Librairie Germer Baillière (p. 50-59).

CHAPITRE V

Suite des études de physique faites à Cirey. — Essai sur la nature du feu.
Expériences sur la chaleur.

Examinons maintenant la seconde des œuvres scientifiques que Voltaire produisit à Cirey, l’Essai sur la nature du feu. L’Académie des sciences avait proposé, pour sujet d’un prix à décerner en 1738, une étude sur la nature et la propagation du feu. Voltaire résolut de concourir, et rédigea une dissertation qu’on peut lire encore aujourd’hui avec intérêt.

Madame du Châtelet, mise au fait du travail de son ami pendant qu’il le préparait, n’en approuva pas les conclusions, et fit de son côté, sans prévenir Voltaire, un mémoire qu’elle envoya au concours. On raconte que, pressée par le temps, elle l’écrivit en huit nuits, se plongeant les mains dans l’eau glacée pour combattre la fatigue qui l’accablait.

Ni Voltaire, ni madame du Châtelet n’obtinrent le prix. Il fut partagé entre trois dissertations, dont l’une avait été envoyée de Saint-Pétersbourg par Euler, mathématicien déjà célèbre à cette époque ; les deux autres lauréats étaient le père Lozerande de Fiesc, jésuite, et le comte de Créqui-Canaple. Les deux mémoires de Cirey eurent du moins l’honneur d’être imprimés par l’Académie à la suite des travaux couronnés. L’Académie les fit précéder d’un avertissement conçu en ces termes : « Les auteurs des deux pièces suivantes s’étant fait connaître et ayant désiré qu’elles fussent imprimées, nous y avons consenti avec plaisir, quoique nous ne puissions approuver l’idée que l’on donne, dans l’une et l’autre de ces pièces, de la nature du feu ; l’une et l’autre supposent une grande lecture, une grande connaissance des meilleurs ouvrages de physique, et ils sont remplis de faits et de vues ; d’ailleurs le no 6 est d’une dame d’un haut rang, de madame du Chastelet, et la pièce no 7 est d’un des meilleurs de nos poëtes. »

Le mémoire d’Euler ne contenait sur la nature du feu aucune vue neuve ni aucune expérience intéressante. Il s’en tenait, suivant la méthode de l’ancienne physique, à de pures spéculations. Pour lui, la matière ignée est un fluide spécial emprisonné dans les molécules des corps, comme le serait de l’air fortement comprimé dans de petites bulles de verre ; les molécules éclatent à un moment donné comme le feraient les bulles de verre, et se brisent les unes les autres : c’est là la combustion. Si le mouvement ne va pas jusqu’à rompre les enveloppes, le corps s’échauffe sans brûler. Le mémoire d’Euler contenait seulement un détail de haut intérêt ; il donnait une formule pour déterminer la vitesse des ondes dans les milieux élastiques : c’était là une question que Newton avait étudiée en vain, et qu’il avait renoncé à résoudre. La solution d’Euler n’était qu’à demi exacte, et il fallut la corriger plus tard. C’en était assez cependant pour frapper les juges du concours, et cette circonstance explique la décision de l’Académie en ce qui concerne Euler.

On comprend moins le succès des deux autres mémoires couronnés, ou plutôt on ne peut en rendre compte que par cette considération qu’ils étaient écrits de façon à flatter l’esprit cartésien de l’Académie. Le père de Fiesc explique tout par de petits tourbillons, et le comte de Créqui par deux courants contraires d’un fluide éthéré qui produisent également un tourbillonnement. Ces tourbillons entraînèrent les juges.

Quant au mémoire de Voltaire, il était en avance sur la physique du temps, et nous y trouvons bien des passages dont la valeur ne pouvait guère alors être appréciée. Condorcet n’hésite point à déclarer qu’il méritait le prix. « Nous avons affirmé, dit-il, que, si l’on met à part la vitesse du son qui fait le principal mérite de la dissertation de M. Euler, l’ouvrage de M. de Voltaire devait l’emporter sur ses concurrents, et que le plus grand défaut de sa pièce fut de n’avoir pas assez respecté le cartésianisme et la méthode d’expliquer qui était alors à la mode parmi les académiciens. »

La dissertation de Voltaire portait pour épigraphe ce distique :

Ignis ubique latet, naturam amplectitur omnem,
Cuncta parit, renovat, dividit, unit, alit.

D’Alembert lui demandait plus tard dans une de ses lettres quel était l’auteur de ces deux vers, et Voltaire répondait : « Mon cher philosophe, ces deux mauvais vers sont de moi. Je suis comme l’évêque de Noyon, qui disait dans ses sermons : Mes frères, je n’ai pris aucune des vérités que je viens de vous dire ni dans l’Écriture ni dans les Pères ; tout cela part de la tête de votre évêque. » Cette raillerie s’applique très-exactement aux physiciens de l’époque, qui prenaient leur physique dans leur tête au lieu de la prendre dans la nature ; mais le mérite de Voltaire est précisément d’avoir donné dans ce travers beaucoup moins que les autres, et d’avoir nourri sa dissertation d’un certain nombre de faits bien observés.

Ce n’est pas à dire qu’en réagissant contre la tendance générale il s’en soit tout à fait affranchi. Il fait aussi ses théories ; il faut bien qu’il parle de la nature du feu, puisque le programme même le demande, et qu’il en parle sans la connaître, puisqu’on ne connaît guère la nature des choses.

En fait d’hypothèse, il va du moins au plus simple et il ne se met pas en frais d’imagination. Le feu pour lui est un élément, un des quatre éléments qu’admet la tradition, et nous avons déjà dit que Voltaire, contrairement à l’opinion de Newton, se prononçait contre la transmutabilité des éléments. Le feu « ne change donc aucune substance en la sienne propre, et n’est transformé en aucune des substances auxquelles il se mêle. »

Tout de suite Voltaire se demande quelles sont les propriétés de cette substance inaltérable, et d’abord si elle est pesante.

Ici il a recours à l’expérience, et il expérimente sur une grande échelle.

Il va dans une forge, à Chaumont, il fait réformer les balances, remplacer les cordes par des chaînes, afin de ne pas être trompé par le dessèchement du chanvre ; il pèse ensuite depuis une livre jusqu’à deux mille livres de fer ardent et refroidi. Il trouve le même poids pour le métal chaud et pour le métal froid. Il recommence alors ses essais avec de la fonte ; il fait suspendre trois marmites à trois balances très-exactes et fait puiser de la fonte en fusion dans un fourneau ; on porte cent livres de ce feu liquide dans une marmite, trente-cinq livres dans une autre, vingt-cinq livres dans la troisième. Au bout de six heures, il constate qu’en se refroidissant la première marmite a acquis quatre livres, la seconde une livre environ, la troisième une livre une once et demie. Il fait ainsi avec de la fonte blanche une série d’épreuves qui lui donnent toujours le même résultat ; puis il opère avec de la fonte grise, et celle-ci, soit froide, soit ardente, lui donne un même poids.

Non content de ses propres essais, Voltaire ouvrait par lettres une sorte d’enquête sur la calcination. Il charge entre autres son agent, l’abbé Moussinot, de prendre des renseignements auprès de deux hommes compétents en chimie, Boulduc et Gross, puis auprès d’un savant modeste, Geoffroy, qui tenait boutique d’apothicaire près de l’Académie des sciences et chez lequel se réunissaient les principaux chimistes de l’époque. « Entrez, écrit-il, chez votre voisin, le sieur Geoffroy ; liez conversation avec lui au moyen d’une demi-livre de quinquina que vous lui achèterez et que vous m’enverrez… Interrogez-le sur les expériences de Lémeri et de Homberg (relatives à la calcination) et sur les miennes. Vous êtes un négociateur très-habile, vous saurez aisément ce que M. Geoffroy pense de tout cela, et vous m’en direz des nouvelles, le tout sans me commettre. » Quelques jours après, il écrit de nouveau à l’abbé : « Encore une petite visite, mon cher ami, au sieur Geoffroy. Remettez-le encore, moyennant quelques onces de quinquina, ou de séné, ou de manne, ou de tout ce qu’il vous plaira acheter pour votre santé ou pour la mienne, remettez-le, dis-je, sur le chapitre du plomb et du régule d’antimoine augmentés de poids après la calcination. »

Cependant les expériences suivies par Voltaire lui donnaient des résultats en apparence contradictoires. Il se montre donc assez embarrassé pour conclure. Il discute comme il peut les données dont il dispose. Il incline à prêter au feu une certaine pesanteur ; mais dans cette discussion il entrevoit, chemin faisant, une vérité de haute conséquence. Il s’aperçoit que les cas où l’augmentation de poids a été incontestable sont ceux où le métal a pu le mieux attirer à lui une partie de la matière répandue dans l’atmosphère. Il insinue que la masse métallique a bien pu fixer quelques-uns des éléments contenus dans l’air. Notez que Voltaire, tout en considérant l’air proprement dit comme un élément, c’est-à-dire comme un corps indécomposable, considère l’atmosphère comme composée de substances diverses. « L’air de notre atmosphère, dit-il, est un assemblage de vapeurs de toute espèce qui lui laissent très-peu de matière propre. » On voit qu’il fut bien près de comprendre le phénomène de l’oxydation, et cette sagacité paraîtra d’autant plus remarquable que la France ne connaissait même pas encore la doctrine phlogistique de Stahl, qui devait précéder la découverte de l’oxygène.

En continuant à examiner les propriétés spéciales du feu, Voltaire arrive à émettre, sur la constitution moléculaire des corps, des vues qui offrent plus d’une analogie avec celles des physiciens de nos jours.

Et d’abord ce que Voltaire, conformément au programme de l’Académie, désigne sous le nom de feu, c’est ce que plus tard on a pris l’habitude d’appeler le calorique. Il en fait une substance répandue partout, logée dans l’intérieur des corps.

Quel effet produit-elle sur les particules de ces corps ? Elle les met dans un état incessant de mouvement et de vibration. « Les parties élémentaires étant nécessairement très-solides et se repoussant avec force proportionnellement à leur choc, doivent faire des vibrations continuelles dans les corps. » Supprimez cet agent intérieur, ce calorique matériel, et vous avez à peu près la notion de nos physiciens modernes, pour qui la chaleur est le mouvement même des molécules.

Il est même des cas où Voltaire comprend la chaleur exactement comme nous le faisons. « Les rayons du soleil ou le feu ordinaire ajoutent de la matière ignée au fer ; mais l’attrition causée par un caillou n’y ajoute que du mouvement sans nouvelle matière. Ce mouvement seul fait un si grand effet par les vibrations qu’il excite dans ce fer qu’une partie en tombe incontinent brûlante, lumineuse et vitrifiée. »

La conception de Voltaire devient surtout nette quand il l’applique aux corps gazeux, à l’air, par exemple, parce que là, en effet, les phénomènes sont moins compliqués et plus faciles à saisir. Il se représente l’air comme un assemblage de petites balles élastiques qui rebondissent les unes contre les autres, et qui, ainsi écartées en tous sens, pressent également tout ce qu’elles rencontrent. N’est-ce point là précisément la façon dont nous concevons actuellement les fluides aériformes ? « Si l’air était absolument privé de feu, dit-il, il serait sans mouvement et sans action. » Voilà ce que nous appelons le zéro absolu de température, dont la notion précise n’a été introduite dans la science que depuis vingt-cinq ans.

On pourrait pousser encore ces rapprochements, et il ne faudrait pas beaucoup d’artifice pour montrer dans le livre dont nous parlons d’autres signes avant-coureurs de notre théorie moderne de la chaleur. Toutefois n’exagérons pas le mérite de l’Essai sur la nature du feu. Il faut se défier de cette facilité avec laquelle on trouve dans un écrit ancien des vérités qui n’ont été reconnues que plus tard ; il y suffit souvent de quelques passages arbitrairement commentés, de quelques phrases dont parfois on force involontairement le sens. Ne prêtons rien à Voltaire ; il est assez riche de son propre fonds.

Il y a en tout cas une remarque dont on ne peut se défendre en lisant les notes que les éditeurs ont placées au bas des pages de l’Essai. Ces notes ont pour objet de signaler les principales erreurs qui tiennent à la physique et à la chimie du temps, et d’indiquer comment les idées de l’auteur doivent être rectifiées en raison des progrès de la science. L’édition de Kehl porte ainsi des commentaires de Condorcet ; ils sont exacts et judicieux pour la plupart ; dans plusieurs cas cependant, les corrections faites au nom de la science de 1780 paraissent inopportunes et surannées ; le temps a donné raison au texte, c’est l’annotation qui est en retard et l’auteur qui est en avance.

Au reste, Voltaire n’attache qu’une médiocre importance à cette métaphysique des molécules, et il poursuit son essai en exposant les lois de la propagation du feu.

Ce sont des lois expérimentales auxquelles l’ont conduit ses recherches personnelles.

Il en formule huit, et il en ajoute même par prudence, en véritable expérimentateur, une neuvième qui exprime que les autres ne doivent être considérées que comme approximatives. « On pourrait mettre pour neuvième loi qu’il doit y avoir des variations dans la plupart des lois précédentes. »

C’est ainsi qu’il démontre l’égale propagation de la chaleur en tous sens. C’était encore là une question controversée. Le vulgaire, en voyant monter la flamme, déclarait que le feu se communique de bas en haut ; les physiciens prétendaient, au contraire, que le feu tend toujours en bas, parce qu’un tison mis sur des matières sèches s’y enfonce en propageant la combustion. Voltaire fit rougir un fer qu’il plaça entre deux fers exactement semblables, et par des mesures précises il s’assura que ceux-ci étaient également échauffés ; le feu se communique donc également en tous sens quand il ne trouve pas d’obstacle.

Voltaire découvre aussi qu’une même quantité de chaleur produit, suivant les corps où elle est introduite, des effets thermométriques différents ; en un mot, il entrevoit ce que l’on a appelé depuis la capacité calorifique des corps. Il mêle ensemble par portions égales de l’huile bouillante et de l’eau froide, de l’huile bouillante et du vinaigre, et il constate que la température du mélange n’est pas la température moyenne des éléments ; il cherche même la loi de ce phénomène, il dresse des tables de valeurs. « J’ai préparé des expériences sur la quantité de chaleur que les liqueurs communiquent aux liqueurs, les solides aux solides, et j’en donnerai la table si messieurs de l’Académie jugent que cela puisse être de quelque utilité. »

Voilà des expériences certaines, des faits nouveaux habilement découverts, des travaux marqués au bon coin et dont la valeur ne peut être contestée.