Les Sceptiques grecs/Livre IV/Chapitre IV

Impr. nationale (p. 381-392).

CHAPITRE IV.

LE PYRRHONISME ET LA NOUVELLE ACADÉMIE.


Qu’il y ait entre le scepticisme et la nouvelle Académie des analogies suffisantes pour que l’historien soit autorisé à réunir sous un même titre l’étude de ces deux écoles, c’est ce qui ne saurait être contesté. Mais jusqu’où vont ces analogies ? Y a-t-il aussi des différences notables, ou bien, à aller au fond des choses, est-ce la même doctrine que, sous des noms différents, les deux écoles ont défendue ? C’est une question que les Grecs, au témoignage d’Aulu-Gelle[1], avaient souvent agitée, et qui les divisait. Les historiens modernes sont aussi partagés. Comme les sceptiques de l’école d’Ænésidème ont fait de grands efforts pour se distinguer de ceux qu’ils regardaient comme des rivaux, nous devrons, avant d’essayer à notre tour de résoudre la question, indiquer les raisons qu’ils ont invoquées.


I. On a vu plus haut[2] que, d’après le résumé de Photius, Ænésidème, au début de son livre, énumérait avec complaisance les différences qui séparent les deux écoles. Les nouveaux académiciens sont dogmatistes ; ils affirment certaines choses comme indubitables, ils en nient d’autres sans réserve. Le sceptique n’affirme et ne nie rien : il ne dit pas que rien ne soit compréhensible ; il en doute. Pour lui, rien n’est vrai, ni faux, vraisemblable, ni invraisemblable.

En outre, les nouveaux académiciens se contredisent sans s’en apercevoir. Ils distinguent le vraisemblable et l’invraisemblable, le bien et le mal. Mais de deux choses l’une : ou on ignore ce qui est vrai et ce qui est faux, ce qui est bien et ce qui est mal, et alors il faut dire que tout est incompréhensible ; ou on peut faire clairement cette distinction, soit par les sens, soit par la raison, et alors il faut dire avec les autres philosophes que tout est compréhensible.

Sextus Empiricus[3] reprend les mêmes arguments, et en ajoute un autre. Tandis que les académiciens distinguent des degrés dans la probabilité, les sceptiques déclarent que toutes les représentations sont égales, et qu’aucune ne mérite l’assentiment. Il est vrai que dans la vie pratique il faut choisir entre le bien et le mal. Mais ce choix, les académiciens le font parce que le bien leur paraît plus vraisemblable ; les sceptiques le font sans se prononcer, sans opinion (ἀδοξάστως), simplement pour ne pas rester inactifs. Par suite, on peut bien dire que sceptiques et académiciens donnent également leur assentiment à certaines représentations ; mais Carnéade et Clitomaque le donnent de propos délibéré, par réflexion ; ils le donnent de tout cœur[4] (μετὰ προσκλίσεως σφοδρᾶς). Les sceptiques suivent leurs idées sans conviction et sans choix ; ils se bornent à ne pas résister ; ils obéissent à la coutume et à leurs instincts, presque machinalement, comme l’enfant suit son pédagogue.

Nous ne sommes pas surpris que ces raisons n’aient pas paru décisives aux anciens, et qu’on ait persisté à mettre les académiciens et les sceptiques à peu près sur le même rang. Incontestablement la position prise par les sceptiques est au point de vue logique plus facile à défendre. N’affirmant rien au delà des phénomènes actuellement donnés, ils ne donnent aucune prise. Il est plus rigoureux de dire : Je ne sais pas s’il y a une vérité, que d’affirmer qu’il n’y en a pas. Mais si, négligeant la forme extérieure de l’argument, on va au fond des choses, il faut bien convenir que les deux théories reviennent au même[5]. Ni l’une ni l’autre n’accorde à l’esprit humain le pouvoir de connaître le vrai : et c’est là l’essentiel. Disons, si l’on veut, que les deux écoles ne diffèrent que comme les espèces d’un genre. Au surplus, nous avons vu qu’Ænésidème avait commencé par être académicien, et que son livre était dédié à un autre académicien, Tubéron.

Quant à l’assentiment que réclame la vie pratique, la distinction faite par Sextus a son importance. Toutefois, que ce soit pour une raison ou pour une autre, il est certain que sceptiques et académiciens donnent en certains cas leur assentiment, et en cela ils se ressemblent C’est parce que nous y sommes forcés par les exigences de la vie pratique, disent les sceptiques. Mais ce n’est pas pour une autre raison que les académiciens, du moins ceux qui suivent Clitomaque, préfèrent aux autres les représentations qui s’accordent entre elles. Il y a une différence, si l’on veut, puisque le choix imposé par les conditions de l’action est guidé chez les académiciens par une règle, laissé au hasard ou au caprice de la coutume chez les sceptiques : mais il faut beaucoup de bonne volonté pour voir là une distinction capitale.

Bien mieux, le scepticisme, dans sa dernière période, n’a-t-il pas fait à peu près la même chose, lorsqu’il a cherché dans l’expérience, dans la reproduction constante des mêmes séries de phénomènes, un moyen d’en prévoir le retour ? Ce n’est pas la science, si on veut, mais c’est une sorte de probabilité. L’association des idées, telle que la décrit Sextus, ressemble de bien près à l’accord des idées tel que le définit Carnéade.

On peut donc dire que Sextus, embarrassé par le formalisme sceptique, et cherchant des différences dans les termes mêmes dont se servaient les académiciens, a mal défendu sa cause. C’est moins dans les formules qu’il faut chercher la différence entre les deux écoles que dans l’esprit qui les anime, dans leurs tendances, dans leurs méthodes.


II. Parmi les modernes, plusieurs historiens ne les regardent pas comme fort éloignées l’une de l’autre. Bayle les confond à peu près : Zeller n’est pas loin d’en faire autant[6]. Cependant l’historien anglais Maccoll[7] se prononce dans un sens tout différent : et les raisons qu’il invoque valent la peine d’être examinées.

Suivant Maccoll, les deux sectes diffèrent par leur origine, par leur objet, par leur méthode. Le pyrrhonisme paraît à une époque où la Grèce, épuisée par le grand effort de la conquête de l’Asie, retombe épuisée. L’esprit grec décline en même temps que les libertés des cités grecques leur sont enlevées : c’est une époque de misologie, et la philosophie de Pyrrhon est une philosophie de désespoir. Tout autres sont les circonstances où apparaît la nouvelle Académie, cinquante ans plus tard, intervalle considérable chez un peuple tel que les Grecs. La puissance matérielle d’Athènes est détruite : sa force intellectuelle n’a jamais été plus grande. Elle est le rendez-vous de tous les philosophes du monde : Zénon est Phénicien ; Hérillus vient de Carthage. C’est alors qu’on voit naître et prospérer toute une floraison de systèmes dont la force et le succès attestent la vitalité du génie grec. Le stoïcisme et l’épicurisme s’élancent à la poursuite de la vérité, et ne doutent pas qu’on puisse l’atteindre. C’est cette ardeur même et cette confiance illimitée qui leur suscitent des rivaux : Arcésilas, sans grande conviction peut-être, prend plaisir à contredire Zénon. Le pyrrhonisme était né à une époque de dépression et d’affaiblissement : la nouvelle Académie naît d’un surcroit d’activité, d’une sorte d’exubérance de la pensée grecque. Telle est la puissance du mouvement, que Carnéade lui-même ne se contente pas de nier et de détruire. À cette époque de renouveau, il faut quand même des croyances : si on combat la science telle qu’on l’avait conçue jusque-là, c’est pour lui substituer une autre sorte d’affirmation, plus tempérée et plus modeste. Même les académiciens ne sont pas ennemis de la science : ils la cherchent et l’espèrent. Cicéron croit à sa possibilité, autant que les stoïciens Caton et Balbus.

Le but des pyrrhoniens est d’atteindre le repos, l’ataraxie. À cette époque, tous les philosophes sont unanimes à ne voir dans la philosophie qu’un moyen d’arriver au bonheur. Carnéade ne fait pas exception ; mais cent ans après la mort de Zénon, il a moins de confiance dans la vertu pratique des systèmes. Il a vu successivement toutes les fins que l’activité humaine peut se proposer, toutes les théories, conduire à des conséquences inadmissibles, et ne pas tenir leurs promesses. Aussi renonce-t-il à faire un choix entre toutes ces fins : il se tient à égale distance de l’ascétisme stoïcien et de la froide immobilité du pyrrhonisme. C’est une philosophie de juste milieu, c’est la philosophie du bon sens.

Les nouveaux académiciens diffèrent encore des pyrrhoniens par leur méthode. Le pyrrhonisme ne s’aperçoit pas qu’il se détruit lui-même. Rien de mieux que d’attaquer, comme Ænésidème, la causalité, et d’énumérer les huit tropes de la cause, ou, comme Sextus, de mettre en pièces la logique stoïcienne. Mais attaquer en même temps la théorie de la démonstration, c’est anéantir soi-même son ouvrage, et briser dans sa main l’arme dont on se sert. Carnéade et Clitomaque ne commettent pas une pareille faute : ils se servent de la logique pour détruire, mais ils se gardent bien de détruire la logique. Il est vrai qu’ils attaquent la dialectique, insistent sur les absurdités auxquelles elle conduit, et la comparent à un polype qui se dévore lui-même. Mais de la part de dialecticiens aussi exercés, de telles attaques ne pouvaient être bien sérieuses : on ne renonce pas aussi facilement à un art où on excelle. Au fond, ils veulent substituer à la science de la réalité, reconnue impossible, une science toute formelle, où la dialectique et la logique occuperont la plus grande place : ce sera la systématisation, ou la coordination des concepts. Tel est le sens, telle est la portée du probabilisme. On le verrait plus clairement si les idées de Carnéade étaient mieux connues, si ses négations n’avaient fait grand tort à la partie positive de son système.


III. Il y a, selon nous, des vues très justes dans cette pénétrante et ingénieuse comparaison. Il est vrai, et nous croyons l’avoir montré par des raisons purement historiques, qu’il y a une différence d’origine entre le scepticisme et la nouvelle Académie. Le pyrrhonisme a des affinités avec la philosophie de Démocrite. La nouvelle Académie reconnaît Platon et Socrate pour ses ancêtres. C’est par des chemins différents que pyrrhoniens et académiciens sont arrivés au même point, à peu près comme les cyrénaïques de leur côté, et par une voie qui leur est propre, aboutissaient à des conclusions analogues. Les deux doctrines sont comme deux fleuves qui se rejoignent, mais dont les eaux, même après la rencontre, demeurent distinctes.

En effet, de cette différence d’origine en résultent deux autres dans l’esprit général des deux écoles, et dans l’attitude qu’elles prennent à l’égard de leur ennemi commun, le dogmatisme. D’abord, si nous avons bien interprété la philosophie de Pyrrhon, c’est par lassitude, par dégoût, par dédain de la dialectique et de ses infinies subtilités qu’il est arrivé au renoncement sceptique. Au contraire, c’est par le goût passionné, et l’habitude invétérée de la dispute, c’est par amour de la dialectique, que les académiciens ont été amenés à combattre le dogmatisme. Les traditions de leur école, autorisées par les grands noms de Socrate, de Platon et d’Aristote, leur faisaient un devoir d’examiner sur chaque question le pour et le contre. À propos des doctrines éteintes, des philosophies mortes, il leur fallait prendre le contre-pied de tout ce qui avait été affirmé, et découvrir le point faible de toute opinion. À combien plus forte raison ne devaient-ils pas appliquer cette méthode, lorsqu’ils avaient devant eux une doctrine vivante, qui se jetait dans la lutte avec toute l’ardeur et la présomption de la jeunesse ? Les nouveaux académiciens étaient par état obligés de combattre le stoïcisme, alors même que des rivalités personnelles et des jalousies de condisciples n’auraient pas envenimé le débat.

Plus tard, avec Ænésidème, le scepticisme, suivant peut-être l’exemple de la nouvelle Académie, abusa à son tour de la dialectique. Maccoll a bien montré comment les sceptiques ruinent la dialectique après s’en être servis, tandis que les académiciens, bien qu’ils aient pu avoir des mots durs pour leur exercice favori, lui conservent au fond une certaine tendresse de cœur.

De l’origine platonicienne de la nouvelle Académie résulte encore une particularité qui ne nous semble pas avoir été assez mise en lumière. Ce que les académiciens, différents en cela des sceptiques, attaquent surtout chez les stoïciens, c’est leur sensualisme. Par là, ils se montrent les véritables héritiers de Platon. Nous n’allons pas jusqu’à admettre avec saint Augustin[8] que leurs négations n’étaient que pour la montre, qu’ils se proposaient avant tout de combattre avec ses propres armes le matérialisme régnant ; qu’au fond, ils étaient des idéalistes convaincus, attendant des temps meilleurs pour laisser paraître au grand jour leur vraie doctrine. Si séduisante qu’une pareille supposition puisse paraître, elle s’appuie sur des preuves trop insuffisantes ; saint Augustin est un témoin trop éloigné pour qu’on puisse s’y rallier, et lui-même doute trop de l’hypothèse qu’il insinue pour que nous puissions y croire. On comprendrait mal d’ailleurs une telle timidité de la part de ces infatigables disputeurs. Et puis, Carnéade serait un singulier représentant du pur idéalisme[9]. Mais, sans aller jusqu’à attribuer aux académiciens une doctrine de derrière la tête, il est certain qu’ils répugnaient au sensualisme stoïcien ; ils l’ont combattu de tout leur cœur.

L’histoire a vraiment été injuste pour la nouvelle Académie. Le titre de dogmatistes dont se couvrent les stoïciens a créé un préjugé en leur faveur. On a fermé les yeux sur les insuffisances de leur dogmatisme par cette seule raison qu’ils avaient, aux yeux de leurs juges, le mérite d’être dogmatistes. Et on n’a su aucun gré aux académiciens des bonnes raisons qu’ils invoquaient, parce qu’ils se donnaient le tort de s’attaquer à des dogmatistes. On les appelle des disciples dégénérés de Platon. Il faut bien le dire pourtant : Platon, s’il eût vécu, n’eût pas vu d’un œil favorable le stoïcisme. Ce sensualisme lui eût rappelé celui de Protagoras ; jamais il n’eût admis que les sens puissent embrasser, comprendre la véritable réalité ; il aurait appelé les stoïciens, comme les matérialistes de son temps, des « fils de Cadmus ». Carnéade et Clitomaque étaient, quoi qu’on puisse dire, dans la vraie tradition platonicienne, lorsqu’ils s’élevaient avec tant de vigueur contre les thèses de Chrysippe. Ils étaient encore fidèles à l’esprit de leur école, quand, renonçant à saisir la réalité matérielle, ils cherchaient dans le sujet, dans l’accord des représentations, ce qu’on peut connaître de la vérité. Socrate aussi cherchait dans les concepts la vérité que les sens n’atteignent pas : les idées de Platon, l’acte d’Aristote n’étaient pas non plus des réalités matérielles. Sans doute, car il ne faut rien exagérer, Carnéade et Clitomaque s’éloignaient beaucoup du dogmatisme idéaliste de leurs maîtres : ils leur ressemblaient du moins puisqu’ils étaient idéalistes jusque dans le scepticisme. Leur doctrine est à vrai dire une protestation contre le sensualisme stoïcien. Par là encore ils diffèrent notablement des sceptiques. En leur qualité de médecins, les sceptiques de la dernière période ont un penchant marqué vers le matérialisme épicurien : il arrive à Sextus Empiricus de parler comme un véritable épicurien.

Maccoll nous paraît avoir bien justement caractérisé la nouvelle Académie lorsqu’il l’appelle une école de juste milieu. Cette assertion est exacte à la fois au point de vue moral et au point de vue logique.

En morale, Carnéade et Clitomaque ressemblent aux sceptiques lorsqu’ils rejettent toutes les théories sur le souverain bien, dont ils ont vu les exagérations, et qu’ils croient incapables de tenir leurs promesses. Mais les sceptiques à leur tour tombent dans un autre excès qui ne saurait davantage satisfaire des esprits sages et éclairés. Vivre selon la coutume, à la façon des simples, vivre d’une vie instinctive et, en quelque sorte, machinale, se laisser porter par les événements, et renoncer à se gouverner soi-même, voilà une extrémité à laquelle des hommes intelligents ne sauraient que difficilement se résoudre. Entre ces deux excès, les académiciens prennent un moyen terme. Sans doute, on suivra la nature, on cherchera les biens qu’elle recommande de poursuivre ; mais dans cette recherche, on ne renoncera pas à faire usage de son bon sens, à faire un choix. On utilisera son intelligence, puisque aussi bien on en a une : à défaut de certitude on s’attachera à la probabilité. Si on ne se flatte pas d’arriver au bien absolu, à la perfection en soi, chimères que les dogmatistes sont seuls à poursuivre, du moins on fera pour le mieux. On s’arrangera de façon à passer commodément le temps de la vie, en tirant le meilleur parti possible des moyens dont on dispose. À coup sûr, ce n’est pas là une morale très élevée ; telle qu’elle est, elle est supérieure à la morne indifférence des sceptiques : en tout cas, elle est autre chose.

Au point de vue logique aussi, la doctrine de la nouvelle Académie est un juste milieu. D’accord avec tous les philosophes de son temps, elle repousse le dogmatisme idéaliste de Platon et d’Aristote. D’accord avec les sceptiques, elle repousse le dogmatisme sensualiste des stoïciens. Mais tandis que les sceptiques, se jetant à l’extrémité opposée, s’en tiennent aux seules apparences, Carnéade et ses disciples adoptent un moyen terme, la probabilité. Ce n’est pas la science, et ils en conviennent : mais ce n’est pas non plus la simple suspension du jugement. C’est une sorte d’équivalent, une approximation de la science : à défaut de la science objective, c’est la science subjective.

Il est permis de penser avec Maccoll qu’un homme tel que Carnéade avait mûrement réfléchi sur ce point. Rien ne serait plus intéressant pour nous que de savoir comment il justifiait cette situation intermédiaire, et ce qu’il entendait exactement par probabilité. Malheureusement, la pénurie de nos renseignements nous réduit à des conjectures.

Faut-il croire, avec Maccoll, que cette sorte de science se réduisait à une combinaison, à un système de concepts, à une connaissance purement formelle, que l’œuvre de l’esprit humain devait être seulement, selon Carnéade, de classer ses idées selon le meilleur ordre possible, sans se préoccuper de savoir si elles correspondent à une réalité ? Il est possible à la rigueur que cette interprétation soit exacte : elle ne serait alors qu’un retour aux vues de Socrate, dont la philosophie a été si justement appelée la philosophie des concepts. Toutefois, rien de ce que nous connaissons ne justifie cette hypothèse. Autant qu’on en peut juger par les résumés assez étendus que Sextus nous a conservés des doctrines de Carnéade, ce philosophe se préoccupait moins des concepts, et de l’ordre abstrait selon lequel on peut les disposer, que de l’accord entre elles des représentations ou sensations actuelles, d’après lesquelles nous devons nous guider dans la vie : il s’agit par exemple de distinguer une corde d’un serpent, un fantôme d’une réalité. Le philosophe se place à un point de vue utilitaire et pratique : ici, comme partout au temps de Carnéade, la théorie est subordonnée à la pratique. Ce qu’il y a de plus important dans les idées, c’est la manière de s’en servir. Ainsi interprétée, cette philosophie est moins platonicienne, mais plus voisine du stoïcisme et de l’épicurisme : elle est davantage de son temps.

Une conséquence trop peu remarquée de l’effort de Carnéade pour trouver un moyen terme entre le dogmatisme et le scepticisme, c’est qu’il devait attacher plus d’importance à l’étude du sujet. Les sceptiques avaient fini par être surtout des dialecticiens : les nouveaux académiciens sont aussi des psychologues. La théorie de l’association des idées à un point de vue purement psychologique, l’étude attentive des cas où une représentation s’accorde avec les autres, exigeaient une réflexion sur soi-même, des analyses et des observations, dont nous ne retrouvons les analogues dans aucun autre système de philosophie ancienne. C’est la première fois peut-être qu’on découvre un essai d’analyse de l’entendement.

C’est probablement par suite des mêmes études que Carnéade et les académiciens ont été amenés à examiner la question du libre arbitre, et à combattre le déterminisme stoïcien. Nous avons malheureusement trop peu de renseignements sur la manière dont les nouveaux académiciens résolvaient cette question, intéressante entre toutes. Il est à noter au moins que les sceptiques ne s’en préoccupent pas. Ils semblent admettre, il est vrai, avec presque tous leurs contemporains, que notre assentiment à une représentation quelconque dépend de nous, mais nulle part, dans les trois grands ouvrages de Sextus, la question n’est discutée pour elle-même, comme elle l’a été certainement par Carnéade.


En résumé, le pyrrhonisme et la nouvelle Académie ont une grande ressemblance, puisque l’un et l’autre combattent le dogmatisme, et, par la force des choses, sont souvent amenés à employer les mêmes arguments. Mais les deux écoles mènent la même campagne de deux manières différentes, et l’histoire ne doit pas les confondre. Le pyrrhonisme aspire à ruiner toute démonstration et toute dialectique : la nouvelle Académie vit de démonstration et de dialectique. Le pyrrhonisme est une doctrine radicale : c’est le pur phénoménisme en logique, c’est l’abstention et le renoncement en morale. La nouvelle Académie est une doctrine de juste milieu : elle remplace la science par une sorte d’équivalent ; elle donne en morale des préceptes de conduite, et assigne un but à la vie humaine. Enfin les nouveaux académiciens sont des psychologues : ils ont sinon l’idée, du moins le pressentiment que c’est par une analyse de l’entendement que doit commencer la philosophie.

Il est toujours dangereux de comparer les doctrines anciennes aux modernes : trop de raisons s’opposent à ce que de telles assimilations puissent jamais être entièrement exactes ; et elles ont pour l’ordinaire plus d’inconvénients que d’avantages. Pourtant, si on voulait à toute force faire un rapprochement, on pourrait dire que le scepticisme, par sa disposition à tout dériver de l’expérience, par sa secrète connivence avec le sensualisme épicurien, ressemble davantage au phénoménisme moderne : Ænésidème et surtout Sextus Empiricus font, à certains égards, penser à David Hume. Carnéade, par sa disposition à interroger l’esprit lui-même, à réfléchir sur les données et les conditions de la connaissance humaine, offre plus d’analogie avec Kant. Mais n’insistons pas sur ces rapprochements. Il est trop clair que Carnéade n’a ni le sérieux moral, ni la haute élévation d’esprit d’un Kant : il diffère du philosophe de Kœnigsberg bien plus encore qu’il lui ressemble. Ænésidème de son côté diffère en bien des manières de David Hume : sans parler même du système de métaphysique par lequel il semble avoir couronné son scepticisme, sa façon d’argumenter et sa dialectique abstraite ne rappellent en rien les fines analyses du philosophe écossais.

Mais s’il est téméraire de faire un parallèle entre les hommes, il n’en est pas tout à fait de même des doctrines. Parce qu’elles sont moins personnelles, et ne dépendent pas, en ce qu’elles ont d’essentiel, du caractère particulier de leurs auteurs, et des circonstances qui ont dirigé le cours de leurs pensées, elles peuvent avoir entre elles de plus notables ressemblances. Ainsi on pourrait dire que les théories d’Ænésidème et de Sextus font pressentir les doctrines modernes suivant lesquelles l’esprit ne connaît que des phénomènes et leurs lois empiriques. Les nouveaux académiciens, cherchant un moyen terme entre le dogmatisme, idéaliste ou sensualiste, et le pur pyrrhonisme, ont tenté une entreprise analogue à celle que Kant a réalisée. En dernière analyse, il y a entre le pyrrhonisme et la nouvelle Académie à peu près la même différence qu’entre le positivisme phénoméniste de notre temps et le criticisme Kantien.


  1. N. A., XI, 5.
  2. P. 248.
  3. P., I, 226.
  4. P., I, 230.
  5. Nous ne pouvons nous empêcher de penser que Saisset (p. 71) prend un peu trop au sérieux la distinction faite par Ænésidème, et qu’il fait à ce philosophe la part trop belle. Nous ne croyons pas non plus qu’il y ait lieu de distinguer les académiciens et les sceptiques, en ce sens que les premiers auraient nié même les phénomènes internes. Ce qu’ils niaient, d’accord avec les sceptiques, c’est la faculté de connaître la réalité absolue. Ils nient si peu les phénomènes internes, que c’est là qu’ils trouvent les degrés de la probabilité : c’est l’ordre ou l’accord des représentations, principe tout subjectif, qui leur sert de fil conducteur.
  6. Die Philosophie der Griechen, t. V, p. 15, 3e Aufl.
  7. The Greek Sceptics, London and Cambridge, 1869, Macmillan, p. 90, 199.
  8. Voir ci-dessus, p. 115.
  9. Ac., II, XVIII, 60.