Les Singularitez de la France antarctique/11

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 48-52).


CHAPITRE XI.

Du vin de Palmiers.


Ayant escript le plus sommairement qu’il a esté possible, ce que meritoit estre escript du promontoire Verd, cy dessus declaré, i’ay bien voulu particulierement traiter, puis qu’il venoit à propos, des Palmiers, Mignol. et du vin et bruuage que les sauuages noirs ont apris d’en faire, lequel en Mignol. leur langue ils appellent, Mignol. Nous voyons combien Dieu pere et createur de toutes choses nous dône de moyens pour le soulagement de nostre vie, tellement que si l’un defaut, il en remet un autre, dont il ne laisse indigence quelconque à la vie humaine, si de nous mesmes nous ne nous delaissons par nostre vice et negligence : mais il dône diuers moyês, selon qu’il luy plaist, sans autre raison. Doncques si en ce païs la vigne n’est familiere comme autrepart, et parauenture pour n’y auoir esté plantée et diligemment cultiuée : il n’y a vin en usage, non plus qu’en plusieurs autres lieux de nostre Europe, ils ont auec prouidence diuine recouuert par art et quelque diligence cela, que autrement leur estoit denié. Or ce palme est un arbre merueilleusement beau, et bien accompli, soit en grandeur, en perpetuelle verdure, ou autrement, dont il y en a plusieurs especes, et qui prouiennent en diuers lieux. Plusieurs especes de palmes. En l’Europe, comme en Italie, les palmes croissent abondamment, principalement en Sicile, mais steriles. En quelque frontiere d’Espagne, elles portent fruit aspre et malplaisant à manger. En Afrique, il est fort doux, en Égypte semblablement, en Cypre, et en Crete, en l’Arabie pareillement. En Iudée, tout ainsi qu’il y en a abondance, aussi est cela plus grande noblesse et excellence, principalement en Iericho. Le vin que lon en fait est excellent, mais qui offense le cerveau. Il y a de cest arbre le masle et la femelle[1] : la masle porte sa fleur à la branche, la femelle germe sans fleur, et est chose merueilleuse et digne de contemplation ce que Pline et plusieurs autres en recitent : que aux forestz des palmiers prouenus du naturel de la terre, si on couppe les masles, les femelles deuiennent steriles sans plus porter de fruit : comme femmes vefues pour l’absence de leurs maris. Cest arbre demande le païs chaud[2], terre sablonneuse, vitreuse, et comme salée, autrement on luy sale la racine auant que la planter. Quant au fruit[3] il porte chair par dehors, qui croist la premiere, et au dedans un noyau de bois, c’est à dire la graine ou semence de l’arbre : comme nous voyôs es pommes de ce païs. Et qu’ainsi soit lon en trouue de petites sans noyau en une mesme branche que les autres. Dauantage, cest arbre apres estre mort, reprend naissance de soy mesme : Phenix, oyseau pourquoy ainsi appelé. Prouerbe. qui semble auoir donné le nom à cest oyseau, que lon appelle Phenix, qui en grec signifie Palme, pour ce qu’il prend aussi naissance de soy sans autre moyen. Encores plus cest arbre tant celebré a donné lieu et argument au prouerbe, que lon dit, Remporter la palme, c’est à dire le triomphe et victoire : ou pour ce que le têps passé on usoit de palme pour couronne en toutes victoires, comme tousiours verdoyante : combien que chacun ieu, ou exercice avoit son arbre ou herbe particulierement, comme le laurier, le myrthe, l’hierre, et l’olivier : ou pour ce que cest arbre, ainsi que veulent aucuns, ayt premierement esté consacré à Phebus, auât que le laurier, et ayt de toute antiquité representé le signe de la victoire. Proprieté de la palme. Et la raison de ce recite Aulu-Gelle[4], quâd il dit que cest arbre a une certaine propriété, qui conuient aux hommes, vertueux et magnanimes : c’est que iamais la palme ne cede, ou plie sous le fais, mais au contraire tant plus elle est chargée, et plus par une maniere de resistance, se redresse en la part opposite. Ce que conferme Aristote[5] en ses Problemes, Plutarque en ses Symposiaques, Pline et Theophraste. Et semble conuenir au propos ce que dit Virgile,

N’obeis iamais au mal qui t’importune
Ains vaillamment resiste à la Fortune.

Or est il temps desormais de retourner à nostre promontoire : auquel, tant pour la disposition de l’air treschaud (estant en la zone torride distant XV degrez de la ligne Equinoctiale) que pour la bonne nature de la terre, croist abondance de palmes, desquels ils tirent certain suc pour leur despence et boisson ordinaire. Maniere de faire ce vin de palmiers. L’arbre ouuert auec quelque instrumêt, comme à mettre le poin, à un pied ou deux de terre, il en sort une liqueur, qu’ils reçoiuent en un vaisseau de terre de la hauteur de l’ouuerture, et la reseruent en autres vaisseaux pour leur usage.

Et pour la garder de corruption, ils la salent quelque peu, comme nous faisons le verius par deça : tellement que le sel consume ceste humidité crue estant en ceste liqueur, laquelle autrement ne se pouuant cuire ou meurir, necessairement se corromprait. Proprieté du vin de palmiers. Quant à la couleur et consistence, elle est semblable aux vins blancs de Champagne et d’Aniou : le goust fort bon, et meilleur que les citres de Bretagne. Ceste liqueur est trespropre pour refreschir et desalterer, à quoy ils sont subiets pour la côtinuelle et excessiue chaleur. Le fruict de ces palmiers, sont petites dattes, aspres et aigres, tellement qu’il n’est facile d’en manger : neantmoins que le ius de l’arbre ne laisse à estre fort plaisant à boire : aussi en font estime entre eux, comme nous faisons des bons vins. Les Egyptiens anciennement[6], auant que mettre les corps morts en basme, les ayans preparez ainsi qu’estoit la coustume pour mieux les garder de putrefaction, les lauoyent trois ou quatre fois de ceste liqueur, puis les oignoient de Myrrhe, et cinnamome. Autre sorte de bruuage. Ce breuuage est en usage en plusieurs contrées de l’Ethiopie, par faute de meilleur vin. Quelques Mores semblablement font certaine autre boisson du fruit de quelque autre arbre, mais elle est fort aspre, comme verius, ou citre de cormes, auant qu’elles soyent meures. Pour euiter prolixité, ie laisseray plusieurs fruits et racines, dont usent les habitans de ce païs, en aliments et medicaments, qu’ils ont appris seulemêt par experience, de maniere qu’ils les sçauent bien accommoder en maladie. Car tout ainsi qu’ils euitent les delices et plusieurs voluptez, lesquelles nous sont par deça fort familieres, aussi sont ils plus robustes et dispos pour endurer les iniures externes, tant soyêt elles grandes : et au contraire nous autres, pour estre trop delicats, sommes offensez de peu de chose.

  1. Sur les palmiers et leur fécondation voir Pline. H. N. xiii. 7-10. — Clamageran. L’Algérie. P. 170.
  2. Id. xiii. 7. — xvii. 3.
  3. Pline, xiii. 4.
  4. Aulu Gelle. Liv. iii. § 6.
  5. Aristote. Problemata. Liv. vii ; Plutarque. Symp. Liv. viii ; Pline. Hist. Nat. Liv. xvi. § 42 ; Theophraste. Hist. des plantes. Liv. v.
  6. Hérodote Liv. ii. § 86.