Les Silènes (trad. par Alfred Jarry)

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Les Silènes

[Grabbe Christian-Dietrich, né et mort à Dettmold (1801-1836), le plus grand poète de l’Allemagne, dit-on, depuis la mort de Schiller. Mal connu en France, les dictionnaires citent ses tragédies : le Duc de Gothland, Marius et Sylla, Don Juan et Faust, les Hohenstaufen (Frédéric Barberousse et Henri IV), Napoléon ou les Cent Jours, Annibal, la bataille d’Arminius, — et ne mentionnent pas sa comédie satirique, célèbre encore, que nous avons traduite et dont nous ne donnons que des scènes détachées, les allusions perpétuelles aux littérateurs du temps la faisant peu compréhensible sans un long commentaire. Le titre de cette pièce en trois actes est Scherz, Satire, Ironie und tiefere Bedeutung (Plaisanterie, satire, ironie et signification profonde). Rabelais en a préparé la translation plus concise : « Silènes estoient jadis petites boîtes… » — A, J. ]


LES SILÈNES

Clair et chaud jour d’été


Le Diable est assis sur un tertre et gèle.

Le Diable. — Fait froid — froid — en enfer il fait plus chaud ! — Ma satirique grand-mère m’a, à la vérité, — sept étant le plus fréquent nombre de la Bible — mis sept petites chemises de fourrure, sept petits manteaux de fourrure et sept petites casquettes de fourrure — mais fait froid — froid ! Dieu m’emporte, il fait très froid ! Si je pouvais seulement voler du bois ou allumer une forêt — allumer une forêt ! Tous les anges ! serait tout de même drôle, si le diable devait périr gelé ! — Voler bois — allumer forêt — allumer — voler

(Il gèle.)


Un Naturaliste entre, botanisant.

Le Naturaliste. — Vraiment, il se trouve dans cette contrée de rares végétaux ; Linné, Jussieu — Seigneur Christ, qui est couché ici sur la terre ? Un homme mort, et, comme on le voit clairement, gelé ! Eh bien, c’est tout de même étonnant ! Un miracle, s’il y avait ce qu’on pût appeler des miracles ! Nous sommes aujourd’hui le 2 août, le soleil est flambant au ciel, c’est le jour le plus chaud que j’aie vécu, et cet homme ose, a le toupet, contre toutes les règles et observations des hommes sages, de geler ! — Non, c’est impossible, absolument impossible ! Je vais mettre mes lunettes !

(Il met ses lunettes.)

Étonnant, étonnant ! J’ai mis mes lunettes, et le gaillard n’en est pas moins gelé ! Au plus haut point étonnant ! Je vais le porter à mes collègues !

(Il empoigne le Diable par le collet et l’entraîne avec soi.)
Salle dans le château
Le Diable est étendu sur la table, et les quatre Naturalistes debout autour de lui

Premier Naturaliste. — Vous m’accordez, messieurs, que l’affaire de ce cadavre est un cas entortillé ?

Deuxième Naturaliste. — Si l’on veut ! Il est seulement fâcheux que ses vêtements de fourrure soient si labyrinthiquement noués, que même Cook, qui a fait le tour du monde, ne pourrait les déboutonner.

Premier Naturaliste. — Vous m’accordez que c’est un homme ?

Troisième Naturaliste. — Certainement ! Il à cinq doigts et pas de queue.

Quatrième Naturaliste. — Voici seulement la question à résoudre, quelle espèce d’homme c’est.

Premier Naturaliste. — Parfaitement ! Mais comme on ne peut se mettre à la besogne avec trop de précautions, quoiqu’il soit encore grand jour, je propose pourtant qu’on allume encore en outre une lumière.

Troisième Naturaliste. — Très juste, monsieur mon collègue !

(Ils allument une lumière et la placent près du Diable sur la table.)

Premier Naturaliste. (après que tous quatre ont considéré le Diable avec l’attention la plus soutenue) — Messieurs, je pense maintenant, au sujet de ce cadavre énigmatique, y voir clair, et j’espère que je ne me trompe pas. Remarquez ce nez à l’envers, cette gueule large et lippue, — remarquez, dis-je, cet inimitable trait de grossièreté divine, qui est moulé sur toute la face, et vous ne douterez plus que vous voyiez étendu devant vous un de nos actuels critiques, et à coup sûr un authentique.

Deuxième Naturaliste. — Cher collègue, je ne puis si pleinement partager votre avis, au reste extraordinairement sagace. À ne point mentionner, que nos critiques d’aujourd’hui, surtout les critiques de théâtre, sont plus naïfs que grossiers, de plus je ne flaire dans cette figure morte pas un des caractères qu’il vous plaît de nous énumérer. Je garantis au contraire totalement qu’il y a quelque chose d’une joliesse de jeune fille là-dedans ! les sourcils touffus, surplombants, indiquent cette délicate pudeur féminine, qui s’efforce de cacher même ses regards, et le nez, que vous appelez à l’envers, semble bien plutôt s’être détourné par courtoisie, pour laisser au languissant amant une plus grande place au baiser. — C’en est assez, si tout ne me trompe pas, cet être humain gelé est la fille d’un pasteur.

Troisième Naturaliste. — Je dois avouer, monsieur, qu’il y a quelque chose de hasardé dans votre hypothèse. Moi, je présume que c’est le Diable.

Premier et Deuxième Naturalistes. — C’est ab initio impossible, car le Diable ne s’adapte point à notre système !

Quatrième Naturaliste. — Ne vous querellez point, mes estimables collègues ! À présent je vais vous dire mon avis, et je parie que vous serez aussitôt du même. Considérez l’énorme laideur que nous hurle en plein chaque mine de cette figure, et vous êtes à coup sûr contraints de me concéder qu’une telle caricature ne saurait du tout exister, s’il n’y avait point de femme de lettres allemande.

Les trois autres Naturalistes. — Oui, c’est une femme de lettres allemande ; nous cédons à la force de vos arguments.

Quatrième Naturaliste. — Je vous remercie, mes collègues ! — Mais qu’est-ce là ? Voyez-vous comme la morte, depuis que nous lui avons placé la lumière brûlante devant le nez, commence à se mouvoir ? Maintenant elle tressaille des doigts — maintenant elle hoche la tête — elle ouvre les yeux, — elle est vivante !

Le Diable (se dressant sur la table). — Où — suis-je ? — Hou, je gèle toujours ! (Aux Naturalistes.) Je vous prie, messieurs, fermez donc là-bas les deux fenêtres, je ne puis supporter le courant d’air !

Premier Naturaliste (fermant la fenêtre). — Vous avez assurément un poumon faible !

Le Diable (descendant de la table). — Pas toujours ! Si je suis assis dans un poële bien bourré de feu, non !

Deuxième Naturaliste. — Comment ! Vous vous asseyez dans un poële bien bourré de feu ?

Le Diable. — Oui, j’ai l’habitude de m’asseoir quelquefois là-dedans !

Troisième Naturaliste. — Remarquable habitude !

(Il le note.)

Quatrième Naturaliste. — Pas vrai, madame, vous êtes une femme de lettres ?

Le Diable. — Femme de lettres ? Qu’est-ce que cela veut dire ? De telles femmes, le Diable les tourmente, mais Dieu préserve le Diable, qu’elles fussent le Diable lui-même !

Tous les Naturalistes. — Quoi ? Mais alors c’est le Diable ? le Diable !

(Ils veulent s’enfuir.)

Le Diable (à part). — Ah ! à présent je peux pour un coup mentir à cœur joie ! (Haut.) Messieurs ! messieurs ! Où courez-vous ? Calmez-vous ! Vous n’allez pas prendre la fuite devant un badinage que je fais avec mon nom ?

(Les Naturalistes reviennent.)

Je m’appelle Diable, mais je ne le suis véritablement pas !

Premier Naturaliste. — À qui donc avons-nous l’honneur de parler ?

Le Diable. — À Théophile-Chrétien Diable, chanoine du petit service ducal de…, membre honoraire d’une société pour l’encouragement du christianisme sous les Juifs, et chevalier de l’ordre pontifical du mérite civil, qui m’a récemment, au moyen âge, été conféré par le pape, pour avoir maintenu la populace dans une crainte durable.

Quatrième Naturaliste. — Alors, vous devez déjà avoir atteint un âge important ?

Le Diable. — Vous vous trompez : je n’ai que onze ans.

Premier Naturaliste (au Deuxième). — C’est le plus grand sac à mensonges que j’aie jamais vu !

Deuxième Naturaliste (au Troisième). — Alors il plaira beaucoup aux dames.

Le Diable s’est toujours rapproché davantage de la lumière et a involontairement plongé le doigt dans la flamme.

Premier Naturaliste. — Seigneur Dieu ! que faites-vous, monsieur le chanoine ? Vous mettez votre doigt dans la lumière ?

Le Diable (déconcerté, retirant son doigt). — Je… j’aime, à mettre mon doigt dans la lumière !

Troisième Naturaliste. — Etrange passion !

(Il le note.)
(Acte I, sc. II et III.)
La salle dans le château.
Le Margrave Tual entre.

Le Margrave. — La Liddy est un superbe animal et me plaît fort. Je veux l’épouser ou la poignarder.

Le Diable. (S’avançant. À part). — Homme estimable ! (Haut.) Le margrave Bétail, si je ne me trompe ?

Le Margrave. — Le margrave Tual, si vous ne voulez des coups de bâton.

Le Diable. — Votre Grâce est férue de la jeune baronne ?

Le Margrave (gémissant). — Outre mesure !

Le Diable. — Je vous la procure.

Le Margrave. — Comment ?

Le Diable. — Mais à conditions.

Le Margrave. — Stipulez ce qu’il vous plaît.

Le Diable. — D’abord, il faut que vous fassiez étudier à votre fils aîné la philosophie.

Le Margrave. — Bon.

Le Diable. — En second lieu, que vous mettiez à mort treize compagnons tailleurs.

Le Margrave. — Te moques-tu de moi, coquin ? Qu’est-ce que ces prétentions extravagantes ? Mettre à mort treize compagnons tailleurs ! Pourquoi précisément des compagnons tailleurs ?

Le Diable. — Parce que ce sont les plus innocents.

Le Margrave. — C’est une raison ! Mais treize ! Quelle multitude ! Non, je veux bien à la rigueur en mettre en pièces sept, mais pas un de plus.

Le Diable (offensé). — Pensez-vous que je me laisse marchander comme un Juif ?

(Il veut sortir.)

Le Margrave. — Écoutez, monsieur, j’en égorgerai neuf — onze — même douze ; laissez-moi seulement le treizième ; ça dépasserait la juste douzaine !

Le Diable. — Soit, je me contente du chiffre, si tout au moins, pour le treizième, vous voulez bien lui casser quelques côtes.

Le Margrave. — Oh ! pour une paire de méchantes côtes, cela m’est indifférent. Mais… mais…

Le Diable. — Encore un mais ?

Le Margrave. — Oui, voyez-vous ! J’ai un habit neuf et un neuf gilet blanc, et ils seront bien salis par ce massacre !

Le Diable. — C’est moins que rien ! Vous n’avez qu’à mettre une serviette devant vous !

Le Margrave. — Le vautour m’emporte, c’est vrai ! Je mettrai une serviette devant moi !

Le Diable. — Et demain je vous attends auprès de la maisonnette de la forêt, à Schallbrunn ; alors vous dénouerez votre serviette et prendrez la baronne dans vos bras.

Le Margrave. — Hohoho ! Pour cela, je n’aurai pas besoin de serviette !

(Il sort.)
(Acte II, sc. I.)
Du Val entre, monologuant.

Du Val. — Ma noce approche ! Ma fiancée est spirituelle, belle et noble. Mais j’ai 12.000 écus de dettes, et elle est trop prévoyante pour me mettre en mains un tel capital avant le reste. Je voudrais quelle fût au haut du Bructère et avoir son sac sur le dos !

Le Diable, (s’avançant, à part). — Encore un homme estimable ! (Haut.) Votre serviteur, monsieur Du Val ! Comment va ?

Du Val. — Mal, monsieur le chanoine !

Le Diable. — Que dois-je vous payer pour votre fiancée ?

Du Val, {en colère). — Monsieur, vous — !

Le Diable. — Je suis passionné collectionneur de hannetons célibataires, d’aubergistes gras et de jeunes fiancées, et ne lésinerai pas sur le prix !

Du Val. — Tiens, tiens ! Collectionneur ! Ne pas lésiner ! Que m’offrez-vous pour Liddy ? Elle est extraordinairement belle.

Le Diable. — Pour sa beauté, je donne 2.000 écus en monnaie conventionnelle.

Du Val. — Elle a de l’intelligence.

Le Diable. — Je la paye donc 5 sous, 2 liards de moins, car c’est chez une jeune fille une tare.

Du Val. — Elle a la main fine et blanche.

Le Diable. — Cela rend les soufflets doux : pour cela, je paye 7.000 écus d’or.

Du Val. — Elle est encore innocente.

Le Diable, (se renfrognant). — Heu. innocence par-ci, innocence par-là, je ne vous donne pour cela que 3 sous, 1 liard en cuivre.

Du Val. — Mais Liddy a aussi de la sensibilité, de l’imagination.

Le Diable. — La sensibilité gâte le teint, l’imagination fait des cernes bleus autour des yeux, et de mauvaise soupe. Pour tout ce bazar, je donne par ironie une pièce de trois centimes.

Du Val. — Vous avez un goût assez difficile.

Le Diable. — Pour bien finir, je vous paye, pour que vous vous taisiez sur les qualités morales de la baronne, qu’il m’est malsain d’entendre, encore 11.000 écus en ducats cordonnés de Hollande, et je vous demande si mes offres vous paraissent acceptables.

Du Val. — Tout cela fait, en tout ?

Le Diable, (comptant sur ses doigts). — Pour la beauté, 2,000 écus en monnaie conventionnelle ;

Pour l’innocence, 3 sous, 1 liard en cuivre ;

Pour la main blanche, 7.000 écus en or ;

Pour la sensibilité et l’imagination, une pièce de 3 centimes par ironie ;

Pour le silence qui sera gardé sur ses qualités morales, 11.000 écus en ducats cordonnés de Hollande — cela fait ensemble 20.000 écus, 3 sous, 4 liards. J’en déduis 5 sous, 2 liards pour l’intelligence. Restent 19999 écus. 18 sous, 2 liards.

Du Val. — Tope, monsieur le collectionneur de fiancées et hannetons ! Quand toucherai-je l’argent ?

Le Diable. — Sur-le-champ ! Jurez moi en échange d’attirer la Liddy demain dans la petite maison du bois de Schallbrunn, d’empêcher ses domestiques de l’accompagner, et de ne pas vous enquérir de ceux qui là-bas raviront la jeune fille.

Du Val. — Je m’y engage, sauf à attirer moi-même la baronne à Schallbrunn, parce qu’on trouverait cela suspect de ma part. Je vous conseille de décider l’esthète Mort-aux-Rats à proposer à Liddy une promenade de ce côté ; il lit beaucoup les néo-romantiques et délire presque dans la maisonnette.

Le Diable. — Je vais essayer cela avec lui. Mais pour cette restriction vous trouverez bon que j’acquitte la moitié de ma dette en papier-monnaie autrichien.

Du Val. — Hé. monsieur, vous êtes un damné avare !

Le Diable, (flatté et réjoui). — Oh, je vous prie — vous me faites rougir ! Je sais bien volontiers damné, bien volontiers avare, furieusement volontiers avare, mais pas encore assez, bien loin de là !

(Il sort avec Du Val.)
(Acte II, sc. II.)
La chambre de Mort-aux-Rats.

Mort-aux-Rats, (est assis à une table, et veut composer). — Hélas, les pensées ! les rimes sont là, mais les pensées, les pensées ! Je m’assieds là, je bois du café, je mâche des plumes, j’écris, je biffe, et je ne peux trouver aucune pensée, aucune pensée ! Ah ! comment saisir cela ? Halte, halte ! Quelle idée me vient ? Somptueux, divin ! C’est précisément sur cette pensée que je ne puis trouver de pensées, que je vais faire un sonnet, et vraisemblablement cette pensée sur le manque de pensée est la plus géniale pensée qui pouvait s’offrir à moi. Je vais incontinent sur ce sujet, que je ne puis composer, composer un poème. Que piquant, qu’original ! (Il court devant la glace). D’honneur, j’ai bien l’air génial ! (Il s’assied à une table.) Maintenant, je commence !

(Il écrit.)
Sonnet

J’étais assis à ma table et mâchais ma plume,
Ainsi que —

Qu’est-ce qui est assis maintenant dans tout l’univers, avec le même air que j’ai, si je mâche ma plume ? D’où tirerai-je une heureuse image ? Je vais sauter à cette fenêtre et voir si je n’aperçois rien qui me ressemble !

(Il ouvre la fenêtre et regarde dans le vide.)

Là-bas est accroupi un jeune homme contre le mur, en train de — Non, ça ne ressemble pas ! — Mais là, sur le banc de pierre, est assis un vieux mendiant, et il mord dans un morceau de pain dur. — Non, ce serait trop trivial, trop ordinaire !

(Il ferme la fenêtre et marche par la chambre.)

Hem, hem ! Rien ne me convient donc ? Je vais une bonne fois énumérer tout ce qui mâche. Un chat mâche, un putois mâche, un lion — Halte ! un lion ! — Que mâche un lion ? Il mâche ou un mouton, ou un bœuf, ou une chèvre, ou un cheval. Halte ! un cheval ! Ce qu’au cheval est la crinière, les barbes le sont à une plume, et ainsi les deux paraissent assez analogues — (Poussant des cris de Joie.) Triomphe, c’est bien l’image ! Hardi, neuf, caldéronien !

J’étais assis à ma table, et mâchais ma plume,
Ainsi que le lion, quand l’aube blanchit d’effroi,
Mâche le cheval, sa plume rapide…

(Il lit ces deux vers encore une fois à voix haute et claque de la langue, comme ravi de leur goût.)

Non, non ! une telle métaphore, il n’y en a pas ! J’ai peur devant ma propre puissance poétique ! (Humant confortablement une tasse de café.) Le cheval une plume de lion ! et l’épithète rapide » ! Que c’est frappant ! Quelle plume pourrait être plus rapide que le cheval ? Et les mots : « Quand l’aube blanchit d’effroi », que purement homériques ! Ils ne conviennent pas ici, mais ils rendent l’image indépendante, ils en font une épopée en pietit ! Oh, il faut que je coure encore devant la glace ! (S’y contemplant.) Par Dieu, visage au plus haut point génial ! Il est vrai que le nez est un peu colossal, mais c’est de situation ! Ex ungue leonem, au nez on reconnaît le génie !

(Le Diable entre.)

Le Diable. — Bonjour, monsieur Mort-aux-Rats !

Mort-aux-Rats. — Tout-Puissant ! le Diable…

(Il cherche à passer à côté de lui et à gagner la porte.)

Le Diable. — Ne vous effrayez pas ! J’ai lu vos œuvres.

(Acte II, sc. II.)
La chambre du Maître d’école.
Mouroc, Mort-aux-Rats ; Le Maître d’école et Théophilot entrent chargés de bouteilles

Le Maître d’école, (chante) :

Vivat Bacchus, Bacchus vive,
Bacchus était un brave homme !

(À Théophilot).

Pinceau de l’Albane, chante donc avec moi !

Théophilot, (croasse) :

Vivat Bacchus, Bacchus vive,
Bacchus était un brave homme !

Mouroc. — Théophilot, tu croasses à faire les pierres se souhaiter des oreilles rien que pour pouvoir se les boucher.

Le Maître d’école. — Hé, hé ! Le gamin n’a-t-il pas une voix toute charmante ? J’ai déjà serré dans mon pupitre 22 lettres des Sirènes ; elles veulent absolument l’engager parmi elles ; mais je leur réponds chaque fois qu’il est encore trop jeune.

Mort-aux-Rats. — Ennasé manieur de férule, laisse la billevesée et mets des verres sur la table.

Le Maître d’école, (les plaçant). — Ils y sont.

Mort-aux-Rats. — Vite donc, buvons !

Le Maître d’école. — Patience ! Patience ! une demi-minute !

(Il court au lit, arrache le drap et se l’enroule autour de la tête.)

Mouroc. — Diable ! Qu’est-ce que cette folle mascarade ?

Le Maître d’école. — Pure prévoyance, monsieur Mouroc ! Pure prévoyance. A cause de la chute, je me soûle volontiers la tête capitonnée.

Mouroc. — O sage, expérimenté praticien ! Comme ton élève soumis, je te copie sur-le-champ, selon les règles de ta prévoyance !

Mort-aux-Rats. — Et j’en fais autant !

(Ils arrachent deux draps et s’enveloppent la tête pareillement.)

Le Maître d’école. — Vraiment, messieurs, nos trois têtes se prennent dans ces monstrueux draps, comme trois malheureuses mouches tombées au milieu d’un seau de lait.

Mouroc. — Maître d’école, racontez-nous une histoire de votre jeune temps.

Mort-aux-Rats. — Oui, oui, de votre jeune temps !

(Ils s’asseyent autour de la table et pintent.)

Le Maître d’école (boit). — Fuimus Troes, l’âge d’or des années barbares est passé…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Ils boivent immodérément.)

Le Maître d’école. — Hé, monsieur Mouroc, pourquoi est-ce que les yeux de Mort-aux-Rats se brouillent ?

Mort-aux-Rats (presse dans son ivresse le Maître d’école sur sa poitrine). — … Pulvérise-moi, foule-moi aux pieds ! Je suis un ver, je suis un pauvre niais ! Mes poèmes n’ont aucune saveur, mes pensées aucun sens ! Je suis un ver, un infiniment petit ! Jette-moi dans le bourbier, jette-moi dans le bourbier !

Le Maître d’école (buvant toujours et devenant aussi immodérément soûl). — Ne pleure pas, petit Mort-aux-Rats, et parle bas, pour que le veilleur de nuit ne t’entende ! Tu es dans la rage ! Ton cœur redonde ! n’est-ce pas ainsi, Mouroc ?

Mouroc (enlaçant le Maître d’école). — Ô ma Liddy, ma Liddy !

Le Maître d’école (faisant la prude). — Ne chiffonne pas mon corsage, mon cher Karl ! (Désignant Théophilot, qui a vidé une bouteille et s’avance hors d’un coin en titubant.) Mais cachez-vous, ami très cher, cachez-vous ! là-bas voici venir mon père !

Mouroc. — Tu es bien un peu soûle, Liddy.

Le Maître d’école. — Plus bas, Karl bien-aimé ! J’ai jeté un regard un peu trop profond dans le verre.

Mort-aux-Rats (s’abattant sur le sol). — « Insensé, tu chantes et je dois partir ! » (Il s’endort.)

Théophilot (grimpe après le Maître d’école halluciné). — Méchant Maître d’école, toi ! Tu m’as battu, tu m’as fessé, tu m’as injurié ! Je suis soûl ! Je te bats à mon tour ! Je te fesse !

Le Maître d’école. — Ô mon très vénéré père ! Pardon ! Je ne puis rien autre chose : épouser Karl ou mourir ! Ne soyez pas si sévère, le plus vénérable des pères ! Je vous le demande à genoux, ne soyez pas si sévère pour votre fille infortunée ! « Pardonnez-moi, monsieur ! »

Mouroc. — Oui, monsieur le baron, pardonnez-nous, n’empêchez pas votre bonheur temporel et éternel !

(Théophilot roule par terre.)

Le Maître d’école (joyeux). — Victoire ! Victoire ! Il pardonne, il roule par terre ! Karl, dans mes bras ! Nous pouvons nous aimer.

Mouroc (regarde Théophilot). — Si je regarde monsieur votre père de plus prés, il me paraît être devenu tout d’un coup terriblement petit.

Le Maître d’école. — Il a eu la rougeole, mon cher !

Mouroc. — Hou, hou !

Le Maître d’école. — Dieu ! pourquoi soupires-tu ?

Mouroc. — Malheur ! malheur ! j’ai peur de tomber sous la table !

Le Maître d’école. — Alors, il n’y a rien à te conseiller que de monter dessus.

(Mouroc monte sur la table, pour ne pas tomber, et tombe dessous.)

Le Maître d’école, (pousse un grand cri et se frappe les mains au-dessus de sa tête). — Ô Destin, Destin, inflexible Destin ! Aucune prudence humaine n’a pu te prévenir, aucun mortel t échapper ! En vain, Mouroc monte sur la table, il doit cependant tomber dessous ! Ô monstre farouche, plus dur que le marbre !

(Il grince des dents.)

Mouroc. — Personne ne m’aide-t-il à me relever ? Maître d’école, Liddy, où êtes-vous tous deux ?

Le Maître d’école. - « Zaïre, vous pleurez ? » Cela me chagrine, ma parole, cela me chagrine ! « Venez, ma chère ! » Il fait noir dehors comme un corbeau de poix ! Nous allons entrer dans l’église et jouer de l’orgue !

(Il prend Mouroc sous le bras, et, titubant, sort avec lui.)
(Acte III, sc. I.)
La maisonnette de Schallbrunn.

Mort-aux-Rats, (à la fenêtre). — Mais qui vient là-bas, avec une lanterne, par la forêt ? Il semble qu’il se dirige par ici !

Le Maître d’école, (aussi à la fenêtre). — Le diable l’emporte ! Le drôle nous arrive si tard dans la nuit, pour nous aider à avaler le punch ! C’est le maudit Grabbe, ou, comme on devrait proprement le nommer, le minuscule Crabe, l’auteur de cette pièce ! Il est bête comme un sabot de vache, bave sur tous les écrivains et n’est bon lui-même à rien, a une jambe de travers, des yeux louches et une insipide face de singe ! Fermez-lui la porte au nez, monsieur le baron, fermez-lui la porte !

Grabbe, (dehors, derrière la porte). — Ô maudit Maître d’école ! Immesurable sac à mensonges !

Le Maître d’école. — Fermez-lui la porte, monsieur le baron, fermez-lui la porte au nez !

Liddy. — Maître d’école, Maître d’école, comme vous êtes amer à l’égard d’un homme, qui vous a inventé ! (On frappe.) Entrez !

(Grabbe entre avec une lanterne allumée.)
(Scène dernière.)
Chr. Dietrich Grabbe

(Traduit par Alfred Jarry.)