Les Saisons (A. Theuriet)/Veillée d’automne

Les Saisons (A. Theuriet)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 81 (p. 763-766).
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V. — VEILLÉE D’AUTOMNE.


Une lampe de nuit, tremblante, éclaire à peine
La chambre des époux et le grand lit de chêne
Où, seul, le vieux mari dort d’un sommeil pesant.
La jeune femme veille, et la lune, en glissant,
Pâle, sous les brouillards légers d’un ciel d’octobre,
Indique vaguement la forme svelte et sobre
De son corps délicat penché sur le balcon.
Pensive et les regards tournés vers l’horizon,

Elle veille ; un frisson d’amertume et de fièvre
De son sein palpitant monte jusqu’à sa lèvre,
Et sous leurs cils épais ses beaux yeux bleus mouillés
Scintillent. — Au dehors, dans les tilleuls rouillés
De l’allée où sanglote un jet d’eau monotone,
Dans le parc imprégné des senteurs de l’automne,
Le vent pluvieux dit les funèbres chansons
Des printemps disparus et des mornes saisons ;
Mais plus funèbre encore est le chant de détresse
Qu’en son cœur tourmenté l’épouse entend sans cesse :

« L’homme et ses lois, le prêtre et son rite banal
En vain à ce vieillard ont enchaîné la vie.
La nature n’a point béni le joug brutal
Qui pèse lourdement sur ton âme asservie.

« Pauvre femme ! les fleurs des chemins ont pleuré
Quand l’époux t’emportait, joyeux, dans son carrosse,
Et les étoiles d’or au fond du ciel navré
Ont pâli de douleur pendant ta nuit de noce.

« Les joyaux ruisselans et les bals aux doux bruits
Ont un instant leurré ta jeunesse distraite ;
Mais tu sais maintenant de quelles tristes nuits
Et de quels jours amers ta destinée est faite.

« Les rapides printemps et les hivers sans fin
S’amasseront, pareils à la neige qui tombe ;
Tu resteras liée à ce vieillard chagrin,
Tes fers ne s’useront qu’aux pierres d’une tombe.

« Les ans fuiront dans l’ombre, ainsi qu’à l’horizon
Se perd un vol confus de cygnes en voyage,
Et toujours tu seras murée en ta prison,
Sans enfans, sans amour, sans but et sans courage ! »

Toujours !… Les sons cruels de ce terrible mot
S’échappent de sa lèvre avec un long sanglot,
Et son cri désolé monte vers les cieux calmes…
Les saules du jardin bercent comme des palmes,
Lentement, mollement, leurs rameaux encor verts,
Et les fleurs des soleils expirans ; les asters,
Les chrysanthèmes d’or, les passe-roses frêles,
Se penchent comme pour se répéter entre elles
Le mot désespéré qui passe dans la nuit,
Et puis tout se rendort, et seul, le faible bruit

Du jet d’eau retombant dans sa vasque rustique
Vibre comme une tendre et limpide musique.
La nature a gardé, même aux jours du déclin,
Sa suprême harmonie et son rhythme divin ;
Une pâle vapeur flotte sur l’avenue,
Et la lune, à travers les blancheurs de la nue,
Brille comme un signal tendre et mystérieux ;
Un doux flambeau d’amour semble éclairer les cieux.

L’amour !… Ton sein tressaille à cette seule idée,
Blonde épouse, et ton âme en est tout obsédée ;
L’amour, tu n’en connais ni les rêves charmans,
Ni les chères douleurs, ni les ravissemens !
Ignorante et naïve, au sortir de l’église,
Dans son logis maussade un vieil époux t’a prise.
Au fond de son couvent, la nonne qui languit,
Les nénuphars baignés par les pleurs de la nuit,
La neige des glaciers, sont moins blancs et moins chastes.
Pourtant ton sein frémit, tes yeux enthousiastes
Plongent dans l’air brumeux comme pour y trouver
Cet invisible dieu dont le nom fait rêver.
Dans ton cœur qui se trouble un abîme se creuse,
Ta pensée y descend tremblante et curieuse,
Et toujours devant elle, à chaque obscur détour,
Se dresse comme un sphinx le spectre de l’amour.

« A quoi te sert, dit-il, ta beauté blanche et blonde ?
Ta jeunesse pâlit et s’effeuille, inféconde,
Comme la fleur perdue au fond des bois ombreux !
N’as-tu point rencontré parfois des amoureux,
Et t’es-tu demandé quels philtres désirables
Donnaient des airs de rois, même aux plus misérables ?
Pourquoi ces yeux en fête et ces seins en émoi,
Pourquoi tant de bonheur au monde et rien pour toi,
Rien que la solitude et le deuil des pensées ?
Que fais-tu dans la vie ? Entre ses mains glacées
Ton vieil époux, comme un geôlier, retiendra-t-il
Longtemps encor ton âme et ton corps en exil ?
N’aimeras-tu jamais ?… Si l’amour est un crime,
Qui devra-t-on punir, le maître ou la victime ?… »

Elle écoute, songeuse, et le vent dans les bois
Semble l’écho lointain des orageuses voix
Qui gémissent au fond de son âme incertaine…
Le vieillard dort toujours dans le grand lit de chêne,

La lampe tremble encor sous son globe argenté,
Et l’épouse frissonne et sent sa volonté
Flotter comme la flamme au gré des brises folles.
Les pensers généreux et les chères idoles
Qui faisaient son orgueil ; — le loyal dévoûment,
Le douloureux devoir accompli fièrement,
Les sermens à tenir et l’honneur à défendre,
Elle sent tout cela tomber et se répandre,
Comme à l’automne on voit les brouillards suspendus
Se dissoudre, et soudain sur les champs morfondus
Verser en longs ruisseaux leurs larmes glaciales. —
Et le doute, pareil aux plaintives rafales
Qui tordent en passant les arbres des forêts,
Le doute de son cœur arrache les regrets,
Les résolutions héroïques et fortes,
Et les disperse au loin comme des feuilles mortes.