Les Stations de l’amour/13

L’Île des Pingouins (p. 132-139).

XIII

Paris, 17 février 18…
Cher Léo,

Tu as remarqué que j’ai été obligée de t’envoyer ma dernière lettre sans qu’elle fût terminée, mais l’heure du courrier me pressait et je ne voulais pas le manquer.

Avant de reprendre mon récit, laisse-moi t’accuser réception de ta lettre du 23 décembre, dans laquelle tu me donnes des détails si savoureux et si complets sur cette séance fameuse ou tu fis connaître à l’altière Dora, enfin subjuguée, des plaisirs nouveaux.

Sais-tu, monsieur mon mari, que tu es un heureux mortel !… Quitter une petite femme charmante (tu le lui as dit assez souvent) qui vous adore et ne se dérobe à aucune de vos fantaisies, s’en aller au loin, dans des pays demi-sauvages, et là, au lieu de se voir réduit à prendre comme exutoire quelque moricaude au nez aplati, aux mamelles pendantes, rencontrer d’un coup trois jeunes filles ravissantes, bien élevées et distinguées (ce qui ne les empêche pas d’être en même temps, dans l’intimité, de délicieuses Messalines) qui se jettent à votre tête.

Avoir trois maîtresses à la fois, qui ne se jalousent pas et se prêtent, au contraire, une mutuelle assistance ; trois jolies filles qui acceptent le plaisir sous toutes ses formes et le font partager, qui gardent au dehors la plus grande respectability et qui restent fidèles à l’homme qu’elles ont choisi de concert !… Mais sais-tu, cher Léo, que cela est unique, invraisemblable et que si je ne te connaissais pas si bien, je n’y croirais pas… En vérité, je suis fière de toi et je suis heureuse de ton bonheur.

Mais je t’en prie, mon adoré, ménage-toi : résiste aux séductions trop nombreuses que t’offrent tes charmantes amies, n’abuse pas de tes forces, et… reviens-nous solide et vigoureux comme tu étais lorsque tu m’as quittée. Cette Dora est si passionnée ! cette Flora a une langue si avide ! cette petite Maud est si curieuse de tout !… Enfin, je ne t’en dis pas davantage, tu es plus raisonnable que moi…

Dans le post-scriptum de ta lettre, tu me recommandes, toi aussi, de prendre bien garde à ma santé et de ne pas m’épuiser avec la voluptueuse Thérèse (que, cependant, tu brûles d’envie de connaître). Merci bien, cher petit mari, du soin que vous prenez de votre petite femme : rassurez-vous, je ne pense pas qu’il y ait à craindre de ce côté, car vous savez qu’elle est assez robuste pour résister aux coups de langue d’une amie.

Ma santé n’a subi aucune atteinte ; Thérèse, bien que vicieuse, est prudente et sage, et le plus souvent, modère ma passion et se refuse à mes caresses.

Je finis par croire que notre séparation momentanée est une bonne chose : elle nous confirme dans la solidité de notre affection et, ainsi que tu vas le voir par la suite de l’histoire de mon escapade avec Adrien, nous avons bien fait de nous permettre réciproquement tous nos caprices et de nous pardonner à l’avance nos mutuelles infidélités, puisque l’expérience vient prouver que rien ne peut attaquer l’inébranlable constance de notre amour.

En me quittant, Adrien m’avait fait promettre de revenir sans faute le lendemain ; j’avais éprouvé moi-même trop de plaisir en sa compagnie pour ne pas désirer le revoir ; il n’eut donc aucune peine à me décider, et j’acceptai l’invitation qu’il me fit de venir déjeuner chez lui à midi. Je m’habillai de bonne heure et me préparai à partir ; j’étais fraîche, reposée, et j’avais de la gaieté plein le cœur…

. . . . . . . . . . . . . . .

D’un air contrit, Thérèse m’aidait à revêtir une toilette différente de celle que je portais la veille, un peu plus élégante, et très soignée quant aux dessous.

— Voyons, grosse bête, lui dis-je la voyant réellement affligée par cette sortie matinale, tu ne vas pas être jalouse à présent ?… Tu sais bien que ce n’est qu’une toquade qui ne durera pas. Veux-tu venir avec moi chez Adrien ?… Tu en goûteras aussi, et tu verras que je ne tiens pas du tout à lui… Tout jeune qu’il est, ce gaillard-là est de force à nous contenter toutes les deux…

Je parlais sans conviction, car, pour rien au monde, je n’aurais voulu emmener Thérèse avec moi : je songeais aux voluptés de la soirée précédente et je savais d’avance quel effet cette double visite intempestive produirait sur Adrien.

— Non, allez-y toute seule, répondit Thérèse.

Vous, lui répliquai-je en la pressant dans mes bras… Oh ! Thérèse, tu veux vraiment me faire du chagrin ?…

Ses yeux se remplirent de larmes.

— Non, ma chérie… mais vois-tu, j’ai peur que tu t’amouraches sérieusement de ce jeune homme. Va… et amuse-toi bien…

Je partis à pied, et en moins d’un quart d’heure, j’étais rue de Bourgogne. Suivant la recommandation d’Adrien, je montai sans rien demander au portier. Je n’eus pas besoin de frapper ; la porte d’elle-même s’ouvrit et je me trouvai dans les bras de mon amoureux, qui me dévorait de baisers, me laissant à peine le temps d’enlever mon chapeau et ma mantille : « Chère Louise, répétait-il (c’est le nom que je m’étais donné), que vous êtes gentille d’être venue !… Je vous aime, je vous adore… Que je suis heureux de vous revoir !… »

Je sentais son cœur battre violemment, tandis qu’il me serrait avec tendresse sur sa poitrine ; j’étais émue, et toute remuée par cette explosion d’un amour sincère et profond. Je baisai ses yeux où tremblait une larme de joie : « Allons, dis-je gaiement, consolez-vous, grand enfant, puisque me voilà… Vous m’avez invitée à déjeuner : et bien ! mettons-nous à table, j’ai une faim de loup… »

— Pardonnez-moi, fit-il ; dans ma joie de vous revoir, j’avais oublié tout le reste.

Au même instant, on frappa à la porte : Adrien ouvrit, et je vis entrer un marmiton portant une manne d’osier dans laquelle se trouvait un repas que le jeune homme avait commandé chez un pâtissier du voisinage.

Je dressai la table et nous nous assîmes côte à côte sur le divan. Adrien ne me quittait pas des yeux, remplissait sans relâche mon assiette et nom verre, et sa figure rayonnait d’un bonheur sans nuage.

La conversation allait son train, et les baisers aussi… Bien avant le dessert, j’étais étendue sur les genoux de l’aimable garçon, qui me passait une à une les cerises glacées que je cueillais entre ses dents blanches ; les pointes de sa petite moustache me chatouillaient le nez, et je riais comme une enfant, en buvant dans son verre les dernières gouttes du chaud bourgogne où il avait trempé ses lèvres.

Ah ! que c’est bon la jeunesse !… Son radieux soleil illumine et transforme tout ; à vingt ans, l’amour s’épanouit sans entraves, rien ne vient altérer le plaisir du moment : on oublie tout, on rêve tout éveillé. L’univers entier se reflète dans les prunelles de la femme qu’on adore, et l’on possède tous les trésors du monde du moment que l’on serre l’être aimé entre ses bras.

Ai-je besoin de te dire, que sous l’influence de ce badinage, je sentais un feu liquide circuler dans mes veines ? Mais cette fois, moins pressée par la violence de mes désirs, je voulus délecter le plaisir à mon aise et l’accompagner des raffinements voluptueux auxquels tu m’as habituée. J’arrêtai donc l’élan du fougueux jeune homme qui se préparait à m’immoler sans plus de cérémonie, et je lui fis comprendre que certains préambules étaient nécessaires.

Je me déshabillai, fis une visite au cabinet de toilette et me mis au lit, gardant seulement ma chemise. Adrien en fit autant, mais au moment où il allait me rejoindre, je lui fis enlever sa chemise et le pris nu dans mes bras.

Un bon feu flambait dans la cheminée ; je me pelotonnai frileusement sous les couvertures et enlaçai mes jambes dans les siennes : un frisson de plaisir me saisit au contact de ces cuisses nerveuses qui me serraient avec force.

Je commençai par couvrir de baisers ses lèvres assoiffées de caresses : je lui passai des langues ardentes qu’il me rendait avec passion : puis je plaçai sa main entre mes jambes et le laissai frotter, doucement d’abord, puis plus vite, mon bouton d’amour. J’évitai de toucher à son membre, dans la crainte de provoquer un dénouement trop brusque ; je saisis son poignet et dirigeai ses mouvements, ralentissant ou accentuant la friction à mon gré. J’allais jouir… lorsque tout à coup je rejetai la couverture sur le pied du lit et me montrai aux yeux d’Adrien complètement nue, ayant relevée ma chemise au-dessus des seins.

À la vue de cette nudité qu’il contemplait sans voile pour la première fois, mon jeune amoureux se jeta comme un affamé sur la chair qui s’offrait à ses lèvres : de ma gorge, sa bouche glissa rapidement le long de mes flancs jusqu’à mon ventre et s’arrêta au niveau de l’endroit que sa main venait de quitter ; pivotant alors sur lui-même, il se mit à baiser passionnément le mont de Vénus et ses alentours : je sentis une langue, d’abord timide, s’insinuer entre les replis de ma vulve, puis se poser franchement et se fixer sur le clitoris… Cette langue agile, pleine de bonne volonté et d’ardeur, commença alors une délicieuse minette…

Le résultat fut rapide, trop rapide même : malgré la bonne envie que j’avais de retenir et de faire durer l’ivresse le plus longtemps possible, je fondis presque aussitôt, secouée par un spasme prolongé… Lorsque j’eus repris mes sens, j’attirai sur ma poitrine le pauvre Adrien tout vibrant de désirs contenus ; je le remis dans la position naturelle et l’enlaçai furieusement. D’un seul coup, son dard pénétra jusqu’au fond de ma conque éperdue ; enflammé par ces longs préliminaires, il atteignit le suprême bonheur dès qu’il se sentit pressé dans cette gaine brûlante, et nous confondîmes nos âmes dans les délices infinies d’une volupté extra-humaine…

Étendu sur moi, il restait immobile, comme écrasé sous le poids d’une jouissance trop intense : de rapides frissons le secouaient tout entier, son cœur battait avec force, et je sentais dans mon cou le souffle pressé de sa respiration. Je voulus l’écarter un peu pour lui permettre de reprendre haleine ; mais il resserra son éteinte, se colla étroitement contre moi… et le vaillant jouteur, dont le membre avait gardé toute sa dureté, recommença un rapide mouvement de va-et-vient.

Ne voulant pas, cette fois, le laisser accomplir toute la besogne, j’appuyai mes mains sur ses reins, le maintins immobile et, sans laisser un seul pouce de son outil sortir de la gaine où il était plongé, je tortillai si bien mes fesses qu’un instant après l’heureux Adrien, les yeux voilés, les narines frémissantes, lançait au plus profond de mon être un nouveau jet de liqueur amoureuse. Quant à moi, j’avais joui une fois de plus… Et nous retombâmes sur le lit en désordre, anéantis, envahis par une langueur délicieuse.

Lorsque nous fûmes remis et que des ablutions répétées eurent rafraîchi nos sens momentanément satisfaits, nous recommençâmes à bavarder, la tête sur l’oreiller. J’examinai alors avec plus d’attention la physionomie expressive de mon jeune ami, et je reconnus qu’Adrien était vraiment un fort joli garçon, aux allures aristocratiques, aux traits fins et distingués : ses yeux vifs, d’une couleur gris-vert foncé, sa bouche petite et sensuelle, tout cela composait un ensemble des plus agréables.

Je laissai mes lèvres s’égarer sur sa poitrine, son cou, ses épaules, ses cuisses, j’arrivai à son membre et le prenant dans ma main, je pointai une langue frétillante vers la tête rose dont je rabattis le doux capuchon de velours.

À cette caresse imprévue, Adrien fit un brusque mouvement de recul, et sa main tenta de m’écarter ; mais j’avais saisi la tête rebelle entre mes lèvres, et je la retins dans une aspiration passionnée : « Non, non, disait-il, pas vous… je ne veux pas… » Pour toute réponse, je tournai mon fessier de son côté, enjambai sa figure et approchai de sa bouche mon minet entre-bâillé…

— Oh ! le délicieux soixante neuf !… Quel dieu bienfaisant a enseigné aux hommes cette posture gourmande, ce raffinement délicat, cette adorable mignardise d’amour cent fois plus voluptueuse que tous les autres rapprochements sexuels ! Vraiment, les amants qui ne font pas minette à leur maîtresse sont des maladroits et des égoïstes : ils lui laissent ignorer les plaisirs les plus délirants qu’il soit donné à une créature humaine d’éprouver…

Nous nous roulions convulsivement sur le lit, en proie aux égarements d’une véritable fureur érotique…

Combien de fois je me pâmai, durant cette folle étreinte, je ne saurais le dire… mais lorsque, deux heures après, je m’éveillai, j’étais brisée de fatigue, j’avais la tête lourde et je pouvais à peine ouvrir les yeux… Le jeune homme dormait d’un profond sommeil.

Je considérai un instant, dans le demi-jour de l’alcôve, son profil régulier qui se détachait un peu pâle, sur le fond sombre des tentures : je me pris alors à réfléchir aux circonstances qui avaient amené notre rencontre ; un rapide examen de l’état de mon cœur me prouva que le caprice léger que j’avais d’abord ressenti s’était brusquement transformé en un sentiment infiniment plus fort et plus tyrannique ; je me rendis compte que j’aimais ce garçon follement, que je le préférais à tous, et que mon amour pour lui égalait (si même il ne le surpassait) celui que j’avais voué à mon Léo…

Ma résolution fut bientôt prise : je me levai sans bruit, me rhabillai en un tour de main, et sortis doucement.

Sur le seuil de la porte, je me retournai et envoyai, au jeune dormeur, le baiser le plus tendre qui ait jamais voltigé sur les doigts d’une femme amoureuse…

Puis je m’enfuis.

Rentrée chez moi, le cœur gonflé, les yeux pleins de larmes, je fis part à Thérèse de ma détermination. Elle écrivit, sous ma dictée, la courte lettre que voici, qui fut portée le soir même à son adresse :

Cher Adrien,

Je vous aime et vous aimerai toujours. Pardonnez-moi le chagrin que je vais vous faire, mais je ne puis continuer à vous voir. Je vous ai trompé en vous disant que j’étais libre… Soyez heureux sans moi… Adieu.

Louise.

Ainsi se termina, cher Léo, ma courte liaison avec Adrien… Mais il était temps…

Ta Cécile.