Les Sceptiques grecs/Livre II/Chapitre I

Impr. nationale (p. 93-98).

CHAPITRE PREMIER.

LES ORIGINES DE LA NOUVELLE ACADÉMIE.


Les doctrines de la nouvelle Académie présentent tant de ressemblance avec celles que la tradition la plus accréditée attribue à Pyrrhon, qu’on est naturellement tenté de considérer l’école d’Arcésilas comme une simple continuation de celle de Pyrrhon. Aussi voyons-nous que déjà, chez les anciens, plusieurs auteurs inclinaient vers cette opinion ; il est vrai que d’autres la combattaient. « C’est, dit Aulu-Gelle[1], une question ancienne fort controversée parmi les écrivains grecs que celle de savoir s’il y a une différence entre la nouvelle Académie et le pyrrhonisme. »

Nous ne nous proposons pas de rechercher à présent si, à aller au fond des choses, le probabilisme de la nouvelle Académie ne se confond pas avec le scepticisme. Pour examiner utilement cette question, il faut d’abord connaître les doctrines de la nouvelle Académie ; la comparaison avec le scepticisme trouvera naturellement sa place à la fin du présent ouvrage.

Mais, en dehors de la question des rapports logiques des deux doctrines, il y en a une autre dont il convient de parler dès maintenant. Historiquement, la nouvelle Académie se rattache-t-elle, par un lien de filiation qu’on puisse retrouver, au pyrrhonisme ? A-t-elle, au contraire, une origine distincte et indépendante ? L’accord, s’il existe, et dans la mesure où il existe, provient-il d’une influence directe exercée par Pyrrhon, ou résulte-t-il d’une simple rencontre ?

Arcésilas a connu et fréquenté Pyrrhon, Numénius[2] le dit en propres termes, et il ne paraît guère possible qu’un philosophe aussi célèbre n’ait exercé sur lui aucune influence. En fait, nous savons que sur deux points au moins l’accord était complet entre Pyrrhon et Arcésilas : l’un et l’autre soutenaient qu’il faut suspendre son jugement ; l’un et l’autre justifiaient l’ἐποχή par cette raison qu’en toute question les arguments pour et contre sont d’égale valeur[3]. Sextus dit qu’Arcésilas est presque pyrrhonien[4]. Timon, Mnaséas, Philomélus l’appelaient aussi un sceptique[5]. Aussi un historien moderne, Haas[6], a-t-il pu considérer la nouvelle Académie comme la continuatrice du pyrrhonisme. Par une sorte de pacte conclu entre les deux écoles, les nouveaux académiciens auraient été chargés expressément de propager l’enseignement sceptique.

Mais contre cette opinion s’élève un fait indéniable : la violente hostilité de Timon contre Arcésilas. Il n’est point de philosophe que l’impitoyable railleur ait plus malmené. Il est vrai, et c’est un point sur lequel Haas ne manque pas d’insister, qu’il paraît s’être réconcilié avec lui sur le tard ; il fit après sa mort son éloge funèbre. Mais on conviendra que ce n’est point là un argument suffisant pour admettre que les deux écoles se soient fondues en une seule.

Il est vrai qu’Arcésilas est quelquefois appelé un sceptique ; mais il semble bien que ce soient ses ennemis qui lui donnent ce nom, et que leur intention soit de lui contester toute originalité. Il n’est pas probable que Timon, qui l’attaque si souvent, ait songé à le revendiquer pour un des siens. S’il l’appelle sceptique, c’est pour lui être désagréable. Telle est aussi la signification du vers d’Ariston[7] : « Platon par devant, Pyrrhon par derrière, Diodore pour le reste. » Nous ne pouvons guère comprendre autrement que comme une critique déguisée exprimant la même pensée que le vers d’Ariston, deux passages assez obscurs de Timon[8] : « Portant sous sa poitrine le plomb de Ménédème, il (Arcésilas) courra vers Pyrrhon aux fortes chairs ou vers Diodore. » Nous savons[9] enfin qu’Épicure lui reprochait souvent de ne faire que répéter ce que d’autres avaient dit.

Il n’est pas douteux qu’Arcésilas lui-même ait répudié cette parenté avec le pyrrhonisme. Nous en avons pour preuve décisive ce fait que Cicéron, si bien instruit de toutes les traditions de la nouvelle Académie, ne fait nulle part allusion à une telle filiation. C’est expressément à Arcésilas qu’il attribue l’invention de l’ἐποχή[10]. C’est à l’école platonicienne que constamment il la rattache. D’autres témoignages viennent corroborer cette assertion : Arcésilas est avant tout disciple de Polémon et de Crantor et il se flatte toujours de continuer la tradition académique[11]

Non seulement on nous donne Arcésilas, et on nous dit qu’il se donnait lui-même pour un académicien, mais on nous dit pourquoi il prétendait continuer Socrate et Platon. C’est d’abord parce qu’il avait conservé ou plutôt repris l’habitude, fort répandue dans l’école de Platon et même dans celle d’Aristote[12] de discuter alternativement le pour et le contre de chaque question[13] ; c’est aussi parce que Platon aimait à se servir de formules dubitatives[14]. Nous n’avons aucune raison de contester ces deux points, et il ne paraît pas possible de nier que la philosophie d’Arcésilas, par ses origines, se rattache à celle de Platon bien plutôt qu’à celle de Pyrrhon.[15]

Si les considérations que nous avons présentées dans le livre précédent sur le caractère du pyrrhonisme primitif sont exactes, peut-être faudrait-il se ranger à l’avis de Cicéron et dire sinon qu’Arcésilas a le premier donné à la doctrine de la suspension du jugement sa formule précise, du moins que, le premier, il l’a justifiée dialectiquement. Pyrrhon pratiquait le scepticisme plutôt qu’il n’argumentait en sa faveur : il avait horreur des discussions subtiles. Arcésilas, au contraire, y excellait et s’y complaisait. C’est peut-être pour ce motif que Timon l’a si vivement combattu ; c’est à propos de son goût pour les disputes qu’il le raille le plus durement, et probablement il était moins sensible à l’analogie des doctrines qu’à la différence dans la manière de les défendre.

Sur deux points surtout, Arcésilas diffère de son célèbre contemporain. Pyrrhon et les premiers sceptiques, comme le prouvent les dix tropes dont ils se servaient, insistaient surtout sur les contradictions des données sensibles, des mœurs, des croyances ; ils procédaient en empiristes. Arcésilas et ceux de la nouvelle Académie s’élèvent surtout contre la prétention stoïcienne de trouver dans les données sensibles la marque infaillible de la vérité ; ils procèdent en dialecticiens. Ce ne sont plus les croyances populaires qu’ils opposent à elles-mêmes ; c’est une doctrine systématique qu’ils veulent ruiner. Et ils attaquent la connaissance sensible de telle manière, qu’on a pu se demander s’ils n’avaient pas une pensée de derrière la tête, si à cette connaissance imparfaite ils ne voulaient pas substituer une certitude plus haute, et d’une autre nature[16].

En outre, les pyrrhoniens se bornent à dire que la vérité n’est pas encore trouvée : ils ne disent pas qu’elle soit inaccessible ; ils ne désespèrent pas de la voir découvrir un jour ; même ils la cherchent ; ils sont zététiques. Arcésilas croit que la vérité non seulement n’est pas trouvée, mais qu’elle ne peut l’être ; et la raison qu’il en donne, est qu’il n’y a pas de représentation vraie qui soit telle qu’on n’en puisse trouver une fausse absolument semblable[17]. Les pyrrhoniens se bornent à constater un fait : la nouvelle Académie tranche une question de principe.

Tout cela n’empêche pas que Pyrrhon ait pu exercer une certaine influence sur l’esprit d’Arcésilas, qu’il l’ait par exemple confirmé dans ses tendances sceptiques. Mais certainement Arcésilas est arrivé au scepticisme par un autre chemin que Pyrrhon. Les germes de scepticisme contenus dans la doctrine de Démocrite ont, en se développant, donné naissance au pyrrhonisme. Les germes de scepticisme contenus dans la philosophie de Socrate et de Platon ont, en se développant, produit la nouvelle Académie. Si Pyrrhon n’eût pas existé, la nouvelle Académie aurait été à peu près ce qu’elle a été. Ainsi l’école cyrénaïque est arrivée d’elle-même, et sans qu’on puisse soupçonner une influence pyrrhonienne, à des formules très voisines du scepticisme.

C’est une question de savoir si à l’influence socratique et platonicienne il ne faudrait pas joindre celle des mégariques. Le vers d’Ariston cité ci-dessus autorise à répondre affirmativement[18]. Mais nous savons trop peu de choses d’Arcésilas pour démêler les traces de cette influence[19]. D’ailleurs, l’école mégarique procède du même esprit que le platonisme. L’important était de montrer qu’entre ces deux tendances qui sollicitent à cette époque l’esprit grec, et peut-être en tout temps l’esprit humain, l’une vers l’observation, l’expérience et les faits, l’autre vers l’analyse psychologique, la dialectique et l’éloquence (ou, comme nous dirions à présent, l’une scientifique, l’autre littéraire), c’est à la première que se rattache le pyrrhonisme, à la seconde la nouvelle Académie.

  1. Noct. att., XI, 5.
  2. Euseb., Præp. evang., XIV, v, 12. Cf. vi, 4. Diogène dit seulement (V, 33) : Τὸν Πύρρωνα ϰατά τινας ἐζηλώϰει.
  3. Cic. Ac., I, xii, 46, II, xxiv, 77.
  4. Sext., P., I, 234.
  5. Euseb. loc. cit., vi, 5.
  6. De philos. sceptic. successionibus, p. 21 (Wirceburgi, Stuber, 1876).
  7. Euseb., loc. cit., V, 13 ; Sext., P., I, 234 ; Diog., IV, 33.
  8. Diog., ibid.
  9. Plut., Adv. Col., 26.
  10. Ac., II, xxiv, 77. Diogène, qui n’en est pas à compter ses contradictions, dit à peu près la même chose (IV, 28) : Πρῶτος ἐπισχὼν τὰς ἀποφάσεις διὰ τὰς ἐναντιότητας τῶν λογῶν.
  11. Plut., Adv. Col., 26.
  12. Cic. Fin., V, iv, 10.
  13. Cic. Fin., II, I, 2.
  14. Cic., De orat., III, xviii, 67 ; De nat. deor., I, V, 11.
  15. Hinel (op. cit., p. 36), qui soutient la même thèse que nous indiquons ici, nous paraît exagérer quand il rattache Arcésilas à Socrate plutôt qu’à Platon. Le fait que quelques nouveaux académiciens ont dû combattre Platon, comme le fit Carnéade en parlant contre la justice (Cic., Rep., III, 12), ne saurait servir de preuve, puisque, sur cette question de la justice, Socrate était d’accord avec Platon. Si, dans les textes de Cicéron, le nom de Socrate est plus souvent joint à celui d’Arcésilas que celui de Platon, cela tient à ce que Socrate était l’inventeur de la méthode d’interrogation pratiquée aussi par Platon, et à ce que les formules dubitatives de Socrate étaient plus nettes que celles de Platon. Qu’Arcésilas n’ait pas fait, sous ce rapport, de différence essentielle entre Socrate et Platon, c’est ce que prouve le passage de Cicéron (De Orat., III, xviii, 67) : « Arcecilas… ex variis Platonis libris sermonibusque Socraticis hoc maxime arripuit, nihii esse certi… » (Cf. Ac., I, xii, 46.) Arcésilas se rattachait à Socrate, mais par Platon.
  16. Voir ci-dessous p. 115.
  17. Sext., M., VII, 154.
  18. Il faut ajouter que dans deux autres passages, assez obscurs pour nous, rapportés par Diogène (IV, 33), Timon cite Diodore, à côté de Pyrrhon et de Ménédème, comme un des philosophes dont Arcésilas s’est inspiré.
  19. Hirzel croit pouvoir attribuer à Arcésilas les arguments appelés ἐγκεκαλυμένος λόγος et σωρίτης (Sext., M., VII, 410, 415) et cette conjecture est assez vraisemblable. Toutefois, rien dans le texte de Sextus n’indique que ces arguments appartiennent en propre à Arcésilas. Il semble même que l’argument du sorite n’a pu être invoqué qu’après Chrysippe.