Librairie Germer Baillière (p. 60-78).

CHAPITRE VI

Études de mécanique. — Controverse sur les forces vives. — Mémoire sur la Mesure des forces motrices et leur nature. — Voltaire songe à entrer à l’Académie des sciences. — Mort de madame du Châtelet.

Nous venons de voir Voltaire étudiant la physique de Newton et faisant lui-même une théorie de la chaleur. Nous allons le trouver maintenant aux prises avec une question de mécanique qui eut le privilège de passionner les savants du xviiie siècle ; nous voulons parler de la mesure de la force. En 1741, il soumit à l’Académie des sciences un mémoire intitulé : Doutes sur la mesure des forces motrices et sur leur nature. Ce mémoire peut prendre rang après les Éléments et l’Essai sur le feu ; c’est la troisième des œuvres sorties du laboratoire de Cirey, si on les classe d’après leur importance.

Cette question de la mesure de la force était depuis longtemps à l’ordre du jour et partageait le monde savant. Les uns prétendaient qu’on doit estimer la force par la quantité de mouvement qui est dans les corps, et qui est le produit de la masse par la vitesse ; les autres soutenaient qu’il faut la mesurer par la force vive, qui est le demi-produit de la masse par le carré de la vitesse. Descartes s’était servi le premier de cette notion de la quantité de mouvement. « Je tiens, disait-il, qu’il y a une certaine quantité de mouvement dans toute matière créée qui n’augmente et ne diminue jamais, et ainsi, lorsqu’un corps en fait mouvoir un autre, il perd autant de mouvement qu’il en donne, comme lorsqu’une pierre tombe de haut contre la terre, si elle ne retourne pas et qu’elle s’arrête, je conçois que cela vient de ce qu’elle ébranle cette terre et ainsi lui transfère tout sou mouvement. » Pour Descartes, la force se trouvait déterminée par la quantité de mouvement qu’elle communique à un corps ; Newton s’en était tenu à cette manière de voir, et avec lui ses principaux disciples, Clarke par exemple ; mais Leibniz vint présenter la question sous un nouvel aspect. Ayant introduit dans la science la notion de la force vive telle que nous la définissions tout à l’heure, il montra qu’elle donne la mesure de l’effet, du travail mécanique qu’un corps peut produire, et il déclara que c’était là, et non ailleurs, qu’il fallait chercher la véritable estimation de la force.

Une longue controverse s’engagea au sujet de la doctrine de Leibniz entre les savants de l’Europe entière. Cette question était une de celles qui étaient le plus souvent agitées dans le petit cénacle de Cirey. Madame du Châtelet avait été convertie aux idées de Leibniz par un mathématicien suisse, nommé Kœnig ; elle se prononçait pour la force vive ; Clairaut et Maupertuis étaient dans le même camp. Voltaire tenait pour la quantité de mouvement ; une fois par hasard il suivait l’étendard de Descartes. Il est vrai qu’en cette circonstance Descartes et Newton se trouvaient du même côté.

Il faudrait sortir de notre cadre et employer des formules analytiques pour donner le détail des arguments qu’on présentait de part et d’autre ; nous pouvons du moins indiquer d’une façon sommaire, par un exemple familier, comment la question se posait.

On jette une balle en l’air en lui imprimant une certaine vitesse ; la balle monte à dix pieds, — parlons par pieds, puisque nous sommes en plein xviiie siècle. On jette de nouveau la balle en lui imprimant une vitesse double. À quelle hauteur montera-t-elle ? Ira-t-elle au double, à vingt pieds ? Non, elle montera quatre fois plus haut, elle atteindra quarante pieds. Les forceviviers — c’est Voltaire qui les appelle ainsi, — trouvaient là la confirmation de leur théorie. Pour une vitesse double, l’élévation de la balle, c’est-à-dire le travail produit par elle, est quadruple ; il est comme le carré de la vitesse.

Il semblait donc que la question fut tranchée ; mais les adversaires de Leibniz ne restaient pas sans réponse. La balle, disaient-ils, met dans le premier cas un certain temps pour s’élever à dix pieds. Combien de temps met-elle dans le second cas pour s’élever à quarante ? Elle met un temps double. Il y a donc deux temps pendant chacun desquels agit la vitesse double, et de là vient l’effet quadruple ; mais la vitesse n’agit que par sa première puissance et non par son carré.

La controverse ne finissait pas là : il restait à voir ce qui se passe dans chacun des deux temps et si le raisonnement qui précède n’a pas quelque vice rédhibitoire ; mais ce n’est point ici le lieu de pousser bien loin cet examen, il nous suffit d’avoir fait comprendre la nature du litige. D’ailleurs la discussion portait surtout sur des cas plus compliqués ; on argumentait sur ce qui se passe dans le choc des corps soit mous, soit élastiques ; comme on n’avait alors sur la théorie des chocs que des données fort incomplètes et même fort erronées, on raisonnait sur des faits ou faux ou incertains, et l’on n’échangeait en somme que de fort médiocres arguments.

Dans son Mémoire sur la mesure des forces motrices et sur leur nature, Voltaire examine le problème en algébriste expert. Nous avons dit déjà dans quel sens il se prononce sur la mesure de la force. Il le fait avec une certaine vivacité, car il avait pris cette question fort à cœur, et il n’épargnait pas les quolibets aux « forceviviers ».

En ce qui concerne la nature même de la force, il a çà et là des aperçus très-justes, et il semble près d’indiquer le nœud même de la difficulté en proposant de renoncer à la notion de force pour s’attacher uniquement aux phénomènes ; puis bientôt, entraîné par les idées courantes, il en revient à vouloir saisir la force dans son principe interne, et il fait alors de la métaphysique aussi stérile que celle des leibniziens.

Nous disons que Voltaire obéit à une heureuse inspiration quand il tend à rejeter l’idée même de force, et qu’il est fâcheux qu’il ne s’en tienne pas à ce bon mouvement. La notion de force est de celles, en effet, qui n’ont pas porté bonheur aux géomètres et qui ont beaucoup obscurci les origines de la mécanique ; il y aurait tout profit à la supprimer. Nous voyons les phénomènes et nous pouvons les mesurer ; quant aux causes de ces phénomènes, ce sont d’autres phénomènes. Qu’on donne à ces causes le nom de forces, il n’y a pas grand mal, si on le fait avec prudence et en sachant bien ce qu’on fait ; mais il faut craindre une certaine tendance qui nous porte à regarder les forces comme des êtres de raison, des manières d’entités distinctes des corps et capables de les animer.

Ainsi, pour ne parler que de la querelle qui nous occupe en ce moment, les deux partis s’efforçaient en vain d’atteindre ce principe abstrait qu’ils appelaient la force ; en dehors de cette recherche, il n’y avait plus entre eux qu’un malentendu, une pure chicane de mots. Certains effets produits par un corps en mouvement dépendent de la simple vitesse et sont ainsi en rapport avec la quantité de mouvement. D’autres dépendent du carré de la vitesse ; de ce nombre est l’effet principal, celui qui a une importance tout à fait prépondérante, nous voulons dire le travail mécanique que produit le corps et qui peut se mesurer par l’élévation d’un poids.

À ce point de vue, les partisans de la force vive étaient dans le vrai, et l’avenir devait développer les conséquences de leur doctrine ; mais encore une fois il n’y avait rien que de chimérique dans la prétention qu’on élevait de part et d’autre d’atteindre le principe même du mouvement. Les faits allégués par les deux partis avaient les uns et les autres leur valeur ; il suffisait de ne pas les détourner de leur signification propre et de ne pas les rapporter à une cause d’ordre transcendant.

L’Académie fit un rapport au mois d’avril 1741 sur le mémoire de Voltaire. Elle était elle-même assez divisée sur la question de la force. Le secrétaire perpétuel, Dortous de Mairan, tenait pour l’opinion de Voltaire. Des deux commissaires chargés du rapport, l’un, Clairaut, était, comme nous avons vu, partisan de Leibniz ; l’autre, Pitot de Launay, était de l’avis contraire. Le rapport fut donc assez éclectique, et se garda bien de décider la question. On louait Voltaire d’avoir présenté d’une façon claire et abrégée toutes les raisons qui peuvent être données contre la force vive ; mais on le félicitait surtout d’avoir dit, en forme de conclusion, que « la véritable physique consiste à tenir registre des opérations de la nature avant de vouloir tout asservir à une loi générale. » En vain Voltaire insista pour obtenir une décision plus nette, « Je voulais un jugement ; dit-il à Maupertuis. Les commissaires se sont contentés de dire que je n’entendais pas mal la matière. Mais Pitot prétend que le fond de la chose est aussi difficile que la quadrature du cercle. Je ne croyais pas que cette question fût si profonde. »

On se demandera peut-être ce qui portait Voltaire à adresser à l’Académie des sciences un mémoire sur une question de pure mécanique, sur un sujet qui semblait réservé aux géomètres de profession.

Cela peut s’expliquer par un certain désir de toucher à tout et de ne se montrer étranger à aucune branche d’études ; mais nous inclinons à penser que Voltaire avait un motif plus spécial en s’adressant à l’Académie et en cherchant à faire auprès d’elle ses preuves de géomètre. Divers indices nous font supposer qu’à l’époque où nous sommes parvenus il avait conçu secrètement la pensée d’entrer lui-même à l’Académie des sciences.

Il y voyait sans doute un double avantage, une malice à faire et une mesure de précaution à prendre. En 1741, Voltaire n’avait encore aucune attache officielle ; ce n’est que quatre ou cinq ans plus tard que, par la faveur de madame de Pompadour, il fut coup sur coup nommé historiographe du roi, puis gentilhomme de la chambre, et enfin appelé à l’Académie française. Tous ces honneurs lui vinrent, comme il dit, « pour une farce de la foire ; » c’est ainsi qu’il nommait l’opéra-ballet de la Princesse de Navarre[1], qu’il composa à l’occasion du mariage du dauphin avec l’infante d’Espagne Marie-Thérèse. Dès l’année 1741, l’auteur de la Henriade, de Zaïre, de Mérope, était un des hommes de lettres les plus illustres de l’Europe, et il était choquant qu’il ne fût point entré à l’Académie française ; il avait fallu tout le crédit de ses ennemis et l’aversion de Louis XV pour l’en éloigner. Dans ces conditions, c’était un bon tour que de fausser compagnie aux quarante et de se glisser chez leurs voisins. Là était le côté malicieux du projet ; quant à la pensée de prudence, c’est une chose avérée qu’à cette époque Voltaire désirait un titre quelconque comme un bouclier contre ses ennemis, et, faute de mieux, il devait trouver quelque sûreté à se placer sous l’égide officielle de la science.

Il est certain qu’il affecte à ce moment de tenir les quarante en petite estime et de réserver tout son intérêt pour l’autre académie. On trouve ce point de vue marqué à diverses reprises, pendant cette période, dans sa correspondance. Un jour, par exemple, il a demandé à l’abbé Moussinot de lui envoyer les mémoires de l’Académie des sciences, où sont insérées les pièces qu’elle a couronnées. Moussinot annonce l’envoi de trente et un volumes. Voltaire se récrie ; il lui semble impossible que la collection dont il parle soit si volumineuse ; il faut que Moussinot ait fait quelque confusion ; ce sont sans doute

les quarante qui ont mis leurs archives en trente et un volumes, l’Académie des sciences en a bien moins. « Si l’on a fait le quiproquo, dit-il, il faut vite acheter les volumes des pièces qui ont remporté les prix à la véritable académie, et je vous renverrai les ennuyeux compliments de la pauvre Académie française. Franchement il serait dur d’avoir des compliments, que je ne lis pas, au lieu des bons ouvrages dont j’ai besoin[2]. »

Moussinot ne recevait pas seulement des railleries de ce genre, il était chargé aussi de commissions plus sérieuses : il avait ordre, — est-ce par hasard ? — de faire des avances d’argent à plusieurs savants de l’Académie qui se trouvaient dans une position embarrassée. Voltaire songeait à tout, et il estimait sans doute que ces petits moyens ne pouvaient pas nuire à sa candidature.

Aussi bien les indications que nous venons de donner et les détails dans lesquels nous sommes entré peuvent faire juger qu’il avait de véritables titres à figurer dans le corps officiel des savants de l’époque, et nous ne voyons pas qu’il eût fait trop mauvaise figure à côté des Clairaut et des Maupertuis[3].

Il y a plus : il est probable que Voltaire, en songeant à poser la candidature dont nous parlons, avait en vue la fonction de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, dont Fontenelle, devenu vieux, se désista en 1739. L’ingénieux auteur de la Pluralité des mondes avait rempli avec beaucoup de distinction cet office de secrétaire perpétuel ; il n’était pourtant pas, lui non plus, un savant de profession, et il n’entrait pas bien profondément dans les diverses théories dont sa charge l’amenait à parler ; mais il avait une merveilleuse facilité à saisir la surface des choses ; il savait prendre dans chaque question ce qu’elle avait de brillant et la montrer au public sous l’angle où elle rayonnait le mieux. Sceptique d’ailleurs et ne se laissant aller entièrement à aucune opinion, il se jouait également avec tous les systèmes et les présentait tous avec une aimable désinvolture. « Il ne faut donner, disait-il, qu’une moitié de son esprit aux choses de cette espèce, et en tenir une autre moitié libre où le contraire puisse être admis. » Les éloges des membres de l’Académie, que Fontenelle prononçait dans les séances publiques, ont surtout acquis une juste célébrité. Un tour noble et aisé, un choix heureux de détails biographiques, une analyse ingénieuse des travaux et des découvertes de chacun, font de ces petits morceaux autant de chefs-d’œuvre qui

occupent une place distinguée dans notre littérature et qu’on n’a cessé d’imiter.

Le rôle brillant qu’avait ainsi joué Fontenelle convenait admirablement à Voltaire, et l’on doit supposer qu’il fut tenté de le prendre. S’il eût donné suite à ce projet, son nom serait venu se placer sur la liste des secrétaires perpétuels entre ceux de Fontenelle et de Condorcet, et l’office de « premier ministre de la philosophie, » comme l’appelait Voltaire, eût été rempli pendant tout le xviiie siècle, avec des qualités différentes, par ces trois hommes célèbres. Condorcet avait reçu, dès sa jeunesse, cette forte éducation scientifique que rien ne remplace ; c’était un véritable géomètre. Capable d’entrer dans le vif de toutes les questions et d’avoir l’intelligence complète de tous les problèmes, il savait retracer avec une grande netteté de langage les travaux de l’Académie. Ses éloges, moins gracieux, mais plus nourris que ceux de Fontenelle, sont aussi des modèles du genre. « Le public, lui écrivait Voltaire, va désirer qu’il meure un académicien par semaine pour vous en entendre parler. »

Toutefois, hâtons-nous de le dire, si Voltaire eut réellement l’intention que nous lui prêtons, ce ne fut chez lui qu’un dessein passager. Bientôt même il renonça complètement aux études de physique. On dit que Clairaut fut pour beaucoup dans cette résolution. « Laissez les sciences, lui disait-il, à ceux qui ne peuvent pas être poètes. »

Voltaire trouva sans doute que ses progrès dans les sciences ne répondaient pas à ses efforts, et il cessa d’y consacrer un temps qu’il trouvait facilement à mieux employer pour sa gloire. « Tous les hommes, écrivait-il plus tard, ne sont pas nés avec toutes les sortes d’intelligence. J’ai connu le nombre prodigieux de choses pour lesquelles je n’avais aucun talent. J’ai trouvé que mes organes n’étaient pas disposés à aller bien loin dans les mathématiques. J’ai éprouvé que je n’avais nulle disposition pour la musique. Dieu a dit à chaque homme : tu pourras aller jusque-là et tu n’iras pas plus loin. Non omnia possumus omnes… Dieu a donné la voix aux rossignols et l’odorat aux chiens. »

Il est certain que Clairaut a émis une opinion tout à fait défavorable au sujet des aptitudes scientifiques de Voltaire. Clairaut avait le droit d’en parler, car il avait été le professeur assidu du cénacle de Cirey. Il prétend que, pendant cette période d’enseignement, il n’a jamais pu faire prendre à Voltaire l’habitude de se fier aux formules mathématiques et de s’abandonner au courant d’un calcul analytique. Voltaire voulait tout d’abord sauter à pieds joints jusqu’aux résultats ; il espérait supprimer par intuition toutes les difficultés intermédiaires, et il n’arrivait ainsi le plus souvent qu’à des conclusions fausses. Madame du Châtelet, au contraire, moins impatiente et moins légère, était réellement devenue entre les mains de Clairaut, et selon le témoignage de son maître, une mathématicienne de premier ordre.

Il faut d’ailleurs, si l’on cherche à se rendre compte de l’instruction réelle des hôtes de Cirey, distinguer les temps et les époques. On a signalé, dans un recueil de lettres inédites de Voltaire imprimées pour la première fois en 1856, une lettre adressée à Pitot de Launay, de l’Académie des sciences, et qui montre qu’à l’époque où elle fut écrite (1736) Voltaire n’était encore qu’un écolier médiocre en géométrie. « Il faut, monsieur, dit-il à son correspondant, que je vous importune sur une petite difficulté. Madame la marquise du Châtelet me faisait, il y a quelques jours, l’honneur de lire avec moi la Dioptrique de Descartes ; nous admirions tous deux la proportion qu’il dit avoir trouvée entre le sinus de l’angle d’incidence et le sinus de réflexion ; mais en même temps nous étions étonnés qu’il dit que les angles ne sont pas proportionnels, quoique les sinus le soient. Je n’y entends rien ; je ne conçois pas que la mesure d’un angle soit proportionnelle et que l’angle ne le soit pas. Oserai-je vous supplier d’éclairer sur cela mon ignorance ? » Voltaire, comme on voit, ne savait pas alors ce que c’est qu’un sinus, puisqu’il regardait les sinus comme proportionnels aux angles. Mais c’est précisément à cette époque même (1736-1738) qu’il compléta son instruction géométrique et apprit ce qu’il avait besoin de savoir. Quant à madame du Châtelet, on éprouve quelque étonnement à voir qu’à ce moment, jouissant déjà d’une réputation de géomètre, elle ne fût pas en état de lever une pareille difficulté. Mais remarquons que ce n’est point elle qui consulte Pitot. On peut croire, je dirai même que cela est probable, que Voltaire fait ici quelque confusion et nous présente la marquise comme plus ignorante qu’elle n’était. En tout cas, on avouera qu’il y a une grande différence entre l’homme qui regarde ici les sinus comme proportionnels aux angles et celui que nous avons vu tout à l’heure discuter avec compétence les problèmes relatifs aux forces motrices.

Quoiqu’il en soit, Voltaire entre maintenant dans une période de réaction contre les entraînements de la physique. Il y apporte la vivacité et la passion qu’il met à toutes choses. Après avoir déployé tant d’ardeur à répandre les idées de Newton, il trouve tout à coup que Paris s’occupe trop d’un pareil sujet. Il écrit à M. d’Argental à la fin de 1741 : « La supériorité qu’une physique sèche et abstraite a usurpée sur les belles lettres commence à m’indigner. Nous avions, il y a cinquante ans, de bien plus grands hommes en physique et en géométrie qu’aujourd’hui, et à peine parlait-on d’eux. Les choses ont bien changé. J’ai aimé la physique tant qu’elle n’a point voulu dominer sur la poésie ; à présent qu’elle écrase tous les arts, je ne veux plus la regarder que comme un tyran de mauvaise compagnie… On ne saurait parler physique un quart d’heure et s’entendre. On peut parler poésie, musique, histoire, littérature, tout le long du jour. »

Et en effet, à partir de 1742, Voltaire ne s’occupe plus guère de Newton et consorts ; les études historiques reprennent chez lui tout le terrain que la physique a perdu.

Voici venir d’ailleurs l’année 1743, pendant laquelle il devient une manière de diplomate ; il court sur les bords du Rhin avec une mission secrète obtenue par le crédit de madame de Châteauroux ; il va à La Haye, il va à Postdam ; il est chargé de brouiller les états généraux de Hollande avec le roi de Prusse et d’amener ce prince à recommencer la guerre contre l’Autriche.

Les quatre ou cinq dernières années du séjour à Cirey sont consacrées à de nombreux voyages à Paris, puis à des excursions fréquentes à la cour du roi Stanislas.

Nous arrivons ainsi aux incidents qui coûtèrent la vie à madame du Châtelet et qui, en brisant tout à coup les liens qui retenaient Voltaire depuis quinze années, vinrent le jeter dans une nouvelle existence.

On a maintes fois raconté la mort de madame du Châtelet, et tout le monde connaît les épisodes singuliers qui l’amenèrent ; nous pouvons cependant rappeler en quelques mots ces incidents bizarres, burlesques parfois, qui devaient aboutir à une catastrophe. Ils sont, à vrai dire, dans notre sujet, tant les souvenirs de Cirey et de la marquise sont inséparables de tout ce qui touche aux études scientifiques de Voltaire.

La marquise et Voltaire se trouvaient en 1747 à Lunéville, où se tenait la cour du roi Stanislas. C’est là que madame du Châtelet fit la connaissance du marquis de Saint-Lambert, capitaine aux gardes lorraines, officier brillant et spirituel. Treize années de liaison avec Voltaire avaient amené quelque langueur dans l’affection d’abord si ardente de la marquise ; peut-être avait-elle été un peu refroidie par la tiédeur même de son amant, qui mettait dans ses tragédies le plus vif de son tempérament[4] et qui avait d’ailleurs cinquante-trois ans bien sonnés. Saint-Lambert fut-il pressant, irrésistible ? Bref, elle prit feu pour lui, et elle se jeta dans ce nouvel attachement avec tout l’entrain d’une passion née sur le tard : la marquise avait elle-même ses quarante et un ans.

Voltaire ne vit rien d’abord ou fit semblant de ne rien voir jusqu’à ce qu’un soir, à Cirey, pour être entré trop brusquement dans la chambre où se tenaient les deux nouveaux amants, force lui fut d’éclater. Il se répand en injures, insulte Saint-Lambert, qui se met à sa disposition, puis il va s’enfermer chez lui, donnant l’ordre à son valet de tout préparer pour son départ dès le lendemain matin.

Cependant madame du Châtelet, le premier moment de surprise passé, monte à l’appartement de Voltaire. Il s’était mis au lit ; elle s’assied à son chevet, et alors commence une scène qu’il faut lire dans les mémoires laissés par Lonchamp, le valet de chambre de Voltaire ; il ne fallait rien moins qu’un pareil historiographe pour nous transmettre ce récit intime. Avec une audace toute féminine, elle veut faire croire à Voltaire qu’il s’est exagéré les choses et qu’elles n’ont pas été aussi loin qu’il l’imagine ; mais Voltaire est sûr de son fait, il a vu, ce qui s’appelle vu. Elle se retourne alors, elle avoue ce qui ne peut être nié, mais elle explique la situation. « Faut-il pour si peu renoncer aux douceurs d’un commerce où tous deux ont trouvé de tels charmes ? Que Voltaire y réfléchisse. Rien ne désunit leurs esprits, leurs tempéraments seuls sont devenus différents ; elle n’est pas comme lui, que l’âge et les maladies ont attiédi et à qui sa santé commande le repos. Pourquoi dès lors ne pas s’accommoder de la situation que les circonstances ont créée et qui n’est pas faite pour porter atteinte à leur amitié ? » Voltaire, décontenancé, à demi furieux, à demi attendri, finit par rire à travers ses reproches. Il était désarmé, et madame du Châtelet triomphait.

Il restait encore à calmer Saint-Lambert, qui se regardait comme grièvement offensé. Ce ne fut pas difficile : elle lui représenta ce qu’il y aurait de monstrueux, de ridicule même pour un homme comme lui, — il avait trente ans, — à provoquer un vieillard illustre dans toute l’Europe. Dès le lendemain, Saint-Lambert, convenablement chapitré, assez embarrassé pourtant de sa contenance, vient s’expliquer avec Voltaire. Il commence quelques mots d’excuses, mais Voltaire ne le laisse pas achever ; il lui prend les mains, les serre avec effusion. « Mon enfant, s’écrie-t-il, j’ai tout oublié, et c’est moi qui ai eu tort. Vous êtes dans l’âge heureux où l’on aime, où l’on plaît ; jouissez de ces instants trop courts : un vieillard, un malade comme je suis, n’est plus fait pour les plaisirs. » Dès lors la liaison avec Saint-Lambert fut acceptée, et Voltaire n’en continua pas moins de vivre à Cirey ou à la cour de Lorraine, auprès de l’amie qui avait pris une si grande part dans les habitudes de son esprit.

Mais voici qu’à quelque temps de là il se produit un émoi secret à Cirey. Madame du Châtelet mande Saint-Lambert, alors absent ; elle appelle Voltaire ; elle tient conseil avec eux. De quoi s’agit-il ? Pourquoi ce mystérieux conciliabule ? C’est qu’elle était enceinte et qu’il fallait savoir sous quelle rubrique on mettrait l’enfant.

Dans cette consultation cynique, Voltaire, il faut l’avouer, jouait un rôle essentiellement bizarre ; il était le premier à le sentir et il en riait. « Mettez l’enfant, disait-il, parmi les œuvres mêlées de madame. »

On décida enfin qu’on ferait venir M. du Châtelet à Cirey, pour se couvrir de son pavillon. Le brave marquis, mandé auprès de sa femme, reçu à bras ouverts par les trois complices, cajolé à qui mieux mieux dans des scènes de haute comédie, resta le temps nécessaire pour assumer la paternité qu’on lui avait faite.

Tout alla bien d’abord. La marquise, pendant sa grossesse, continuait ses habitudes de travail entremêlé de divertissements mondains. À l’approche de l’hiver de 1749, les châtelains de Cirey s’étaient rendus à Lunéville, où l’on menait joyeuse vie. « Madame du Châtelet, écrivait Voltaire, joue la comédie et travaille à Newton sur le point d’accoucher. » Il envoyait à ses nombreux correspondants le bulletin de cette grossesse. À madame d’Argental il écrivait : « La marquise, qui vous fait des compliments, compte accoucher ici d’un garçon, et moi d’une tragédie (il travaillait à Catilina ou Rome sauvée) ; je crois que son enfant se portera mieux que le mien. » — Au roi de Prusse : « Madame du Châtelet n’accouche encore que de problèmes. » — À M. d’Argenson : « Madame du Châtelet est plus grosse que jamais ; elle a plus de peine à faire un enfant qu’un livre. »

Elle accoucha enfin le 4 septembre, dans des conditions de vigueur et de santé dont Voltaire rendait compte à ses amis avec sa gaieté habituelle. « Mon cher abbé Greluchon, écrivait-il le jour même à l’abbé de Voisenon, saura que madame du Châtelet, étant cette nuit à son secrétaire, selon sa louable coutume, a dit : Mais je sens quelque chose ! Ce quelque chose était une petite fille, qui est venue au monde sur-le-champ. On l’a mise sur un gros livre de géométrie, qui se trouvait là tout ouvert, et la mère est allée se coucher… Pour moi, qui ai accouché d’une tragédie de Catilina, je suis cent fois plus fatigué qu’elle. »

Quelques jours à peine écoulés, l’abbé recevait une lettre de douleur et de lamentation. « Mon cher abbé, mon cher ami, que vous avais-je écrit ! Quelle joie malheureuse, quelle suite funeste ! Quelle complication de malheurs qui rendraient encore mon état plus affreux, s’il pouvait l’être ! Je viendrai bientôt verser dans votre sein des larmes qui ne tariront jamais. » L’événement que Voltaire avait d’abord pris si gaiement avait eu soudain une issue funeste. Une imprudence de l’accouchée, une boisson glacée prise dans l’ardeur de la fièvre, détermina une crise mortelle, et six jours après sa délivrance madame du Châtelet expirait subitement au milieu de ses amis consternés.

La douleur de Voltaire fut vive et emportée ; il versa des larmes amères sur cette amie de quinze ans pour qui, malgré son infidélité dernière, il avait conservé un profond attachement ; le commerce d’amitié qui avait survécu à cette épreuve critique tenait une telle part dans son existence qu’il semblait que tout lui manquât. Il s’enfuit de Lunéville, et, ne faisant que traverser Cirey, il vint se réfugier à Paris.

Ainsi finit par un brusque dénoûment cette période de la vie de Voltaire qui nous a spécialement occupés et à laquelle se rattachent ses travaux sur la physique proprement dite. De nouveaux objets vont s’emparer de son esprit. Il ne retournera plus à Cirey ; son laboratoire, ses instruments seront abandonnés. Nous ne retrouverons plus dans sa vie une phase où la science joue un rôle si soutenu.

Toutefois, dans sa longue existence, il aura mainte occasion de manifester sa pensée sur les querelles des savants de son siècle ; il dira son mot sur la géologie, sur l’histoire du globe, sur la genèse des êtres, sur toutes les questions qui constituent, dans notre langage contemporain, le domaine des sciences naturelles. Il nous reste à le suivre sur ce terrain.



  1. Cette pièce héroï-comique, qui fut représentée à Versailles avec un grand luxe de décors et une machinerie compliquée, avait été pour Voltaire l’objet d’un long et pénible travail. Il avait dû subir la collaboration du musicien Rameau, homme d’un caractère rude et difficile ; puis la nécessité de plaire à toute la cour avait amené des remaniements sans nombre. On connaît d’ailleurs le sizain auquel nous faisons allusion :

        Mon Henri Quatre et ma Zaïre
        Et mon Américaine Alzire
    Ne m’ont valu jamais un seul regard du roi ;
    j’eus beaucoup d’ennemis avec très-peu de gloire ;
    Les honneurs et les biens pleuvent enfin sur moi
        Pour une farce de la foire.

  2. Il faut avouer que Voltaire n’exprima pas toujours une si bonne opinion au sujet des mémoires de l’Académie des sciences. Dans le roman de Candide, le vieux philosophe Martin, visitant la bibliothèque du sénateur vénitien Pococurante, s’écrie : « Ah ! voilà quatre-vingts volumes de recueils d’une académie des sciences ; il se peut qu’il y ait là du bon. — Il y en aurait, répond Pococurante, si un seul des auteurs de ce fatras avait inventé seulement l’art de faire des épingles ; mais il n’y a dans tous ces livres que de vains systèmes et pas une seule chose utile. » Candide ne fut publié qu’en 1767, et à cette époque la ferveur scientifique de Voltaire était passée depuis longtemps. Il n’avait plus en tous cas les motifs d’admiration que nous signalons ici.
  3. À l’appui de l’opinion que Voltaire songea un instant à faire partie de l’Académie des sciences, nous pouvons encore invoquer le témoignage de madame du Châtelet. En 1740, Voltaire vient de partir pour un voyage en Prusse. La marquise écrit à d’Argental pour se plaindre de l’ingratitude de son ami, qui s’absente au moment même où elle vient de rajuster les affaires de Voltaire. « J’ai été cruellement payée de tout ce que j’ai fait à Fontainebleau. Je lui procure un retour honorable dans sa patrie ; je lui rends la bienveillance du ministère ; je lui ouvre le chemin des académies ; enfin, je lui rends en trois semaines tout ce qu’il avait pris à tâche de perdre depuis six ans. Savez-vous comment il récompense tant de zèle ? etc. » On voit que madame du Châtelet parle des académies et non point seulement de l’Académie française.
  4. Déjà, en 1733, Voltaire, écrivant à son ami Cideville, disait de lui-même :

    … Mon cœur à l’amour quelquefois s’abandonne ;
              J’ai bien peu de tempérament ;
              Mais ma maîtresse me pardonne,
              Et je l’aime plus tendrement.