Les Sociétés populaires

LES SOCIÉTÉS POPULAIRES[1]

Stupide est la foule qui s’ingère de participer aux grands mouvemens des affaires politiques ; stupide, aveugle et insensée, car elle n’entrera jamais pour rien dans leurs résultats. Toute révolution qui échoue tourne au profit des pouvoirs qu’elle avait menacés ; toute révolution qui réussit, au profit des avocats. Dans le premier cas, vous n’avez fait que river votre chaîne ; dans le second, ce que vous croyez avoir conquis sur les aristocrates vous est repris par les sophistes. Vous avez transporté au péril de votre vie les dépouilles de la féodalité dans le vestiaire du sénat, et vous restez, quant à vous, ce que vous étiez devant : une mine bonne à exploiter, un troupeau bon à tondre, un peuple.

Le seul avantage que les révolutions aient pour les classes inférieures, et je conviens qu’il vaudrait la peine d’être acheté, si on ne le payait pas si cher, c’est de relever le caractère moral de l’homme en lui donnant pour objet une destination puissante et solennelle qui ne s’accomplira point, mais dont la pensée même a de l’énergie et de la grandeur. C’est une illusion de perspective, mais le prestige qui en résulte est déjà une conquête. Il est possible enfin, lorsque l’âme s’est élevée à cette hauteur, qu’elle réfléchisse encore long-temps après, jusque dans l’état d’abaissement où toute l’espèce ne tarde pas à retomber, quelque faible rayon de la dignité éphémère que les circonstances lui avaient donnée, comme l’histrion de province qui a ceint un moment la couronne d’Agamemnon, comme le manœuvre à la barbe touffue qui vient de poser pour Jupiter.

Les sociétés populaires présentaient sous ce rapport le spectacle le plus surprenant qui eût jamais frappé le regard des hommes. Là se débattaient avec une robuste rivalité des pouvoirs égaux entre eux, vainqueurs de tous les pouvoirs, et qui ne reconnaissaient d’ascendant relatif que celui du nombre et de la violence. De quelque lieu qu’il fût parti, l’audace du tribun était son titre, et sa force était son droit. Il appartenait au premier venu de jeter le glaive de la parole dans la balance, et de la faire pencher. C’est inutilement qu’on aurait cherché un contre-poids à cette puissance dans les principes les plus avérés des créances et de la raison humaine. Dieu lui-même n’était plus un fait moral. C’était une question soumise comme une autre à la polémique tribunitienne, et qui attendait l’autorité d’un décret.

Les sociétés populaires, c’était la caverne d’Éole. Il n’en sortait que du vent, mais le moindre suffisait pour soulever des tempêtes qui bouleversaient le monde, et Napoléon eût été mal venu alors à faire entendre le quos ego de Neptune. Quand il arriva, sa besogne était faite. Le temps y avait passé.

Ce qu’il y a de remarquable, c’est que nous étions tout prêts pour cet ordre de choses exceptionnel, nous autres écoliers qu’une éducation anomale et anormale préparait assidûment, depuis l’enfance, à toutes les aberrations d’une politique sans bases. Il n’y avait pas grand effort à passer de nos études de collége aux débats du Forum et à la guerre des esclaves. Notre admiration était gagnée d’avance aux institutions de Lycurgue et aux tyrannicides des panathénées ; on ne nous avait jamais parlé que de cela. Les plus anciens d’entre nous rapportaient qu’à la veille des nouveaux événemens, le prix de composition de rhétorique s’était débattu entre deux plaidoyers, à la manière de Sénèque l’orateur, en faveur de Brutus l’ancien et de Brutus le jeune. Je ne sais qui l’emporta, aux yeux des juges, de celui qui avait tué son père, ou de celui qui avait tué ses enfans ; mais le lauréat fut encouragé par l’intendant, félicité par le gouverneur, caressé par le premier président, et couronné par l’archevêque. Le lendemain on parla d’une révolution, on s’en étonna, comme si on n’avait pas dû savoir qu’elle était faite dans l’éducation du peuple. Si la mode de ces suasoires pédantesques venait à se renouveler, et qu’il fût question de décider qui a le plus contribué, de Voltaire ou de Rousseau, à l’anéantissement de nos vieilles doctrines monarchiques, j’avoue que je serais passablement embarrassé sur le choix, mais je ne dissimulerais pas que Tite-Live et Tacite y ont une bonne part. C’est un témoignage que la philosophie du xviiie siècle ne peut s’empêcher de rendre aux jésuites, à la Sorbonne et à l’Université.

On ne voit maintenant les sociétés populaires de ce temps-là que sous deux points de vue, l’atroce et le ridicule ; et c’était, à la vérité, leur aspect le plus sensible ; mais on n’imagine pas tout ce qu’elles ont développé d’esprits subtils, de facultés imposantes, et même de sentimens généreux. Je parlais tout à l’heure de ce ferblantier de Besançon qui osa donner à Robespierre jeune, dans une séance mémorable, une si rude leçon d’égalité. Ce brave homme s’appelait Chevalier, et je le nomme avec d’autant moins de scrupule, que jamais son influence austère, mais généralement bienveillante, ne s’est trouvée compromise dans un acte violent. Je me rappelle une autre époque où il ne manifesta pas avec moins de fierté quelque chose de ce patriotisme inflexible qui aurait fait honneur à un vieux Romain, et cette impression ne sera peut-être pas sans intérêt pour mes lecteurs, car elle se rattache à un nom que les biographes ont oublié, comme tant d’autres, quoique le singulier personnage qui le portait, et dont la nature avait fait le type achevé d’un démagogue, ne soit pas passé tout-à-fait inaperçu au milieu de nos orages révolutionnaires ; je parle de Charles Hesse.

Le gouvernement de notre division militaire était alors confié à ce prince étranger, et ce n’est pas la moindre bizarrerie de ces jours bizarres. Celui-là pouvait se flatter, au reste, et il n’y manquait pas, d’avoir racheté ce qu’il appelait la tache de son auguste naissance, par une exagération de principes à laquelle Clootz ou Chaumette auraient volontiers porté envie. Plus il était né haut et plus il sentait de sang royal couler dans ses veines, plus il se croyait obligé à pousser aux derniers excès le cynisme et la frénésie de l’opinion.

La nature l’avait, au reste, admirablement préparé à jouer un pareil rôle avec succès. C’était un homme de trente à quarante ans, d’une taille fort élevée, fort mince, assez bien prise, mais dépourvue de dignité et de grâce. Sa face blême, couronnée de cheveux d’un blond ardent, n’avait de remarquable que l’énorme saillie des apophyses. Ses yeux, d’un bleu terne, n’exprimaient ni noblesse ni finesse. Il prononçait le français avec quelque facilité, mais de manière à faire comprendre qu’il n’aurait été ni éloquent, ni disert, ni spirituel en aucune langue. Son principal moyen oratoire consistait dans une gesticulation anguleuse et saccadée, qui avait quelque chose de convulsif, et qui annonçait un état presque non-interrompu d’éréthisme musculaire. Les transitions de ses discours, et même ces courtes suspensions de débit qui ne servent qu’à reprendre haleine, étaient accompagnées chez lui d’un claquement de dents si sonore et si strident, qu’on l’aurait pris au premier abord pour un bruit de castagnettes et ce grincement sauvage, qui se faisait entendre à une grande distance, se prolongeait et se modulait horriblement, selon qu’il croyait avoir besoin de donner du relief à sa pensée et de l’autorité à sa parole. Pour concevoir une idée assez juste de cet artifice d’éloquence et de diction, il suffit de prêter, par l’imagination, l’organisme de la voix humaine à la panthère ou au loup-cervier ; et si Charles Hesse avait été aussi brutalement inhumain dans ses actions que dans ses paroles, ce que je n’ai aucune raison de croire, je doute qu’il y eût beaucoup à changer au moral de l’orateur pour rendre la ressemblance complète.

Dans ce temps-là, le parti de la révolution s’était divisé en deux partis très-prononcés, bien plus animés l’un contre l’autre que chacun des deux ne l’était contre l’ancien régime ; les montagnards qui voulaient porter le principe révolutionnaire à sa dernière expression, et les girondins que des inclinations plus douces, des études plus cultivées, une connaissance plus approfondie de l’histoire des peuples et des conditions essentielles de la civilisation, quelque ambition aussi peut-être, avaient ramené aux idées de justice et aux théories légales sur lesquelles il faut bien que la société s’appuie, quand elle veut s’appuyer sur quelque chose. Comme ces deux opinions étaient en présence, et que la guerre civile aurait été inévitable, si les énergies avaient été égales comme les armes, la montagne, qui préparait ses coups d’état, sentit la nécessité de désarmer le parti opposé pour le vaincre sans péril. Les généraux que la faction dominante avait presque tous choisis, se chargèrent de cette opération dans les départemens, et elle n’était pas difficile à colorer aux yeux d’une multitude que les mesures, couvertes du prétexte de la liberté, trouvaient toujours docile aux attentats les plus effrénés du despotisme. L’audace des contre-révolutionnaires ne s’accroissait-elle pas à vue d’œil ? Les machinations des royalistes ne menaçaient-elles pas l’œuvre naissant de la régénération universelle ? Et que dirai-je de Pitt et de Cobourg, ces deux formidables mannequins de la terreur, avec lesquels on réduisait si commodément la France à la plus riche servitude, par la crainte de l’étranger ? Quel patriote pouvait hésiter à se dessaisir un moment de son fusil et de ses munitions, quand le salut de la patrie dépendait de ce sacrifice ? Quel républicain ne concourrait pas avec joie par un acte de soumission indispensable au désarmement des aristocrates ? On se doute bien que ces paroles étaient portées par Charles Hesse, qui n’épargna rien pour les faire valoir, ni de sa pantomime épileptique, ni du broiement éclatant de ses dents de fer. Le retentissement en durait encore, quand on vit Chevalier s’appuyer sur la tribune, avec sa mâle et superbe figure, dont un regard doux et un peu moqueur tempérait seul la sévérité déjà sénile ; passer ses doigts robustes dans ses cheveux grisonnans, et se retourner du côté du général, avec cette autorité du bon sens, de la bonne foi et de la vertu, qui commandait toujours le silence. Je sais bien que, dans ce moment, je fus frappé d’une idée que je communiquai sur-le-champ à mes camarades de collége, spectateurs non moins attentif que moi de ces drames populaires qui se renouvelaient tous les jours : le ferblantier avait au moins l’air d’un prince, et le prince avait tout au plus l’air d’un ferblantier. Quant à sa petite allocution, je ne puis l’avoir oubliée ; je la répétai le soir à mon père, et je l’écrivis le même jour.

« Citoyen général, dit-il d’un ton de basse-contre fort grave, mais bien accentué, en s’adressant à Charles Hesse, qui tenait encore la barre des gradins opposés, « tout ce que j’ai compris à ta harangue, c’est qu’il y a chez nous des émissaires de Pitt et de Cobourg, et que tu te proposes de les désarmer. Le peuple que voici, tu peux m’en croire, ne connaît ni Pitt ni Cobourg, et n’a rien à démêler avec eux. Ce qu’il sait positivement, c’est que tu es étranger, c’est que tu es prince, et que si Pitt et Cobourg avaient ici un émissaire, ce serait toi ! »

Au même instant, le général s’élança, et lia ses bras à la tribune, comme s’il avait voulu la renverser.

« Attends, attends, reprit Chevalier, en l’arrêtant sur le dernier degré avec une main forte, comme un grapin de charpentier, « je n’ai pas tout dit, et tu répondras si tu peux. Nous avons bien le droit de nous défier de toi, puisque tu te défies de nous. Ne serais-tu pas Pitt ou Cobourg lui-même, par hasard ? et ne fusses-tu qu’un pauvre petit prince, il faut que tu aies bien mal gouverné tes sujets, et que tu t’en sois bien fait haïr, pour être obligé de venir prendre une patente de jacobin à Paris ! Elles y sont à bon compte, puisqu’on en donne aux princes, avec le généralat par-dessus le marché ! Nous sommes plus difficiles nous autres. Tu n’auras pas nos fusils, et tu pourras dire à tes compatriotes, s’ils t’écoutent avant de te pendre, que tu n’as pas trouvé un seul Franc-Comtois qui rendît son arme à un Allemand. »

Là-dessus, Chevalier reprit froidement son grand chapeau à trois cornes qu’il avait à ses pieds, le brossa de l’avant-bras et du coude, le replaça très-horizontalement sur sa tête vénérable, et descendit de la tribune au bruit des acclamations.

La tranquillité du pays, la sécurité des honnêtes gens, tenaient à cette livraison des armes. Elles ne furent pas livrées, au moins ce jour-là, et le citoyen Charles Hesse, fort désappointé, se retira du club en grinçant des dents.

Je ne laisserai pas passer cette occasion d’ébaucher les traits d’un autre personnage, dont la sanglante célébrité a laissé plus de traces dans la mémoire des hommes.

J’ai déjà dit que le pouvoir se débattait alors entre deux partis, dont l’un qui l’emportait certainement par le nombre et par l’habileté, dont l’autre qui avait tout ce qu’il faut pour triompher dans les mauvais temps, l’audace et la violence. Les opinions de la Gironde avaient prévalu à Lons-le-Saulnier, et celles de la Montagne à Besançon, où les passions énergiques étaient plus inégalement distribuées entre les deux factions. La petite capitale du Jura offrait à cette époque un spectacle qui n’est pas indigne des regards de l’histoire. Une ville composée de sept à huit mille habitans, défendue pour toute forteresse et pour toute muraille par le courage et le patriotisme de ses citoyens, sans point d’appui sur les départemens environnans, presque sans contact avec eux, se leva seule, et de son propre mouvement, contre la terreur. Une légion spontanée de jeunes et hardis soldats, qu’on appelait les plumets rouges, à cause de la couleur de leurs panaches, la couvrit de son drapeau, et cette enceinte qui paraissait ouverte aux plus faibles efforts, ne fut, pendant plusieurs mois, violée par personne. Je me rappelle que dans nos impressions de l’enfance, nous ne placions, en idée, le plumet rouge d’un fédéraliste du Jura qu’au front de quelque géant formidable, à la manière de Polyphème et de Goliath, et c’était en effet une forte et imposante génération d’hommes. On croirait qu’elle avait été produite à dessein pour des circonstances fortes et imposantes comme elle, et qu’il était de sa destinée de passer en même temps. Ce qu’il y a de très-remarquable, c’est que l’administration se montra digne du peuple. L’enthousiasme d’une généreuse résistance fut aussi exalté sous l’écharpe que sous le baudrier, quoiqu’il y courût encore plus de périls, et que la couronne infaillible de ce courage civil, dont les exemples sont si rares, fût attachée au fer de la guillotine. Les décrets rendus par la Convention depuis le 31 mai furent brûlés en place publique, et deux de ses commissaires, Bassal et Garnier de l’Aube, conduits sous bonne et sûre garde aux frontières du département, avec défense d’y rentrer. Ils rapportèrent que leur escorte ne les avait pas défendus sans peine contre l’exaspération des citoyens.

Cependant les deux opinions étaient encore librement représentées à Lons-le-Saulnier par les tribuns du pays, et le hasard faisait que ces deux chefs étaient frères, comme cela s’était vu autrefois à Thèbes et à Corinthe ; mais la nature n’avait jamais marqué deux frères de sceaux plus différens, en caractère et en physionomie. Jean-François Dumas, le Vergniaud du Jura, pouvait passer pour beau, même dans une famille qui se distinguait par la beauté corporelle, et dans un département où la laideur est presque une exception. René-François Dumas, plus connu de ses compatriotes sous le nom de l’abbé Dumas, et qui suivait avec une cruelle naïveté d’organisation les erremens de Marat, avait dans tous ses traits quelque chose de la repoussante expression de son prototype ; il n’était cependant ni vieux ni difforme, ni cynique dans son langage et dans ses manières : il n’était que hideux.

Les jacobins de Lons-le-Saulnier avaient, en grande partie, suivi le sort des conventionnels. Ils s’exilaient d’une cité en contre-révolution, c’est-à-dire, dans leur acception convenue de ce mot, fidèle aux principes de l’ordre, de la modération et de la justice, pour aller goûter dans une atmosphère plus orageuse les douceurs de la liberté, de la fraternité et de la mort. C’est ainsi que René-François Dumas se présenta un jour à la barre de la société populaire de Besançon, où ses principes semblaient lui assurer un vif accueil de sympathie. Le nom du chef éloquent qui venait de soutenir une poignée de citoyens résolus, contre le système effrayant du gouvernement, qu’on appelait alors, si improprement, la république, y était seul parvenu ; la méprise était inévitable, quoique grossière. La rumeur qu’elle excita fut longue et menaçante, et peu s’en fallut que Timoléon ne payât pour Timophanes. Enfin, l’erreur s’éclaircit, et René-François Dumas gagna la tribune avec l’anxiété hargneuse d’une bête sauvage qui a essuyé une première décharge sans être blessée, et qui rompt les rangs des chasseurs en rugissant. J’étais là, et je ne sais quelle prévision inexplicable me forçait à détailler tout l’ensemble de cette étrange figure qui n’avait encore rien d’historique ; mais on m’étonnerait beaucoup aujourd’hui, si on me démontrait que je me suis trompé de la plus légère circonstance dans l’image vivante que ma mémoire en a conservée, depuis ses souliers de cabron fauve à son chapeau de feutre gris.

Il avait un pantalon de bazin blanc, un gilet de la même étoffe, qui était alors à la mode, et une cravate également blanche, nouée en cordon aux bouts flottans, qui soutenait à peine le collet blanc de sa chemise. Tout cet ajustement était d’une propreté recherchée, délicate, minutieuse, qui distinguait, en général, les jacobins de haut étage, et qui, parmi eux, comme ce faste et cette profusion d’ornemens qu’étale le chef d’une tribu d’anthropophages, établissait encore une sorte d’aristocratie. Son frac long, flottant, d’une étoffe de drap fine et légère, était d’une couleur de sang dont la vivacité blessait l’œil ; et ce n’est pas ici une combinaison d’écrivain, préparée pour l’effet : j’en atteste cent témoins vivans qui n’ont pas oublié que cet habit de sang était son habit de gala. Quelque chose de plus blanc que le linge coquet de Dumas, c’était sa tête alongée, osseuse, empreinte, comme celle d’un anachorète, de la pâleur des macérations et des veilles, et dont les saillies fortement prononcées supportaient je ne sais quelles chairs livides qui lui donnaient l’aspect d’une goule affamée. Sa bouche était large, ses yeux petits et enfoncés, mais perçans et peut-être noirs ; ses cils, ses sourcils, ses cheveux rouges. Il n’y avait rien en lui qui révélât positivement l’homme que la société a formé ; mais il n’y avait rien en lui d’ordinaire, et c’est peut-être ce qui fixa ma curiosité sur cette créature d’exception, dont les nomenclatures des naturalistes qui occupaient exclusivement mes premières études ne m’avaient jamais présenté l’analogue inconnu. Tout à coup ses lèvres pincées se désunirent comme par l’effet du ressort musculaire qui contracte quelquefois la bouche écumante du boa ; et, d’un ton éclatant, mais aigre et métallique, il s’exprima ainsi (je réponds encore de l’exactitude du texte, comme si je l’avais sténographié) :

« Républicains, l’accueil que vous m’avez fait m’a profondément touché ; l’indignation qui a parcouru vos rangs patriotiques au nom de Dumas, est un hommage à la patrie. Si le sang qui m’est commun avec ce traître pouvait expier ses attentats, j’ouvrirais à l’instant mes veines devant vous. La proscription dont je suis frappé dans le Jura l’a sauvé de mon poignard, mais je vais le livrer à la justice nationale, et le plus beau jour de ma vie sera celui où je vous apporterai la tête de mon frère !… »

En prononçant ces exécrables paroles, il étendit au-dessus de la tribune son bras rouge et sa main blanche, de manière à figurer à la pensée dans une éternité de souvenirs, l’idéal même du bourreau. Je m’aperçus qu’il avait des manchettes.

Quelque temps après, René-François Dumas était président du tribunal révolutionnaire. La scène qui s’était passée à Besançon se renouvela en sens opposé à Lons-le-Saulnier. La fortune révolutionnaire du jacobin avait nui à l’influence du patriote. Une rumeur inaccoutumée accueillit Dumas l’aîné dans le club insurgent des fédéralistes. — « Que me reproche-t-on, s’écria-t-il ? — Rien, répliqua un des membres de l’assemblée ; mais nous ne pouvons nous empêcher de voir en toi le frère de ton frère. – Mon frère, grand Dieu ! reprit Dumas ; de quel frère me parlez-vous ? » Et se précipitant sur le sein d’Ebrard, qui portait avec lui le poids de cette administration héroïque et qui jouissait dans le Jura de la plus glorieuse popularité que puisse ambitionner un citoyen, celle de la vertu : — « Mon frère, dites-vous ? mon frère, le voilà ! » Ce mot apaisa tous les soupçons, et l’élan de ces deux hommes de bien qui s’embrassaient entraîna la multitude. Je puis me tromper, mais ce tableau n’a rien à envier, selon moi, à la grandeur des temps antiques.

Puisque j’ai parlé du président du tribunal révolutionnaire, je me crois obligé à compléter son portrait, autant que me le permettent les renseignemens que j’ai pu recueillir de la bouche de ses compatriotes et de ses contemporains, je ne dirai pas de ses amis : on ne lui en a point connu. C’était un homme actif, studieux, sobre jusqu’à l’austérité, régulier dans ses mœurs, exact dans ses engagemens. Pendant que la guillotine battait monnaie sur la place de la Révolution, suivant l’épouvantable expression de l’orateur le plus fleuri de la Montagne, le terrible fournisseur du trésor de la république vivait pauvrement dans un galetas de l’hôtel de La Rochefoucauld, à la manière de ces âpres républicains de la vieille Rome, dont il attestait si souvent les exemples. Il se trouvait alors parmi les énergiques enfans du Jura un médecin nommé Baron, fait pour aimer la vérité, et capable de la dire au péril de sa vie. Un jour que le hasard l’avait conduit dans la tanière de Dumas, à la suite d’une des séances les plus tragiques du tribunal : « Vos jugemens me font horreur, lui dit-il, et tes jurés sont des monstres. Comment ose-t-on disposer de la vie de tant d’accusés après quelques minutes d’instruction ? — Cela est extraordinaire en effet, répondit Dumas en tournant sur lui un regard assuré ; mais les révolutionnaires ont un sens que n’ont pas les autres hommes, et qui ne les trompe jamais. »

Hélas ! oui, les malheureux avaient un sens que n’ont pas les autres hommes ! l’instinct du tigre qui s’est abreuvé une fois de sang humain, et dont la soif inextinguible ne peut plus s’étancher que dans des tonnes de sang.

Charles Nodier


  1. Nous devons à une communication bienveillante ce fragment inédit des Souvenirs de la Révolution d’un de nos plus brillans écrivains. On y reconnaîtra facilement la touche incisive et piquante de l’auteur des Sept Châteaux. Ses Souvenirs paraîtront incessamment chez Levasseur au Palais-Royal.