Les Souffrances d’un pays conquis, scènes de l’émigration en Alsace-Lorraine

LES SOUFFRANCES
D’UN PAYS CONQUIS
SCÈNES DE L’ÉMIGRATION EN ALSACE-LORRAINE

La force ne résout pas tous les problèmes ; il ne suffit point d’obtenir, par un traité dont on dicte en maître les conditions, la propriété de deux provinces ; après les avoir conquises sans les consulter, il faut assurer cette prise de possession par des conquêtes morales, plus difficiles à réaliser que des conquêtes matérielles. Depuis près de deux ans que la Prusse possède l’Alsace et une partie de la Lorraine, au moment où elle prépare le recensement officiel de ses nouveaux sujets, il n’est point inutile de se demander ce que lui rapporte sa victoire et de quel prix elle la paie. Les pierres de Metz et de Strasbourg lui appartiennent ; nos forts, nos remparts, nos arsenaux, nos immenses casernes, notre école d’application d’artillerie et du génie, nos magnifiques établissemens militaires, sont entre ses mains ; mais les âmes lui appartiennent-elles, a-t-elle gagné les populations à sa cause et fait accepter son pouvoir par ceux qu’elle a conquis ? Y a-t-il eu l’ombre d’un rapprochement entre les vaincus et les vainqueurs ? Entrevoit-on dans un avenir même éloigné la possibilité d’une réconciliation entre l’Alsace-Lorraine arrachée malgré elle à la France et l’Allemagne victorieuse ? Les faits seuls répondront à cette question : on veut mettre ici de côté toute récrimination stérile, on essaiera même de contenir l’indignation la plus légitime ; le simple récit de ce qui se passe dans les pays annexés suffira pour éclairer l’Europe. Les victimes innocentes de la guerre ne cherchent à surprendre la pitié de personne ; elles n’ont besoin pour être entendues ni d’exagérer leurs souffrances, ni de dénaturer la conduite de leurs nouveaux maîtres. Elles font appel, non à l’émotion, mais à l’équité des peuples civilisés ; d’avance elles acceptent pour juges tous les témoins désintéressés de leur sort.

I.

Dans nos anciens départemens du Haut-Rhin, du Bas-Rhin, de la Moselle, de la Meurthe et des Vosges, supprimés ou mutilés par la conquête, on se souviendra toujours de la date désormais historique du 1er octobre 1872. C’était le dernier délai accordé aux annexés pour choisir entre la nationalité française et la nationalité prussienne. Le gouvernement de Berlin avait annoncé officiellement que, passé ce jour, tous les Français nés ou domiciliés en Alsace-Lorraine qui n’auraient point opté pour la France seraient considérés comme sujets allemands. D’après les instructions envoyées aux directeurs de chaque cercle, l’option devait être suivie d’un changement de domicile réel. L’Allemagne n’entendait point sans doute qu’on pût rester Français et habiter les pays conquis. Purger leur nouvelle conquête de tout élément qui rappelât le passé, telle fut la pensée vraisemblable des vainqueurs. La France les poursuivait partout au sein de leur victoire : les noms des lieux, les monumens, les souvenirs, parlaient de nous ; on les germanisa en couvrant les murs de termes étrangers. Après avoir enlevé aux pierres leur nationalité, il parut plus nécessaire encore de l’enlever aux personnes.

Seize cent mille êtres humains furent donc placés dans l’alternative de quitter leurs intérêts, leurs maisons, leurs champs, leurs affaires, les tombeaux de leurs parens, les lieux qu’ils habitaient depuis leur enfance, dans lesquels ils comptaient mourir, ou de perdre la qualité de Français, de renoncer à leur patrie et à leur drapeau. Si l’on réfléchit aux habitudes casanières de notre race, à notre attachement pour le sol où nous sommes nés, au patriotisme local de deux villes aussi anciennes, aussi glorieuses, aussi riches de monumens et de souvenirs que Metz et Strasbourg, on comprendra quelles luttes durent se livrer dans les âmes, de quelles angoisses fut précédée et suivie la résolution suprême. Abandonnerait-on tant de témoins des joies ou des douleurs passées, les rues accoutumées, les promenades favorites, l’ombre des vieilles cathédrales, les murs peuplés de souvenirs, le berceau de la famille, le nid préparé pour la vieillesse, ou, dans l’espoir de conserver tous ces biens, renoncerait-on à faire partie de la nation française, deviendrait-on le compatriote des ennemis d’hier, un étranger pour les compatriotes d’autrefois ? Qui nous dira ce qu’a coûté de larmes à une population inoffensive, digne d’être heureuse et de vivre libre, la nécessité de choisir entre de si grands sacrifices ? La civilisation, en nous habituant à croire que le temps des conquêtes violentes est passé, qu’un peuple a désormais le droit de disposer de lui-même, rend de telles épreuves plus douloureuses encore par le contraste des rêves dont elle nous berce et de la réalité dont elle ne nous défend pas.

À la veille du 1er octobre, il fallut cependant prendre un parti, se décider à fuir ou à rester. Beaucoup n’avaient point attendu ce dernier délai pour se fixer en France ; l’exil et la rupture des liens les plus chers leur paraissaient préférables au séjour à un pays occupé par l’étranger. Ceux qui n’ont pas connu cette douleur ne savent point ce qu’il en coûte de subir chaque jour la présence de l’ennemi, de le rencontrer à toute heure comme un souvenir vivant de la défaite et de la conquête. La majorité de ceux qui optaient pour la nationalité française ne se pressait pas néanmoins de se rendre en France ; des devoirs, des affaires, des besoins, les retenaient au lieu habituel de leur résidence. L’important, pensaient-ils, était de conserver leur qualité de Français ; plus tard, il serait toujours temps d’émigrer, s’il ne s’offrait aucun moyen d’éviter ce malheur. Un vague espoir en retenait quelques-uns. Fallait-il prendre à la lettre les ordonnances des Prussiens ? Exigeraient-ils que tous ceux qui auraient opté pour la France quittassent définitivement le pays ? Aucun Français ne serait-il plus autorisé par eux à séjourner en Alsace et en Lorraine ? Qu’entendait-on d’ailleurs par le domicile réel que chaque optant devait indiquer en France pour que son option fût valable ? Ne suffisait-il pas à la rigueur de louer une chambre sur le territoire français, d’y payer une contribution personnelle, de s’absenter pendant quelques jours au commencement d’octobre, et, ces précautions prises, de rentrer chez soi comme d’habitude ?

Les autorités prussiennes, interrogées sur tant de points délicats, répondaient, ainsi qu’elles le font d’ordinaire, en termes évasifs, par des communications officieuses et personnelles, sans jamais engager le gouvernement qu’elles servent. Les unes laissaient entendre qu’on accorderait aux Français de grandes facilités de séjour, les autres qu’il valait mieux ne pas s’exposer à en avoir besoin et se placer tout de suite sous la protection des lois allemandes en acceptant la nationalité germanique. Il y eut un point cependant sur lequel elles furent d’accord à la dernière heure, c’est que le 1er octobre au matin tous les annexés qui se trouveraient sur le territoire de l’Alsace-Lorraine, même après avoir opté pour la France, seraient déchus du bénéfice de l’option et considérés comme sujets germaniques. On se réservait de statuer plus tard sur les conditions de séjour ; pour le moment, il fallait choisir entre la qualité d’Allemand ou le départ immédiat.

Cette nouvelle, qui avait été précédée de rumeurs plus favorables, causa une véritable panique dans tous les rangs de la société. Il y eut alors comme un entraînement universel qui poussa en quelques jours vers la frontière française une population affolée. La contagion de la fuite fut générale ; beaucoup de personnes qui n’étaient point encore décidées se décidèrent tout à coup, et partirent à l’improviste sans avoir réglé leurs affaires, sans se demander où elles iraient, quels seraient leurs moyens de vivre et leur asile le lendemain. Un même sentiment les animait toutes, riches ou pauvres, habitans des villes qui abandonnaient leurs maisons élégantes, campagnards qui laissaient derrière eux leurs champs sans culture, ouvriers qui renonçaient à un salaire assuré et au pain de chaque jour pour courir au-devant de la misère : un désir irrésistible d’échapper à la domination de l’étranger. La crainte d’être Allemands les poussait par milliers sur les routes et les déracinait du sol natal. La patrie n’était plus pour eux le lieu connu et aimé où ils avaient vécu ; ils appelaient de ce nom le moindre coin de terre où ils allaient retrouver notre langue, nos mœurs, notre civilisation. Quelle réponse à la prétention des Allemands de rattacher à la grande famille germanique leurs frères séparés de l’Alsace et de la Lorraine ! Singuliers frères qui tournent le dos à leurs prétendus parens et ne veulent connaître de l’Allemagne que le chemin de la France !

À voir le nombre et l’empressement des fugitifs qui encombraient les chemins dans les derniers jours de septembre, on eût cru que la guerre avait recommencé, et qu’une nouvelle invasion chassait devant elle les populations épouvantées : invasion aussi réelle en effet et plus redoutable que la première, car personne ne peut cette fois en calculer la durée. Tous les trains qui aboutissent à la frontière française, de Mulhouse à Belfort, de Sarrebourg à Lunéville, de Metz à Pont-à-Mousson, de Thionville à Audun-le-Roman, regorgeaient d’émigrans ; sur plusieurs points, l’affluence était si grande qu’il fallut à diverses reprises organiser des trains supplémentaires ; le 30 septembre, des milliers de jeunes gens traversaient encore ce qui nous reste de la Lorraine, fuyant à la dernière heure devant la conscription prussienne. Aux gares, les scènes douloureuses se succédaient ; des chefs de famille, des commerçans, de petits boutiquiers, confiaient leurs maisons, leurs intérêts, tout leur avoir, à leurs femmes, quelquefois même à de simples jeunes filles élevées par le malheur au-dessus de leur âge. Des fils se séparaient de leurs vieux parens sans savoir s’ils les reverraient jamais ; les femmes pleuraient ; les lèvres serrées, les traits contractés des hommes disaient assez ce qui se passait au fond de leurs âmes dans ces heures cruelles. Comme il arrive au milieu des grands malheurs publics, des personnes qui ne se connaissaient point s’adressaient la parole et confondaient leurs tristesses. Un spectacle plus lamentable encore était celui des pauvres ménages de paysans entassés sur des charrettes et couvrant les routes ; le père à pied conduisait l’attelage d’un pas résolu ; la mère, assise avec les enfans au sommet de la voiture, sur l’échafaudage branlant d’un chétif mobilier, regardait d’un air morne le vaste espace et l’horizon inconnu. Quelques-uns traînaient sur des brouettes le peu qu’ils possédaient. De tous ceux qui donnèrent alors à la France une preuve si touchante de leur attachement pour elle, il n’en est pas qui aient fait un plus grand sacrifice ni mieux mérité de la patrie que les cultivateurs d’Alsace et de Lorraine. On connaît l’amour du paysan pour la terre, on sait quels liens solides l’attachent au sol qu’il cultive, qu’il améliore par son travail et qu’il étend par l’économie. Son unique ambition est d’accroître son bien et de laisser à ses enfans un héritage augmenté par ses soins. Aucune de ces richesses réelles, aucune de ces espérances ne se transporte hors du village ; s’il y renonce, il perd tout, le mobile habituel de son activité et le principe même de son existence morale. Il s’est trouvé néanmoins parmi cette population laborieuse, âpre au gain, dure à la fatigue, possédée du démon de la propriété, un grand nombre de gens de cœur qui ont sacrifié leurs intérêts les plus chers, la passion de toute leur vie au plus pur sentiment de patriotisme. La France ne leur offrait rien, aucun avantage matériel, aucune compensation positive à la perte qu’ils subissaient pour elle ; l’Allemagne leur assurait la jouissance de tous leurs biens : ils n’ont point cependant hésité entre les deux pays, l’aisance ne les eût point consolés d’être Allemands, la certitude de rester Français les consolait de la misère. Dans de telles situations, sous l’empire de sentimens si forts et si respectables, le ressort de la volonté se tend jusqu’à l’héroïsme ; le citoyen le plus obscur, le plus attaché aux intérêts vulgaires, sent en lui quelque chose de la résolution et de l’esprit de sacrifice qui font les martyrs.

Ils obéissaient aussi à un instinct supérieur, ils se sentaient élevés au-dessus d’eux-mêmes, ces petits employés, ces modestes commerçans, ces humbles serviteurs qui, vivant jour par jour de leur travail, certains de n’en pas manquer s’ils restaient en Alsace et en Lorraine, aimaient mieux affronter tous les hasards, gagner la France sans argent, sans promesses d’emploi, sans appui, que de supporter la présence et la domination de l’étranger. L’histoire de ces souffrances populaires mériterait d’être écrite ; on en composerait le livre d’or de nos provinces perdues. Une veuve qui emmenait deux enfans, à qui l’on demandait le 29 septembre où elle comptait fixer sa résidence, répondait simplement : « Je n’en sais rien ; je n’ai ni ressources, ni asile, ni métier assuré, mais je pars, mes fils ne seront pas Allemands. » Ces derniers mots résumaient la pensée de tous. Pour cette population de nos frontières de l’est qui connaît de longue date l’Allemagne et ne l’a jamais aimée, il n’y a point de plus grand malheur que de lui appartenir.

« Où allez-vous ? demandait-on à de pauvres gens dont le triste équipage annonçait la détresse. — En France, » répondaient-ils. Ils allaient devant eux jusqu’à ce qu’ils eussent atteint la frontière française, et se demandaient seulement alors quel serait leur asile, leur gagne-pain pour les jours suivans. Le soir venu, on dételait les chevaux, les émigrans campaient dans leurs voitures, auprès des villages, et le long défilé recommençait le lendemain. Les plus jeunes fuyaient pour ne pas servir la Prusse, les plus âgés, comme le disait l’un d’entre eux, pour ne pas mourir Prussiens. On a vu des octogénaires opter pour la nationalité française et quitter l’hospice qui leur servait de refuge.

Le chiffre si considérable des émigrans échappe jusqu’ici à tout contrôle. Les Allemands seuls pourront s’en rendre compte lorsqu’ils auront terminé le recensement qu’ils commencent à peine, pour lequel ils attendent sans doute la liste des options que le gouvernement français doit leur communiquer à la fin de cette année. Le jour où ils publieront leur statistique, il ne faudra l’accueillir qu’avec réserve, en ayant soin de ne pas confondre, comme ils le font volontiers, les anciens habitans des provinces françaises et les nouveau-venus que l’Allemagne y envoie. Ces derniers, dont le nombre ne sera évalué que par les autorités germaniques, doivent être défalqués du chiffre total de la population d’Alsace-Lorraine, si l’on veut comparer ce qu’elle est aujourd’hui, sous la domination allemande, à ce qu’elle était autrefois sous le régime français. On a parlé de 164 000 personnes qui auraient opté dans les provinces annexées pour la nationalité française, sans compter 254 000 options faites en France ; ces chiffres, si élevés qu’ils paraissent, sont loin de correspondre au chiffre réel de l’émigration. Une foule de personnes sont parties sans opter, soit que par prudence elles ne voulussent laisser derrière elles aucune trace de leur départ, soit qu’il leur parût inutile de revendiquer une nationalité qu’elles allaient retrouver en retrouvant la France, soit enfin que les autorités prussiennes aient mis peu d’empressement à les inscrire et se soient enfermées ou absentées pendant les derniers jours de septembre, comme on les accuse de l’avoir fait dans quelques communes[1]. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que les nombreuses options des mineurs émancipés sont considérées comme nulles par la Prusse, ne figureront point dans les états officiels qu’elle publiera. On craint aussi qu’elle ne se réserve de traiter en sujets prussiens les optans qui rentreraient, même pour un jour, en Alsace-Lorraine, sans en avoir reçu l’autorisation formelle. La rigueur avec laquelle depuis le 1er novembre les commissaires allemands exigent les passeports à la frontière leur permettra de reconnaître la nationalité de tous ceux qui se rendent dans les provinces annexées et de refuser au besoin aux Alsaciens et aux Lorrains, — qui rentreraient chez eux après avoir opté pour la France, — le bénéfice de l’option. Le plus sage en ce moment, si l’on veut rester Français aux yeux des Allemands, sera de demeurer en France. En attendant que la liste complète des options et des départs soit communiquée au public, si jamais nous devons la connaître tout entière, quelques détails authentiques donneront une idée des proportions énormes qu’a prises l’émigration.

Dans les trois derniers jours du mois de septembre, 45 000 voyageurs venant des provinces annexées ont traversé la gare de Nancy et inondé les rues de la cité. Aux abords de l’hôtel de ville, sur la place Stanislas, des familles fugitives s’asseyaient en cercle autour de la statue du dernier duc de Lorraine, attendant avec une dignité recueillie qu’on leur indiquât une destination ou un asile ; des groupes aux vêtemens bariolés, d’une tristesse pittoresque, se formaient silencieusement jusque sur le marbre des fontaines, près des eaux jaillissantes ; une foule si épaisse obstruait les abords du chemin de fer que les derniers venus ne pouvaient arriver jusqu’au guichet qu’après quelques heures d’attente ; des caisses, des paquets, des matelas, s’amoncelaient sur les quais et y formaient une montagne de bagages ; du milieu de cette cohue, on n’entendait sortir aucune exclamation violente, aucun chant révolutionnaire. Par intervalles seulement, quelques voix résolues acclamaient le nom de la France. C’était surtout le cri des jeunes gens, de nos futurs soldats. À la dernière heure, il en arriva un si grand nombre que l’on craignit quelques conflits avec la garnison prussienne, et que l’on dirigea plusieurs trains sur Vesoul, où un régiment de cavalerie française a remplacé les Allemands. Il partait encore des émigrés le 1er octobre à quatre heures du matin. Sur la route de Novéant à Pagny, vers la fin du mois de septembre, les voitures de déménagemens se succédaient sans interruption la nuit et le jour, aussi rapprochées les unes des autres et aussi serrées qu’elles eussent pu l’être dans les rues de Paris lorsqu’un encombrement s’y produit. À la même époque, cent cinquante wagons de meubles entraient tous les jours en France par la gare de Pagny.

La ville de Metz, autrefois si florissante et si animée, ressemble aujourd’hui à un désert où n’apparaissent plus que de loin en loin quelques débris de l’ancienne population ; les écriteaux suspendus au-dessus de toutes les portes, les fenêtres closes, annoncent que dans tous les quartiers les maisons demeurent vides. Dans la rue des Clercs, la plus fréquentée de toute la ville, qui conduit de l’Esplanade à la cathédrale, douze grands magasins se sont fermés pour ne plus se rouvrir. Les fabriques de chaussures, de flanelle, de bonneterie, qui occupaient 2 000 ouvriers, s’établissent à Nancy ; les ateliers justement renommés où M. Maréchal peint ses vitraux se transportent à Bar-le-Duc. Tous les anciens avoués du tribunal, la plupart des huissiers ont donné leur démission et gagné la France ; il ne reste plus dans toute la ville que deux notaires. D’après les calculs les plus modérés, on ne peut évaluer le nombre des personnes qui ont quitté Metz à moins de 32 000. Du chiffre de 48 000 habitans, l’ancienne population est tombée à celui de 16 000. Ce n’est plus la vieille cité messine que les Prussiens possèdent ; ils n’en gardent que l’ombre. La France avait fait de Metz une ville riche et active, à la fois militaire, savante, industrielle, dotée de magnifiques établissemens, de l’école d’application d’artillerie et du génie, d’une école régimentaire d’artillerie, d’une cour d’appel, d’un lycée appartenant à l’état et d’un collège libre, d’une école de dessin et de musique, d’écoles municipales dignes de rivaliser pour la perfection des méthodes et l’étendue de l’enseignement avec les institutions analogues de Mulhouse et de Paris, qu’elles ont en général précédées, auxquelles même elles ont en plus d’un point servi de modèles. Le zèle de la municipalité et l’intelligence de l’industrie privée complétaient par des efforts locaux, par des créations individuelles, l’action bienfaisante du gouvernement. Que deviennent aujourd’hui toutes ces richesses, œuvre des siècles, produit du travail de plusieurs générations françaises ? Il a suffi que Metz tombât au pouvoir des Prussiens pour qu’en deux ans la vieille cité descendît du second rang au dixième, reculât jusqu’aux temps les plus obscurs et les plus malheureux de son histoire. Il dépend de ses nouveaux maîtres de la faire descendre encore sur la pente de la décadence, mais il ne leur appartient point d’y ramener la vie et l’activité première. Tant que Metz restera entre leurs mains, Metz, après de longs jours de prospérité, aura la douleur de se survivre à lui-même. Avec un sentiment de patriotisme que la France ne saurait trop honorer, la municipalité messine vient de dresser le bilan de toutes les gloires locales, comme pour montrer à l’Allemagne ce qu’était Metz avant la conquête et humilier le présent par le contraste du passé. On a réuni dans un même musée des souvenirs archéologiques, des collections de médailles, de pierres, d’insectes, de plantes, d’animaux, et gravé sur des tables de marbre, avec les titres des sociétés savantes du pays messin et la mention des prix remportés par elles dans de nombreux concours, les noms de tous les hommes célèbres qu’a produits la cité. On dirait qu’avant de mourir la noble ville compose elle-même l’inscription funéraire qui décorera sa tombe.

Metz n’a pour nous qu’une importance militaire, répondent sans embarras quelques Allemands ; nous n’avons exigé cette place que pour fermer aux Français le chemin de l’Allemagne et nous ouvrir la route de Paris. De là nous jetterons, quand nous le voudrons, une armée dans les plaines de la Champagne sans rencontrer entre nous et votre capitale un seul obstacle naturel ; nous couvrons notre frontière et nous découvrons la vôtre. C’est là tout le secret de la conquête de Metz ; notre ambition ne va pas plus loin. Que Metz ne soit plus après cela qu’une forteresse, qu’une vaste caserne entourée de canons, que l’industrie y périsse, que les arts s’y éteignent, que la vie s’y arrête, peu nous importe ; c’est l’affaire des habitans, non la nôtre. Notre but est atteint, nous ne voulions qu’une position stratégique, nous l’avons ; bien habile ou bien hardi sera celui qui maintenant nous en dépossédera.

Il n’en est pas de même de Strasbourg, dont les feuilles officieuses de l’Allemagne ne parlent qu’avec sollicitude ; pour cette fille bien-aimée, que ne ferait pas la mère-patrie, trop longtemps privée d’elle ! N’est-ce pas afin de la rendre plus heureuse et plus florissante, pour y effacer jusqu’aux derniers vestiges de la barbarie française, qu’on a commencé par détruire à coups de canon une partie de la ville avant de l’annexer tout entière ? Grâce à la fraternelle habileté des artilleurs allemands, la voilà qui sort maintenant rajeunie et renouvelée de ses ruines ; les magnifiques indemnités accordées par l’Allemagne aux propriétaires des maisons détruites leur permettent d’élever des palais à la place des masures qu’ont brûlées à dessein quelques obus intelligens. Le faubourg National, le faubourg de Saverne, le faubourg de Pierre, vont maintenant lutter d’élégance avec les plus beaux quartiers de Berlin. Strasbourg, amoindri par la France, entrera sous le drapeau prussien dans une ère de prospérité que les cités françaises n’ont jamais connue ; ses remparts tomberont, son enceinte s’élargira du côté de la Robertsau, un large canal amènera à la porte des Pêcheurs les plus grands bâtimens qui naviguent sur le Rhin. La science y fleurira en même temps que l’industrie ; une puissante université, entretenue à grands frais et richement dotée, y réunira les professeurs les plus célèbres de l’Allemagne. Telles étaient les promesses sonores par lesquelles on essayait de consoler et surtout de retenir les Strasbourgeois. Ceux-ci secouaient la tête, attendant pour y croire que toutes ces merveilles fussent réalisées. Ont-ils eu tort de se montrer si incrédules ? Combien de ces beaux projets restent encore à l’état d’espérance ! Qu’est devenue l’ardeur des premiers jours ? L’achat et la vente des terrains de la Robertsau ne seraient-ils qu’une simple manœuvre de la spéculation allemande, si habile en ce moment à remuer les capitaux et à dépouiller les actionnaires ? Où sont les professeurs illustres que devait attirer l’université de Strasbourg ? 52 Allemands remplacent simplement dans l’enseignement supérieur 51 Français aussi instruits, aussi distingués et généralement plus connus que leurs successeurs. Aucun homme considérable de l’Allemagne n’a voulu accepter les offres du gouvernement prussien et affronter les dispositions peu favorables du public alsacien. Il a fallu recruter le nouveau personnel enseignant un peu au hasard, en Suisse, en Autriche, dans les différentes parties de l’empire germanique, parmi les lettrés et les savans les plus obscurs. Installés le 1er mai 1872, quelques-uns de ces professeurs ont déjà pris la fuite, honteux du vide qui se faisait autour d’eux et ne pouvant se résigner à voir leurs cours déserts. Ce qui manque en effet le plus à cette université, ce sont les étudians ; l’Alsace n’en fournit point et n’en pourra fournir avant longtemps. Les jeunes Allemands n’éprouvent aucun désir de séjourner dans une ville attristée, où la vie d’ailleurs leur sera plus onéreuse que dans les universités allemandes. L’Allemagne en est réduite, pour y attirer quelques étudians, à créer des bourses qu’elle affecte spécialement à l’université de Strasbourg.

Les prétendus avantages que la Prusse offrait aux Strasbourgeois, et qu’annonçait bruyamment toute la presse germanique, n’ont guère retenu à Strasbourg que ceux qu’y retenaient des nécessités de situation, le petit commerce, les petits propriétaires de maisons ou de jardins, une partie de la classe moyenne, dont les ressources tiennent au sol et ne peuvent se transporter ailleurs. Là comme partout, les riches et les pauvres sont partis sans hésiter, emportant les uns leurs capitaux, les autres leurs bras et leurs instrumens de travail. Il faut excepter, bien entendu, de cette classification, trop générale pour être absolue, les grands industriels dont les établissemens ne se déplacent point et les ouvriers attachés à leur fortune.

C’eût été un véritable désastre, la ruine de milliers de familles, la perte de plusieurs centaines de millions, si les manufactures de Mulhouse, les usines de Hayange, de Styring, de Moyeuvre, d’Ars-sur-Moselle, avaient cessé leurs travaux. Il importe même à l’intérêt français, comme l’a très bien montré M. Reybaud[2], que ces grandes maisons ne tombent point entre des mains allemandes et ne cessent d’appartenir à des familles françaises. En Alsace, le courant d’émigration, plus marqué peut-être dans le Haut-Rhin que dans le Bas-Rhin, dans la montagne que dans la plaine, a été aussi considérable qu’aux environs de Metz. Les Vosges restées françaises se peuplent d’Alsaciens et reçoivent dans leurs vallées agrestes des industries transplantées. Depuis l’annexion, Épinal compte 1 000 habitans, Saint-Dié 2 500, le département tout entier 45 000 âmes de plus qu’auparavant. La population de Nancy s’est augmentée de 10 000 âmes, 25 000 options y ont été reçues, et 6 000 engagés volontaires y ont demandé à faire partie de l’armée française. Dans la même ville, Saverne envoie une fabrique de bascules, Colmar une fabrique de porcelaines, Sarre-Union une fabrique de chapeaux de paille, Strasbourg la grande imprimerie Berger-Levrault, à côté des fabriques de bonneterie, de flanelle, de chaussures, de limes qui viennent de Metz et de Sarreguemines. Plus de 3 000 ouvriers y arrivent des provinces annexées. À Belfort, à Vesoul, à Lunéville, à Pont-à-Mousson, à Toul, à Verdun, à Briey, à Bar-le-Duc, les émigrés abondent. Les fabriques de draps de Bischwiller, qui ne trouvaient plus de débouchés en Allemagne, se transportent jusqu’à Vire dans le Calvados, à Elbeuf et à Sedan.

Sur la frontière même des provinces annexées, à mesure que les communes devenues allemandes se dépeuplaient, les communes restées françaises recevaient et gardaient les émigrans. Il y a sur le territoire cédé à l’Allemagne des villages manufacturiers où ni ouvriers ni patrons n’osent coucher. Chaque soir, des milliers d’hommes sortent des pays conquis pour entrer en France, y passent la nuit afin de bien établir qu’ils restent Français, et reviennent le lendemain à leur travail. Dans la banlieue de Metz, ce sont des femmes qui au mois d’octobre ont ensemencé les champs et conduit la charrue. Des villages entiers de la Lorraine allemande, surtout des environs de Bitche, restent déserts. On voyait les habitans arriver en groupes à la frontière et déclarer en allemand qu’ils entendaient rester Français. La plupart manquaient de ressources ; ils avaient tout quitté et tout perdu pour ne garder qu’un bien, la patrie, non pas cette patrie de convention que crée la communauté de la langue, mais la patrie qu’on aime depuis des siècles, dont on a partagé la gloire et la grandeur, à qui l’on doit l’inappréciable bienfait d’une civilisation humaine, généreuse, libérale. Les plus grandes misères qu’ont eu à secourir au passage les comités locaux étaient celles des paysans. Quelques chiffres approximatifs feront connaître au public les charges énormes qu’acceptait dès le début de l’émigration, qu’accepte encore en ce moment le patriotisme de la charité privée ; 52 000 personnes au moins ont été secourues en dix-huit mois par le comité alsacien-lorrain établi à Nancy ; du 1er septembre au 10 octobre, ce même comité distribuait aux émigrés 158 000 francs ; aujourd’hui, grâce au concours de la société de protection que M. le comte d’Haussonville préside à Paris avec tant de dévoûment, on construit des baraques pour loger autour de Nancy les ouvriers annexés ; à Paris même, 50 lits sont à la disposition des émigrans ; on dépense pour leur entretien près de 6 000 francs par semaine, sans compter les nombreuses distributions de vêtemens qu’on leur fait à domicile ou dans les bureaux de la rue de Provence.

Ceux qui restent ne sont en général ni moins attachés à la France ni moins hostiles à l’Allemagne que ceux qui partent. C’est la nécessité seule qui les retient. Ils ne choisissent point librement la nationalité allemande, ils la subissent malgré eux ; beaucoup, quoique ne pouvant partir, ont rempli toutes les formalités de l’option, afin de ne laisser aucun doute sur leurs sentimens. La France ne saurait leur en vouloir d’accepter le sont auquel elle les condamne par les traités qu’elle a signés ; ils sont la rançon de la patrie tout entière, et le sacrifice qu’ils font en la perdant doit leur être compté par tous ceux qui la conservent. Appartenant presque tous à la classe moyenne des villes et des campagnes, petits propriétaires de maisons ou de biens ruraux, ils restent parce que la propriété ne s’emporte pas, ainsi que la patrie, à la semelle des souliers, et que le départ pour eux serait la ruine. Tout ce qu’ils possèdent tient au sol ; nulle possibilité d’ailleurs de vendre ni même de louer. La plupart n’ont qu’un moyen de tirer parti de leurs immeubles, c’est de les habiter et de les exploiter eux-mêmes. Les gens riches qui ont des terres en France ou des valeurs mobilières peuvent faire le sacrifice d’une part de leurs revenus, laisser leurs propriétés d’Alsace-Lorraine improductives et inoccupées ; presque tous l’ont fait sans hésiter. Les plus beaux hôtels de Metz, une des villes de France où le luxe de l’architecture était poussé le plus loin, ne renferment aujourd’hui aucun habitant ; les millions ainsi immobilisés ne rapportent à leurs propriétaires que des frais d’entretien et un gros chiffre d’impôts. L’ouvrier qui vit de son salaire emporte partout avec lui ses deux bras qui le font vivre ; mais celui qui n’a d’autre ressource qu’une maison ou un champ meurt de faim, s’il les abandonne. Ces annexés malgré eux ne méritent de notre part que du respect ; toute parole de blâme qui les atteindrait serait un reproche non pour eux, mais pour l’assemblée, pour le gouvernement, qui, en les cédant à l’Allemagne afin de sauver le pays, les déliaient à l’avance de toute obligation envers nous. Après la signature des traités, eux seuls demeuraient juges de ce qu’ils devaient à la patrie dont leur malheur payait la délivrance. Triste sort d’ailleurs que celui qui les attend ! Il faut avoir vécu dans nos villes dépeuplées pour comprendre ce qu’on y souffre. Les relations de famille, d’amitié, de voisinage, qui pour les provinciaux tiennent une si grande place dans la vie, sont presque toutes brisées par de nombreux départs : beaucoup restent isolés sans retrouver autour d’eux un seul visage ami ; pas de réunions intimes où l’on ne compte les places vides, où l’on ne pleure les absens. Les joies de l’intérieur, où l’on aimerait à se réfugier au milieu de la tristesse publique, ont leurs sources taries par la dispersion générale. Faut-il parler des plaisirs extérieurs ? Il y a deux ans que personne ne les connaît plus dans l’Alsace-Lorraine. Les foires du printemps, qui attiraient autrefois un grand concours de peuple, qui amusaient pendant un mois tout un département, ne sont plus fréquentées que par la population allemande. Les Français évitent de se mêler aux groupes des promeneurs étrangers, et protestent par leur absence contre l’invasion bruyante de la gaîté germanique au sein de leurs villes en deuil. Le jour où les Allemands célèbrent publiquement leurs fêtes nationales, chacun reste chez soi, les fenêtres se ferment, on ne rencontre dans les rues ni Alsaciens ni Lorrains ; pour éviter de se montrer, les ouvriers apportent le matin leur dîner à l’atelier et n’en sortent que le soir. Les indigènes font le vide autour des Allemands, comme le faisaient les habitans de Venise autour des Autrichiens. La promenade elle-même, si chère aux oisifs des grandes et des petites villes, y devient un supplice lorsqu’on rencontre à chaque pas l’uniforme étranger, et qu’on entend résonner à ses oreilles la langue des vainqueurs.

Aussi courageux, plus à plaindre peut-être que les émigrans, ceux qui restent dans les pays conquis nous rendent un service que la France ne doit pas oublier ; ils maintiennent parmi les Allemands, dont le nombre s’accroîtra, notre langue, nos traditions, notre esprit. L’isolement dans lequel ils vivent, leur éloignement absolu pour la société de leurs nouveaux maîtres, feront durer la protestation des vaincus aussi longtemps que durera la conquête. Tant qu’il restera, grâce à eux, un élément français sur le territoire annexé, l’annexion gardera le caractère qui lui appartient, celui d’un abus de la force consommé dans un temps qui se pique de progrès par un peuple qui se vante d’être civilisé. Aucun voyageur de bonne foi ne traversera nos provinces perdues sans en rapporter l’impression qu’on rapportait autrefois de Venise et de Milan. La dignité fière des Alsaciens et des Lorrains, leur attitude en face de l’étranger, continueront d’apprendre au monde qu’il a été possible de les conquérir, mais non de les assimiler. Plus on essaiera de les rattacher à l’Allemagne, plus ils se rattacheront d’eux-mêmes à la France. Déjà un symptôme significatif, et qui se produit partout, doit avertir les Allemands de l’inutilité de leurs efforts pour germaniser les Français. Dans la Lorraine allemande et dans les villages de l’Alsace, où les conquérans croyaient trouver plus de sympathie à cause de la communauté de la langue, on n’a jamais moins parlé allemand que depuis la conquête. C’est à qui montrera par l’usage de la langue française son dévoûment à la France et son aversion pour l’étranger. Beaucoup de gens qui entendent l’allemand affectent de ne pas le comprendre lorsque les Allemands les interrogent, afin de bien marquer leur nationalité. Notre pays recueille ici le fruit de la politique conciliante qu’il a toujours adoptée sur la frontière. N’imposant à personne l’usage exclusif du français, laissant chacun libre de se servir à son gré de l’idiome qui lui convenait le mieux, il a gagné les cœurs par sa tolérance et conquis des affections qu’il retrouve aujourd’hui. À quoi lui eût-il servi de faire violence à des habitudes inoffensives ? Ce n’est pas la langue qu’on parle, ce sont les sentimens qu’on éprouve, la reconnaissance des bienfaits reçus, le souvenir de la gloire et des malheurs partagés qui font la nationalité. La patrie que l’on aime peut parler plusieurs langues, mais tous ses enfans la comprennent ; notre histoire, celle des Suisses, ne le prouvent-elles pas jusqu’à l’évidence ? Un habitant du Tessin est-il moins Suisse qu’un habitant de Berne ou de Genève ? un Breton moins Français qu’un Provençal ou un Basque ?

Le clergé français, demeuré tout entier à son poste dans les provinces annexées, y représente un élément de résistance morale qu’il sera difficile à l’Allemagne d’affaiblir. Le prêtre, par son caractère sacré, échappe à la juridiction de l’autorité administrative. Comment enchaîner sa parole, comment lui fermer la bouche lorsqu’il parle du haut de la chaire, comment empêcher surtout que son patriotisme ne pénètre au foyer domestique sous le couvert toujours si respectable des sentimens religieux ? Lui sera-t-il interdit d’entretenir ses auditeurs de ce que la France a fait pour l’église, de puiser ses exemples de foi et de vertus chrétiennes dans notre histoire plus volontiers que dans celle de la Prusse ? La moindre apparence de persécution ne ferait qu’irriter les courages et rapprocher les fidèles de leurs pasteurs. On sait par exemple qu’un ecclésiastique aussi intrépide que M. Dupont des Loges, évêque de Metz, ne reculerait devant aucune menace, et serait plus satisfait qu’effrayé de souffrir pour sa foi. Si la lutte s’engageait, le diocèse tout entier le suivrait sans hésiter jusqu’aux derniers sacrifices. Les paroles les plus courageuses qui aient été dites en Alsace-Lorraine depuis l’annexion sortaient de la bouche de prêtres catholiques ou de pasteurs protestans ; plus d’une fois même l’empressement avec lequel les Français se sont groupés en public autour de leur clergé a donné aux cérémonies religieuses le caractère d’une manifestation patriotique. Partout où les Français se réunissent, même pour prier, on ne peut les empêcher de représenter la France. L’administration allemande paraît comprendre du reste que toute mesure d’intimidation nuirait à ses projets au lieu de les servir ; elle semblerait plus disposée à gagner les bonnes grâces du clergé qu’à lui faire peur. Son principal moyen de séduction a été jusqu’ici d’augmenter d’un tiers les traitemens des curés, des desservans, des vicaires et des chanoines. On accepte ces largesses intéressées pour le bien de la religion, sans se croire obligé à la reconnaissance ; nul ne les sollicite ni ne les souhaite, et pas un prêtre de l’arrondissement français de Briey, qui demeure soumis à la juridiction de l’évêque de Metz, malgré l’annexion du siège épiscopal à la Prusse, ne demande à profiter de ces avantages en traversant la frontière. L’Allemagne ne réussit guère mieux auprès des habitans du pays messin, qu’elle vient d’enrichir en leur accordant au hasard d’énormes indemnités de guerre pour les dédommager de ce qu’ils ont souffert pendant le blocus. Quoique beaucoup d’entre eux aient reçu plus qu’ils n’avaient perdu, ils ne savent aucun gré à la Prusse d’une générosité à laquelle ils attribuent le caractère d’une dette, et l’inégalité choquante des répartitions leur fournit un argument commode pour se dispenser de la gratitude. Plus d’un ira dépenser en France l’argent qu’on lui avait donné pour le retenir en Allemagne.

II.

Tant d’exemples réunis prouvent que la Prusse ne fait aucune conquête morale dans les pays qu’elle a violemment détachés de la France. Beaucoup de publicistes allemands en conviennent de bonne foi et en cherchent les causes ; ils attribuent en général l’échec de leur gouvernement à la maladresse des fonctionnaires qu’on a envoyés en Alsace-Lorraine, et au choix malheureux des moyens qu’on emploie pour germaniser ces deux provinces. D’après leur propre témoignage, la première faute commise serait d’avoir exigé l’usage exclusif de la langue allemande dans les actes publics et dans les rapports officiels. Aucune mesure n’aurait paru en effet plus vexatoire, si l’on n’avait exempté de cette obligation deux cents communes lorraines où l’allemand est presque inconnu. Même restreinte aux pays où l’on parle allemand, une disposition si absolue irrite les habitans comme un signe extérieur de cette domination germanique qu’on leur impose et qu’ils n’ont point acceptée. On compare avec amertume la liberté que laissait la France aux exigences dictatoriales de l’Allemagne. Presque partout d’ailleurs, jusque dans les moindres communes, il y a des Français du centre et du midi, étrangers à l’usage de la langue allemande, que des fonctions publiques, le commerce ou le mariage ont amenés en Alsace. Croit-on que, dans six ans, lorsqu’on aura retiré aux notaires, comme l’annoncent les circulaires officielles, la faculté de rédiger leurs actes en français, toute la population annexée sera en mesure de se servir de l’allemand ? Il n’a pas été non plus d’une habile politique de débaptiser les villes françaises pour leur imposer des noms germaniques. Thionville aura beau s’appeler Diedenhofen, Hayange Hayingen, Uckange Ueckingen, Château-Salins Salzburg, les anciennes dénominations n’en restent pas moins gravées dans la mémoire des habitans ; on sera d’autant plus tenté de s’en souvenir que le vainqueur les proscrit. La meilleure manière de perpétuer un usage populaire et inoffensif n’est-elle pas de l’interdire ?

Le gouvernement prussien paraît avoir commis une faute plus grave encore en rendant le service militaire obligatoire, dès cette année, pour les Alsaciens-Lorrains. Il eût été plus politique d’accorder à ceux-ci un délai qu’avaient demandé les municipalités, et que tant de motifs conseillaient de ne point leur refuser. Quand les souvenirs de la guerre sont encore si vivans dans les provinces annexées, est-il sage de faire endosser aux vaincus d’hier l’uniforme des vainqueurs ? Les jeunes conscrits peuvent-ils oublier que l’armée où on veut les fondre s’est signalée par le bombardement de Strasbourg, que leurs futurs généraux ont couvert d’obus la petite forteresse de Neuf-Brisach, qui ne pouvait se défendre, et brûlé par trois fois le village de Peltre ? C’est trop demander à la nature humaine que de lui supposer tant de mansuétude et si peu de mémoire. Beaucoup d’Allemands du reste, oubliant le mal qu’ils nous ont fait, s’étonnent que nous en gardions le souvenir. Ils nous tendent volontiers la main comme si rien ne s’était passé qui dût altérer les rapports des deux nations ; il y en a même qui affectent de ne plus comprendre ce que c’est que la haine, eux qui l’ont si bien comprise autrefois, et de la considérer comme un sentiment incompatible avec la civilisation. Aux yeux de ces optimistes, moins naïfs peut-être qu’ils ne le paraissent, la dernière guerre n’est qu’un duel après lequel les deux adversaires devraient se réconcilier, au besoin même s’estimer et se traiter en amis. Faut-il leur rappeler que le vaincu, frappé à terre et mutilé de sang-froid, ne répond que par le dédain aux avances du vainqueur ? Si l’on voulait que la lutte restât jusqu’au bout courtoise et chevaleresque, comme l’avaient été la guerre de Crimée et la guerre d’Italie, il eût été équitable de n’y point préluder par l’incendie de nos villes, et de ne la point conclure par la mutilation de la France.

Loin de respecter les sentimens naturels de la jeunesse alsacienne et lorraine en la dispensant jusqu’à nouvel ordre d’un service militaire qui devait lui être odieux, la Prusse aggrave pour les annexés une charge déjà si lourde par une disposition toute spéciale qui ne s’applique qu’aux deux provinces arrachées à la France. Partout ailleurs, l’armée prussienne est organisée par régions ; les corps en activité de service et les régimens de la réserve se composent d’hommes qui habitent la même contrée et vivent déjà en commun avant de se réunir sous les drapeaux ; la certitude qu’ont les conscrits de retrouver au dépôt leurs amis et leurs camarades d’enfance adoucit pour eux les rigueurs de la loi militaire. Les provinces annexées à la Prusse en 1866 jouissent de cet avantage au même titre que les plus anciennes parties de l’empire ; l’Alsace et la Lorraine en sont seules exceptées. Au Reichsrath, le ministre de la guerre, interpellé à ce sujet, répondit qu’on n’augmenterait point le nombre des régimens, et que le contingent d’Alsace-Lorraine serait réparti dans les différens corps d’armée. Il ne restera même pas à ces jeunes gens séparés de leur patrie, forcés de servir à l’étranger, la consolation de vivre entre eux et de se prêter une mutuelle assistance ; on les versera dans des corps où ils se trouveront isolés, où leur qualité d’annexés les rendra suspects aux Allemands, et les exposera peut-être à une rigoureuse surveillance. Tel est le degré de confiance que l’Allemagne témoigne aux nouveaux sujets dont elle se prétend la mère, qu’elle ramène avec tant de sollicitude au giron maternel. Elle paraît si peu compter sur leur tendresse qu’en leur ouvrant ses bras elle a soin d’enchaîner les leurs. Il serait d’ailleurs bien difficile aux nombreux Alsaciens et Lorrains qui ne comprennent pas la langue allemande de servir dans des corps où tous les commandemens se font en allemand. Un officier prussien consulté à ce sujet convenait qu’ils seraient exposés à de continuelles méprises et par suite à de mauvais traitemens. Il faut une oreille très exercée pour saisir les commandemens militaires de l’armée prussienne. Les Alsaciens les plus habitués à parler allemand n’en comprennent pas toujours le sens[3].

Heureusement les soldats annexés seront peu nombreux, si l’on en croit la statistique des conseils de révision. Dans les villes et dans la plus grande partie des villages de la Lorraine et de l’Alsace, pas un seul conscrit n’a attendu la conscription prussienne : il ne reste en général que les jeunes gens impropres au service ; tous ceux qu’une nécessité absolue n’a point retenus ont pris la fuite. Les usines d’Hayange et de Moyeuvre, qui occupent des milliers d’ouvriers, ne fourniront pas à la Prusse un seul soldat d’origine française. À Saint-Avold, il ne s’est présenté que trois conscrits, tous trois infirmes, à Sarre-Union qu’un seul homme valide ; à Metz, où la moyenne des inscriptions était autrefois de 350 jeunes gens, il n’y avait cette année que 57 inscrits, sur lesquels 51 avaient gagné la frontière française ; les 6 derniers, qui avaient répondu seuls à l’appel de l’autorité prussienne, ont tous été réformés le 30 octobre. Les Allemands publieront peut-être des chiffres différens ; ils annoncent par exemple avec affectation qu’ils viennent de recevoir à Metz 20 engagés volontaires. Rien de plus exact ; ajoutons seulement, pour l’édification du public, qu’il ne s’agit point ici d’annexés, mais de jeunes gens originaires d’Allemagne, fils de fonctionnaires ou de négocians amenés par la conquête.

Ce ne sont pas seulement les recrues de cette année qui se dérobent ainsi au service militaire, beaucoup de ceux que la conscription menaçait dans un avenir prochain n’ont pas attendu qu’elle les atteignît. Les garçons de seize et de dix-sept ans s’enfuyaient par groupes. Un d’entre eux, habitant des bords de la Nied, disait à sa mère, qui essayait de le retenir : « Si vous me retenez, je me jetterai sous le pont à l’endroit où l’eau est la plus profonde. » Un autre répondait aux instances de ses parens : « Vous pouvez me tuer, je vous pardonnerai ma mort ; mais, si vous me faites Prussien, je sens que je ne vous le pardonnerai jamais. » Généralement du reste les familles n’opposaient aucune résistance au départ des enfans, quoique ceux-ci emportassent avec eux la joie et souvent la fortune de la maison. Les mères avaient vu manœuvrer les soldats prussiens sur les places de Thionville, de Metz, de Mulhouse, de Colmar, de Strasbourg, et ne voulaient à aucun prix que leurs fils fussent soumis au même régime. Nos paysans ont témoigné à cet égard une fermeté qu’on n’eût pas osé attendre de leurs habitudes d’esprit un peu craintives. Les agens prussiens qui parcouraient les campagnes en menaçant les familles de ceux qui partiraient d’une amende de 50 à 1 000 thalers ne réussirent à empêcher aucun départ : tout au plus décidaient-ils les parens à partir en même temps que les enfans. On a vu aux environs d’Ottange des fils de paysans riches, dont le bien-être était assuré s’ils avaient voulu rester sur leurs terres, aller servir comme ouvriers dans les usines françaises pour échapper à la conscription prussienne. « Gardez nos champs, disaient-ils au père et à la mère, et ne vous inquiétez pas de nous. Nous avons des bras, nous travaillerons, nous gagnerons notre vie en France. »

On sait cependant quel est l’esprit militaire des provinces annexées, que de généraux l’Alsace et la Lorraine ont fournis à la France : Custines, Kellermann, Kléber, Rapp, Lassalle, Ney, Oudinot, Mouton, Molitor, Duroc, Drouot, Victor, Gouvion Saint-Cyr, pour ne parler que des plus célèbres. Les deux départemens du Haut-Rhin et du Bas-Rhin étaient pour notre armée une pépinière de remplaçans ; mais il a suffi aux Alsaciens d’assister à quelques manœuvres prussiennes pour n’éprouver aucune envie d’y prendre part. La brutalité avec laquelle les officiers allemands traitent leurs soldats révolte les habitudes françaises ; à la moindre faute, pour le plus léger motif, les injures et les coups pleuvent sur le coupable ; on voit souvent de jeunes conscrits revenir de l’exercice la figure ensanglantée ; on les frappe avec le plat du sabre, on les attache à un poteau pendant des heures entières et par les froids les plus rigoureux. Une discipline de fer force les malheureux à supporter ces outrages ; mais beaucoup se dédommagent en secret de la contrainte qu’ils s’imposent en public, et se plaignent amèrement de leur sort. Il faut plus de courage aux jeunes gens bien nés, aux hommes de cœur pour subir ces humiliations que pour affronter l’ennemi ; tous ne s’y résignent pas, il y en a qui se vengent au péril même de leur vie. À Strasbourg, pendant une revue, un soldat souffleté par un officier le tua sur place, et fut passé par les armes au milieu d’une population moins disposée à le plaindre qu’à l’approuver.

De tels exemples n’ont rien d’encourageant pour les futurs soldats de la Prusse ; on a beau leur dire que le nouveau code pénal militaire supprime les peines corporelles, tant qu’ils ne le voient pas appliqué, ils s’en défient. Ils savent bien d’ailleurs que des adoucissemens passagers, plus faciles à décréter qu’à obtenir, ne changeront rien à la situation humiliante que la loi militaire fait en Prusse au subordonné en face du supérieur. Le soldat prussien ne respecte pas seulement son chef, il le redoute ; une sorte de frayeur se peint dans ses traits lorsqu’il le regarde, comme s’il craignait de ne pouvoir lui témoigner assez de respect, assez d’obéissance. Une armée d’hommes intelligens, qui compte dans ses rangs toute la jeunesse éclairée d’Allemagne, ne se laissera peut-être point conduire indéfiniment par la terreur ; une réaction est possible, quelques symptômes de résistance se sont produits, dit-on, pendant l’occupation des départemens français. On ne fait pas impunément violence au sentiment de dignité que tout homme porte en soi. Le soldat pourra se lasser un jour d’être traité par l’officier comme s’il appartenait à une race inférieure et déchue de tous droits. Déjà beaucoup émigrent pour échapper au régime militaire. La prétendue prospérité que l’Allemagne doit à ses victoires et à son organisation savante, loin de se traduire par un accroissement de satisfaction dans toutes les classes de la société, se traduit jusqu’ici par un chiffre d’émigration plus considérable. Au mois de mars 1872, 6 534 émigrés allemands débarquaient à New-York, où plus de 12 000 étaient arrivés en un seul trimestre.

Les Alsaciens et les Lorrains ne manquent pas de remarquer qu’au moment où la France, à l’exemple de l’Allemagne et sous le coup d’une nécessité inexorable, établit chez elle l’obligation du service militaire, elle en atténue du moins les effets par les précautions qu’elle prend pour que les soldats, qui sortiront désormais de tous les rangs de la société, ne soient exposés de la part de leurs chefs à aucune vexation, à aucun acte de brutalité. Une circulaire du général de Cissey recommande à nos officiers de ne se servir, en parlant à leurs hommes, d’aucune expression grossière. Nulle part peut-être cette précaution n’est plus nécessaire que dans un pays où les susceptibilités s’éveillent si vite, où chacun est plus disposé à trop s’estimer soi-même qu’à ne pas s’estimer assez. Les Lorrains et les Alsaciens, si Français de cœur, de sentimens, d’habitudes, ne pensent pas autrement sur ce point que le reste de la France. Comment ne préféreraient-ils pas la douceur relative du régime militaire français à l’insolence du militarisme prussien ?

L’expulsion récente des jésuites augmente encore les griefs de l’Alsace-Lorraine contre ses nouveaux maîtres, et détermine le départ de nombreuses familles en fermant à Metz la seule maison d’éducation française qui eût survécu à la conquête. À Strasbourg, où les pères n’occupaient qu’un modeste établissement et ne desservaient qu’une simple chapelle, on les a traités avec la dernière rigueur, comme si leur présence faisait courir à l’empire d’Allemagne quelque danger immédiat. — Ordre leur a été donné de quitter la ville sur-le-champ, défense faite de remplir, avant de s’éloigner, aucun devoir religieux, de confesser, d’administrer les sacremens, de célébrer le sacrifice de la messe ; on les prévenait en outre que cet arrêté du gouvernement serait affiché à la porte de leur église. De telles mesures irritent les protestans d’Alsace aussi bien que les catholiques, et provoquent dans tous les esprits une comparaison inévitable entre les anciens procédés de l’administration française et les violences de l’administration allemande. Depuis lors la presse officielle de l’empire germanique menace ouvertement toutes les communautés religieuses des provinces annexées d’un traitement analogue ; on fait entendre que les couvens catholiques d’hommes et de femmes entretiennent dans le pays l’esprit de résistance, on insinue qu’il peut devenir nécessaire de les fermer par la force. Des centaines de frères, plus de 2 000 sœurs institutrices attendent ainsi avec courage, mais non sans trouble, ce que décidera l’autorité allemande. Privera-t-on de leurs soins les milliers d’enfans qu’ils instruisent, livrera-t-on toute cette jeunesse à des instituteurs allemands, afin de lui inculquer de bonne heure l’amour de la patrie nouvelle qu’on lui impose ?

Le gouvernement prussien allègue pour sa défense qu’il ne porte aucune atteinte à la religion, qu’il ne combat que le fanatisme, et se borne à soutenir la guerre que le pouvoir religieux déclare au pouvoir civil. Peut-on lui reprocher de nourrir de mauvais desseins contre la foi catholique, quand il ne témoigne que des égards au clergé séculier, et rétribue les prêtres des provinces plus généreusement que ne le faisait la France ? Le gros des fidèles ne saisit pas facilement ces distinctions ; il voit fermer des maisons religieuses, il apprend qu’on menace les autres, il craint un commencement de persécution, et sa haine contre l’étranger s’accroît des inquiétudes de sa conscience. Le clergé séculier lui-même, quoiqu’à l’abri de ces coups, se sent atteint indirectement lorsqu’on frappe à côté de lui ses plus utiles auxiliaires. De là un redoublement général de méfiance et d’hostilité à l’égard des Allemands. N’est-ce point assez d’avoir dépouillé les Alsaciens et les Lorrains de leur nationalité ? L’Allemagne prétend-elle asservir les âmes et soumettre les manifestations de la foi à une tyrannique surveillance ? Il suffit qu’une telle question se pose, même à tort, pour entretenir l’irritation des esprits et rappeler à toutes les mémoires la liberté religieuse dont chacun jouissait sous le régime de la loi française.

III.

Toutes ces fautes ont été relevées et le sont encore chaque jour par les publicistes allemands que l’orgueil de la victoire n’aveugle point. Si l’Alsace et la Lorraine continuent à repousser toute tentative d’assimilation germanique, si tant de familles émigrent plutôt que de se soumettre à l’Allemagne, la faute en est, suivant eux, à la sévérité des instructions officielles et à la maladresse des agens qui les appliquent. Une politique plus conciliante et plus douce, un délai de dix ans accordé à tous les annexés avant de les astreindre à l’usage de la langue allemande et au service militaire, de grands ménagemens envers les personnes et surtout envers les communautés religieuses, eussent calmé les esprits et consolé peu à peu les tristesses patriotiques. Ceux qui parlent ainsi de bonne foi témoignent ou d’un optimisme enclin à toutes les illusions, ou d’une connaissance fort imparfaite de ce qui se passe au fond des âmes sur tous les points du territoire annexé. Sans doute, il eût été possible d’administrer avec plus de bienveillance les provinces conquises, de les traiter plus humainement, et de leur imposer des conditions moins dures. Qu’on ne s’imagine pas néanmoins que de bons procédés les eussent réconciliées avec leur sort et rapprochées de l’Allemagne. Pour ces populations françaises, attachées à la patrie comme le membre l’est au corps, nourries de nos souvenirs, bercées des légendes de notre gloire, pénétrées de notre esprit, rien ne peut effacer le crime de la conquête. Tant qu’on ne leur rendra pas la nationalité qu’on leur a prise, elles ne se consoleront point, elles n’oublieront point, elles ne pardonneront point. Aussi longtemps qu’il restera en Alsace-Lorraine quelques descendans des premiers annexés, ceux-là protesteront contre l’abus de la force et attendront avec confiance l’heure toujours espérée de la réparation. Il ne s’agit point ici d’une question administrative, des bonnes ou des mauvaises dispositions du gouvernement prussien à l’égard des provinces conquises, des instructions clémentes ou rigoureuses qu’il adressera à ses agens. Le fait seul de l’annexion rend à tout jamais impossible un rapprochement entre ceux qui en sont les victimes et ceux qui en profitent. L’habileté et la bonne grâce des administrateurs les plus concilians ne changeront rien à une situation plus forte que les combinaisons humaines.

Assurément la Prusse eût retenu plus de monde, surtout plus de jeunes gens, sur le territoire annexé, si elle n’avait point exigé dans un aussi bref délai le service militaire de ses nouveaux sujets ; mais au fond qu’y eût-elle gagné ? Cette modération politique eût-elle désarmé les ressentimens, fait oublier aux populations qu’on les réunit malgré elles à l’Allemagne, qu’au mois de février 1871 elles votaient pour la France, et qu’au mépris de ce vœu, si unanimement exprimé par le choix de leurs représentans, on les arrache à une patrie qu’elles aiment pour leur imposer une patrie qu’elles repoussent ? Ceux qui seraient restés ne penseraient pas, ne sentiraient pas autrement que ceux qui sont partis. Leur grief serait le même : qu’ils restent ou qu’ils partent, qu’on les ménage ou qu’on ne les ménage point, les Alsaciens et les Lorrains n’accepteront jamais qu’on dispose de leur sort sans leur consentement, que, les sachant français de cœur, on les condamne à ne plus l’être. De tels abus de la force ne se rachètent par aucune habileté administrative. La seule marque de bon vouloir que les annexés demandent à l’Allemagne, c’est de les laisser libres, de les appeler au scrutin pour choisir entre l’Allemagne et la France, et de s’en rapporter à leur décision. Le jour où le gouvernement prussien leur accordera satisfaction sur ce point, il n’y aura plus de malentendu entre lui et l’Alsace-Lorraine. Jusque-là, les vaincus et les vainqueurs vivront en ennemis sur le même sol, comme deux populations distinctes et irréconciliables, sans jamais se rapprocher ni même se comprendre. Que pourrait-il y avoir de commun entre ceux qui tous les jours subissent une destinée contre laquelle ils protestent et ceux qui la leur imposent, sans ignorer la violence qu’ils leur font ? D’une part le sentiment de l’injustice qu’on souffre, de l’autre la conscience du mal qu’on fait, empêchent tout rapprochement.

Il est vrai que beaucoup d’Allemands, infatués de leur grandeur, s’imaginent que ces répugnances de l’Alsace et de la Lorraine auront un terme, qu’un jour viendra où les populations annexées reconnaîtront les bienfaits de l’annexion, s’applaudiront d’appartenir à une nation aussi sage, aussi grande, aussi glorieuse que la nation allemande, et se détacheront enfin de leurs souvenirs français. Un soldat du Holstein cantonné en Alsace exprimait naïvement cette pensée en voyant son hôte verser des larmes à la lecture du traité de paix. « Vous aussi, lui disait-il, vous êtes comme moi un Prussien forcé, que voulez-vous ? Il faut se résigner à la nécessité. D’ailleurs, si vous devenez Prussien, vous devenez Allemand ; faire partie de la grande Allemagne, il y a là de quoi vous consoler. » Cette considération ne touche personne dans les provinces conquises. On n’y est pas aussi convaincu que les Allemands de la supériorité de l’Allemagne ; on se demande même avec un peu d’ironie quels avantages les vainqueurs apportent aux vaincus en échange de ce qu’ils leur prennent, par quelles qualités éclatantes la race germanique se signale à l’admiration des peuples, quel prestige elle prétend exercer sur ses nouveaux sujets. Un habitant de Francfort, de Hambourg, du Hanovre, de Mayence, tout en regrettant les libertés locales et la paix dont jouissaient les petits, états, peut éprouver quelque orgueil d’appartenir désormais à une grande nation, aspirer pour la première fois la fumée de la gloire et s’enivrer de triomphes qu’il n’eût jamais connus, s’il n’avait endossé l’uniforme prussien. Les habitans de l’Alsace et de la Lorraine, habitués de longue date aux plus glorieux souvenirs, n’ont plus à faire depuis longtemps l’apprentissage de la joie populaire qu’inspire la nouveauté de la victoire ; ils appartiennent à une nation qui représente pour eux, non depuis quelques jours, mais depuis des siècles, l’image de la grandeur ; ils ont promené leur drapeau, le drapeau de la France, sur autant de champs de bataille que la Prusse compte d’années ; ils ont été avec Kléber en Égypte, avec Richepanse à Hohenlinden, avec Ney à Borodino. Persuadera-t-on aux Alsaciens et aux Lorrains que deux campagnes heureuses méritent plus d’admiration qu’une longue suite de combats héroïques ?

Ce serait une erreur du patriotisme de contester le triomphe des Allemands dans la guerre de 1870 ; victorieux dès le début, nos ennemis l’ont été jusqu’au bout, sans que la fortune nous ait accordé d’autre faveur que de leur faire payer chèrement quelques-uns de leurs succès. Il manque néanmoins quelque chose à cette guerre, si bien conduite et si heureusement terminée, pour que le souvenir s’en grave en traits brillans dans l’imagination des hommes. La savante organisation d’une armée, l’habile emploi d’une artillerie formidable, ne fournissent à la légende qu’une matière ingrate et dépourvue de poésie. Les qualités personnelles de l’homme, le sang-froid, la bravoure, l’audace, y sont remplacées par la précision mathématique des mouvemens, par l’intelligente distribution des masses, par la régularité rapide d’un tir à longue portée. Dans ces manœuvres où se déploie la science réfléchie du tacticien, rien ne semble donné à l’inspiration soudaine du génie, à cette fougue chevaleresque qui entraîne les soldats et les conduit à travers le danger aux entreprises mémorables. Parmi les chefs justement estimés de l’armée allemande, qui donc nous apparaît sous des traits héroïques, quel nom prononcera-t-on avec des frémissemens d’enthousiasme ? Quels exploits la génération qui les aura vus racontera-t-elle aux générations futures ? Où sont les épisodes que la tactique moderne peut opposer aux faits d’armes éclatans d’un Ney, d’un Masséna, toujours au premier rang, toujours prêts à payer de leur personne au plus fort de la mêlée, au plus épais des bataillons ennemis ? La figure sévère de M. de Moltke, le visage hautain du prince Frédéric-Charles, rayonnent-ils de la même gloire que le front d’un Hoche, d’un Kléber ou d’un Bonaparte ?

Nous sommes peut-être trop sensibles en France à la séduction des qualités brillantes. Si c’est là un défaut national, l’Alsace et la Lorraine ont trop de notre sang pour ne point le partager avec nous. Nous aimons tant l’héroïsme que nous l’admirons chez nos ennemis aussi bien que chez nos compatriotes. Si les Prussiens avaient montré dans la dernière campagne une audace extraordinaire, si on les avait vus monter à l’assaut des forts de Metz ou des forts de Paris, de tels exploits auraient eu parmi nous un long retentissement. La prudence calculée de nos ennemis, l’art nouveau qui leur a permis d’obtenir les plus grands résultats sans exposer la vie des hommes dans des combats meurtriers, leur patience, la continuité soutenue de leurs efforts, tant de qualités solides qui les rendent dignes d’estime et qui imposent le respect à tout observateur éclairé, loin d’enflammer les imaginations populaires, créent plutôt contre l’armée allemande un préjugé défavorable. On l’accuse d’éviter les engagemens corps à corps, de se cacher volontiers dans les bois, et de préférer le duel d’artillerie, où l’on ne voit pas l’adversaire, au duel à la baïonnette, où on l’aborde face à face. Aux yeux des populations de l’Alsace et de la Lorraine, la défaite du soldat français ne lui a rien ôté de son prestige, et la victoire du soldat prussien n’a rien ajouté à l’opinion qu’on avait de celui-ci. Même après tant de désastres, le vaincu reste toujours pour la foule le type du courage, de la vivacité intrépide, de l’audace chevaleresque ; on croit encore à sa supériorité individuelle sur le vainqueur. On attribue les succès des Allemands non à quelque mérite qui leur soit personnel, mais au chiffre écrasant de leurs troupes et à l’incapacité des généraux français. La charge seule des cuirassiers de Reichsoffen laisse un plus grand souvenir dans les classes populaires que les victoires de la Prusse.

Si le soldat prussien, malgré tant de succès, n’a conquis en Alsace-Lorraine aucune espèce de prestige, possède-t-il au moins ces qualités aimables qui adoucissent pour les vaincus l’amertume de la défaite ? Fera-t-il oublier la bonne grâce et la gaîté facile du soldat français ? Nul ne le croit parmi les annexés. La discipline sévère qui pèse sur lui l’oblige à observer une grande réserve dans ses rapports avec les habitans du pays qu’il occupe, on n’aura presque jamais de torts graves à lui reprocher envers eux : le moindre acte de violence qu’il se permettrait à leur égard serait puni d’une manière rigoureuse ; mais, s’il n’est pour personne un voisin dangereux, il ne sera non plus pour personne un voisin recherché. Peu communicatif, volontiers absorbé en lui-même, souvent revêche ou insolent, lourd et raide, incapable de plaisanter et plus encore peut-être de comprendre une plaisanterie, il éloigne la sympathie au lieu de l’appeler. Il vivra en étranger sur le territoire conquis comme il vivait à Luxembourg, où pendant cinquante ans aucun rapprochement ne s’est opéré entre une population de mœurs affables et une garnison pleine de morgue. Comment réussirait-il à se faire aimer hors de chez lui lorsqu’il n’y réussit même pas sur la terre allemande ? On a souvent observé qu’il régnait dans les villes rhénanes une sourde hostilité entre les soldats et les habitans ; on n’y pardonnait guère aux officiers leurs airs hautains et leur mépris trop peu dissimulé pour la population bourgeoise. À Mayence, où avant la campagne de 1866 les Prussiens et les Autrichiens tenaient en même temps garnison, le peuple témoignait autant d’aversion aux premiers que de sympathie pour les seconds ; chaque fois qu’une rixe éclatait entre quelques soldats des deux armées, les assistans prenaient parti pour l’uniforme autrichien. On a remarqué pendant toute la guerre dans les pays occupés, on remarque aujourd’hui dans les provinces conquises, qu’aucune cordialité n’existe entre les troupes bavaroises et les troupes prussiennes. Ces compagnons d’armes, qui campent ensemble sur notre sol et s’enrichissent de nos dépouilles, ne s’entendent que contre nous. Les Bavarois laissent fréquemment percer l’antipathie que leur inspire la Prusse ; les officiers et les soldats des deux armées ne se rapprochent que pour les besoins du service ; le service fini, les rapports cessent. On ne voit jamais ces prétendus enfans de la même mère, ces représentans de l’unité germanique, se confondre en groupes amicaux. Les uns et les autres vivent à part, se promènent à part, adoptent des lieux de réunion et de récréation différens. Quelquefois même il leur arrive de se quereller lorsqu’ils se rencontrent, et d’en venir aux mains en public. Plus d’un combat de ce genre a ensanglanté les rues de Metz : récemment encore, dans un simulacre de petite guerre entre les deux armées, on a échangé des projectiles et des coups de baïonnette ; la journée s’est terminée par un défilé de blessés recueillis dans la campagne et ramenés par les paysans sur des charrettes.

Les réflexions que de telles scènes inspirent aux annexés leur font apprécier à sa juste valeur le bienfait de l’unité germanique. Qu’il y a loin de ces divisions intestines, de ces haines latentes toujours sur le point d’éclater, à la cordiale union des différentes parties de la France, à la fusion des races les plus diverses au sein de notre armée ! La patrie artificielle qu’on leur offre, cet empire allemand composé de morceaux mal attachés, qui ne se maintient que par la force, auquel on ne les incorpore que par un nouvel acte de violence, peut-il leur tenir lieu de la vieille unité française ? Combien le soldat français, malgré ses malheurs et ses revers, leur présente une image plus attrayante de la nation en armes que son redoutable vainqueur ! Quel contraste entre l’humeur vive, aimable, de l’un et la raideur pédantesque de l’autre ! L’Alsacien et le Lorrain se reconnaissent eux-mêmes avec leurs qualités gauloises sous les traits de nos soldats, tandis qu’ils ne retrouvent chez le Prussien taciturne aucun de ces dons heureux qui séduisent les cœurs et font pardonner toutes les fautes. Rien de plus correct et de plus méthodique que l’organisation militaire de l’armée prussienne, mais le prestige et le charme y manquent à la fois. L’homme n’y brille point, comme dans nos anciennes guerres, par des qualités qui lui appartiennent, qui mettent en relief son courage et sa bonne grâce à braver le péril ; la discipline, en le coulant dans un moule uniforme, le dépouille en quelque sorte de sa personnalité, le réduit à n’être plus qu’une partie de ce tout qu’on appelle une armée, qu’un rouage obéissant de cette puissante machine qui écrase sur son passage tout ce qu’elle rencontre. Jamais la gloire et la grandeur militaire ne se présenteront sous ces formes abstraites aux imaginations françaises. Il faut que l’Allemagne s’y résigne, l’étalage de sa puissance militaire et de l’excellente organisation de son armée ne diminuera pas la bonne opinion que l’Alsace et la Lorraine conservent de la France. Si disciplinés, si exercés que soient les Prussiens, on s’imaginera toujours que le soldat français vaut encore mieux, et qu’il ne lui a manqué pour les vaincre que des chefs plus habiles.

L’Allemagne ne séduira pas davantage les provinces annexées par d’autres mérites qui lui sont propres et lui font plus d’honneur que la science perfectionnée de la guerre. Son principal titre à l’estime est d’offrir le spectacle d’une nation cultivée, en possession d’écoles nombreuses où se distribue à tous les degrés une instruction solide et forte. Tout en reconnaissant ces avantages, l’Alsace et la Lorraine ne peuvent les accepter comme des bienfaits de la main des Allemands : elles n’ont point attendu pour en jouir l’époque de la conquête ; la France les leur assurait avant que l’Allemagne les leur imposât. Nulle part l’enseignement supérieur n’était plus complet ni mieux organisé qu’à Strasbourg ; aucune université allemande n’a compté dans le même espace de temps plus d’hommes de mérite que les facultés alsaciennes. Sous le régime français, un lycée de l’état, un gymnase protestant, un petit séminaire, ne répondaient-ils point à tous les besoins de l’enseignement secondaire ? À Metz, le lycée, le collège des jésuites, la maîtrise, entretenaient parmi les enfans une émulation favorable aux études. Au lieu d’ouvrir à la jeunesse de nouvelles sources d’instruction, le premier effet de la conquête est de tarir les anciennes. Le lycée de Metz, qui comptait autrefois 500 élèves, n’en compte plus qu’une centaine sous le régime prussien ; dans la même ville, la maîtrise, qui essaie de remplacer les jésuites expulsés, ne se soutient que par le désintéressement et les sacrifices de l’évêque. Le lycée de Strasbourg en est réduit au chiffre officiel de 57 pensionnaires. Obtiendra-t-on des élèves clair-semés de ces établissemens appauvris les résultats qu’on obtenait d’une nombreuse jeunesse au temps de leur prospérité ? Les départemens du Haut-Rhin, du Bas-Rhin, de la Moselle et de la Meurthe sont classés chez nous au nombre de ceux qui renferment le moins d’illettrés. L’instruction y est si répandue et donnée avec tant de soin que les inspecteurs allemands des écoles annexées ne peuvent revendiquer pour les écoles de l’Allemagne aucune supériorité sur les nôtres. De leur propre aveu, l’enseignement primaire a produit en Alsace-Lorraine d’aussi bons résultats que dans les provinces germaniques.

Pour le reste, la Prusse permettra aux annexés de ne lui demander aucun exemple et de ne recevoir aucune leçon des missionnaires qu’elle leur envoie. Si l’on en excepte un petit nombre d’hommes de mérite et d’esprits élevés qui prennent bientôt leur tâche en dégoût, les nouveaux habitans et les nouveaux fonctionnaires de l’Alsace-Lorraine ne feront que peu d’honneur au pays qu’ils représentent. On s’étonne à bon droit qu’un peuple si fier de sa civilisation, qui parle avec tant de complaisance de ses qualités et de ses vertus, se montre au dehors sous de si fâcheux aspects. La nuée d’aventuriers qui derrière l’armée d’invasion s’est abattue sur la France pour s’en partager les dépouilles se concentre maintenant dans les provinces annexées. Les magistrats prussiens reconnaissent une partie de ces émigrans pour les avoir jugés autrefois et condamnés en Allemagne. Beaucoup disparaissent, après un rapide examen des lieux, en s’apercevant qu’une population défiante et hostile leur fournira peu d’occasions d’exercer leurs talens. On dit que le gouvernement accorde une prime à quelques-uns pour les attacher au pays et les y retenir ; ceux-là louent une boutique, s’y installent avec quelques marchandises fort inférieures aux produits français, attendent les acheteurs, et, n’en voyant point venir, déposent leur bilan au bout de quelques mois. À Metz, en moins d’une année, plus de cent faillites allemandes ont été déclarées au tribunal de commerce. Il est bon d’apprendre à la vertueuse Allemagne, si convaincue de l’innocence de ses mœurs et de la corruption des nôtres, que, partout où ses nationaux succèdent à la population française, la proportion des naissances illégitimes s’accroît immédiatement. Il y a des parties du territoire annexé où elle était de moins d’un tiers avant l’annexion et où elle s’élève maintenant à la moitié.

Il serait malséant d’accuser les fonctionnaires prussiens des mêmes défauts que les simples particuliers. Peut-être au début ne furent-ils pas tous choisis avec assez de précautions ; il suffisait alors de balbutier quelques mots de français pour solliciter une place en France et de trouver une protection pour l’obtenir. On cite quelques agens financiers, notamment des percepteurs, qui ont disparu en emportant la recette. Est-ce pour remédier à quelques abus de ce genre que le gouvernement prussien change si fréquemment le personnel qu’il emploie dans les provinces conquises ? Ne vaut-il pas mieux supposer pour l’honneur des Allemands que beaucoup de fonctionnaires, attirés d’abord en Alsace et en Lorraine par la perspective d’un traitement plus élevé, s’y découragent de l’isolement auquel les condamne l’hostilité de la population, et demandent à rentrer dans leur pays natal ? Un honnête homme consent-il à vivre en quarantaine pendant des mois entiers sans rencontrer sur sa route un regard amical, sans jamais espérer d’autre contact avec les indigènes que des rapports de service ? Quelques préfets, quelques directeurs de cercle, animés de dispositions conciliantes et fort courtois envers les personnes, se flattaient de désarmer les ressentimens à force de politesse ; une courte expérience les a convaincus de l’inutilité de leurs efforts et décidés à quitter le pays. Partout du reste, même si l’on met de côté la question de sentiment pour ne considérer que la bonne expédition des affaires, les habitudes de l’administration prussienne font regretter celles de l’administration française : non que les fonctionnaires abusent de leur autorité pour molester les habitans, ceux-ci ont plutôt à se défendre de leurs avances qu’à résister à leurs menaces ; mais l’absence de toute règle fixe déconcerte les esprits, et la lenteur du travail germanique les irrite. Au fond, c’est la volonté seule du gouvernement prussien, c’est-à-dire l’arbitraire, qui depuis l’annexion règle en Alsace-Lorraine les difficultés administratives. Privés d’une représentation au Reichsrath et d’une délégation départementale, les annexés n’ont rien à espérer, sauf dans les questions municipales, que du bon plaisir des autorités allemandes. On les a si bien dépouillés de tout droit collectif qu’un décret impérial confère au président supérieur de l’Alsace-Lorraine les anciennes attributions des conseils-généraux. À la rigueur même, d’après une loi de l’empire moins libérale que la loi française, en cas de conflit entre les municipalités et le gouvernement, il est permis à celui-ci de faire gérer les intérêts municipaux, non, comme cela se fait quelquefois en France, par une commission prise sur place, mais par des personnes étrangères à la commune.

Cette situation crée aux intéressés de graves embarras. Nul ne sait jamais d’avance non-seulement ce que décideront les fonctionnaires prussiens, mais d’après quels principes ils se décideront. Tantôt ils s’en rapportent aux précédens qu’établit la jurisprudence française et prennent les décisions que les Français eux-mêmes auraient prises ; tantôt ils invoquent tout à coup un texte allemand auquel leurs justiciables sont condamnés à se soumettre ; tantôt, si une difficulté sérieuse se présente, ils n’osent se prononcer, demandent du temps, consultent l’oracle de Berlin et attendent indéfiniment qu’il lui plaise de répondre. Il n’y a qu’un cri en Alsace-Lorraine contre la lenteur et l’irrégularité de l’administration allemande. Les dossiers administratifs s’accumulent dans les bureaux sans que les questions les plus urgentes reçoivent une solution. Un nombre d’employés plus considérable ne réussit point à terminer une besogne qui, sous le régime français, exigeait moins de monde et moins de temps. On accuse quelquefois, non sans motifs, notre administration d’abuser des circulaires et de multiplier les paperasses ; elle en paraîtrait économe, si on la comparait à l’administration allemande, une des plus paperassières qui soient au monde. Bien des intérêts dont la Prusse avait promis de s’occuper demeurent ainsi en suspens et en souffrance ; la liquidation des monts-de-piété, des caisses d’épargne et de retraite subit d’inexplicables retards ; on ne peut obtenir non plus qu’elle rembourse les cautionnemens versés, comme elle en avait pris l’engagement. Les Allemands auraient-ils été détournés des affaires civiles par l’attention trop exclusive qu’ils donnent aux choses militaires ? Leur esprit un peu pesant se refuserait-il à l’intelligence rapide des questions administratives et aux promptes décisions ? L’obéissance rigoureuse à laquelle tous les employés sont astreints sous le régime prussien les porte à la circonspection plus qu’à l’activité. Ils craignent avant tout de se compromettre et de mécontenter leurs chefs. Là comme dans l’armée, c’est la terreur qui règne. Chaque service public est organisé comme un régiment ; quiconque désobéit est déplacé sur l’heure ou révoqué sans pitié. De là le perpétuel besoin de recourir dans les cas douteux à l’autorité supérieure et la crainte qu’éprouve chacun d’engager sa responsabilité. Cette prudence salutaire sous les armes produit-elle d’aussi bons effets dans l’administration ? N’émousse-t-elle pas les intelligences en les habituant à ne rien oser, à toujours dépendre d’un maître ou d’un règlement écrit qui ne peut tout prévoir ?

Quel que soit le motif de leur infériorité, presque partout en Alsace-Lorraine, les employés allemands remplissent leurs fonctions moins heureusement que ne le faisaient avant eux les employés français. Sur un seul point, ils nous ont tout de suite égalés et peut-être dépassés : il s’agit de la perception des impôts, plus lucratifs pour le trésor d’après le système français que d’après le système allemand. On se figurerait difficilement avec quelle rapidité et quel soin les agens des finances envoyés d’Allemagne pour cet objet se sont mis au courant de toutes les sources de revenus, quelle peine ils se sont donnée afin de recouvrer les arriérés et de ne rien laisser perdre du butin des vainqueurs. Non-seulement la conquête n’apporte aucun allégement aux charges d’une population appauvrie de tant de manières, les contributions directes et indirectes se perçoivent comme par le passé, mais deux impôts nouveaux frappent la culture du tabac et augmentent le prix du sel. Est-ce là le commencement de l’âge d’or que les publicistes allemands promettent aux provinces conquises ? Après avoir tari chez eux tant de sources de richesse et détruit tant de fortunes, la Prusse ne témoigne-t-elle son bon vouloir à ses nouveaux sujets qu’en leur faisant acheter le bienfait de l’annexion ?

Ce dernier trait achève le tableau des relations de l’Allemagne avec les annexés. On n’y ajoutera rien ; on se demandera seulement de quel côté sont les vainqueurs, qui triomphe en définitive sur cette terre autrefois florissante, aujourd’hui désolée, de l’Alsace-Lorraine. Il y avait en 1870 au centre de l’Europe, entre les provinces rhénanes, le Rhin, la Suisse, les Vosges, la Seille et la Moselle, deux provinces riches, heureuses, peuplées, fertiles, habitées par une population active et intelligente ; des siècles de travail et d’efforts communs avaient associé leur prospérité à la nôtre, mêlé leurs noms à toutes nos gloires, confondu leurs destinées dans cette œuvre du temps qui s’appelle l’unité française. Après tous nos désastres, elles ne souhaitaient rien de plus que de vivre de notre vie, de partager nos malheurs, de se relever avec nous ; leur vote unanime au mois de février 1871 attestait leur volonté de nous rester fidèles. L’Allemagne s’en est emparée sans autre droit que le droit du plus fort, et voilà que maintenant les vieilles cités se dépeuplent, les ateliers se vident, les champs restent sans culture, les maisons sans enfans. Ceux que l’on voulait séparer de la France par la force s’y rattachent par l’émigration ; d’autres qui restent, que le devoir ou la nécessité retient, gardent au fond de leurs cœurs l’image de la patrie, et ne l’ont jamais mieux aimée ni plus honorée que depuis qu’ils l’ont perdue. Toutes leurs espérances se portent vers elle ; plus ils vivent sous la domination allemande, plus ils voient l’Allemagne de près, plus ils estiment et regrettent la France. La terre de l’Alsace-Lorraine appartient aux Allemands, les âmes nous appartiennent. Est-ce là ce que l’Allemagne appelle une victoire ? est-ce par de telles conquêtes qu’elle établira en Europe son autorité morale, qu’elle inspirera une confiance durable aux faibles et aux neutres, qu’elle fortifiera autour d’elle ce sentiment de sécurité dont ne peuvent se passer les sociétés modernes ?

A. Mézières.
  1. Les Allemands ont mis en général beaucoup de mauvaise grâce et de lenteur à délivrer aux personnes intéressées les pièces qu’on leur réclamait pour remplir les formalités de l’option.
  2. Voyez la Revue du 1er novembre.
  3. Ce serait une erreur de croire que les Alsaciens et les Allemands se comprennent toujours facilement ; il y a des différences de termes et de prononciation très marquées entre les deux idiomes.