Les Sopranistes
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 41 (p. 744-749).
◄  04


LES SOPRANISTES.

GASPARO PACCHIAROTTI.


Parmi les chanteurs exceptionnels dont j’essaie de raconter la vie éphémère et d’apprécier le talent[1], Pacchiarotti fut l’un des plus remarquables de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il est mort presque de nos jours, on l’a vu, on l’a entendu, et les renseignemens positifs ne manquent pas sur ce virtuose éminent. Gasparo Pacchiarotti est né, on ne sait trop dans quel village de la Romagne, vers 1744. Il entra comme enfant de chœur à la cathédrale de Forli, où sa voix fut remarquée par un vieux sopraniste de la chapelle qui conseilla aux parens de Gasparo, pauvres sans doute, de consacrer leur fils à charmer les hommes par un horrible et honteux sacrifice. L’opération terminée heureusement, ce qui n’arrivait pas toujours, le vieux sopraniste prit l’enfant sous sa direction, l’instruisit, et lui fit faire de rapides progrès. Pacchiarotti aborda le théâtre de très bonne heure en jouant d’abord des rôles de femme. Il parcourut ainsi beaucoup de villes d’Italie, et se fit bientôt remarquer moins par la beauté de sa voix que par le goût et le sentiment qu’il mettait à interpréter la musique sérieuse. Il chantait à Palerme en 1772 et en 1773 ; sa réputation était assez grande pour qu’on l’engageât au théâtre de Saint-Charles à Naples, où Jomelli lui confia le rôle d’Oreste dans un opera seria de sa composition, Ifigenia, qui n’eut aucun succès. Un écrivain du temps, Saverio Mattei, qui a été l’ami de Jomelli dont il a écrit la vie, assure que Pacchiarotti était alors un comédien des plus novices, et que sa belle voix, d’un timbre si touchant, manquait d’assurance. « Si Pacchiarotti chantait aujourd’hui ce même rôle d’Oreste, dit le critique[2], l’Ifigenia aurait autant de succès que l’Armida du même maître. » C’est à la première représentation de l’Ifigenia que Caffarelli, indigné de la mauvaise exécution de l’œuvre de Jomelli, s’écria avec emphase : « Il n’y a plus de chanteurs capables d’interpréter cette musique. » Pacchiarotti avait alors vingt-huit ans. Après avoir visité Bologne, Parme, Forli, Pacchiarotti fut engagé en 1777 à Venise, où il rencontra pour la première fois la Gabrielli, la cantatrice de bravoure la plus étonnante et la plus impérieuse qui ait existé. Pacchiarotti, débutant dans le même opéra avec cette femme célèbre, fut d’abord tout interdit en lui entendant chanter un air avec un luxe de vocalisations effrayantes. Il perdit courage et s’écria : Povero, povero mi ! questo è un portento (c’est un prodige) ! et il se sauva dans la coulisse. Il fallut beaucoup d’efforts pour rassurer le pauvre Pacchiarotti, et c’est la Gabrielli elle-même qui le ramena sur la scène tout tremblant. Il se remit peu à peu, et chanta son rôle d’une manière si touchante que la prima donna en fut non moins émue que le public. L’année suivante, Pacchiarotti se rendit à Milan pour l’ouverture du nouveau théâtre de la Scala, et à la fin de l’année 1778 il partit pour l’Angleterre. Pacchiarotti débuta à Londres dans un opéra intitulé Demofoonte, qui était une sorte de pasticcio composé de morceaux de différens maîtres. Son succès fut grand, ainsi que le constate le témoignage d’un amateur distingué du pays, lord Edgecumbe.

On raconte que l’arrivée de Pacchiarotti en Angleterre donna lieu à une scène plaisante au sein du parlement. Pendant un débat politique très animé, un ministre demanda tout à coup qu’on renvoyât au lendemain le vote définitif. Sur cette proposition, le speaker leva la séance, non sans rire malignement sous sa large perruque. Ce mouvement avait été préparé par les dilettanti du parlement, qui voulaient assister aux débuts de Pacchiarotti.

Pacchiarotti est resté attaché au théâtre de Londres jusqu’en 1785. Il a emporté de ce pays une grande réputation et beaucoup d’argent. Il paraît que, pendant les six années de son séjour à Londres, Pacchiarotti a pu s’absenter quelquefois, car il est certain qu’il chantait en 1781 à Venise, où l’entendit un écrivain allemand, Heinse, qui en parle avec les plus grands éloges dans ses Lettres à Jacobi. Pacchiarotti revint encore à Venise à la fin de 1785, et ne quitta guère cette ville qu’en 1790, époque où il revint à Londres. Il avait alors quarante-six ans, et, malgré cet âge un peu avancé pour la voix fragile d’un sopraniste, Pacchiarotti retrouva dans cette grande ville l’éclatant succès qu’il y avait eu autrefois. Il resta en Angleterre encore une dizaine d’années, gagnant des sommes considérables à donner des leçons et à chanter dans les concerts. Il retourna en Italie en 1801, et se fixa à Padoue, où il vécut jusqu’en 1821 en grand seigneur et en homme de bien. Il avait succédé à Guadagni comme chanteur de la chapelle de Saint-Antoine.

Pacchiarotti était grand, et sa taille, qui avait été mince d’abord, grossit beaucoup avec les années. Sa figure n’avait rien de remarquable, non plus que sa voix, dont le charme consistait dans l’art qu’il mettait à la diriger et surtout dans l’expression pathétique des sentimens, qui était la qualité suprême de son talent. Il paraît même que cette voix, qui lui avait coûté si cher, avait quelque chose de nasal, et qu’il fallait l’entendre pendant quelque temps avant que l’oreille s’y accoutumât. Lord Edgecumbe, qui avait beaucoup connu Pacchiarotti à Londres, parle ainsi de ce grand virtuose : « La voix de Pacchiarotti était aussi douce qu’étendue. Sa facilité de vocalisation était extrême, mais il avait trop bon goût pour en abuser. Il se contentait de placer dans chaque opéra un air de bravoure dans lequel il pouvait déployer toute l’agilité de son organe, puis il chantait le reste de son rôle avec une grande simplicité de style, persuadé qu’il était que l’art du chant consiste surtout dans l’expression. Il était excellent musicien, lisait tout à première vue, et tous les styles lui étaient familiers. Il observait scrupuleusement les intentions du compositeur, et jamais cependant il ne chantait deux fois un morceau de la même manière. Son genre d’ornemens consistait surtout dans le trille, qui était considéré par le public d’alors comme la plus grande difficulté de l’art. Malgré sa taille élevée et son extrême embonpoint, il était bon comédien. Pacchiarotti sentait vivement, et il professait un grand enthousiasme pour les vraies beautés de l’art. Sa manière de dire le récitatif était si exquise et si noble que, sans même comprendre les paroles italiennes, on le suivait avec le plus vif intérêt. C’est dans un salon, devant un petit auditoire, que Pacchiarotti était surtout admirable. C’est ainsi que je l’ai entendu chanter une cantate de Haydn, intitulée Ariane à Naxos, écrite pour une seule voix, avec un simple accompagnement de clavecin. L’illustre maître, qui avait composé ce morceau pour la Billington, accompagnait lui-même le virtuose au clavecin. Pacchiarotti était un artiste sincèrement modeste; ses qualités d’homme du monde le rendaient aussi cher à ses amis que son talent d’artiste le faisait admirer du public. »

L’écrivain allemand que nous avons cité plus haut disait du talent de Pacchiarotti, qu’il put apprécier à Venise en 1781 : « Il est impossible d’entendre une voix plus douce et plus suave et un plus beau talent. L’effet qu’il a produit sur moi dépasse tout ce que je pourrais vous dire. La voix de Pacchiarotti est si bien dirigée, si ferme et si juste qu’elle vous pénètre dans l’âme et vous communique une émotion douce et profonde. » N’oublions pas d’ajouter que c’est un Allemand qui parle ainsi d’un sopraniste italien, genre de chanteurs qu’on avait en horreur au-delà du Rhin. Un amateur et un écrivain distingué de Venise, le chevalier André Majer, qui a laissé plusieurs ouvrages remarquables sur la musique, dit aussi de Pacchiarotti : « Je défie l’écrivain le plus habile d’essayer de donner une idée du talent de cet artiste à ceux qui ne l’ont pas entendu. Son style savant et admirable se composait de nuances infinies, d’ornemens brisés, d’appoggiatures, de grapetti, de rinforzi, c’est-à-dire de renflemens de sons et de demi-teintes adorables dont il est impossible à la parole humaine de rendre les effets[3].» Arteaga, dans son Histoire des Révolutions du théâtre musical en Italie, s’écrie, en parlant du grand virtuose qui nous occupe : « pathétique Pacchiarotti! bien que ton rival, Marchesi, te soit supérieur par l’éclat de la vocalisation, tu es le seul artiste vivant à qui je voudrais accorder le laurier dont l’ancienne Grèce couronnait la statue d’Arion! » Cette opinion sur le talent de Pacchiarotti était universellement partagée, Mme Vigée-Lebrun, ce peintre délicat et charmant qui se trouvait à Venise en 1792, dit, dans les mémoires qu’elle a laissés : « J’assistai au dernier concert que donnait Pacchiarotti, célèbre chanteur, modèle de la grande et belle méthode italienne. Il avait encore tout son talent; mais depuis le jour dont je parle, il n’a plus reparu devant le public. » On raconte qu’à Rome, où Pacchiarotti chantait dans un opéra de Bertoni, Artaserse, il fut si touchant et si pathétique dans la scène du jugement, alors qu’il s’écrie : Eppur sono innocente, que les musiciens de l’orchestre s’arrêtèrent tout court. Étonné de ne plus entendre l’accompagnement, Pacchiarotti baissa le regard et dit au chef d’orchestre : « Eh bien! que faites-vous donc? — Nous pleurons, « répondit-il.

Nous l’avons dit, le goût fin, le sentiment et le savoir de Pacchiarotti, qui avait reçu une bonne éducation musicale et littéraire, le rendaient propre à chanter tous les styles; mais c’est dans la musique large et sérieuse qu’il était particulièrement remarquable. Comme tous les virtuoses célèbres qui ont parcouru le monde, Pacchiarotti fut obligé de chanter dans beaucoup d’ouvrages médiocres, tels que les opéras de Nasolini, par exemple; mais lorsqu’il pouvait choisir, il n’aimait à interpréter que les œuvres des grands maîtres. Il avait un grand penchant pour la musique de Traetta, qui fut un compositeur plein de sentiment, et particulièrement pour les opéras de Jomelli, qu’on avait surnommé le Gluck de l’Italie. Il s’était formé un répertoire des plus beaux airs qu’il avait pu trouver, et il les intercalait dans les opéras médiocres où il était obligé de paraître. On cite parmi ces morceaux favoris de Pacchiarotti l’air Misero pargoleto, du Demofoonte d’un compositeur obscur, Monza; un air de Bertoni : Non temer; un autre: Dolce speme, du Rinaldo de Sacchini; puis Ti seguiro fedele, de l’Olimpiade de Paisiello, et surtout un air de Piccinni :

Destrier che all’ armi usato,


où il était admirable, au dire de Saverio Mattei. Dans sa longue retraite à Padoue, où il vivait comme un seigneur, Pacchiarotti aimait à faire exécuter dans ses appartemens les psaumes de Marcello, dont il comprenait si bien le style large et solennel. Pacchiarotti, que j’ai entrevu dans ma tendre jeunesse, recevait dans son joli palazzo les artistes et les voyageurs les plus distingués de l’Europe. Il a donné des conseils à la Pisaroni, et Lablache, qui avait assisté à ces leçons intéressantes, m’a assuré que rien n’était plus admirable que la manière dont le vieux sopraniste disait le récitatif. C’est à Pacchiarotti que la Pisaroni doit la tradition de ce grand style que nous avons admiré à Paris, Rubini aussi a eu l’inappréciable avantage de voir et d’entendre Pacchiarotti, qui lui dit un jour, après avoir chanté au jeune ténor un air pathétique de Traetta : « Dans notre art, il y a toujours de nouvelles difficultés à vaincre. Plus on étudie et plus on voit combien il reste de choses à apprendre, en sorte qu’on arrive à savoir chanter lorsqu’on n’a plus de voix. Moi-même, je m’aperçois que tous les jours je découvre des effets nouveaux. Quand on est jeune, on a la voix, et l’art vous manque; quand on a enfin appris à chanter, la voix a disparu. » Rubini ajoutait, en racontant cette anecdote, qu’il pouvait témoigner lui-même de la vérité de l’observation de Pacchiarotti. Rossini, qui a vu souvent Pacchiarotti à Venise, assure que c’était un aimable vieillard, très instruit et très généreux. « Il causait avec esprit, m’a dit le grand maître, racontait beaucoup d’anecdotes plaisantes, et chantait à ravir; mais il aimait trop les sonnets. Il en faisait lui-même, et chaque jour il vous en lisait de nouveaux. »

Il est piquant de constater que l’auteur de Tancredi, dont les chefs-d’œuvre ont provoqué la révolution qui a banni les sopranistes de la scène lyrique italienne, regrette pourtant, il me l’a dit bien souvent, la disparition de ces curieux phénomènes du caprice et de la sensualité. Ce qui explique ce regret de la part d’un si grand musicien, dont le génie dramatique n’est méconnu aujourd’hui que par des oreilles tudesques, c’est que les sopranistes avaient porté l’art de chanter à une perfection dont on ne peut se faire une idée. On se trompe grossièrement en croyant que ces êtres, mutilés par une horrible coutume qui remonte aux premiers âges de l’histoire, fussent dépourvus d’émotion et de sentimens, et incapables de rendre l’accent des passions. Ils avaient les mêmes passions qui animent tous les hommes, et on pourrait presque soutenir, sans paradoxe, qu’ils exprimaient certains sentimens tendres avec la douloureuse aspiration d’un captif qui regrette la liberté, ou d’un aveugle qui parle de la lumière, Glück, Handel, Jomelli, Traetta, Piccinni, les compositeurs les plus énergiques et les plus sérieux, ont écrit pour les sopranistes sans affaiblir leur pensée et sans faire des concessions indignes de leur génie. Il est vrai qu’un opera seria italien au XVIIIe siècle était d’une trame fort simple, et qu’il ne renfermait que des situations peu compliquées. Les passions énergiques y étaient rarement admises, et une pièce comme l’Olimpiade de Métastase, qui a été mise en musique par tous les compositeurs illustres, depuis Leo jusqu’à Paisiello, ne renferme que quelques scènes d’amour. Des airs, des duos, quelquefois un trio et des chœurs peu développés, tels étaient les élémens d’un opéra séria jusqu’à l’avènement de Mozart. Cela suffisait, avec des virtuoses comme Pacchiarotti, pour exciter les plus vifs transports et pour entr’ouvrir au public un coin de l’idéal. Quand on a entendu Rubini, comédien gauche et presque ridicule, soulever la salle du Théâtre-Italien de Paris en chantant du bout des lèvres et les mains dans les poches, pour ainsi dire, l’adorable cantilène de la Sonnambula de Bellini, — Il pia misero dei mortali, — on a la mesure de la puissance de la voix humaine et de l’art de chanter. Tels étaient les effets merveilleux que produisaient les sopranistes comme Guadagni et surtout comme Pacchiarotti. Si l’on pouvait dire tout ce que renferme de curieux la vie intime des sopranistes sur le sujet délicat que je ne puis qu’effleurer ici, on serait surpris de la vivacité des sentimens qu’ont éprouvés ces êtres singuliers. Salimbeni par exemple, qui fut un sopraniste célèbre, beau comme le jour et l’un des chanteurs favoris du grand Frédéric, est mort à la fleur de l’âge, en 1751, épuisé par les passions vives qu’il avait éprouvées. Quant à Marchesi, le rival de Pacchiarotti, lorsqu’il chantait à Vienne, toutes les femmes de la cour arrivaient au théâtre avec le portrait du virtuose suspendu au cou.

On a comparé le talent de Pacchiarotti (c’est lord Edgecumbe qui fait ce rapprochement) à celui de Mme Pasta, dont la voix sourde et médiocre était rachetée par tant de goût et un sentiment si juste et si profond des situations dramatiques. Eh bien ! qu’on se rappelle cette cantatrice portant sur sa belle tête le casque de Tancredi, s’avançant près de la rampe et, les bras croisés sur sa poitrine, chantant d’une voix pénétrante, qui se dilatait peu à peu, l’air printanier : Di tanti palpiti, — et on aura une intuition de l’effet que devait produire Pacchiarotti chantant l’air fameux de Piccinni :

Destrier che all’armi usato !


P. SCUDO.


  1. Voyez la Revue du 1er octobre 1861, du 15 avril et du 15 juillet 1862.
  2. Mattei écrivait ces paroles en 1784, année où parut son ouvrage.
  3. Discorso sulla origine, progressi e stato attuale della musica italiana. Padoue 1821, in-8o. C’est l’année où est mort Pacchiarotti.