Les Sceptiques grecs/Livre III/Chapitre IV

Impr. nationale (p. 272-289).

CHAPITRE IV.

ÆNÉSIDÈME. — SES RAPPORTS AVEC L’HÉRACLITÉISME.


Il faut maintenant tourner la médaille. Nous venons de voir un Ænésidème ennemi déclaré de tout dogmatisme, et sceptique à souhait : voici un Ænésidème ouvertement dogmatique, et les renseignements qui nous le montrent sous ce nouvel aspect sont pris aux mêmes sources, ont une égale autorité. Ænésidème se rallie à l’école d’Héraclite : il a une opinion sur l’essence des choses, et sur beaucoup de questions fort débattues. Comment expliquer cette métamorphose ? C’est le problème le plus embarrassant que présente l’histoire d’Ænésidème. Les historiens, fort en peine, ont imaginé plusieurs solutions ; aucune n’est pleinement satisfaisante. L’histoire de la pensée d’Ænésidème est comme son système, qui oppose les contraires, et leur incompatibilité est telle, que peut-être le mieux serait d’appliquer la maxime sceptique, et de retenir son jugement.

I. Établissons d’abord les preuves de son adhésion à l’héraclitéisme.

À plusieurs reprises Sextus, indiquant des opinions communes à Héraclite et à Ænésidème, emploie l’expression : Αἰνησίδημος κατὰ Ἡράκλειτον[1].

Avec plus de précision encore, il dit qu’Ænésidème[2] considérait le scepticisme comme un acheminement vers la doctrine d’Héraclite, et qu’en habituant l’esprit à voir que les contraires apparaissent ensemble dans les phénomènes, il le prépare à comprendre qu’ils sont unis dans la réalité.

Non seulement on nous dit qu’Ænésidème se rattachait à Héraclite, mais on nous indique nettement sur quels points cet accord s’était établi.

Ænésidème croyait[3] que l’être est l’air.

Il soutenait que ce premier principe, l’air, ne diffère pas du temps, ou du nombre. Voici le passage fort obscur de Sextus où cette singulière assertion se trouve formulée[4] : « Ænésidème a dit, d’après Héraclite, que le temps est un corps ; car il ne diffère pas de l’être, ni du corps premier. Dans sa première introduction[5] ramenant à six les appellations simples des choses[6] qui sont les parties du discours, il place les mots temps et unité dans la catégorie de l’essence, qui est corporelle. Les grandeurs de temps et les principaux nombres se forment par multiplication ; car ce qu’on appelle maintenant et qui marque le temps, et de même l’unité, ne sont autre chose que l’essence. Le jour, le mois, l’année sont des multiples du maintenant, c’est-à-dire du temps. Deux, dix, cent, sont des multiples de l’unité. Ces philosophes font donc du temps un corps. »

Ænésidème affirmait encore que ce principe, en recevant les contraires, donnait naissance à toutes choses. En d’autres termes, malgré la diversité des apparences, c’est la même essence qu’on retrouve au fond de toute chose, et grâce à cette communauté d’essence, on peut dire que le tout est identique à chaque partie, et chaque partie identique au tout[7]. « La partie est autre chose que le tout, et elle est la même chose. Car l’essence est à la fois le tout et la partie ; elle est le tout, si on considère le monde, la partie, si on s’attache à la nature de tel ou tel animal. La particule (μόριον) à son tour s’entend en deux sens : tantôt elle diffère de ce qu’on appelle proprement la partie (μέρος), comme quand on dit qu’elle est une partie de la partie : ainsi le doigt est une partie de la main, l’oreille est une partie de la tête ; tantôt elle n’en diffère pas, mais elle est une partie du tout : ainsi on dit souvent que le tout est formé de particules. »

Il a aussi une théorie sur le mouvement. Tandis qu’Aristote distinguait six espèces de mouvements, Ænésidème les ramène toutes à deux. « Les partisans d’Ænésidème, dit Sextus[8], ne laissent subsister que deux sortes de mouvement, le mouvement de transformation (μεταβλητική), et le mouvement local (μεταβατική)[9]. Le premier est celui par lequel un corps, en gardant la même essence, revêt diverses qualités, perdant l’une et gagnant l’autre : c’est ce que l’on voit dans le changement du vin en vinaigre, de l’amertume du raisin en douceur, du caméléon, qui prend tour à tour diverses couleurs, et du polype. Ainsi la génération et la corruption, l’augmentation et la diminution doivent être appelées des transformations particulières, que l’on comprend sous le nom de mouvements de transformation : à moins qu’on ne dise que l’augmentation est un cas du mouvement local, provenant de l’extension du corps en longueur et en largeur. Le mouvement local est celui par lequel un mobile change de lieu, soit en entier, soit en partie : en entier, comme les êtres qui tournent ou qui se promènent ; en partie, comme la main qui s’étend ou se ferme, comme les parties d’une sphère qui tourne autour de son centre ; car, tandis que la sphère demeure au même endroit, les parties changent de place. »

Enfin Ænésidème a une opinion arrêtée sur la nature de l’âme. Il sait que la raison (διάνοια) n’est pas enfermée dans le corps : elle est en dehors[10]. D’ailleurs, elle ne se distingue pas des sens : elle aperçoit les choses au moyen des sens, comme à travers des ouvertures. Sans doute, il faut rapprocher cette doctrine de celle qui est ailleurs[11] attribuée à Héraclite par Sextus et suivant laquelle nous aspirons en quelque sorte la raison qui est répandue à travers le monde. Cette raison commune est le critérium de la vérité. Ainsi encore, d’après Ænésidème[12] c’est par l’aspiration de l’air chaud que l’enfant après sa naissance acquiert la force vitale.

C’est probablement à cette théorie qu’il faut rattacher l’opinion d’Ænésidème sur les notions communes. « Les partisans d’Ænésidème, dit Sextus, d’Héraclite et d’Épicure, ayant la même opinion sur les choses sensibles[13], diffèrent cependant comme les espèces d’un genre. Les partisans d’Ænésidème font une différence entre les phénomènes ; les uns apparaissent communément à tous les hommes, les autres en particulier à quelques-uns. Ceux qui apparaissent à tous de la même façon sont vrais ; ceux qui ne présentent pas ce caractère sont faux : d’après son étymologie, le mot vrai signifie ce qui n’échappe pas à l’opinion commune. »

Entre ces divers fragments, pouvons-nous découvrir un lien ?

Il semble bien que plusieurs au moins des propositions dogmatiques d’Ænésidème sont le développement de cette formule qui lui est commune avec Héraclite : dans la réalité, dans l’absolu, les contraires coexistent.

Dire que l’être est l’air, et qu’il est le temps, que le temps est un corps, identique lui-même à l’unité, c’est rapprocher et confondre des choses que le sens commun et les philosophes distinguent et opposent l’une à l’autre[14]. Ainsi encore la partie est identifiée au tout, et le tout à la partie, la parcelle à la partie et la partie à la parcelle. Peut-être Ænésidème n’a-t-il ramené toutes les espèces de mouvements à deux, que pour montrer ensuite que ces deux mouvements différents ou contraires sont identiques, et ne diffèrent pas du temps ou de l’être. Enfin la raison de l’homme est identifiée à la raison universelle, l’esprit à la matière, le contenu au contenant. Les sens et la raison, qu’on est habitué à distinguer, sont une seule et même chose[15].

Nous ne voyons pas, il est vrai, comment on peut rattacher à cette théorie métaphysique l’autre opinion dogmatique affirmée par Ænésidème : les phénomènes qui paraissent à tous de la même manière sont vrais. On est surpris de voir le sens commun devenir une règle de connaissance et un critérium de vérité dans cette étrange métaphysique. Peut-être ne faut-il voir là qu’une règle toute pratique, destinée seulement à rendre possible la vie de tous les jours : l’excès même de ces spéculations aventureuses rendait nécessaire, pour le train ordinaire de la vie, une règle de ce genre. Le critérium d’Ænésidème serait alors analogue au précepte de Pyrrhon : faire comme tout le monde, ou à ce que Timon appelait συνηθεία. Il est vrai qu’alors l’emploi du mot ἀληθῆ a lieu de nous surprendre.

Quoi qu’il en soit, les idées dogmatiques d’Ænésidème sont assez bien liées entre elles pour qu’il soit impossible de douter que nous sommes ici en présence d’un système, fort imparfaitement connu de nous sans doute, mais soigneusement élaboré, et délibérément accepté par son auteur. Ém. Saisset se tire d’embarras trop facilement quand il déclare[16] que les débris de l’héraclitéisme d’Ænésidème n’ont qu’une importance secondaire. Si peu importants qu’ils soient d’ailleurs, ils sont en parfaite contradiction avec tout le reste de ce que nous savons d’Ænésidème. L’historien ne peut se soustraire au devoir de chercher comment un même homme a pu être à la fois le plus illustre représentant du scepticisme et un dogmatiste si hardi. C’est le plus difficile de tous les problèmes que soulève l’histoire du scepticisme ancien.


II. Diverses explications ont été proposées. Saisset suppose qu’après avoir passé en réalité d’Héraclite à Pyrrhon, Ænésidème « voulut éviter le reproche de se contredire par un ingénieux subterfuge, en établissant entre le scepticisme et l’héraclitéisme cette espèce de lien logique dont parle Sextus… Au fond, rien ne paraît certain, et le parti le plus sage est de s’abstenir de tout système. Mais s’il fallait en choisir un, celui d’Héraclite devrait avoir la préférence. »

L’unique raison invoquée par Saisset pour justifier cette interprétation est la prétendue loi de l’histoire de la philosophie, d’après laquelle le scepticisme s’enchaînerait toujours au sensualisme comme à un principe sa conséquence inévitable. Nous ne pouvons admettre cette méthode, qui consiste à construire l’histoire à priori. D’ailleurs, le texte cité plus haut dit précisément le contraire de ce que Saisset lui fait dire. Ænésidème, dit Sextus[17], regardait le scepticisme comme le chemin qui mène à l’héraclitéisme : de quel droit soutenir que c’est l’héraclitéisme qui l’a conduit au scepticisme[18] ?

Zeller et Diels[19] proposent une explication très ingénieuse. D’après eux, c’est par suite d’une méprise qu’on attribue à Ænésidème les opinions d’Héraclite. Ce philosophe aurait, peut-être dans un ouvrage particulier[20], résumé à titre d’historien, ou pour en tirer des arguments, la philosophie d’Héraclite ; puis, comme il est arrivé quelquefois, on lui aurait attribué les opinions qu’il exprimait pour le compte d’autrui. Deux raisons ont déterminé Zeller à prendre ce parti. D’abord, c’est le seul moyen de disculper Ænésidème du reproche de contradiction. De plus, dans tous les passages de Sextus cités ci-dessus, il est expressément indiqué qu’Ænésidème parle d’après Héraclite : Ὥς φησιν ὁ Αἰνησίδημος κατὰ Ἡράκλειτον. Si Ænésidème est parfois nommé seul, on peut prouver une fois au moins que Sextus lui attribue une opinion qu’il avait pu exprimer aussi pour le compte d’Héraclite. Le passage M. VIII, 8, attribué à Ænésidème seul[21], dit évidemment la même chose que le passage VII, 131, où Héraclite est nommé. Tertullien[22], ou plutôt Soranus, dont s’inspire Tertullien, aurait fait la même confusion, peut-être parce que tous deux ne connaissaient les écrits d’Ænésidème qu’à travers les livres d’un sceptique plus récent, celui-là même peut-être qui avait fait la confusion.

Malgré toute l’autorité de Zeller, nous ne pouvons accepter cette hypothèse. Comment comprendre que Sextus, d’ordinaire très exact, ait accueilli à la légère et sans songer à la contrôler, une opinion qui attribuait à l’un des chefs de l’école sceptique une véritable défection ? Mais surtout comment concilier cette hypothèse avec le passage où Sextus dit en propres termes qu’Ænésidème regardait le scepticisme comme un acheminement vers l’héraclitéisme ? Il n’est pas possible que ce soit là une explication que Sextus se serait donnée à lui-même : c’est le langage même d’Ænésidème. Il faut donc renoncer à récuser simplement les textes où Ænésidème nous est présenté comme un dogmatiste.

L’espoir de concilier des textes, à première vue si inconciliables, devait tenter quelque esprit ingénieux et subtil. Dans une très intéressante et forte étude sur le scepticisme dans l’antiquité, Natorp[23] a entrepris cette tâche difficile. Pour l’honneur d’Ænésidème et de Sextus, Natorp ne peut admettre ni que l’un se soit si ouvertement contredit, ni que l’autre ait été le scribe inintelligent et étourdi que supposent Ed. Zeller et Diels. Il soutient que tout en proclamant avec Héraclite la coexistence des contraires dans les mêmes objets, Ænésidème n’a pas cessé d’être sceptique. En effet, ce n’est pas dans les choses mêmes, au sens dogmatique du mot[24], que les contraires coexistent, c’est seulement dans les apparences, dans les phénomènes. Déjà Protagoras, disciple d’Héraclite, remarquant le caractère relatif des sensations, constatant que les choses n’existent pour nous que quand elles sont perçues par nous, et que leur nature dépend de cette perception, avait déclaré que toutes les apparences sont également vraies. C’est dans le même sens, purement phénoméniste, qu’Ænésidème admettrait la coexistence des contraires. Il y aurait ainsi dans l’œuvre d’Ænésidème une partie positive, et cela, non seulement au point de vue pratique, mais même au point de vue théorique. Cette partie positive contiendrait une triple affirmation : d’abord celle de l’existence des phénomènes, qu’aucun sceptique n’a jamais contestée ; puis celle de la possibilité de la science, ou de la recherche (ζήτησις) que les sceptiques regardent comme légitime, puisque la vérité n’est pas encore trouvée, au lieu que les dogmatistes doivent la déclarer inutile, puisqu’ils se croient d’ores et déjà en possession de la vérité ; enfin celle de la succession régulière des phénomènes ou des apparences données par l’expérience ; cette succession peut être prévue, sans qu’on affirme rien des choses en elles-mêmes. Tel serait le sens de la distinction faite par les sceptiques entre les signes commémoratifs, qui rappellent des phénomènes observables, mais actuellement inaperçus, et les signes indicatifs (σ. ἐνδεικτικόν) qui, d’après les dogmatistes, font découvrir des choses toujours cachées (ἄδηλα)[25]. Les choses sensibles ou intelligibles (νοητά, αἰσθητά) nous seraient à jamais inaccessibles ; les sensations (αἰσθήσεις) et même les raisonnements (νοήσεις) seraient fort légitimes. Par la première de ces thèses, Ænésidème resterait sceptique ; par la seconde, il se rapprocherait d’Héraclite, et pourrait soutenir que, dans les phénomènes, les contraires coexistent. Mais tout en proclamant cette coexistence des contraires, Ænésidème ajoute que certaines apparences, communément reconnues par tous, sont vraies[26] : les autres, n’obtenant que des adhésions particulières, sont fausses. Il y a ainsi un critérium de vérité, mais de vérité purement relative et phénoménale.

Natorp dépense des trésors de subtilité pour défendre cette théorie ; malheureusement il est bien difficile de l’admettre. Ce n’est pas que nous lui reprochions cette subtilité : avec Ænésidème elle est bien permise. Ce n’est pas non plus que nous méconnaissions la part de vérité que renferme son explication. Il est tout à fait certain, et nous le montrerons plus tard, qu’il y a dans le scepticisme de la dernière période une partie positive, celle-là même qu’a signalée Natorp. Mais si cette conception est incontestable chez les derniers sceptiques, aucun texte n’autorise à l’attribuer à Ænésidème ; on n’a pas le droit de prêter à un philosophe des pensées que d’autres ont eues un siècle ou deux après lui ; rien ne prouve qu’un esprit, fût-il aussi puissant que celui d’Ænésidème, ait su apercevoir du premier coup toutes les conséquences qui devaient sortir des thèses du scepticisme. Natorp sent bien qu’il y a là une difficulté ; il argue de l’insuffisance de nos renseignements sur Ænésidème pour réclamer le droit de reconnaître sa pensée dans les sceptiques ultérieurs. Rien ne peut faire cependant que ce ne soit là une méthode qui outrepasse le droit de l’historien.

Il y a plus : cette théorie que nous n’avons pas le droit d’attribuer à Ænésidème, est précisément celle que soutient Sextus ; on en verra plus loin d’irrécusables preuves. C’est Sextus qui fait une distinction très nette entre les choses ou réalités en soi, inaccessibles à la connaissance, et les phénomènes dont l’ordre de succession peut être observé et prévu ; c’est dans sa philosophie qu’on doit distinguer une partie positive et une partie négative. Si donc la même théorie se fût déjà trouvée, comme le croit Natorp, chez Ænésidème, Sextus était admirablement préparé à la comprendre, et à la louer. Mais bien loin de la reconnaître chez Ænésidème, il traite son devancier comme un dogmatiste : il le réfute, il lui reproche sa témérité (προπέτεια).

Dira-t-on que Sextus n’a pas compris les distinctions introduites par Ænésidème ? Quelle invraisemblance ! Et comment Natorp, qui loue si bien la fidélité, l’exactitude et l’intelligence de Sextus lorsqu’il s’agit de le défendre contre Zeller et Diels, pourrait-il lui supposer ici tant de légèreté et un esprit si obtus ? On ne peut même pas imaginer que Sextus ait été trompé par l’emploi de certains mots, tels que ἀλήθεια, ὑπαρχειν, οὐσία ; car il remarque lui-même que le langage, naturellement dogmatique, se prête mal à l’expression des idées sceptiques ; il est donc en garde contre les erreurs de ce genre, et dans les circonstances délicates, il ne manque pas d’avertir que les termes dogmatiques dont il est obligé de se servir trahissent un peu sa pensée ; en fait il évite les formules équivoques. Ces précautions que prend Sextus, Ænésidème n’avait-il pu les prendre avant lui ? Et même s’il ne les a pas prises, comment croire que l’esprit délié et exercé de Sextus n’ait pas su reconnaître, à travers une terminologie défectueuse, des idées qui lui étaient à lui-même si familières ?

Il ne reste plus qu’à supposer que Sextus, comprenant la vraie pensée d’Ænésidème, n’ait pas voulu la reconnaître, apparemment pour se réserver le mérite de l’originalité. Ce serait une supposition toute gratuite, car nulle part Sextus ne témoigne d’aucune prétention de ce genre. Il ne donne pas comme lui étant propre la doctrine qu’il expose : elle est le bien commun des sceptiques. En fait, il semble bien qu’elle a été professée avant lui, telle qu’il l’enseigne, par quelques-uns de ses prédécesseurs, tels que Ménodote. Loin de vouloir innover, Sextus invoque volontiers les autorités les plus anciennes : s’il ne cite guère les modernes, il écrit souvent les noms de Pyrrhon, de Timon et d’Ænésidème. Son ambition paraît être de faire du scepticisme un système aussi ancien que les philosophies les plus illustres : nul doute que, s’il avait pu placer sous le patronage d’Ænésidème la théorie qui admet la prévision des phénomènes et une règle de connaissance empirique, il eût agi à l’égard de cette théorie comme à l’égard de la théorie des causes et des signes.

Enfin, il suffit de lire sans parti pris le texte de Sextus pour dissiper toute illusion. Dans ces paroles : προηγεῖται τοῦ τἀναντία περὶ τὸ αὐτὸ ὑπάρχειν τὸ τἀναντία περὶ τὸ αὐτὸ φαίνεσθαι, καὶ οἱ μὲν σκεπτικοὶ φαίνεσθαι λέγουσι τὰ ἐναντία περὶ τὸ αὐτὸ, οἱ δὲ Ἡρακλείτειοι ἀπὸ τούτου καὶ ἐπὶ τὸ ὑπάρχειν αὐτὰ μετέρχονται, comment croire que ὑπάρχειν περὶ τὸ αὐτὸ si clairement opposé à φαίνεσθαι ne désigne pas une existence substantielle, réelle, en dehors de la pensée et des phénomènes ? Comment les mots ἀπὸ τούτου καὶ ἐπὶ τὸ ὑπάρχειν αὐτὰ μετέρχονται ne désigneraient-ils pas avec la dernière évidence le passage du point de vue phénoméniste au point de vue dogmatique ? Personne ne soutiendra que les héraclitéens soient phénoménistes : Ænésidème, s’il est d’accord avec eux, ne l’est pas non plus.

Natorp a bien compris que c’est ici le point faible de sa thèse. Il tente d’expliquer comment Ænésidème a pu dire que les contraires existent (ὑπάρχειν) ensemble, quoiqu’il déclare explicitement ailleurs[27] que cela est impossible. Suivant Natorp, si toutefois nous le comprenons bien, Ænésidème argumentant contre les dogmatistes prouve que la même chose en même temps est et n’est pas, ce qui est absurde. Cet argument atteint les dogmatistes, car, dans tous leurs raisonnements sur les choses, ils se fondent sur le principe de contradiction. Mais il n’atteint pas celui qui ne s’appuie pas sur ce principe, et accorde que les contraires coexistent. Ænésidème s’est placé un instant au point de vue des dogmatistes, il s’est prêté à leur manière de voir ; les ayant réfutés au nom de leurs principes, il reprend sa liberté ; il proclame un principe tout opposé et, ayant prouvé l’impossibilité d’atteindre aucune existence réelle, il n’affirme aucune existence de ce genre, en introduisant dans la formule de son principe le mot ὑπάρχειν. C’est bien subtil, mais il s’agit d’Ænésidème.

Toute cette subtilité est en pure perte. Pour en avoir raison, une simple remarque suffit : nous voyons dans Sextus que, pour Ænésidème, le scepticisme est un acheminement vers l’héraclitéisme. Par suite, le scepticisme et l’héraclitéisme ne sont pas une même chose : on n’est plus sceptique en étant héraclitéen ; on n’est pas à la fois sur la route et au but. Et comment croire que ce soit un sceptique qui ait adopté les théories très dogmatiques d’Héraclite sur le temps, sur l’essence, sur l’identité du tout et de la partie ? Héraclite certes ne les interprétait pas en un sens phénoméniste : en se rattachant si explicitement à Héraclite, Ænésidème ne les interprète pas autrement qu’Héraclite. C’est donc avec toute raison que Sextus fait une distinction très nette entre l’héraclitéisme et le pyrrhonisme. La conciliation rêvée par Natorp est impossible.


III. Si on ne rejette pas les textes de Sextus, comme Zeller, si on ne les concilie pas avec les autres passages du même auteur comme l’a tenté Natorp, il ne reste plus qu’un parti à prendre, c’est d’admettre qu’Ænésidème a changé d’idée, qu’il y a plusieurs phases dans sa vie. Il ne serait pas le seul qui, à différentes périodes, eût professé des doctrines différentes. On admet sans difficulté que, dans sa jeunesse, il a passé du scepticisme mitigé de l’Académie au scepticisme radical. Pourquoi, par une seconde évolution, ne serait-il pas allé du scepticisme au dogmatisme ? Un peu de scepticisme l’avait écarté du dogmatisme ; beaucoup de scepticisme l’aurait ramené à une sorte de dogmatisme. On dit aussi que Platon, vers la fin de sa vie, devint pythagoricien.

On devrait hésiter à accepter cette explication, si cette troisième doctrine, cette troisième manière était sans rapport logique avec la précédente. Qu’un esprit tel qu’Ænésidème, dont on a pu mesurer la subtilité et la puissance en lisant les argumentations exposées ci-dessus, ait sauté brusquement et sans raison d’une opinion à une autre, c’est ce qu’il est impossible d*admettre. Mais que sa pensée, poursuivant ses investigations dans le même sens, se soit lentement modifiée, c’est ce qu’il est très facile de comprendre.

Si, en un sens, Ænésidème rompt avec le pyrrhonisme, puisqu’il prétend savoir quelque chose de la réalité absolue, en un autre sens, il lui reste fidèle et le continue. Si c’est être sceptique de dire : Les contraires apparaissent toujours ensemble, c’est, en quelque manière, l’être bien davantage que de dire : Les contraires, dans l’absolu, existent ensemble.

Accordons cependant pour le moment qu’il ne mérite plus du tout, puisqu’il affirme quelque chose, le nom de sceptique : aussi bien il semble en convenir lui-même, puisqu’il appelle le scepticisme un acheminement à l’héraclitéisme. Il est dogmatiste ; mais on comprend qu’un dialecticien délié et exercé tel que lui, et à vrai dire un métaphysicien profond et subtil, ait passé d’un de ces points de vue à l’autre. À force de méditer sur l’opposition et l’équivalence des contraires dans la pensée humaine, n’a-t-il pas pu se demander d’où vient cette opposition et cette équivalence ? L’esprit humain, et surtout l’esprit d’un tel homme, ne se contente pas longtemps du fait, il en veut l’explication. Après avoir tant douté, il veut savoir pourquoi il doute. Le système d’Héraclite lui offre une réponse ; il l’adopte. Les contraires se font équilibre dans l’esprit, parce qu’ils se font équilibre dans la réalité. Sans doute, pour en arriver là, il faut abandonner la grande maxime du pyrrhonisme : il faut affirmer. Mais le moyen, quand on a le tempérament d’un métaphysicien, de résister à la tentation ? Ænésidème reconnaît donc son erreur ; mais en même temps il l’explique, ce qui est une manière de ne pas l’abandonner tout à fait ; ou plutôt ses vues sceptiques n’étaient pas fausses, elles n’étaient qu’incomplètes. On se pardonne aisément de changer d’opinion, quand on peut se dire qu’on est en progrès sur soi-même.

Il y a plus : on peut concevoir qu’en adhérant au dogmatisme héraclitéen, Ænésidème ait prétendu conserver, en ce qu’elles avaient d’essentiel, ses idées sceptiques[28]. Tous les arguments exposés ci-dessus ont pour but d’établir que la chose en soi, la réalité dégagée de tout rapport avec l’esprit ou avec d’autres choses, est inconnaissable. Que dit-il à présent avec Héraclite ? Que la chose en soi, la réalité n’est pas ceci plutôt que cela, mais qu’elle est tout à la fois, qu’en elle les contraires s’identifient. Par suite, il reste vrai qu’on n’en peut rien dire. Dans l’héraclitéisme, comme dans le pyrrhonisme, ce que le sage a de mieux à faire, dans chaque cas particulier, c’est de ne rien affirmer. En se ralliant au dogmatisme héraclitéen, Ænésidème n’abandonne aucune des thèses qu’il avait précédemment soutenues ; il reste vrai que nous ne connaissons pas la vérité en soi, les causes réelles, et qu’il n’y a point de démonstration possible. Mais ces thèses, d’abord isolées dans la période pyrrhonienne, sont réunies et forment un tout dans la nouvelle doctrine qu’adopte le sceptique converti. Il n’y a point de science : voilà ce qu’il avait dit d’abord. Il sait plus tard pourquoi il n’y a pas de science.

C’est à peu près ce qu’un autre sceptique, disciple lui aussi d’Héraclite, avait soutenu. On a vu ci-dessus[29] comment, suivant Protagoras, l’intelligence humaine, suivant le point de vue où elle est placée, découpe, pour ainsi dire, dans la réalité des parties différentes, qu’elle voit à l’exclusion des autres, également existantes pourtant, et réelles au même titre. Qu’y aurait-il d’étonnant si, après avoir été sceptique comme Pyrrhon, Ænésidème était devenu sceptique comme Protagoras ?

Qu’on ne dise pas qu’il y aurait là une sorte de retour en arrière et une substitution d’une doctrine plus faible à une doctrine plus forte. Si, en un sens, la réserve pyrrhonienne, qui interdit de rien affirmer, est logiquement plus satisfaisante, et surtout plus facile à défendre dans les discussions que le scepticisme radical de Protagoras, à un autre point de vue, on peut soutenir que ce dernier a une plus haute valeur philosophique. Peut-être n’est-il que juste de voir dans le pyrrhonisme un artifice de discussion plutôt qu’une doctrine sérieuse. Là où le pyrrhonien dit du bout des lèvres qu’il ne sait rien et n’est sûr de rien, on peut croire qu’au fond il est sûr qu’il n’y a rien de vrai : il déguise sa vraie pensée, pour ne pas faire scandale, pour ne pas choquer le sens commun. En tout cas, le scepticisme ainsi présenté a je ne sais quoi d’emprunté et de cauteleux qui pouvait ne pas convenir toujours à un esprit ferme et décidé. On dit que la vérité n’est pas encore découverte, mais qu’elle le sera peut-être un jour ; qu’il ne faut décourager personne ; qu’on ne sait pas ce qui peut arriver : c’est une sorte de pis-aller. N’est-il pas bien plus hardi et bien plus franc de dire, avec Protagoras, non seulement qu’on ne sait pas la vérité, mais qu’il n’y a pas de vérité et qu’on ne la saura jamais ? En s’exprimant ainsi, il pouvait se croire en progrès sur lui-même. Sans doute, il fallait pour cela abandonner la maxime pyrrhonienne et se décider à affirmer. Mais n’est-ce pas un sacrifice assez léger, après tout, que de se décider à affirmer une seule chose, pourvu que ce soit la négation de la science ? Ænésidème, bien différent de Socrate, ne sait qu’une chose : c’est qu’on ne peut rien savoir. Suivant un mot célèbre, la science consiste souvent à dériver l’ignorance de sa source la plus élevée, et on ne fait pas un crime à la science d’être sortie d’une ignorance. Le sceptique, lui aussi, n’a-t-il pas pu dériver son doute de la source la plus élevée ? Et si, à l’inverse du cas précédent, cette source est une connaissance, il lui pardonne d’être une certitude en considération des nombreuses incertitudes qu’elle autorise.

Dira-t-on qu’à ce compte Ænésidème ne devrait pas être appelé disciple d’Héraclite ? On donne pourtant ce nom à Protagoras, qui fut ouvertement sceptique. S’il suffit, pour le mériter, d’avoir adopté la maxime héraclitéenne, que les contraires coexistent dans la réalité, on doit sans hésiter le donner à Ænésidème. Rien, dans les textes que nous avons, n’autorise à supposer qu’il eût adopté toutes les vues dogmatiques d’Héraclite. Sauf la théorie de l’âme et de la raison commune, toutes les opinions attribuées à Ænésidème se rapportent à la doctrine de l’existence des contraires, et cette théorie de l’âme peut elle-même être considérée comme une annexe de l’autre : c’est une manière de se représenter l’origine de la connaissance qui trouve naturellement sa place dans une doctrine où on admet la réalité objective des contraires.

En résumé, nous croyons qu’après avoir défendu, avec quelle vigueur et quelle force, on l’a vu ci-dessus, le pur scepticisme, Ænésidème, de propos délibéré et sachant fort bien ce qu’il faisait, a pris parti pour cette autre forme de scepticisme, qui n’est, à vrai dire, qu’un dogmatisme négatif. En procédant ainsi, il a cru rester fidèle à ses principes et les suivre jusqu’en leurs dernières conséquences. Il a cru être en progrès sur lui-même : à certains égards il a eu raison. Il y a peut-être plus de franchise et de hardiesse dans cette forme de scepticisme que dans l’autre. En tout cas, il y a plus de métaphysique, et Ænésidème est avant tout un métaphysicien.

Si cette explication est vraie, il n’y a pas lieu de s’étonner que les sceptiques ultérieurs, malgré une sorte de défection, aient persisté à le tenir pour un des leurs : au fond, ils s’entendaient. Dans tous les cas, ils avaient le droit de prendre leur bien où ils le trouvaient et d’adopter les thèses de la première partie de la vie d’Ænésidème en écartant les autres. C’est ce qu’ont fait, de nos jours, certains positivistes à l’égard d’Auguste Comte.

Est-ce à dire qu’avec Ritter[30], il ne faille voir en Ænésidème qu’un dogmatiste ? Cette manière de s’exprimer a le tort de ne pas distinguer entre les deux périodes de la vie du philosophe. On doit l’appeler sceptique, puisqu’il l’a été très sincèrement ; ses changements ultérieurs ne modifient pas le caractère de sa première doctrine. Il n’y a pas de raisons, d’ailleurs, pour nous montrer plus exigeants que les sceptiques anciens. Enfin, c’est par son scepticisme que nous le connaissons surtout, et c’est uniquement par là qu’il nous intéresse. Voilà pourquoi nous persistons à le ranger parmi les chefs de l’école sceptique.


  1. M. VII, 349 ; IX, 337 ; X, 216, 233.
  2. P., I, 210 : Ἐπεὶ δὲ οἱ περὶ τὸν Αἱνησίδημον ἔλεγον ὁδὸν εἶναι τὴν σκεπτικὴν ἀγωγὴν ἐπὶ τὴν Ἡρακλείτειον φιλοσοφίαν, διότι προηγεῖται τοῦ τἀναντία περὶ τὸ αὐτὸ ὑπαρχειν τὸ τἀναντία περὶ τὸ αὐτὸ φαίνεσθαι · καί οἱ μὲν σκεπτικοὶ φαίνεσθαι λέγουσι τὰ ἐναντὶα περὶ τὸ αὐτὸ, οἱ δὲ Ἡρακλείτειοι ἀπὸ τούτου καὶ ἐπὶ τὸ ὑπάρχειν αὐτὰ μετέρχονται..
  3. M., X, 233 : Τὸ τε ὂν κατὰ τὸν Ἡράκλειτον ἀήρ ἐστιν, ὡος φησιν ὁ Αἰνησίδημος.
  4. X, 216.
  5. Πρώτη εἰσαγωγή. Sur cet ouvrage, voir ci-dessus, p. 247.
  6. Comme le fait remarquer Ritter (p. 225), il y a là un essai de fonder la doctrine d’Héraclite très systématiquement par la comparaison des formes de l’être avec les formes du langage. Nouvelle preuve qu’Ænésidème prenait fort au sérieux son adhésion à la doctrine d’Héraclite.
  7. Sext., M., IX, 337.
  8. M., X, 38.
  9. Faut-il croire, avec Fabricius, qu’Ænésidème n’a réduit à deux les six espèces de mouvement que pour montrer ensuite plus facilement que ni l’une ni l’autre n’existe ? Comme sceptique, il devait en effet nier la réalité du mouvement ou bien, comme Saisset (p. 211, note) paraît disposé à le faire, faut-il rapporter cette théorie au dogmatisme héraclitéen ? C’est un point qu’on doit laisser indécis, faute de documents. Remarquons seulement qu’en tout cas, cette théorie semble personnelle à Ænésidème ; car Sextus, au lieu de dire ici comme partout ailleurs Αἰνησίδημος κατὰ Ἡράκλειτον, dit seulement Οἱ περὶ τὸν Αἰνησίδημον. Il peut se faire, comme l’indique Zeller (p. 32, 3), qu’Ænésidème ait emprunté cette correction aux stoïciens.
  10. Sext., M., VII, 349 : Οἱ δὲ εἶναι μὲν (τὴν διάνοιαν) ἔλεξαν, οῦκ ἐν τῷ αὐτῷ δὲ τόπῳ περιέχεσθαι, ἀλλ’ οἱ μὲν ἐκτὸς τοῦ σώματος, ὡς Αἰνησίδημος κατὰ Ἡράκλειτον. … 350 : οἱ δὲ αὐτὴν εἶναι τὰς αἰσθήσεις, καθάπερ διά τινων ὀπῶν τῶν αἰσθητηρίων προκύπτουσαν, ἧς στάσεως ἦρξε Στράτων τε ὁ φυσικὸς καὶ Αἰνησίδημος.
  11. M., VII, 129 : Τοῦτον δὲ τὸν θεῖον λόγον καθ’ Ἡράκλειτον δι’ ἀναπνοῆς σπάσαντες νοεροὶ γινόμεθα. Contre Hirzel, et avec Diels et Natorp (393), nous pensons que ce passage sur Héraclite est emprunté par Sextus à Ænésidème lui-même. Les raisons pour lesquelles Hirzel croit devoir attribuer tout le développement de Sextus (VII, 89-141) à un historien dogmatique, semblent bien conjecturales et subtiles : Natorp les a bien réfutées.
  12. Tertul., De anim., 25 : « Isti qui præsumunt non in utero concipi animam… sed effuso partu nondum vivo infanti extrinsecus imprimi, … (carnem) editam et de uteri fornace fumantem et calore solutam, ut ferrum ignitum, et ibidem frigide immersum, ita aeris rigore percussam et vim animalem rapere et vocalem sonum edere. Hoc stoici cum Ænesidemo. » On remarquera l’accord d’Ænésidème avec les stoïciens. Zeller signale en outre plusieurs points où le même accord se produit : l’air confondu avec le feu, le temps considéré comme l’essence des choses, l’emploi du mot οὐσία, etc. (p. 33).
  13. M., VIII, 8.
  14. Nous voyons notamment (Sext., M., X, 227) que stoïciens et épicuriens s’accordaient à regarder le temps comme incorporel.
  15. Il est à remarquer qu’ici ce n’est pas d’Héraclite, mais de Straton le physicien que Sextus rapproche Ænésidème : ce qui semble témoigner de l’indépendance de sa pensée.
  16. Op. cit., p. 209.
  17. P., I, 210.
  18. La même erreur a été commise par Diels, op. cit., p. 210.
  19. Doxog. Græci, p. 210.
  20. Hirzel discute avec beaucoup de force (op. cit., p. 78) les diverses suppositions qu’on peut faire à ce sujet.
  21. C’est par erreur que ce passage est considéré par Zeller comme ne nommant qu’Ænésidème (p. 36) : Héraclite est nommé deux lignes plus haut.
  22. De anima, 14.
  23. Untersuchungen über die Sceptis im Alterthum (Rheinisches Museum, t. XXXVIII, 1883). Cette étude a été reproduite dans l’ouvrage déjà cité : Forschungen zur Geschichte den Erkenntnissproblems im Alterthum, Berlin, Hertz, 1884. Une opinion analogue a été aussi défendue presque en même temps par Hirzel, op. cit.
  24. Pour justifier cette différence, Hirzel insiste sur le passage de Sextus, M., VIII, 8, où Ænésidème dit seulement que les phénomènes sont ἀληθῆ tandis qu’Épicure, qui est dogmatiste, appelle les choses sensibles ἀληθῆ καὶ ὄντα. Mais cette différence d’expression n’a pas la portée que lui prête Hirzel : les mots employés par Épicure sont uniquement destinés à expliquer la définition de la vérité qui va suivre. Et si, dans la pensée de Sextus, la théorie d’Ænésidème avait un sens purement phénoméniste, comment comprendre qu’il l’eût placée entre deux thèses tout à fait dogmatiques, celle de Platon et celle d’Épicure ? L’argument fondé sur l'étymologie du mot ἀληθές (τὸ μὴ λῆθον) nous paraît aussi bien subtil et peu probant.
  25. Nous avons montré plus haut que cette distinction ne doit pas être attribuée à Ænésidème (p. 369).
  26. Hirzel insiste aussi sur ce point (p. 96) et il fait remarquer les analogies de cette formule d’Ænésidème avec la règle ouvertement acceptée par les sceptiques, qu’il faut suivre la coutume, faire comme tout le monde (Sext., P., I, 146, 154). Sextus dit même que le scepticisme, comme toutes les autres philosophies, part ἀπὸ κοινῆς τῶν ἀνθρωπῶν προλήψεως (P., I, 211). Mais la distance qui sépare ici Ænésidème des vrais sceptiques n’est diminuée qu’en apparence, car les sceptiques se gardaient bien de dire que ce qui est conforme à l’opinion commune soit vrai : ils disaient seulement qu’il faut s’y conformer, et c’est là un précepte purement pratique. Au contraire, Ænésidème déclare vrai ce qui apparaît de la même manière à tous les hommes, et il n’est pas possible de supposer qu’il n’ait pas compris la portée de ce mot ἀληθές et qu’il ait cru rester sceptique en le prononçant.
  27. M. VIII, 52 : … Ἀδύνατον τὸ αὐτὸ καὶ εἶναι καὶ μὴ εἶναι.
  28. Cf. Brandis, Geschichte der Entwickelungen der griechischen Philosophie, t. II, p. 207 (Berlin, Reimer, 1864).
  29. P. 14. V. Sext., P., I, 218.
  30. Op. cit., p. 223.