Albin Michel (p. 294-300).

CHAPITRE XXXVII

Conditions sur lesquelles Kitty accepte les propositions du duc. Vue comparative, dans une matinée, des pouvoirs amoureux du jeune prince de Corse et ceux du duc de ... Situation lamentable de Miss N...sl...n. Événement qui sert d’introduction à une anecdote véritable du capitaine Toper.

Le lecteur a été pendant quelques moments détourné de savoir le résultat de l’entrevue qui devoit se faire dans la maison de Madame Matthew, entre le duc de ... et Kitty F...k. Après quelques compliments des deux côtés, son altesse lui dit :

Ma chère Kitty, il est maintenant en ma puissance de vous pourvoir décemment ; ce fut donc dans cette intention que je priai Mme Matthew de vous inviter à ce tête-à-tête. Je vais m’expliquer plus clairement, et vous dire mes propositions. Je vais placer sur votre tête une rente de cent livres sterlings, par an, et vous meubler une maison dans le goût le plus agréable. Je vous donnerai, pour votre entretien, dix guinées par semaine, et une voiture élégante à vos ordres.

Kitty approuva d’un signe de tête la proposition ; alors le duc lui présenta comme un gage de sa parole d’honneur, un billet de banque de cent livres sterlings : ils passèrent ensuite dans la salle à manger où le duc avoit fait préparer un repas splendide ; après le souper, ils se retirèrent dans la chambre à coucher, où nous les laisserons, pendant quelques heures, se livrer à leur appétit amoureux, et goûter les douceurs d’un repos nécessaire après les jouissances les plus sensuelles.

Le lendemain matin, Kitty, en se levant, trouva sur la toilette le poème de Torpedo qui, vraisemblablement, y avoit été laissé la veille par quelque nonne curieuse ; elle le parcourut ; elle trouva un passage qui la fit tellement éclater de rire, que le duc, qui n’étoit pas encore levé, s’écria :

Quel diable vous possède, Kitty, pour rire avec tant d’extravagance ; c’est un passage assez plaisant qui doit frapper l’imagination de toute femme qui a passé une nuit entière avec un débauché à moitié usé. — Je n’ai point, milord, l’intention de vous en appliquer la remarque ; mais voyez et jugez-en par vous-même. — Eh bien ! s’écria le duc après avoir seulement lu ces lignes : (quoi qu’aucun art céleste ne put animer F.tzp..tr..ck, ni même faire naître en lui une flamme douteuse). — Où diable est la raillerie, dit-il, je ne puis pas la découvrir. — Ce qu’il y a de pire, répliqua Kitty, en souriant malignement, c’est que je suis encore à la découvrir. — Trêves à votre raillerie, Kitty, ma réputation pour la galanterie a été trop long-temps établie pour que l’on puisse maintenant la révoquer en doute. — Trop longtemps, en effet, dans tous les sens, reprit Kitty ; elle est établie depuis si long-temps, qu’elle ressemble maintenant à une vieille sorcière qui radote au lieu d’agir.

Son altesse se retourna de l’autre côté et ronfla ; sa réplique qui prouva qu’il n’étoit pas grand admirateur de la discussion, tandis que Kitty, de son côté, après avoir lu quelques passages du poème, commença à considérer la différence qu’il y avoit entre un jeune roi et un vieux pair ; après quelques minutes de rêverie, elle se dit à elle-même, en français : « Ce n’est pas la longueur ni la grosseur des choses qui fait leur mérite ; Priape suranné ne vaut pas Hercule à vingt ans. »

Cependant, malgré cette opinion, Kitty jugea qu’il seroit plus prudent pour elle d’accepter les conditions du duc telles qu’elles lui étoient offertes. Pendant le temps du déjeûner, elle changea de langage, et au lieu de plaisanter avec l’auteur du Torpedo, elle le tourna en ridicule, en disant, que l’ouvrage étoit insipide, ridicule et écrit, comme on pouvoit aisément s’en apercevoir, par un meurre de faim, qui ne l’avoit composé que dans le dessein de se procurer quelques dîners. Le duc fut si satisfait de ce jugement (car il avoit lu, avant elle, le poème, et il avoit été grandement mortifié, de s’y voir parfaitement peint) que lorsque Kitty eut dit, qu’elle regardoit son altesse comme la personne de l’Angleterre qui possédoit mieux les qualités requises dans les plaisirs amoureux, qu’il lui remit un billet de banque de cent livres sterlings, en lui observant qu’il espéroit qu’elle ne ressembloit pas à Fanny Murray qui avoit fait un déjeûner d’un billet de banque[1].

Le duc ne fut pas plutôt de retour chez lui, qu’il ordonna à son valet-de-chambre, qui étoit son confident et son mercure, de lui chercher une maison agréable : en ayant trouvé une conforme à son dessein, il enjoignit à son tapissier de la lui meubler dans le genre le plus élégant.

Ayant donc suivi Kitty dans son nouveau logement, avec une femme-de-chambre et des domestiques pour la servir, nous allons la laisser réfléchir sur sa bonne fortune, et satisfaire sa vanité et son ambition en s’imaginant être la duchesse de ...

Que le lecteur ne croye cependant pas que toutes les jeunes personnes qui ont sacrifié leurs charmes à la prostitution, ayant été aussi heureuses que Kitty Fred..k. Pour prouver cette assertion, nous allons présenter une scène ordinaire de la vie. Le lecteur doit se rappeler que, dans un de nos chapitres précédents, nous l’avons introduit chez Miss Nelson, et que nous l’avons informé de son désastre religieux au sujet des petits pots de lady Cr..ven. Nous allons maintenant rendre une autre visite à cette dame à dessein de l’informer jusqu’à quel point ses pieux efforts ont été couronnés de succès, après avoir reçu les instructions religieuses et utiles de son ami et adorateur Jésuite.

Miss Nelson avoit été plusieurs fois à la chapelle de S...n ; elle avoit dirigée sur son excellence toute l’artillerie de ses œillades ; elle s’étoit flattée plus d’une fois d’un succès favorable ; mais elle n’avoit pas encore pu trouver l’occasion de se procurer une entrevue avec lui. Un soir, qu’il y avoit une mascarade au Panthéon, elle apprit de bonne autorité que l’ambassadeur devoit s’y rendre en personne ; elle résolut, n’importe quelle en seroit l’issue, d’y aller. L’ivrogne capitaine Toper l’étoit venu voir l’après-midi ; elle espéroit fortement qu’il la régaleroit d’un billet ; mais hélas ! le capitaine étoit hors d’état de la satisfaire, car il ne possédoit pas une guinée dans le monde, et il maudissoit sa fatale étoile qui le privoit ainsi d’argent dans un moment où il y avoit des mascarades ; un divertissement auquel il ne pouvoit pas plus résister qu’au vin de Bourgogne et de Champagne, quand ses finances lui permettoient de satisfaire ses passions. Le capitaine avoit bu beaucoup au-delà de la mesure ordinaire en se rendant à son logement, dans Rathbone-Place ; il eut une dispute très-vive avec une assemblée nombreuse qui étoit devant sa porte ; on jugea nécessaire d’envoyer chercher les juges de paix, afin de prévenir les outrages de la populace qui s’imaginoit de bonne foi que le vice amiral P..ll..ser s’étoit réfugié dans ce logis.

Miss Nelson se trouvant ainsi frustrée, il ne lui restoit d’autre ressource que celle d’envoyer par sa domestique ses robes et ajustements chez un préteur sur gages ; mais toutes ces choses ne produisirent qu’une somme suffisante pour acheter le billet ; qui lui restoit-il donc à faire ? La pensée devoit être aussi rapide que la détresse étoit grande. La pendule qui étoit au-dessus de son lit, et qui dépendoit de l’appartement, attira, sur-le-champ, ses regards, et elle l’envoya par sa fille directement chez son oncle ; mais malheureusement ce qu’elle considéroit comme une dernière ressource, n’en étoit point une, car elle n’en retira que quinze schellings, au lieu d’une guinée et demie qu’elle comptoit recevoir ; il étoit cependant absolument nécessaire d’en venir à un autre expédient : toute la garde-robe de la pauvre Nelson ne consistoit plus alors que dans trois chemises et celle qu’elle avoit sur son corps ; elle en fit aussi-tôt un paquet qu’elle envoya chez sa parente ; elle se trouva donc réduite littéralement à son unique et dernière chemise.

Le lecteur dira sans doute que c’étoit un coup hardi et téméraire pour Nelson ; mais le sort en étoit jeté, et elle ne pouvoit plus reculer. Elle se rendit donc à la mascarade dans un habillement de bergère qui lui alloit à merveille. L’ambassadeur fut frappé de l’élégance et de la beauté de sa figure ; il l’aborda, lui parla, et la prit pour une femme dans le grand genre, parce qu’elle ne s’associoit pas avec aucune des grisettes des séminaires qu’elle évitoit avec le plus grand soin ; il dansa un menuet avec elle. Le résultat fut qu’il la reconduisit chez elle, qu’il y resta jusqu’au matin, qu’il lui fit un présent bien au-delà de ce qu’il lui falloit pour retirer, non seulement ses effets, mais pour payer encore tout ce qu’elle devoit. L’ambassadeur fut si satisfait de la réception que lui avoit faite Miss Nelson, qu’il lui promit, en se retirant, de venir la revoir dans peu de jours.


  1. Voici l’anecdote qui fut généralement répandue à ce sujet. Fanny Murray vivoit avec le baronet Richard Atkins ; un jour qu’il déjeunoit avec elle, elle se trouvoit avoir le plus grand besoin d’argent pour payer un joaillier ; elle montra au baronet Richard l’embarras où elle étoit ; il lui remit un billet de banque, en lui déclarant que c’étoit tout ce qu’il avoit dans le monde. Fanny mit aussitôt le billet entre deux tranches très minces, de pain et de beurre et le mangea de cette sorte, en disant qu’il ne suffisoit pas pour un déjeuner.