,778 francs pour un seul département. Une petite note ajoutée après le nom de chaque département n’aurait-elle pas dû indiquer quelles sont celles de ces cultures diverses qui jouent le principal rôle ? Nous aurions ainsi été renseignés sur le développement que prennent dans certaines localités la production du tabac, celle de la chicorée, de la garance, etc., cultures pour plusieurs desquelles la Statistique agricole de 1840 n’avait pas dédaigné d’établir des tableaux spéciaux. Or les plantes industrielles, qui demandent beaucoup de main-d’œuvre et absorbent beaucoup d’engrais, jouent maintenant en France, du moins dans certains départemens, un rôle assez considérable pour qu’on entre à cet égard dans tous les détails.

La Statistique de 1840 et celle de 1853, en cela semblables l’une à l’autre, ont le tort grave de s’être bornées à des chiffres. En Belgique, où des travaux analogues ont été publiés, on a eu le soin d’expliquer par une foule de notes, par des pages entières de texte intercalées de distance en distance, tout ce que les chiffres ne pouvaient pas dire sur les sujets en étude. Les conditions de climat et de sol, les habitudes des populations, les débouchés et les ressources, bien d’autres points encore également importans, ne peuvent pas se traduire en chiffres, et cependant ne doivent pas être omis par une statistique agricole. Des chiffres seuls ne sont toujours ni assez clairs ni assez explicites ; ils finissent même par devenir étrangement arides, quand ils se succèdent en tableaux non interrompus pendant plusieurs volumes. Certaines enquêtes du genre de celle qui nous occupe ont été faites aussi en Angleterre et en Prusse, et ensuite éditées, comme la statistique belge, en volumes mi-partie texte, mi-partie chiffres. C’est dans ces conditions seulement qu’un semblable travail peut être utilement consulté par le public auquel il s’adresse. Tant qu’il se borne à être une simple agglomération de chiffres, beaucoup de lecteurs n’y comprennent pas grand’chose, et plusieurs de ceux qui l’étudient y trouvent, des inexactitudes apparentes qu’il eût été facile et désirable de rectifier[8].

C’est surtout en ce qui concerne les animaux domestiques que quelques mots d’explication auraient souvent rendu les plus grands services. En effet, il ne suffit pas, pour qu’un travail soit important, d’accumuler des chiffres les uns à la suite des autres sur plusieurs centaines de pages ; il faut encore, quand ces chiffres ne parlent pas assez d’eux-mêmes, en faciliter l’intelligence au lecteur. Je veux bien admettre, par exemple, qu’il y ait dans l’arrondissement de Jonzac (Charente-Inférieure) 73 béliers de races perfectionnées, mais je ne puis pas admettre sans explication que ces 73 béliers n’aient pu produire que 49 agneaux. Ordinairement un bélier suffit à plusieurs brebis ; aussi, dans le même arrondissement de Jonzac, voyons-nous 663 béliers de races communes engendrer 16,090 agneaux, soit 24 petits pour chaque bélier. Il fallait donc motiver par une courte note cette anomalie dans les bergeries où se trouvent des races perfectionnées. — Comment deviner pourquoi, dans l’arrondissement de Rodez (Aveyron), le kilogramme de laine fine lavée à dos se vend seulement 1 fr. 85 c, tandis que dans les arrondissemens voisins d’Espalion et de Villefranche le kilogramme de laine commune se vend 2 fr. 80 et 2 fr. 50 ? Évidemment ces épithètes de fixe et de commune ne sont pas, dans la circonstance, des qualificatifs qui suffisent. D’ailleurs, le lavage à dos n’étant pas adopté partout, je me demande par quel calcul ou par quel procédé on a pu, pour les localités où ce système n’est pas admis, ramener les laines à une condition analogue ; puis je me demande si le lavage à dos, par suite des différences de poids qu’entraîne un peu plus ou moins de soin apporté à l’opération, peut être admis comme représentant bien l’état comparatif des laines. J’aurais préféré l’état naturel, les laines en suint, ou l’état industriel, les laines lavées à fond avant d’être employées. J’aurais aussi préféré qu’on nommât les races ovines qui, dans chaque arrondissement, sont qualifiées de communes ou de perfectionnées. On avait eu le soin de fournir ce renseignement pour les chevaux et pour les bêtes bovines ; on aurait dû le fournir de nouveau pour les bêtes à laine. — Enfin on aurait dû ne pas réunir dans une seule moyenne le prix de vente des races communes et celui des races perfectionnées. Du moment que l’on avait admis chez les bêtes à laine une telle distinction, que l’on avait indiqué, en parlant des chevaux et des bêtes bovines, les races habituellement introduites en vue d’améliorer les types indigènes, ne donner qu’un seul et unique prix pour deux catégories d’animaux dont la valeur est si différente me semble une confusion fâcheuse.

L’amélioration du bétail, quand on aura d’abord augmenté, comme il est indispensable en pareil pas, la production fourragère, est peut-être ce qu’il faut le plus réclamer en France pour la majeure partie de nos fermes[9] » Par amélioration, il ne faut point entendre l’infusion dans nos races indigènes d’un sang étranger admis comme type unique pour toutes nos provinces. Les agronomes qui voudraient introduire le taureau Durham, le bélier Dishley ou Southdown, le verrat Leicester dans tous nos troupeaux indistinctement, seraient aussi intelligens que les hommes de cheval qui ne rêvent que cheval anglais, et ne veulent partout améliorer qu’avec des étalons pur sang ; mais les hommes pratiques, qui savent que chaque condition culturale a ses exigences différentes, auraient été heureux de trouver dans les tableaux officiels des renseignemens plus précis sur les tendances progressives de nos diverses régions. Ici la production de la viande, là celle de la force motrice en vue du travail ; ici des laines grossières, là des laines plus fines, malgré la concurrence de plus en plus redoutable de l’Australie ; ici du lait, là des fromages ou du beurre ; ailleurs des élèves, ailleurs encore l’engraissement : — presque partout domine une industrie spéciale, qui n’a rien d’arbitraire, mais qu’ont fait naître et que maintiennent les conditions particulières au milieu desquelles vivent nos cultivateurs. À toutes ces questions purement culturales combien d’autres viennent se rattacher, touchant l’alimentation publique, le système douanier, la richesse générale, en un mot tous les grands problèmes économiques du pays ! Or que comprendre et que conclure en présence de chiffres aussi secs ? Les maîtres, les professeurs sauront bien, dira-t-on, puiser là des argumens, extraire de ces tableaux des enseignemens curieux. Est-ce qu’une statistique agricole faite avec le concours de toute la France, imprimée aux frais de toute la France, ne devrait pas pouvoir servir à tous les cultivateurs français, au lieu de n’être utile qu’à quelques savans ? D’ailleurs il est d’autres sujets importans sur lesquels, faute d’explications ou de détails, les savans mêmes ne pourront trouver dans la Statistique agricole aucun renseignement. Ainsi quatorze pages sont consacrées à rendre compte des prairies et des pâturages : on y parle d’irrigation, et on a raison de le faire ; mais nulle part il n’est question de drainage. On y distingue le produit des hectares irrigués du produit des hectares non irrigués ; mais on confond sous un même chiffre les frais de récolte et autres des deux sortes de prairies. Le coût de l’irrigation est cependant un élément qui ne doit pas rester inaperçu.

Demanderai-je aussi pourquoi aucune indication n’est donnée sur la nature du sol qui domine dans chaque arrondissement, pourquoi aucune page n’est consacrée à la très importante question des engrais et des amendemens, aucune à l’étude des assolemens suivis par la majorité des cultivateurs ou par les fermiers et propriétaires auxquels sont dues les innovations les plus profitables ? Les commissions cantonales avaient cependant été interrogées sur ces intéressans détails, qui semblent plus utiles et plus instructifs que le prix moyen du gibier et du poisson. Il est également impossible d’asseoir une opinion raisonnable sur des documens qui, relatifs à notre consommation alimentaire, comptent le gibier et la volaille par pièces et les autres viandes par kilogramme. Un lapin et un chevreuil ne pèsent pas le même poids, non plus qu’un pigeon et une dinde ; aussi, lors même que les renseignemens donnés sur la quantité de poisson et de gibier que consomment nos divers arrondissemens seraient exacts, il ne serait pas encore permis, eu égard à la différence d’unités prises comme base, d’établir sur de tels tableaux la moindre comparaison, d’en tirer la moindre conséquence.

Beaucoup d’auteurs, absorbés sans doute par la multiplicité des chiffres et des élémens que nécessite un travail de statistique, ont le tort de ne point assez s’inquiéter des rapports que ces chiffres peuvent avoir déjà entre eux, ou prendre plus tard sous la plume d’un autre écrivain. Pour qu’un travail de ce genre soit entièrement ce qu’il doit être, il ne suffit pas qu’il soit exact, intelligible et bien coordonné ; il faut encore que tous les documens qu’il renferme soient disposés de telle sorte qu’il suffise de les rapprocher pour aboutir à un contrôle, à un enseignement quelconque.

Les statistiques agricoles ne sont malheureusement pas les seuls documens officiels dans lesquels se soient glissées des erreurs. Toutefois il n’est aucune publication qui, émanant d’une source aussi grave, ait encore à ce point trompé les curieuses espérances des amis de la statistique, et de telles inexactitudes sont d’autant plus regrettables que dans ce temps-ci plus d’hommes et plus d’efforts se tournent vers l’agriculture. Il semble qu’on ne fera jamais trop, qu’on ne fera jamais assez pour encourager et développer comme elle le mérite une industrie qui féconde le sol, augmente la richesse publique et rappelle les esprits au calme, tout en les relevant par une véritable et noble indépendance. L’agriculture n’a pour le moment qu’à se louer des bonnes dispositions de l’administration, quoiqu’elle ait le droit de demander plus encore et d’espérer davantage. Seulement elle voudrait trouver plus d’ordre et d’exactitude dans les publications qui s’adressent directement aux hommes dont la vie et la fortune sont engagées dans les travaux de la terre, car de telles publications doivent être considérées comme faisant partie de l’enseignement ’offert par l’état pour aider au progrès de la science, et par suite aux succès de la pratique agricole.

Après avoir signalé tant de lacunes dans la statistique officielle, nous devons néanmoins mitiger notre critique en remarquant que des difficultés extrêmes se présentent dès qu’on veut, non pas formuler en chiffres un fait agricole quelconque, mais donner aux chiffres qui expriment les faits agricoles l’importance d’un résumé ou la valeur d’un précepte. Quel est par exemple le prix de revient exact du blé ? Quelles bêtes de trait doit-on employer de préférence ? Quelle valeur relative doit-on mathématiquement accorder à nos divers engrais, à nos divers fourrages ? De telles questions, sans cesse débattues, reviennent sans cesse. La statistique agricole que nous avons analysée en facilitera-t-elle la solution ? Évidemment non, puisqu’elle ne donne que des chiffres, sans les expliquer par aucun commentaire. Or en agriculture, où tout se tient, s’enchaîne et se commande, les détails particuliers qui compliquent une question locale permettent souvent seuls de l’expliquer et de la résoudre. Je sais bien que, s’il avait fallu écrire une monographie particulière pour chacun de nos arrondissemens, on aurait été empêché par l’interminable développement à donner à cette publication ; mais, sans aller aussi loin, n’aurait-on pas pu consacrer à chacun d’eux quelques lignes énonçant ses principales conditions culturales ?

Un obstacle plus grave encore que la longueur eût aussi sans doute existé dans les étranges contradictions qui se trouvent parfois rapprochées sur le territoire du même arrondissement ; mais nous pensons que la division par arrondissemens est en statistique agricole une division mauvaise, qu’il aurait fallu remplacer par une autre beaucoup plus logique. Au point de vue administratif, la division actuelle de la France en départemens et en arrondissemens, tels qu’ils existent, laisse peu de chose à désirer. En effet, à part la considération des communications et des distances, peu importe que telle ou telle commune dépende de tel ou de tel autre canton, de tel ou de tel autre département ; mais il n’en est pas de même quand il s’agit de phénomènes agricoles. En dehors et au-dessus des causes artificielles de différence qui résident dans les habitudes culturales, les fumures, les labours, les récoltes antérieures de deux terrains dépendant de la même commune, il existe parfois aussi entre ces deux terrains des causes naturelles, immuables, bien autrement puissantes, d’extrême différence. L’altitude du sol cultivé, la nature de ses élémens constitutifs, l’exposition et les circonstances hygrométriques dans lesquelles il se trouve, limitent souvent d’une manière presque fatale les végétaux qu’il peut produire et le degré de fertilité qu’il peut acquérir. Ces conditions radicales, que toute l’industrie de l’homme ne peut que modifier dans une étroite mesure, régissent la France, non pas selon ses divisions administratives, mais selon ses divisions naturelles en plateaux et en collines, en bassins et en vallées. Or, comme la Statistique agricole avait en vue les productions du pays, lesquelles sont soumises à des circonstances naturelles et nullement à des circonstances administratives, il aurait fallu diviser par plateaux et par bassins, et non par arrondissemens, le sol qu’on étudiait.

De tout ceci, que peut-on conclure ? C’est qu’il est encore plus difficile de faire exacte une statistique agricole que toute autre statistique, — que les documens nécessaires doivent être demandés, non pas en aussi grande masse à la fois, mais successivement, afin de ne pas fatiguer la bonne volonté des déposans, non pas à de nombreuses commissions, mais seulement à quelques personnes instruites habitant la campagne, cultivant ou faisant cultiver, et placées dans des conditions telles que leur franchise puisse ne pas être dominée par des préoccupations mesquines ; — que, des chiffres seuls étant trop peu instructifs, il faut toujours leur adjoindre quelques notes explicatives ; — enfin qu’il faut adopter une division par zones dans lesquelles les conditions de culture soient à peu près les mêmes, et non pas une division par arrondissemens administratifs. C’est ainsi seulement que l’on pourra parvenir à toute la perfection désirable. Si j’osais ajouter un mot, je dirais encore qu’un travail aussi vaste et aussi minutieux que celui dont nous parlons ne trouvera jamais sur tous les points du territoire un nombre suffisant de collaborateurs assidus, intelligens et de bonne foi : d’où il suit qu’à une encyclopédie de cette nature il faudra toujours préférer des études partielles ou locales plus modestes, qui auraient du moins le mérite de n’être faites que là où elles pourraient être bien faites, et qui rachèteraient le tort d’être incomplètes par une autorité plus certaine.


L. VILLERMÉ.

  1. Dans le Rapport au roi sur les caisses d’épargne, le ministre disait en 1836 : « Quant à Toulon, par une singularité difficile à expliquer, la caisse d’épargne de cette ville n’aurait ouvert aucun livret pour les marins. » L’institution de la caisse d’épargne remontait pour Toulon à 1832. On finit par découvrir que les marins et les militaires avaient été portés dans la colonne des employés du gouvernement.
  2. Voyez page 401 de la Statistique agricole, compte-rendu de la seconde session du congrès international de statistique.
  3. J’avais l’honneur de faire partie de la commission cantonale de Moulins-la-Marche Orne, et de présider une de ses sections. J’avoue très humblement n’avoir jamais pu persuader à plusieurs de ses membres qu’il n’y avait pas quelque chose là-dessous, et n’avoir fini par obtenir d’eux des renseignemens exacts que ma curiosité personnelle me faisait d’ailleurs désirer qu’après m’être engagé à transmettre, non pas les réponses véridiques qu’on consentirait à me faire, mais les réponses mensongères qu’on imposait a ma plume de rapporteur, — et j’avoue avec confusion avoir tenu ma promesse.
  4. Voyez, pour le froment, les arrondissemens d’Alais Gard, Auch Gers, Saint-Claude Jura ; — pour le méteil, les arrondissemens de Dijon Côte-d’Or, Bordeaux Gironde, Poligny Jura ; — pour le seigle, les arrondissemens de Montluçon Allier, Lodève Hérault, et le résumé du département de la Creuse, etc. — Dans les tableaux relatifs à l’orge, à l’avoine, au maïs, au sarrasin, aux pommes déterre, on retrouve d’aussi incroyables déclarations.
  5. Sans compter les fumiers, les frais généraux, l’impôt, etc.
  6. Comparez les prix d’un hectolitre de froment, d’un hectolitre de méteil et d’un hectolitre de seigle, dans les arrondissemens de Saint-Jean-d’Angély, Montpellier, Castelnaudary, Riberac, Aurillac, Semur, Rennes, La Châtre.
  7. Malheureusement il n’y a pas de fautifs dans la Statistique agricole que les élémens recueillis. Les calculs accomplis avec ces élémens laissent eux-mêmes à désirer, et cela est, selon moi, une preuve certaine que les hommes chargés sans doute dans les chefs-lieux de départemens de la révision du travail cantonal connaissaient le peu de valeur dos données premières, car je me plais à croire que, s’ils avaient eu foi dans l’exactitude de ces chiffres, ils les auraient plus soigneusement rapprochés. Combien d’erreurs ont été commises, je ne puis le préciser, parce que je n’ai eu ni le temps ni le courage de vérifier un grand nombre de calculs ; mais je sais qu’en voulant m’édifier sur ce sujet, j’ai trouvé quatre fautes d’addition dans les pages 4 et 5, et vingt fautes de multiplication dans la page 201, ainsi qu’une foule d’erreurs dans les tableaux du revenu brut produit par les botes à cornes et les botes à laine, en calculant, du moins d’après le produit indiqué ailleurs pour chaque tête de bétail, le produit total que devrait donner dans nos divers arrondissemens l’ensemble d’animaux qui s’y trouvent. Malheureusement encore on remarque d’autres différences inexplicables entre le nombre d’hectares qui figurent sur divers tableaux relativement aux mêmes cultures dans certains départemens.
  8. Ainsi on trouve sur les tableaux de la Statistique agricole des arrondissemens pour lesquels ne figure aucune plantation de noyers, châtaigniers, oliviers ou pommiers, et qui cependant sont déclarés produire du cidre, de l’huile ou des fruits en quantités considérables. Ces inexactitudes apparentes tiennent sans doute à ce que beaucoup d’arbres à fruits utiles sont, dans certaines provinces, plantés en bordure le long des champs et non pas réunis dans un même terrain exclusivement consacré à cette culture ; mais tout le monde ne sait pas cela, tandis que tout le monde remarquera les apparentes contradictions que je signale.
  9. En Belgique, où il faut bien reconnaître que certaines choses sont meilleures qu’en France, il existe ce que malheureusement nous n’avons pas des dépôts royaux de taureaux et de verrats dont la race est appropriée aux besoins du pays. De semblables charges ne peuvent pas être acceptées longtemps par l’état ; mais il est peu de mesures aussi bonnes pour déterminer un premier mouvement d’amélioration.