Les Salaires et les Machines agricoles à propos de l’exposition de 1860 à Paris

LES SALAIRES
ET
LES MACHINES AGRICOLES
A PROPOS DE L'EXPOSITION DE 1860.

Jamais les expositions d’instrumens agricoles n’avaient offert un aussi grand intérêt d’opportunité que de nos jours. Tout le monde s’inquiète du manque de bras dans nos campagnes. Les fermiers, les propriétaires, les comices, les chambres d’agriculture, les conseils-généraux font entendre à ce sujet un concert unanime de doléances. Comment donc mieux répondre à ces justes plaintes qu’en offrant au public le spectacle des efforts que fait l’industrie humaine pour multiplier et perfectionner les machines destinées à suppléer au déficit des bras ? Peut-être d’ailleurs le travail agricole ainsi modifié, et retrouvant des conditions de prospérité sérieuses, rappellera-t-il vers les champs quelques-uns de ceux qui, ouvriers et propriétaires, s’en éloignent aujourd’hui. Pour le moment, il est un fait certain : c’est que le mal est de plus en plus grave. La situation de l’agriculture en 1859 a été plus pénible qu’en 1858, et la récolte de 1860 ne peut être préservée de la crise qui nous menace que par l’emploi sauveur des machines nouvelles. Telle est, quoi qu’en puissent dire des esprits enclins à l’optimisme par position ou par nature, l’exacte vérité. Il y a danger en la demeure : danger pour l’avenir de notre agriculture, parce que ses justes intérêts sont en souffrance ; danger pour la richesse nationale, parce que les fortunes subites, factices et éphémères, qui se font quelquefois ailleurs, mais qui ne s’enlèvent pas aussi vite dans les champs, excitent presque partout un engouement fébrile ; danger pour nos mœurs et pour notre puissance, parce que c’est au village que se forment les robustes soldats, et dans les agglomérations urbaines que germe l’émeute et que fermente le vice.

C’est Louis XIV qui, avec le faste de sa cour et l’influence de son règne, a commencé à tuer en France le goût de la vie rurale ; or je ne sache pas que les dernières années de ce prince et les années qui l’ont suivi aient été heureuses. Malheur à notre vieillesse, malheur à nos fils, si nous marchons dans la même voie ! Nous devons donc tous seconder de tous nos efforts les saines tentatives que fait ou que fera le gouvernement pour développer le goût de l’agriculture et venir en aide à nos cultivateurs. Nous devons tous combattre de toutes nos forces les tendances contraires qui pourraient se produire.

Quelles sont les lois qui régissent le taux du salaire ? Quel est le rôle joué par les machines relativement au travail, au salaire et à la propriété ? Quelles sont les conditions générales et les moteurs possibles de la machinerie agricole ? Quelle est enfin, dans les mille détails de l’industrie de la terre, l’intervention actuelle des machines ? Voilà les sujets de méditation que le concours agricole de 1860 propose à notre esprit. Abordons-les rapidement, mais nettement, car cette étude nous fixera sur la ligne de conduite que nous devons suivre.


I

Le taux des salaires obéit, est-il besoin de le rappeler ? à cette loi générale qui veut que le prix de toute chose se règle sur l’offre et la demande. C’est par suite d’une grande disproportion entre les bras qui s’offrent et le capital qui les demande que le prix de la main-d’œuvre s’est élevé si haut dans les parties nouvellement défrichées de l’Amérique du Nord, alors que restait si bas le prix des denrées agricoles nécessaires à la vie. Au contraire, dans les régions depuis longtemps habitées, où l’on ne connaît que l’industrie de la terre, le taux des salaires reste bas, parce que les hommes s’y sont multipliés sans que rien fasse concurrence aux propriétaires ou aux exploitans du sol ; mais, aussitôt que des manufactures s’établissent dans le pays et viennent solliciter les bras pour leurs nombreux travaux, le taux du salaire augmente, parce qu’il y a pour la même population accroissement dans la demande ; puis, quand ces manufactures prospèrent, le salaire devient plus fort encore, parce qu’il faut plus de temps pour introduire ou élever de nouveaux travailleurs qu’il n’en faut ordinairement aux manufacturiers pour multiplier leurs ressources et leurs besoins en réalisant de nouveaux progrès. L’émigration partielle de la classe ouvrière peut donc avoir la même hausse pour résultat, puisque, par rapport à la demande qui continue à en être faite, elle diminue le nombre de bras qui sont restés et qui peuvent s’offrir.

En France, où l’agriculture n’est pas assez une industrie selon le sens vrai de ce mot, où l’achat intempestif des propriétés absorbe improductivement des capitaux nombreux qui, consacrés à de sages travaux d’exploitation, profiteraient beaucoup plus ; en France, où le goût de la vie rurale est devenu si rare chez les hommes instruits et chez les familles aisées, le prix de la main-d’œuvre agricole devait s’élever moins vite que dans d’autres pays, mieux favorisés sous ce rapport par leurs mœurs et leurs institutions. Néanmoins, pour nous également, cette progression s’est maintenue constante. Elle suivit d’abord une marche lente jusqu’au jour où la hausse du salaire dans les villes, rapidement développée par diverses causes, dont la moins active n’est certainement pas la découverte des nouvelles mines d’or, vint entraîner comme conséquence inévitable une même hausse dans les campagnes. À peine dessiné quand celles-ci sortirent enfin des graves embarras que la révolution de 1848 et les désordres des années suivantes leur avaient créés, le mouvement est bientôt devenu tellement brusque, tellement considérable, qu’il justifierait les plus vives alarmes, s’il devait garder quelque temps encore des allures aussi étranges[1].

L’émigration vers les villes, le développement des grands travaux publics ont singulièrement aidé aussi à l’élévation des salaires de nos ouvriers ruraux. Or ces salaires, ne l’oublions point, parce que l’expérience est là pour nous en instruire, ne redescendront pas à des taux inférieurs. Un tel état de choses est, comme tout ce que font les hommes, bon en même temps que mauvais, suivant l’aspect sous lequel on l’examine. Le bon côté, c’est l’amélioration des ressources et du sort des classes ouvrières, c’est-à-dire des classes les plus nombreuses et par conséquent les plus intéressantes. Le mauvais côté, c’est qu’il a été imposé à l’agriculture d’une façon trop brusque, trop subite, et que ce mouvement ascensionnel a malheureusement été plus rapide dans les dernières années qui viennent de s’écouler, alors précisément que le trop bas prix des grains maintenait dans la gêne la plupart de nos exploitans du sol. Il a donc fallu se résoudre, presque en un seul jour, à payer plus cher la main-d’œuvre et à vendre moins cher les produits ; en un mot, l’agriculture a souffert et souffre encore, ce qui constitue déjà un mal fort regrettable.

Du reste le mal n’est pas tout entier dans cette circonstance. Par suite d’un autre reflet des villes sur les campagnes, nous en sommes venus, pauvres agriculteurs, à nous trouver, comme quelquefois les manufacturiers, en présence de véritables coalitions. La plupart de nos travaux, et c’est peut-être le côté le plus fâcheux de la profession agricole, ne peuvent être remis. Sous peine de pertes énormes, il faut accomplir rapidement ceux qu’indiquent la saison, l’état du ciel, la maturité des récoltes. Or, en présence et sous le coup de cette nécessité absolue, comment se refuser aux exigences qu’imposent alors des hommes qui peuvent attendre plusieurs jours, qui ont au cabaret du village compté leur nombre sans cesse moindre, calculé le besoin qu’on a d’eux, et bientôt compris qu’ils pouvaient abuser de cet avantage pour se faire payer un salaire en disproportion avec les justes profits du maître ?

Il n’est pas d’industrie qui domine moins ses ouvriers que celle de la terre. L’agriculteur ne peut pas déplacer son capital ou son outillage et répondre à la coalition par un changement de domicile. L’agriculteur ne peut pas, comme le propriétaire d’une fabrique, caserner tous ses agens sous ses yeux, et les surveiller ou faire surveiller tout le jour. Les travaux à faire sont trop épars et trop variés pour que cette surveillance soit continue. Je sais qu’avec le travail à la tâche quand il est applicable, et avec un assolement judicieux quand on a su le choisir et l’organiser, plusieurs de ces ennuis sont diminués, mais ils ne peuvent jamais être entièrement évités.

Rêve-t-on, comme ressource radicale, la suppression entière de la main-d’œuvre par la conversion en prairies et en pâturages des terres labourées, et la substitution des bêtes de rente aux hommes employés jusqu’à ce jour ? La campagne de Rome, l’Ecosse ont ainsi procédé depuis longtemps, et avec avantage pour les propriétaires du sol, quoique ce changement y ait été opéré sous l’empire d’autres circonstances ; mais toutes les situations et tous les terrains ne se prêtent pas également bien à un pareil mode de culture. Il reste donc, — c’est le but à poursuivre énergiquement avec l’amélioration de la terre par le drainage, le marnage et les engrais, — il reste l’exploitation rurale à l’aide d’un personnel restreint constamment attaché à la ferme, et le remplacement par les machines de toute main-d’œuvre qui se prête à une semblable substitution.

Ce but peut-il être complètement atteint, de telle sorte que nous n’ayons plus jamais besoin d’ouvriers de passage ? On aurait tort de le croire ; mais si l’agriculteur, moins heureux sous ce rapport que le manufacturier, ne peut pas demander à la mécanique un concours entier et constant, il peut du moins être puissamment aidé par elle dans une foule de travaux, et même dans les momens les plus difficiles, la récolte des foins et la récolte des grains. Chaque progrès dans ce sens sera un bienfait public, et les perfectionnemens déjà obtenus, que nous a fait voir l’exhibition de 1860, sont un gage sérieux des perfectionnemens à obtenir encore.

La France n’avait fourni au concours agricole universel de 1856 que 1, 460 machines, instrumens ou lots d’outils. Cette fois le nombre des exposans s’est accru de 414 (394 en 1856, 808 en 1860), et le nombre des lots s’est élevé au chiffre de 3, 902. En pareille matière cependant le nombre peut-il être invoqué comme un progrès, et la qualité ne doit-elle pas figurer seule en ligne de compte ? J’estime que la qualité et la quantité sont deux choses dont il faut se féliciter. En effet, la quantité est une preuve évidente que la machinerie agricole excite davantage les esprits, occupe un plus grand nombre de constructeurs, et, mieux appréciée qu’autrefois, trouve chez nos cultivateurs un placement plus facile. Le prix des instrumens perfectionnés a suivi, depuis quelques années, une marche qui en confirme le plus grand débit. Des industries spéciales se sont proposé de réunir sous le même toit tous les engins que construisent nos divers fabricans, et le développement pris par ces maisons de commission ne peut provenir que de l’importance des demandes qui leur sont journellement faites. Donc, à ce point de vue, la quantité est déjà un progrès que nous sommes heureux d’avoir à constater.

La qualité en est un autre non moins important, puisqu’elle multiplie par sa propre valeur la valeur du premier progrès, et que l’utilité d’une machine peut toujours se mesurer à la somme de services qu’elle rend. Quelle différence entre le matériel agricole qui garnit nos fermes modernes, je ne dis pas nos fermes-écoles, pas même nos grandes fermes, mais nos fermes ordinaires, et les incommodes outils dont se servait, il y a peu d’années, le laboureur ! Les hommes qui ont étudié cette question le savent, et les visiteurs de l’exposition n’ont pas dû tarder à le comprendre. Au premier pas fait sous les vastes hangars que remplissaient les divers instrumens de notre agriculture, on admirait ce progrès, et l’esprit aussitôt se complaisait à voir le cultivateur d’aujourd’hui dirigeant sans fatigue et la tête haute les attelages et la vapeur qui travaillent pour faire, sans grande dépense de force humaine, ce que le malheureux paysan n’obtenait autrefois qu’au prix de pénibles efforts, en mêlant ses sueurs aux sueurs de ses bœufs.

Inventer ou modifier une machine, c’est-à-dire combiner des moyens mécaniques de produire un résultat cherché, n’est pas chose difficile. Il n’y a toutefois d’utile, de pratique que la machine qui produit ce résultat économiquement, et pour la construction de laquelle on a employé des matières de bonne qualité, si bien assemblées que le jeu des organes soit doux et que l’usure soit lente. Il serait inexact de qualifier de sage tout ce qu’on a vu exposé au concours de 1860 : on rencontre en effet dans toute exposition un certain nombre de nouveautés dont l’importance, grande aux yeux de l’inventeur, est jugée par le public d’une manière différente. Néanmoins nous avons la satisfaction de reconnaître que les progrès réalisés par la plupart de nos constructeurs permettent aujourd’hui de faire en France des machines agricoles assez bien construites pour lutter sans désavantage aucun, comme action et solidité, contre les machines anglaises les plus compliquées. Restent seules les questions de bon marché des matières premières et de fabrication sur une grande échelle, c’est-à-dire les questions de liberté commerciale et d’organisation industrielle : ce que nous avons aussi obtenu depuis quelque temps sous ce double rapport prouve d’avance que l’avenir les résoudra conformément à la justice et aux vrais intérêts du pays.

Nos expositions et nos grands concours, dont le premier remonte à 1850, ont puissamment contribué à la diffusion des instrumens perfectionnés. Ce progrès a été favorisé encore par les concours régionaux et les fêtes de nos pauvres comices, dont l’éclat est plus modeste, mais dont l’utilité n’est pas moindre, parce qu’ils mettent le bon exemple à la portée d’une masse de cultivateurs qui n’iraient jamais le chercher loin. Matthieu de Dombasle, ce grand agronome dont on ne parle plus assez, serait surpris non moins qu’heureux, si, revenant au monde, il trouvait appliqués chez nos simples charrons de village les meilleurs procédés de la fabrication. Qu’on ne s’exagère pas toutefois la portée de ce mouvement. On a fini par inventer pour l’industrie manufacturière des machines à tricoter et à sculpter ; finira-t-on par combiner pour l’industrie de la terre des machines qui remplaceront avec avantage en toute occasion la main des hommes ? Évidemment non. Certains travaux des champs ne se prêtent pas à l’application des machines. On peut faire mécaniquement un lien de paille, mais on ne peut pas engerber mécaniquement dans ce lien les épis de blé qu’a fait tomber le moissonneur ; on peut semer mécaniquement des féveroles, on ne peut pas les écimer mécaniquement. Plusieurs travaux s’accomplissent trop rarement ; les uns coûtent trop peu de main-d’œuvre, les autres encore ne sont pas exécutés de même dans toutes les circonstances ou dans tous les terrains. On doit d’ailleurs, pour bénéficier réellement d’une machine, l’appliquer à des travaux d’une notable importance : il est plus économique de battre au fléau une récolte de mille gerbes que d’acheter une batteuse. Il y a donc tantôt diverses opérations, tantôt diverses conditions qui ne se prêtent pas également, ou même qui se refusent entièrement à l’emploi des machines.

Tant mieux, penseront quelques esprits animés de bonnes intentions plutôt qu’éclairés de grandes lumières ; il n’y a déjà que trop de machines dans le monde, car elles suppriment les hommes, puisqu’elles rendent leur travail inutile. En ce qui concerne l’agriculture, on peut dire que ce reproche n’est pas applicable, si tant est qu’il soit fondé quelque part. Ce sont les bras qui nous manquent, ce n’est pas le travail qui manque aux bras de nos ouvriers ; mais on ne saurait admettre, sous aucun rapport, que les perfectionnemens de la mécanique aient sur le sort des classes laborieuses l’influence funeste dont se plaignent plusieurs personnes. Les machines constituent pour les faibles et les pauvres un véritable affranchissement : elles sont aux peuples modernes ce que les esclaves étaient aux peuples antiques ; elles augmentent la puissance de l’homme, qui, au lieu de rester une force brute, devient, grâce à elles, le guide d’une force travaillant au profit de la société tout entière, au profit du maître, au profit de l’ouvrier même sous la main duquel agit la machine. Le développement de ces utiles engins marche de pair avec celui de la civilisation ; il n’est donc ni possible ni souhaitable d’en arrêter le cours[2].

Il ne faut pas d’ailleurs s’exagérer le rôle et les services de certains appareils agricoles. L’introduction de ces appareils dans toutes les grandes fermes devient indispensable, et cependant l’emploi en mainte occasion n’en est pas beaucoup plus économique que le travail à la main, quand ce dernier peut être confié à des tâcherons assez nombreux pour l’accomplir dans le court espace de temps dont on dispose et assez modérés pour se contenter d’un salaire raisonnable ; mais en pareille matière on ne doit pas oublier que le premier devoir du cultivateur, c’est de ne jamais compter sur la durée du beau temps, de ne compter guère plus sur la constance ou la sagesse de ses ouvriers. Marcher vite et très vite pour ses semailles et surtout pour, ses récoltes, utiliser ses laboureurs et ses chevaux à la transformation des récoltes en produits vendables, alors que la terre, durcie par les gelées, couverte par les neiges, ou délayée par les pluies, ne se prête qu’à bien peu de travaux extérieurs, telle doit être la principale préoccupation du général pacifique qui, sous le nom de fermier, lutte contre la nature en déployant dans la conduite de ses hommes, de ses animaux et de ses instrumens, plus de stratégie qu’on ne le suppose. Aussi, dès qu’une machine donne un résultat quelconque au même prix que la force humaine (en tenant compte des constructions, réparations et amortissement qu’elle nécessite), je n’hésite pas à conseiller la machine. On la trouve quand on en a besoin, et elle est plus docile.

L’importance des bénéfices que la mécanique permet de réaliser s’accroît, on le comprend, avec l’importance de la ferme exploitée. C’est donc aux grands cultivateurs surtout que l’habile emploi du capital, avancé sous forme d’engrais, de drainage, de marnage, de bestiaux et de machines, devient indispensable. S’ils imitaient les modestes procédés des paysans auxquels suffisent les bras de leur famille et l’aide d’un ou deux domestiques, ils n’obtiendraient ni plus abondamment ni plus économiquement les produits qu’on demande à la terre. Or, les charges des uns étant beaucoup plus considérables que celles des autres, et leurs ouvriers étant en général plus enclins à les servir moins consciencieusement, les grands cultivateurs ne doivent jamais hésiter à se procurer tous les auxiliaires mécaniques qui peuvent remplacer ou diminuer l’emploi des hommes. Et cela nous explique pourquoi la plupart des machines perfectionnées nous sont venues des pays de grande culture, tels que l’Angleterre, ou des pays mal peuplés, comme certains états de l’Amérique du Nord.

Cependant ces utiles engins ne peuvent pas être partout servilement copiés ou imprudemment introduits. La différence des sols et des conditions culturales nécessite dans la force et la structure des instrumens de sensibles différences. Le fer, ce métal dont la consommation mesure mieux que l’abondance de l’or la vraie richesse des peuples, le fer est plus solide que le bois ; mais le bois est plus facile à remplacer, et coûte moins cher dans une foule de cantons. Ainsi la puissance, le mode d’action d’une machine, tout, jusqu’à la matière qui sert à la fabriquer, doit être pris en sérieuse considération, afin que chacun conforme bien ses achats aux besoins réels de sa position particulière. Le choix judicieux des instrumens agricoles dépend donc, comme le choix judicieux des ouvriers, des assolemens et des animaux, de cette native rectitude d’esprit qui facilite singulièrement tout succès. On peut apprécier la valeur d’une ferme d’après plusieurs signes : le soin des fumiers, la tenue des bestiaux, la disposition des bâtimens, permettent de juger par avance dans la cour de l’exploitation, et sans visiter les champs, quel est le mérite du chef. Un simple coup d’œil sur la machinerie fournira le même renseignement avec un égal degré de certitude. Là où vous ne verrez que d’incommodes et mauvais outils, soyez certain que vous ne trouverez ni assez de fourrages, ni assez de bestiaux, ni assez de fumiers pour assurer de bonnes récoltes. Là où vous rencontrerez des collections entières d’instrumens de toute sorte, des engins élégamment disposés, datant tous du plus récent concours, soyez convaincu que vous avez affaire à un esprit peu pratique, vaniteux et superficiel. Le paysan routinier n’a pas de machines, ou n’en a que de défectueuses ; l’agriculteur gants-jaunes, si je puis m’exprimer ainsi, en a trop, et n’a pas souvent les plus économiques.

Étant compris quels instrumens on doit acheter, et combien on doit préférer ceux dont la force et la simplicité s’accommodent mieux des allures un peu grossières de nos paysans, il reste encore à vaincre une difficulté que je ne veux pas taire : la malveillance stupide qu’éprouvent souvent nos ouvriers ruraux pour les instrumens qu’ils ne connaissent point, et dont ils redoutent la réussite. Il faut, quand on se trouve ainsi contrarié par une opposition coupable, prendre bravement et énergiquement son parti, c’est-à-dire surveiller soi-même pendant longtemps l’emploi des machines nouvelles, stimuler l’amour-propre des ouvriers, leur faire voir qu’on apprécie bien les causes des premiers accidens qui se produisent, puis, si ces causes persistent par suite d’une hostilité continue, ne pas hésiter à renvoyer l’homme qui se refuse à obéir. Ni l’absentéisme, ni l’ignorance, ni la faiblesse ne permettent en semblables circonstances d’espérer le succès, et l’obligation où se trouveront certains propriétaires de diriger plus personnellement qu’autrefois les travaux nécessaires pour améliorer leurs domaines ne sera peut-être pas un des moindres services que nous rendront les machines agricoles. Le goût des occupations rurales, qui depuis une dizaine d’années augmente notablement déjà, devrait alors aux machines une popularité plus grande encore.

D’autres résultats doivent naître aussi des progrès de la mécanique agricole. L’un sera la création dans les campagnes de nouveaux industriels allant de ferme en ferme louer aux petits exploitans le travail de machines trop puissantes pour être achetées par ces derniers. C’est ainsi qu’à Niort, en 1859, un entrepreneur bien avisé a préparé pour le public, moyennant la faible rétribution de 30 centimes par hectolitre, et en réalisant de la sorte un beau bénéfice, les blés de semence dont on s’est servi. Cet homme louait l’usage de son trieur tout comme un cocher loue l’usage de sa voiture. C’est encore ainsi que certains entrepreneurs promènent leurs locomobiles dans les diverses granges de plusieurs départemens, et y opèrent à prix débattu le battage des récoltes. Cette extension dans la vie rurale du principe fécond connu sous le nom de division du travail ne peut, en agriculture comme en industrie, que produire les meilleures conséquences.

Mais, et ici je deviens moins affirmatif, les progrès de la machinerie ne finiront-ils point par avoir quelque influence sur l’étendue, sinon des propriétés, au moins des cultures ? Notre code civil, conforme au génie de notre race et à la justice absolue, tend à singulièrement activer, par sa loi des successions, la division du sol. Cette division parcellaire, cet émiettage dont on se plaint parfois trop, est plus apparent que sérieux, parce que beaucoup des parcelles signalées appartiennent aux mêmes propriétaires. Cependant nous voyons disparaître plus de grandes fortunes territoriales que nous n’en voyons se former. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas confondre grande propriété et grande culture. Ce sont deux choses très différentes, puisque nous rencontrons tous les jours de grandes propriétés qui sont divisées en une foule de petites fermes, et de grandes cultures qui sont concentrées entre les mains d’un seul agriculteur, lequel loue ses diverses pièces de terre à plusieurs propriétaires. En France, la moyenne et la grande propriété ne paraissent produire tout, le bien qu’on est en droit d’en attendre que lorsqu’elles se trouvent entourées par la petite propriété, et la préférence semble devoir être accordée à la petite et à la moyenne. En ce qui concerne la culture, les conditions ne sont pas entièrement les mêmes. Les grandes et les moyennes fermes, avec un simple jardinage autour des maisons qu’habitent les ouvriers ruraux occupés sur les exploitations voisines, présentent sans doute la plus heureuse combinaison possible, et le développement de la machinerie agricole ne peut que contribuer à la diminution de la petite culture. On voit à combien de titres le rôle des machines doit préoccuper l’économiste ; essayons maintenant de montrer, d’après les résultats du concours de 1860, quels services variés en peut attendre le cultivateur.


II.

Les instrumens qui, en agriculture et dans tout autre travail, utilisent au profit de l’homme certaines forces naturelles peuvent être classés en deux grandes catégories : les outils et les machines.

Les outils sont des instrumens simples, comme la bêche, la fourche, la faux, assez fréquemment employés pour que tout le monde les connaisse et les apprécie.

Les machines sont des instrumens compliqués : tels sont les batteuses, les faucheuses, les tarares, la charrue elle-même. Ce sont les seuls qui méritent notre attention. Nous ne dirons cependant rien des machines diverses qui servent à transformer les récoltes obtenues dans les champs en produits commerciaux autres que ceux qui nécessairement doivent être préparés par le cultivateur lui-même[3]. Il ne peut être en effet question dans cette étude que des engins qu’emploie dans son industrie le cultivateur proprement dit. Quels que soient ces engins, il faut les mettre en action, en mouvement. Quel moteur convient-il d’appliquer pour atteindre ce but ? Telle est la première question que l’on doit se poser.

Il est bien facile de comprendre que, la puissance musculaire de l’homme étant très limitée, l’homme ne doit être utilisé comme force motrice que sur des instrumens dont l’action est obtenue sans grande fatigue. C’est ainsi que pour séparer les blés à semer des graines de qualité inférieure ou des graines étrangères, pour faire le beurre, etc., il y a souvent avantage, même dans des fermes moyennes, à opérer avec les bras de l’homme ; mais, dès que les travaux prennent en durée ou en intensité un développement considérable, il est ordinairement plus économique de procéder avec l’aide d’un autre moteur.

Les forces vivantes dont le cultivateur dispose sont les animaux (chevaux, jumens, mulets, ânes, bœufs et même vaches) dont il préfère l’entretien, et qu’il possède dans son écurie ou dans son étable ; les forces non vivantes auxquelles on peut avoir recours sont le vent, l’eau ou la vapeur, en attendant que les gaz et l’électricité viennent augmenter le nombre des esclaves inanimés que l’homme a su s’assujettir.

Les agens inanimés, à cause de la complication, du poids et du volume des organes destinés, dans l’état actuel des choses, à accumuler la force et à transmettre le mouvement, sont en général réservés pour les travaux d’intérieur. Outre le prix d’achat, souvent considérable, ils exigent des constructions spéciales et coûteuses, et, sinon la constante surveillance d’un mécanicien, au moins de délicates et fréquentes réparations. Aussi le nombre d’exploitations auxquelles convient ce surcroît de forces, — je dis surcroît parce qu’il n’est pas de ferme qui puisse se passer de moteurs animés, bœufs ou chevaux, — est-il rare en France, plus rare qu’en Angleterre. Nos cultivateurs travaillent ordinairement sur de trop petites étendues et avec des procédés trop simples et trop peu actifs pour qu’un manège desservi par les bestiaux de la ferme ne suffise pas presque partout aux besoins urgens. Les établissemens agricoles qui peuvent déjà utilement installer, à côté de leurs écuries, un moteur inanimé sont encore l’exception. Néanmoins on doit être convaincu que cette exception s’accroîtra d’autant plus que les procédés de culture deviendront meilleurs. Là où on engraisse pendant la mauvaise saison des bœufs qui ont travaillé tout le reste de l’année, là où on laboure avec des jumens poulinières de valeur, là où les champs sont presque aussi facilement abordables l’hiver que l’été, il peut y avoir avantage à ne pas se servir des attelages à l’intérieur, à les réserver exclusivement pour les travaux du dehors. C’est à chaque fermier qu’il appartient de calculer quel bénéfice lui procurerait une combinaison qui du reste n’est possible ni dans les contrées où ne coulent pas des cours d’eau suffisans, ni dans celles où ne se trouvent pas un combustible convenable, un chauffeur assez intelligent pour surveiller et entretenir la machine, et un mécanicien assez habile pour réparer les avaries inévitables aussitôt qu’elles se produisent.

Quand une machine destinée à transmettre la force obéit, non plus à un moteur inanimé, mais à un moteur animé, cette machine porte le nom de manège. Qu’il s’agisse de manèges ou de machines à vapeur, une nouvelle question doit encore être soulevée. Les établira-t-on d’une manière fixe, ou bien au contraire les adoptera-t-on locomobiles ? Dans les machines à vapeur fixes, le danger, le prix, la consommation du combustible, l’usure, tout est moindre. Les manèges fixes sont un peu plus simples, un peu plus solides que les manèges portatifs ; ces derniers toutefois ainsi que les machines locomobiles se prêtent au transport de la force, soit dans les fermes voisines, soit sur les diverses parties de la même exploitation. Les mérites des uns ne sont pas conciliables, on le voit, avec les mérites des autres : il faut donc, pour le choix à faire, consulter ses propres besoins et les conditions dans lesquelles on opère.

Le concours de 1860 dénote, ce que du reste l’on savait déjà, une fabrication plus parfaite, un emploi plus grand du fer et une intervention beaucoup plus fréquente de la vapeur dans les appareils destinés à l’industrie agricole. Chaque jour on demande à cette force nouvelle une intervention de plus en plus active ; on l’utilise maintenant, sur les chantiers de maçonnerie, demain on en tirera de nouveaux et précieux services. Plusieurs personnes affirment qu’on pourra bientôt, dans certaines circonstances, rendre, praticable l’application de la vapeur au labourage : je n’ose pas nier d’une manière absolue ce progrès pour l’avenir ; cependant je dois dire, qu’il ne me semble point assuré encore. Je crois même que, si jamais il se réalise, il restera partiel, c’est-à-dire restreint à quelques défrichemens, à quelques, défoncemens exceptionnels alternativement faits chez de grands cultivateurs par un entrepreneur spécial, ou bien à quelques propriétés luxueusement exploitées comme un muséum de mécanique et d’histoire naturelle.

Il est incontestable que la vapeur a sur tous les animaux l’avantage d’une puissance beaucoup plus énergique. La machine coûte d’ailleurs.moins cher que le cheval quand on lui demande un travail fréquent. Étant donc calculés le prix d’achat des bêtes de trait nécessaires, sur une exploitation moyenne, le coût de leur entretien et de leur renouvellement, on trouvera sans doute que la force vapeur qui remplacerait des chevaux exigerait, pour acheter, réparer et faire marcher la machine, une dépense moindre ; mais, ainsi posée, la comparaison ne serait pas exacte. Il resterait à s’inquiéter des fumiers, que les machines ne peuvent produire, et certains cultivateurs, qui trouvent un profit notable à demander des poulains à leurs jumens de travail, ou à se servir de très jeunes animaux pour les revendre ensuite avec bénéfice, quand ces animaux ont acquis une entière valeur, ne seraient pas disposés sans doute à échanger leur bétail contre des locomobiles. D’autres allégueraient en faveur de l’antique écurie l’impossibilité de lancer une machine dans leurs champs, qui sont trop petits, ou trop en pente, ou couverts d’arbres à fruits utiles qu’on ne peut arracher. D’autres encore rappelleraient les transports qu’ils doivent faire sur des routes ou des chemins de traverse qu’un appareil à vapeur ne saurait jamais parcourir. Ceux-ci prétendront ne pouvoir disposer que d’une eau mauvaise pour l’entretien et la durée des chaudières. Ceux-là diront qu’avec une locomotive, ils perdent la précieuse ressource de vendre un tiers, un quart, la moitié de leur étable, quand une occasion favorable se présente ou qu’un besoin d’argent exige ce sacrifice. Plusieurs avoueront n’être point assez riches pour faire toutes les avances nécessitées par un labour à la vapeur. Enfin je crois que le nombre des raisons invoquées serait encore assez grand pour faire douter de l’attelage de la vapeur à nos instrumens de culture.

Dans l’état actuel des choses, les appareils à vapeur appliqués aux champs, ou proposés pour leur être appliqués, sont de trois sortes. Les uns agissent en marchant sur le sol lui-même, comme fait le cheval qui laboure ; les autres s’installent sur le bord des pièces, et, à l’aide de cabestans, de poulies d’ancres, de chaînes de tirage, font, suivre aux divers engins les directions multiples, qui doivent être suivies ; les derniers s’établissent sur des rails fixes ou mobiles, et supportent entre eux (car ils procèdent par paires) une plate-forme, un pont suspendu sous lequel s’attachent et travaillent les instrumens, sur lequel se tiennent les ouvriers et se chargent les engrais ou les récoltes.

Si l’un des trois systèmes devient jamais pratique, ce sera sans doute le premier seulement, et il ne le deviendra qu’avec des machines bien supérieures, sous le rapport du prix, de la construction et de l’usage, à nos locomobiles. Et il faudra que ces machines nouvelles puissent sans : inconvénient circuler dans les champs et sur les chemins ordinaires, monter ou descendre les pentes, marcher dans les fossés et les ornières. En un mot, il faudra bien des perfectionnemens qui n’existent pas aujourd’hui, que l’emploi des gaz et de l’électricité, accomplira peut-être plus tard, mais que, sans vouloir décourager personne, on pourra attendre longtemps encore. Le moteur animé pour les travaux qui ne s’exécutent qu’en changeant continuellement de place, — le même moteur animé et quelquefois en outre un moteur inanimé pour les travaux intérieurs, — telle est en 1860, telle sera bien longtemps, si ce n’est toujours, la condition faite aux agriculteurs. Un certain nombre d’exemples fera maintenant comprendre les progrès réalisés dans : le domaine des ; machines ; quel qu’en soit le moteur.

Parmi les instrumens employés par les cultivateurs, la charrue tient et tiendra toujours la première place. À la rigueur, une charrue et une herse, avec quelques outils à main et un petit tombereau, peuvent suffire pour l’exploitation de plusieurs hectares. Ce pauvre matériel suppose une agriculture également pauvre, et pourtant c’est ainsi que marchent beaucoup de fermes en France. De toutes les machines agricoles, la charrue est peut-être celle qui compte le plus de modèles différens. Cette diversité tient à ce que le degré de cohésion des terres, la nature des élémens qui les composent ; la profondeur du labour, la disposition du sol et les habitudes locales exigent de sensibles modifications dans la structure de l’instrument. Il n’existe pas de charrue parfaite pour toutes les conditions ; aussi chaque pays, chaque fabricant, parfois chaque cultivateur adopte-t-il la sienne. Le nombre et la variété de celles qui figuraient à l’exposition de 1860 ont dû être remarqués par tout le monde.

Le but primitif de la charrue est de séparer mécaniquement la terre à une profondeur, plus ou moins grande, en prismes, ou tranches parallèles, et d’ameublir ainsi le sol cultivable. Si elle reçoit directement sur un régulateur qui termine son âge[4] l’effort de traction accompli par les chevaux, elle porte le nom d’araire ; si la partie antérieure de l’âge repose sur un support armé de roues, la charrue est dite à avant-train ; si plusieurs socs et versoirs sont réunis sur le même appareil, cet appareil prend le nom de charrue polysoc. La force de traction nécessitée par un pareil engin est si grande que nos cultivateurs ne l’ont point adopté. Si la charrue peut, grâce à un système quelconque, verser la terre non plus toujours à droite mais alternativement et à volonté soit à droite, soit à gauche, on lui donne le nom de tourne-oreilles ou brabant double. Il est facile de comprendre que ce genre d’instrument, dont le travail est moins parfait, et dont le poids se trouve fréquemment augmenté, ne convient qu’aux terrains en pente assez rapide pour qu’il importe de toujours verser la terre du même côté pendant l’aller et pendant le retour de l’attelage, et aux champs parcellaires, où il faut économiser le temps perdu dans les tournées ordinaires. Évidemment, agrandir s’il est possible les trop petites pièces de terre et planter en bois les pentes trop rapides serait le plus souvent préférable ; mais il est plusieurs conditions dans lesquelles les charrues tourne-oreilles rendent d’utiles services.

Le sous-sol peut-il être avantageusement mélangé au sol arable pour modifier sa constitution, la charrue doit alors ramener la terre d’une grande profondeur, et par conséquent son versoir doit se prêter à ce profond labour et à ce soulèvement des parties inférieures. On cite dans la plaine de Vaucluse, dans la Manche, dans le Calvados, ailleurs encore, des terrains dont la fertilité et la valeur ont augmenté étrangement par suite du défoncement de la mince couche d’argile qui s’interposait autrefois entre le sol arable et le sous-sol perméable que les charrues dont je parle ont mis aujourd’hui en communication directe. La hauteur du versoir de celles-ci a dû être remarquée par tous les visiteurs de l’exposition.

Le sous-sol, au contraire, est-il de qualité mauvaise, outre que son imperméabilité nuit à la végétation : on dépouille la charrue de son versoir, et on ne fait plus agir que le coutre et le soc, dont on modifie même parfois la forme de diverses manières. Tel est le principe des charrues sous-sol, dites aussi charrues-taupes ou fouilleuses. L’usage de ces instrumens augmente presque toujours dans une forte proportion les récoltes obtenues. Ils exigent un travail supplémentaire ordinairement pénible, ainsi qu’une fumure plus abondante ; mais fumure et travail ne sont, dans ce cas, que de sages avances devant lesquelles ne doit jamais reculer un cultivateur qui en comprend l’utilité et qui les peut faire.

On le voit, la charrue se prête, en subissant quelques modifications, à un nombre de travaux assez considérable. Cependant la charrue ordinaire est, dans nos campagnes, un instrument des plus simples. Elle sert, en remuant tant bien que mal le sol et en l’ameublissant, à rendre le terrain perméable à la chaleur, à l’humidité, à tous les agens atmosphériques qui doivent l’améliorer, elle permet ainsi aux racines de le pénétrer ; elle sert à enfouir les fumiers, à mélanger aux couches arables les amendemens qu’on leur donne, à couvrir les graines semées, à détruire les plantes qu’on veut faire disparaître. Aussi est-ce avec bonheur que nous constatons de notables progrès dans la construction de cette utile machine. Au lieu de percer, comme on le faisait toujours autrefois, l’âge de la charrue (et par conséquent de l’affaiblir) pour y fixer son coutre. on a multiplié l’usage des coutelières excentriques et des étriers américains qui laissent à l’âge toute sa force ; au lieu de versoirs dessinés au hasard, on a plus exactement rappelé la forme hélicoïde, dont les courbes imposent à la terre soulevée une révolution plus complète ; on a donné aux mancherons une longueur suffisante pour que ces leviers puissent agir avec plus d’énergie, par conséquent diminuer la fatigue du laboureur ; on a su quelquefois armer le soc d’une pointe mobile qui procure dans l’usure de cet organe une économie notable ; on a donné aux régulateurs des araires et aux avant-trains des charrues une disposition plus logique ; on a renoncé aux excès de poids qui augmentaient le tirage, et aux excès de légèreté qui compromettaient la solidité et la marche des instrumens. Peut-être, par suite de l’engouement pour tout ce qui vient de l’autre côté du détroit, essaie-t-on d’allonger démesurément les versoirs, ce qui augmente les frottemens et nuit à l’action gratuite des agens atmosphériques en lissant davantage la terre ; peut-être encore oublie-t-on un peu trop que le fer coûte ordinairement aux cultivateurs plus cher que le bois. Malgré ces réserves, il faut constater de grands et heureux progrès.

La charrue est-elle trop faible pour ameublir le sol à une profondeur convenable, on peut utiliser les piocheuses ou défonceuses. Ces nouveaux engins sont de fortes roues armées sur leurs jantes de dents recourbées qui entrent en terre de toute leur longueur et qui, sous le mouvement de rotation de l’appareil, produisent un profond déchirement, comme la charrue sous-sol, avec plus d’énergie, mais aussi avec des frais d’attelage beaucoup plus considérables. Cette action doit-elle au contraire rester superficielle, on a recours aux herses, aux scarificateurs, griffons, cultivateurs, extirpateurs ou déchaumeurs, etc. : c’est tout au plus si la multiplicité des noms peut suffire à indiquer la multiplicité des formes préconisées pour cette classe d’objets ; Le nombre, la configuration des dents ; la disposition qu’elles affectent, la forme du châssis qui les porté ; etc., tout cela permet aux esprits inventifs de modifier ce qui existe ; et de se dire auteurs d’une machine nouvelle. Si l’on cherche à généraliser le plus possible, on ne distingue dans ce nombreux matériel que trois sortes d’instrumens, selon qu’ils sont traînés sans roues, avec roues, et enfin qu’ils roulent sur eux-mêmes.

Les instrumens traînés sans roues ; les herses, sont, à vrai dire, des râteaux que l’homme ne pourrait manier, et que les chevaux promènent sur les terres déjà labourées. On leur ajoute quelquefois des mancherons, et cela bien à tort, parce que ces appendices nuisent aux utiles mouvemens de lacet qui tendent à se produire. La meilleure des herses est celle qui, suffisamment lourde pour le travail qu’on lui demande, armée de dents suffisamment longues, pouvant s’atteler en décrochant (c’est-à-dire les pointes des dents en arrière) ou en accrochant (les pointes des dents en avant), est disposée de telle sorte qu’on puisse faire varier à volonté l’espace laissé libre entre les lignes tracées sur le sol. Ce sont les herses parallélogrammiques qui remplissent le mieux ces diverses conditions : elles attaquent de coin, ce qui en facilite l’action, les obstacles qu’elles rencontrent ; elles creusent obliquement leur passage, ce qui évite les retours des dents dans les mêmes sillons aux hersages suivans ; elles demandent seulement à être attelées avec une adresse et une intelligence qui ne se trouvent pas toujours chez nos ouvriers ruraux. Cette détermination du point fixe sur lequel doit s’exercer le tirage est encore plus difficile quand on accouple deux herses, et je suis porté à croire que la minime difficulté dont il s’agit est au fond la vraie et unique cause du peu de popularité dont jouissent les herses parallélogrammiques.

Si les dents de la herse sont tellement longues et fortes que les chevaux et le conducteur ne suffisent pas à faire fonctionner l’instrument, nos constructeurs ajoutent tantôt deux, tantôt quatre roues de support et une vis, des mancherons ou un levier qui permettent de soulever l’engin et d’en régler le travail. La machine alors prend le nom de scarificateur, d’extirpateur, de griffon, selon la forme des dents dont elle est armée. Le nom et l’aspect ont changé, la herse est demeurée, mais avec un surcroît d’énergie ; aussi demande-t-on à ces instrumens un travail plus difficile. Ce sont eux qui grattent le sol avant le labour, qui donnent aux terres déjà un peu ameublies leur seconde façon ; mais on y retrouve toujours des dents droites ou courbes, étroites ou s’élargissant vers le bas en socs ou en cuillers, c’est-à-dire des coutres modifies et perfectionnés qu’on assemble sur un même châssis comme dans la herse, et qui, comme celle-ci, sont chargés d’émietter la surface des champs, d’arracher, d’exposer à l’air et au soleil, de détruire les racines des herbes parasites, enfin de recouvrir les semences ou les engrais-poudre répandus.

Quelque puissante que soit l’action de ces instrumens, il en est un plus parfait encore : c’est la herse norvégienne. Celle-ci se compose de plusieurs séries d’anneaux armés de longues dents, en un mot de hérissons enfilés dans des axes parallèles de manière à tourner, indépendamment, les uns des autres, en entrecroisant leurs pointes. On comprend que les mottes de terre sur lesquelles se promène, un tel mécanisme, tout à la fois perforées et déchirées, sont pulvérisées comme si plusieurs herses avaient opéré simultanément en sens contraire sur le même terrain.

Souvent, il importe d’ameublir la croûte extérieure du sol tout en maintenant ou même en augmentant la cohésion intrinsèque : c’est alors qu’intervient l’emploi des rouleaux, à disques tranchans ou à barres parallèles (rouleaux squelettes) et des rouleaux à pointes, dont le poids et les aspérités, agissent en même temps.

Après avoir été bien préparé, le sol doit recevoir la semence destinée à germer. Dans cette opération délicate, la machinerie rurale parvient encore, à remplacer en partie le travail des hommes. Elle a imaginé de grandes caisses ou trémies, c’est-à-dire des réservoirs de grains aboutissant par des tubes à des dents de rayonneur que suivent ou que ne suivent pas des appendices destinés à recouvrir la semence. Celle-ci, dont la chute est réglée par des cuillers, des cannelures, en un mot par d’ingénieux organes distributeurs, se débite régulièrement, sous l’influence d’engrenages que commandent les roues du semoir, dans les tubes conducteurs ; elle trouve préparé par la dent du rayonneur le sillon où elle doit être enfouie, et la herse qui marche après le semoir, ou même l’appendice qui fait partie de ce dernier, l’a bientôt recouverte. Évidemment, on peut avec de pareils engins économiser une certaine quantité de semence et répandre celle-ci avec une régularité extrême ; mais quiconque a remarqué les semoirs qui figuraient à l’exposition de 1860 a dû comprendre que l’emploi de ces instrumens exige une trop grande perfection de travaux préparatoires pour que l’économie finale soit sensible dans les années où le prix des grains n’atteint pas une énorme valeur. En outre de prix d’achat d’un bon appareil ne peut être que considérable, et le maniement du semoir exige des soins minutieux. Plusieurs agronomes contestent d’ailleurs l’opportunité des semis en lignes pour nos céréales, dont le mutuel soutien et la maturité simultanée paraissent se trouver mieux d’un semis à la volée ; aussi les semoirs ne sont-ils encore adoptés, que par peu de personnes et presque exclusivement par celles qui cultivent, en vue de l’industrie, d’immenses champs de betteraves.

Il ne suffit pas toujours de préparer le sol d’une manière convenable et de lui confier la graine ou le plant qui doit s’y développer ; certains végétaux exigent encore, pendant le cours de leur vie, des soins particuliers qui peuvent quelquefois leur être donnés mécaniquement. S’agit-il par exemple de sarcler des plantes mises en ligne : au lieu de faire nettoyer le sol par des ouvriers armés d’outils tranchans, on attelle un cheval à une sorte de scarificateur ou d’extirpateur dont les dents reçoivent diverses formes et dont le bâti, grâce à des charnières, s’élargit ou se rétrécit à volonté. C’est la houe à cheval (bineur), qui remplace dans la grande culture une armée de sarcleurs ou de sarcleuses dont les salaires auraient absorbé tout le profit du fermier. On conçoit que cet indispensable instrument se prête à une foule de modifications, dont plusieurs sont souvent commandées par la nature du sol, dont plusieurs autres sont d’une utilité contestable. Il faut hésiter à employer les bineurs, dont les couteaux, adaptés à un bâti fixe et rigide, ne se prêtent pas aux différences d’écartement qui peuvent se présenter dans les lignes à sarcler. Nous avons revu à l’exposition de 1860 d’ingénieux appareils qui, pour opérer plus vite, embrassent à la fois un certain nombre de lignes. Les couteaux peuvent, à l’aide de vis de pression, être fixés à des points variables ; mais combien y a-t-il, dans la pratique agricole de notre pays, d’exploitations dirigées avec une coquetterie telle que les plantations se trouvent toujours mathématiquement espacées ? Croit-on vraiment ces houes immenses admissibles ailleurs que dans les pays bien plats, dans les sols très doux et parfaitement épierrés, dans les champs libres de tous arbres, dans les cultures parfaites au point de ressembler au jardinage, et sous la main de conducteurs attentifs et adroits ? Tout cela se trouve quelquefois réuni, trop rarement néanmoins pour que la simple houe à charnières ne soit pas encore longtemps la plus utile et la plus répandue.

Après avoir été débarrassées des mauvaises herbes qui en gênaient la croissance, les plantes cultivées en ligne ont souvent besoin d’être renchaussées, c’est-à-dire recouvertes au pied par une butte de terre. Une charrue dont on peut régler l’écartement, grâce à deux versoirs mobiles, accomplira économiquement ce travail. S’il faut au contraire tracer dans un champ ou dans un pré une rigole assez profonde et assez carrément ouverte pour servir à l’irrigation, on a recours à une charrue, sur laquelle s’adapteront deux coutres destinés à couper la terre à droite et à gauche à une distance suffisante.

Au lieu de butter, de renchausser les plantes qui végètent, au lieu de creuser des rigoles, veut-on niveler le terrain avant de l’ensemencer : la machinerie offre des ravales culbuteuses (espèces de grandes pelles) que traîne un cheval, et qu’un homme fait, à l’aide d’un levier, se charger et se décharger elles-mêmes alternativement. Si ce travail est considéré comme insuffisant, les rouleaux plombeurs interviennent à leur tour et par leur poids raffermissent le sol en même temps qu’ils l’unissent. Cette façon spéciale est surtout nécessaire dans les champs et les prairies dont les récoltes doivent être fauchées mécaniquement ; mais il convient d’employer de préférence des rouleaux composés de plusieurs cylindres indépendans, parce que les tournées de ceux-ci se font beaucoup plus vite et sans dommage pour les plantes.

C’est au moment des récoltes, moment si pénible pour les ouvriers et si inquiétant pour les cultivateurs, que commence l’intervention la plus admirable de la machinerie dans les travaux de la campagne. La préparation du sol se faisait déjà depuis longtemps avec des instrumens sans cesse meilleurs ; mais la récolte ne s’obtenait qu’à grand renfort de bras, qu’on ne trouvait pas toujours en nombre suffisant. L’importance du problème à résoudre était donc immense, car il faut, en quelques jours, couper, préparer et enlever tous les foins que mangent les animaux, couper, engerber et enlever toutes les céréales que consomme la population. Au court délai laissé par la maturité des grains et par la beauté du temps, une difficulté nouvelle, le manque des bras, venait encore ajouter ses terribles menaces. Quelques efforts que les inventeurs eussent déployés depuis le commencement du siècle pour résoudre le problème, quelques progrès qu’ils eussent réalisés, quelque foi dans le succès qu’eussent les hommes spéciaux, l’esprit public regardait, il n’y a pas longtemps encore, comme un rêve la coupe et la fenaison mécaniques des fourrages, la moisson mécanique des céréales. Aujourd’hui l’incrédulité n’est plus permise. À Vincennes en 1860, à Fouilleuse en 1859, les expériences qui ont eu lieu ont complètement réussi. L’emploi des moissonneuses, des faucheuses et des faneuses devient pratique ; il sera bientôt presque général.

Il paraît positif que, dès l’antiquité, les cultivateurs intelligens s’étaient préoccupés du secours qu’on pouvait demander aux machines. Entre les ; moyens grossiers dont nos lettrés peuvent rechercher curieusement la définition dans Palladius ou dans Pline et les machines actuelles, il y a, outre la distance des siècles, toute la distance qui existe entre un grand peigne arrachant tant bien que mal des épis et une moissonneuse coupant contre terre des tiges entières qu’elle dépose régulièrement elle-même hors du chemin qu’elle doit suivre à son retour.

Plusieurs systèmes ont été essayés, plusieurs le sont infructueusement encore ; un seul est consacré par le succès. Il consiste en une scie à larges dents qui s’agite avec une extrême activité au milieu de longues dents fixes, et coupe ainsi les tiges qu’elle rencontre, comme le ferait un sécateur, en les appuyant sur les dents fixes entre lesquelles s’exécute sa course rapide. Ce sont les roues sur lesquelles est portée la machine qui, au moyen de divers engrenages, donnent à la scie mobile son mouvement de va-et-vient. Ce principe est commun aux faucheuses d’herbe et aux moissonneuses. Ces dernières toutefois ont besoin d’un moulinet qui rabatte devant elles les tiges à couper, les appuie quand elles sont saisies par la scie et les fasse incliner d’abord, puis tomber sur la table qui doit les recevoir. Les machines les plus perfectionnées se compliquent encontre d’hélices qui remplacent la table en question et conduisent les tiges de blé de l’autre côté de la moissonneuse, les déposant sur le sol, les épis en dehors, perpendiculairement au chemin tracé par là machine, en tas réguliers.

Il faut avouer que le moulinet peut, si sa marche est trop rapide et si la moisson se fait tard, égrener des épis. Il faut avouer encore que le travail des hélices ; en augmentant les rouages, exige une force plus considérable que si la moissonneuse se contentait d’imprimer à la scie son mouvement de va-et-vient. Cependant la perfection et la rapidité du travail font donner la préférence aux machines les plus complètes. Celles qui doivent être montées par des ouvriers s’exténuant, sous un soleil de canicule, à rabattre les tiges devant la scie et à les ramasser en javelles sur la table où elles tombent ne doivent pas être considérées comme satisfaisantes. L’homme qui monte une semblable machine doit surveiller sa scie : comment est-il possible de lui imposer une autre responsabilité ? La perfection du travail, l’économie du temps et des hommes sont mieux obtenues par les moissonneuses complètes ; il faut donc adopter celles-ci, quoiqu’elles coûtent un peu plus cher et soient un peu plus compliquées. On ne peut, à ce point de vue, qu’approuver les décisions déjà prises par les jurys dés précédens concours, et l’on reste convaincu que les mêmes jugemens seront toujours portés.

En même temps que l’exposition des machines avait lieu au Palais de l’Industrie, un concours international des instrument destinés à exécuter la récolte des fourrages avait lieu à Vincennes : 115 appareils figuraient sur le programme spécial. Ce chiffre, rapproché du petit nombre des instrumens exposés aux concours antérieurs, indique avec quelle ardente sollicitude là question est poursuivie par le public et les constructeurs. Ce sont les machines étrangères qui ont remporté le prix. Cela était juste ; il n’y a donc qu’à nous incliner devant leur incontestable supériorité, et à les employer de préférence, tant que nous n’aurons rien inventé de meilleur. Au reste, une réserve doit être faite relativement à ce que promettent tous les mécaniciens. Le travail des.utiles instrumens dont il s’agit, est assez pénible pour que les bêtes attelées doivent être relayées. Une machine à un cheval exige donc deux chevaux, comme une machine à deux chevaux en nécessite quatre. Cela est vrai toujours, et pour toutes sans exception aucune. Cette observation faite, nous déclarons avoir vu à Vincennes un seul cheval et un seul homme faucher admirablement bien en deux heures et demie un hectare d’herbe haute, dure et serrée. C’est à peu près avec deux chevaux, le temps que demande aux machines étrangères, primées à Fouilleuse, la moisson d’un hectare de blé. Quel admirable résultat ! Il faut, pour utiliser de semblables engins, restreindre beaucoup le nombre des arbres que quelquefois on plante au milieu des champs, allonger les champs mêmes autant que possible, les épierrer et rouler soigneusement, se servir de chevaux dociles et de charretiers intelligens ; mais comment négliger de pareils soins dans une bonne culture, que l’on adopte ou non les moissonneuses mécaniques ?

Le travail des faneuses est encore plus rapide. Un seul de ces instrumens remplace, au moins quinze femmes ; il se compose de râteaux indépendant les uns des autres, disposés bout à bout, fixés au moyen de ressorts et de charnières sur un bâti polyédrique, auquel les roues de la faneuse communiquent un mouvement de rotation. Ces râteaux, en tournant, soulèvent le foin coupé, et le projettent derrière eux en pluie.régulière. Un obstacle imprévu, comme une pierre ou un pli de terrain, vient-il à se produire : les râteaux s’infléchissent sur le ressort, et le travail continue sans aucun accident. S’agit-il de soulever légèrement des fourrages dont les feuilles délicates ne résisteraient point à de semblables secousses : les râteaux peuvent, à l’aide d’un simple changement dans-la communication des mouvemens, agir en sens contraire et retourner seulement le foin.sans le projeter en l’air. Puis viennent, également attelés et montés sur des roues de grands râteaux dont les longues dents courbes, indépendantes les unes des autres, ramassent le foin séché, en se prêtant à toutes les ondulations du terrain. Un levier permet de soulever simultanément toutes ces dents, qui déposent alors le foin en gros rouleaux réguliers.

Quand les récoltes sont mûres, sèches et rentrées, le travail du cultivateur n’est cependant pas fini. Ces récoltes, il faut les utiliser. C’est alors que, à l’abri des bâtimens de la ferme ou en plein air, selon le temps, se mettent en mouvement les batteuses. Celles-ci sont déjà pour tout le monde de vieilles connaissances. Qui n’a entendu dans la campagne leur bruyant ronflement ? Elles se sont en effet singulièrement répandues depuis plusieurs années, et la construction des batteuses est devenue l’une des branches les plus importantes de notre machinerie agricole. En opérant un battage plus complet que le fléau, elles rendent au pays le service d’augmenter un peu ses ressources alimentaires. Elles ont aussi le mérite de détruire, par la violence du choc auquel le grain est soumis, un grand nombre d’œufs, de larves et d’insectes nuisibles, et d’affranchir beaucoup d’ouvriers des conditions délétères où les plaçait pendant de longs mois le battage en grange à l’aide du fléau.

On peut définir les machines à battre des appareils qui saisissent, entre un tambour batteur animé d’une grande rapidité et un contre-batteur fixe, les portions de gerbes qu’on leur présente, afin de soumettre les épis à des secousses assez énergiques pour en faire sortir tous les grains qu’ils renferment. Les batteuses que fait marcher la vapeur, et que desservent un nombre suffisant d’hommes, accomplissent un travail étrange, presque incroyable : en supposant qu’il soit possible de leur fournir tout ce qu’elles sont capables de dévorer, les plus actives viendraient à bout de six mille gerbes en dix heures, dix gerbes à la minute ; mais, tout en se tenant fort loin d’un pareil prodige, le battage mécanique ordinaire apporte à notre agriculture un très précieux concours. On peut en moyenne compter, avec une bonne machine, sur un rendement de cent gerbes de blé par jour et par homme employé. C’est, on le voit, mieux que le dépiquage, le rouleau, le fléau, mieux aussi que ce que l’Écossais André Meikle obtenait, il y a trois quarts de siècle, avec la machine qui a servi de point de départ à nos batteuses actuelles.

Certaines machines battent en long, c’est-à-dire que l’épi entre le premier dans le gouffre béant auquel on le présente. La paille suit dans toute sa longueur, et elle ressort du côté opposé plus ou moins brisée, mais entièrement dépouillée des grains qu’elle portait. Les autres laissent plus de grain et travaillent moins vite, mais elles conservent mieux la paille : ce sont celles dites batteuses en travers, qui agissent par frottement et par percussion en même temps, tandis que les premières n’agissent que par percussion. La rapidité du tambour batteur des secondes est moindre ; les dimensions de l’appareil sont plus grandes. On doit les employer partout où la paille peut se vendre ; mais les premières semblent préférables là où le cultivateur utilise lui-même ses pailles et les convertit en fumier, parce que le fumier des pailles un peu brisées est toujours de qualité supérieure. Machines battant en long, machines battant en travers, elles peuvent les unes et les autres recevoir comme appendices, si le moteur qui les commande est réellement assez puissant pour bien suffire à ce surcroît de rouages, un secoueur qui sépare la paille du grain entraîné avec elle, un tarare enfin qui nettoie le grain obtenu. Peut-être beaucoup de nos cultivateurs auraient-ils plus d’avantage à se contenter d’appareils mieux proportionnés aux forces de leurs attelages, à battre par conséquent plus vite et plus à fond, et à laisser pour un autre moment l’opération du nettoyage des grains.

Quand la batteuse n’a pas fait elle-même ce dernier travail, on emploie le tarare. Autrefois nos pères se servaient du van en osier ; aujourd’hui le tarare est répandu partout. C’est une machine dans laquelle un jeu de palettes facilement mises en mouvement détermine un courant d’air assez fort pour chasser au loin les débris les plus légers, porter au milieu les débris de pesanteur moyenne, et laisser tomber les grains sur des grilles chargées d’opérer un nouveau triage, basé cette fois sur la grosseur et non plus sur le poids.

On a, pour les semailles et pour la vente, intérêt à délaisser les grains de qualité médiocre et les grains de nature étrangère. Alors interviennent les trieurs, dont tout le mécanisme repose sur un tamisage par des feuilles métalliques perforées qui agissent successivement. Plusieurs de ces trieurs sont adjoints aux tarares et opèrent en même temps ; d’autres ne fonctionnent que séparément. C’est encore le tamisage à l’aide de longs cylindres en toiles métalliques qui permet d’enlever rapidement aux balles et menues pailles les poussières dont les animaux se trouveraient incommodés. Les modestes engins qui accomplissent ce travail contribuent fort à répandre l’emploi des déchets de battage comme ressource alimentaire pour les bêtes entretenues sur la ferme.

L’exposition de 1860 comprenait encore, en vue du service alimentaire des animaux domestiques, un grand nombre d’aplatisseurs et de concasseurs de grains, des laveurs de racines se rapprochant tous du même modèle, et une infinie variété de coupe-racines. Ce dernier instrument est devenu indispensable depuis que la betterave joue dans la nourriture d’hiver des animaux un rôle de plus en plus important ; mais nos constructeurs paraissent en avoir multiplié les diverses dimensions et les formes possibles bien au-delà de ce qu’explique la raison. Peu importe que les lames qui doivent découper les racines soient disposées sur un disque, sur un cône ou sur un cylindre, et qu’elles soient dentées de telle ou de telle manière : pourvu que les racines puissent être coupées vite, en morceaux suffisamment fins, avec un emploi de force peu considérable, l’instrument est bon.

Au nombre des machines qui servent partout et à tous, il faut en dernier lieu citer la baratte, dont on connaît plusieurs modèles. Dans les unes, on agite de haut en bas un morceau de bois muni d’un disque ; dans d’autres dont la forme varie, on fait agir des ailes intérieures fixées sur un axe mobile. La meilleure baratte paraît être celle dite polyédrique, qui consiste en une sorte de boîte à pans coupés, suspendue sur un tréteau, dans laquelle on verse le lait ou la crème, et à laquelle on imprime ensuite un mouvement de rotation. Les pans coupés de cette baratte et une aile fixe qui la traverse déterminent dans le liquide des chocs assez violens pour amener bientôt la formation ou plutôt la séparation du beurre, sans que la main de l’homme ait eu à déployer autant de force qu’avec les autres systèmes.

Telles sont donc en 1860, à peu d’omissions près, les machines qui doivent meubler toutes nos grandes et moyennes fermes soumises à une direction intelligente : non pas que chaque ferme doive posséder un exemplaire de tous les systèmes d’instrumens dont nous venons de parler ; mais on peut dire qu’une culture économique et sérieuse n’est plus possible aujourd’hui sans l’emploi d’un ou plusieurs instrumens de ces diverses séries. C’est aux hommes personnellement intéressés dans la question qu’il appartient de comparer et de choisir. L’exposition qui vient de se clore leur a fourni de nombreux sujets d’étude. À un autre point de vue, elle aura offert à tous ceux qui aiment d’agriculture un intéressant spectacle. Ce n’est pas sans joie que nous avons remarqué l’empressement du public attiré en foule par l’exposition de 1860. Un tel empressement prouve que les vrais besoins de nos campagnes sont généralement sentis. Les admirables progrès réalisés par nos constructeurs ont dignement répondu à cette curiosité sympathique. Non-seulement la machinerie agricole concourt à la marche de la civilisation par les admirables facilités qu’elle apporte à la culture des matières premières, mais à cette fonction économique elle joint un rôle tout moral par la salutaire influence qu’elle doit exercer sur la condition des populations rurales, en réglant leurs salaires d’une façon légitime et en apportant aux maux de l’émigration dans les villes un remède vraiment efficace, puisqu’il est fondé sur le seul exercice de la liberté. Avec de pareils élémens, on ne doit pas désespérer de l’avenir. Les progrès de la liberté commerciale, ainsi que l’amélioration de nos mœurs et de nos.goûts publics, feront bientôt le reste, quand l’esprit de la France reviendra par besoin vers l’activité de ses affaires intérieures et développement des richesses de son territoire.


L. VILLERMÉ.

  1. Il est des contrées où, dans ces trois dernières années, le prix de la très courte journée d’hiver de nos simples manouvriers s’est élevé de 1 franc 25 cent, à 2 francs. Qui peut dire quels prix atteindront les salaires aux moissons de 1860 ? On ne peut poser une pareille question sans se rappeler que les ouvriers qui gagnent les plus fortes journées sont souvent les plus capricieux, les moins soumis, et que, comme l’argent gagné au jeu, l’argent gagné trop vite, lors même qu’il provient d’une source honnête, a fréquemment une fâcheuse tendance à se dépenser également vite et d’une façon improductive. Or, sans craindre jamais pour nos ouvriers ruraux tous les désordres et toute l’imprévoyance qu’on reproche à beaucoup d’ouvriers des villes, il n’y a cependant pas lieu d’être entièrement rassuré sur l’action que cette hausse si brusque du salaire doit produire au point de vue moral. Les cabarets, que l’administration a presque partout depuis longtemps la faiblesse et le tort grave de laisser se multiplier plus qu’il n’est nécessaire, deviennent trop nombreux, et leur pernicieuse influence se fait de plus en plus sentir dans les campagnes.
  2. S’il fallait adresser à la mécanique quelques reproches, ce n’est pas de remplacer en partie les bras trop rares de nos journaliers ruraux qu’il conviendrait de l’accuser ; mais il y aurait à déplorer que fatalement, du moins en ce qui concerne l’exploitation des champs, les machines tendent à diminuer le travail à la tâche et le travail des femmes. La femme est trop faible pour diriger ou pour suivre dans leur actif mouvement nos instrumens agricoles, et ceux-ci, qui doivent le plus souvent appartenir au maître du domaine et être mis en œuvre par ses attelages, ne se prêtent guère à l’intervention des ouvriers tâcherons. Cette dernière plainte est la plus grave, car le travail à la tâche est toujours plus moral que le travail à la journée, tandis que la femme saura bientôt retrouver dans l’intérieur de son ménage, dans son petit jardin, dans quelques travaux étrangers, un emploi utile et des ressources notables. C’est ainsi que dans l’Orne les femmes s’occupent, pour le compte des fabricans de Paris, à la couture des gants de peaux ; dans la Haute-Loire, elles font de la dentelle ; ailleurs c’est la broderie, etc., qui les occupe ou pourrait les occuper.
  3. Nous croyons en effet que le cultivateur doit autant que possible rester cultivateur, et ne devenir industriel dans le sens vulgairement admis de ce mot que fort exceptionnellement.
  4. L’âge est la longue pièce supérieure à laquelle viennent se rattacher presque toutes les pièces de l’instrument ; le soc est le fer destiné à couper horizontalement et sous terre les bandes que le coutre coupe verticalement, et que le versoir soulève pour les renverser.