Albin Michel (p. 316-323).

CHAPITRE XL

Visite à Mme le P... : petit coup de charlatanerie, en intrigue, qui a presque manqué de devenir fatal à cette dame. Imposture extraordinaire et découverte ridicule. Moyens pris par Mme le P... pour rétablir la dignité et la réputation de sa maison. Description des Amourettes, et de nouvelles débarquées. Tricherie d’un bureau de loterie.

Nous avions presqu’oublié de visiter notre ancienne amie et connoissance Madame le P... qui demeure dans la partie méridionale de Molton-Street. Cette dame a l’honneur de recevoir et de traiter la première noblesse de l’Angleterre, ainsi que les ministres étrangers, d’une manière aussi élégante que les mères abbesses aux alantours de St. James. Une aventure malheureuse qui arriva dernièrement au comte H...g a jeté quelque discrédit sur ce séminaire. Madame le P... avoit informé le comte, par un mot d’écrit, qu’elle devoit ce soir recevoir la visite d’une jeune dame qui venoit de s’échapper de ses parents qui étoient d’une famille noble ; mais qu’étant traversée dans ses amours, et son amant ayant épousé une autre jeune dame de sa connoissance, elle étoit résolue, cette nuit, de se sacrifier à la déesse de Paphos, d’autant plus qu’elle étoit celle fixée pour ses noces, et que ce jour étoit celui où sa rivale venoit d’épouser son amant. Le comte qui est toujours très-galant en ces sortes d’occasions, et ne laisse jamais échapper celle d’être introduit auprès d’une belle femme, sur-tout lorsqu’elle est réputée pour une dame modeste, se rendit à l’invitation à l’heure indiquée, et fut présenté par Madame le P... à Miss Lar...che (tel étoit le nom temporaire qu’elle portoit.) Miss Lar...che avoit reçue une éducation soignée, et avoit fréquentée, jusqu’au moment de sa fuite, la meilleure compagnie ; elle étoit en conséquence en état de recevoir le comte d’une manière convenable à l’idée qu’il s’en étoit formée. Connoissant une grande partie des premières familles de l’Angleterre, elle pouvoit convenablement parler de leurs alliances et liaisons ; elle savoit parfaitement la langue française ; elle étoit musicienne et avoit une voix très-harmonieuse ; douée de pareils talents, le comte fut aisément persuadé que Miss Lar...che étoit précieusement une personne telle que Madame le P... la lui avoit représentée ; dans cette présomption, il goûta la compagnie de Miss Lar...che avec la plus grande satisfaction, et après s’être préparé par des arts purement imaginaires, il fut porté à croire qu’il étoit aussi vigoureux que jamais, et qu’il avoit alors possédé une véritable vestale. Dès qu’il s’en alla, il lui fit un fort beau présent, et il lui promit de renouveler sa visite dans peu de jours.

Le comte, dans l’intérim, se trouvant en compagnie avec M. M..p..n et le ministre R..., se vanta de son heureuse aventure, et il leur dit qu’il étoit très-satisfait d’avoir éprouvé que ses forces athlétiques n’étoient pas diminuées, et qu’il avoit eu la nuit d’auparavant un entretien particulier avec une jeune vierge. Monsieur M..p.n lui répondit qu’il n’étoit point du tout surpris des capacités du comte ; mais d’après la description de la jeune dame en question qui ressembloit si exactement à celle dont il avoit joui peu de nuits auparavant dans King’s-Place, sous le nom de Rey..lds, il offrit au comte de gager vingt guinées qu’il alloit lui écrire de se trouver, sous ce dernier nom, à Bedford Arms, et que d’après son invitation, elle s’y rendroit aussi-tôt.

Le pari fut tenu, et Miss Rey..lds envoyé cherché pour venir à Bedford Arms. Le comte fut mis dans une chambre adjacente, et par un trou, fait à dessein, il pouvoit voir la dame. En moins d’une heure, Miss Rey..lds arriva avec le commissionnaire. Le comte étoit placé comme on en étoit convenu ; la jeune personne étant introduite, il fut aussitôt convaincu qu’elle étoit la femelle identifiée que Madame le P... lui avoit présentée comme la fugitive Lar...che.

Cette découverte mortifia grandement le comte, non pas tant d’avoir été trompé par Madame le P..., que de la conséquence de s’être vanté, en manière d’intrigue, de sa bonne fortune ; il fut obligé de supporter la raillerie de tout le Corps Diplomatique, peu de jours après que tous les membres réunis dînèrent ensemble. Chacun le complimenta de sa bonne fortune avec les dames, et de ses rares qualités athlétiques à soutenir la conversation des pucelles avec la facilité et la vigueur d’un jeune homme de vingt ans.

Cette découverte malheureuse fut pendant quelque temps, très-pernicieuse à Madame le P... qui, par cette supercherie, perdit la pratique de tous les ministres étrangers. Cette aventure étant répandue, plusieurs de ses visiteurs mâles doutant de sa véracité en pareilles occasions, ne reparurent plus dans sa maison.

Cependant Madame le P... ayant jugé convenable de recruter de nouvelles nonnes et de les avoir de première origine, rappela bientôt, par cet expédient, la majeure partie de ses pratiques ; et sa maison, à cette époque étoit, pour nous exprimer dans le sens vulgaire, un des meilleurs marchés charnels de la ville.

En moins d’un mois elle avoit fait le choix de deux jolies parisiennes arrivées récemment de France, et qui étoient, tout-à-fait, de nouvelles figures dans Londres ; elles étoient les deux sœurs, et avoient pris le nom de mesdemoiselles Amourettes : elles avoient en effet le droit de porter ce nom ; car, dès qu’elles furent présentées au lord C..le pour choisir celle d’entr’elles qui lui plairoit davantage, il leur dit : « Ma foi, Mesdames, vous êtes jolies comme les amours mêmes, il n’y a point moyen de choisir, il faut vous prendre tour à tour. » Outres ces aimables parisiennes, madame le P... s’étoit procurée une fort jolie cargaison de nouvelles anglaises, fraîches comme l’aurore, et arrivées par le dernier carrosse d’York. Betty Will..s, Lucy Clevl..d, Jenny Pr..tt, Nancy Pr..sons, étoient toutes de superbes filles très-saines, qui, par supercherie, avoient été attirées dans ce genre de servitude infamante, au lieu de cet état de travail pour lequel elles avoient entrepris le voyage de Londres. Malgré le nombre de ces charmantes personnes, Madame le P... recevoit fréquemment la visite des trois grâces que nous avons déjà introduites sous les caractères de Miss Carter, Miss Armstr...g et Miss Stanley.

Ainsi donc, d’après ce changement délicieux, Madame le P..., non seulement rétablit le réputation de sa maison, mais elle fit revenir chez elle la partie la plus estimable du Corps Diplomatique qui étoit grandement enthousiasmé tant de la vivacité que de la beauté des Amourettes, et qui, suivant l’occasion et par sorte de variété, passoit également des moments délicieux avec les nouvelles débarquées et quelquefois avec les grâces.

Ainsi, Madame le P..., en unissant ensemble la frivolité parisienne à la simplicité rustique et à la grâce de la cour, avoit presque, pour ainsi dire, rassemblé chaque point distinctif de beauté en un seul endroit, de sorte que l’on pouvoit assurer qu’elle avoit un sérail aussi complet et aussi varié que le Grand Seigneur même.

Nous ne pouvons nous empêcher de mentionner ici deux aventures bizarres, et en quelque sorte mortifiantes, qui arriva aux Amourettes, bientôt après leur arrivée dans ce séminaire. Ces deux sœurs s’imaginant qu’il y avoit pour elles une certitude de faire leur fortune dans la métropole de l’Angleterre, qui étoit le centre de la richesse, aussi bien que du vice et de la folie, elles jugèrent convenable de poursuivre, à cet effet, chaque avenue qui, suivant leur discernement, conduit au temple de la Déesse aveugle ; la loterie en conséquence leur parut être la routine assurée pour gagner vingt mille livres sterlings, par un simple coup de main. C’étoit le temps du tirage, et elles ne manquoient pas chaque soir de devenir actionnaires, et d’y mettre la majeure partie de leur gain ; elles perdirent la première semaine plus de quarante livrée sterlings ; la seconde leur produisit un aspect plus propice ; mais l’événement en décida autrement. Le premier jour qu’elles avoient eu une veine de bonheur, et que, d’après leur mise qui s’élevoit au-delà de dix livres sterlings, elles étoient dans l’attente de recevoir plus de deux cent livres sterlings, le soir même de ce jour, le bureau de loterie où elles avoient déposé leur argent se trouva fermé, et le receveur décampa à la sourdine : elles furent également malheureuse le lendemain, car on refusa de les payer dans un autre bureau, sous le prétexte qu’il y avoit de la fraude dans un des numéros de la mise. Étant donc ainsi trompées, elles se trouvèrent, à la fin du tirage, avoir deux cent livres sterlings de moins dans leurs poches, au lieu de quinze cent livres sterlings au moins qu’elles auroient reçues si elles eussent été payées légitimement de leurs mises.

Il leur arriva aussi un autre accident assez mortifiant, quoiqu’il ne fut pas aussi essentiellement intéressant. Deux riches commissionnaires juifs avoient coutume de leur rendre de fréquentes visites et de leur faire constamment leurs compliments en or léger ; mais elles avoient reçu l’ordre de Madame le P... de ne jamais penser à peser leur argent, afin de ne point faire injure à ses pratiques ; en conséquence, elles ne firent point de remontrance à leurs bienfaiteurs ; mais elles échangèrent constamment leur or léger à une perte considérable. Elles se virent obligées, dans le courant d’une semaine, de vendre trente de ces guinées légères, à deux sterlings de perte par chaque guinée. À la fin, nos gentilhommes juifs raffinoient tant sur l’honnêteté, que chacune des guinées que les Amourettes recevoient d’eux en échange des complaisances qu’elles leur témoignoient, étoient chaque fois plus légères que celles dont elles avoient déjà disposées ; car, avant qu’elles pussent obtenir de l’une ou l’autre de ces personnes probes une guinée passable, elles perdirent jusqu’à quatre schellings et douze sols par guinée. Un jour que ces deux Messieurs étoient très-gais, les Amourettes informèrent leurs amis lévitiques de l’événement, mais un d’eux leur répliqua : « Pourquoi ne pas m’en avoir prévenu plutôt, je vous les aurois reprise à trois schellings seulement d’escompte ? »