Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/44

Léon Techener (volume 3.p. 353-357).

XLIV.


Avant de passer du duché de Cambenic dans le royaume de Norgalles, Hector eut souvent occasion de montrer sa prouesse. D’abord, deux chevaliers nouvellement armés, neveux du duc de Cambenic, l’obligent à se mettre en garde ; il les abat l’un après l’autre assez rudement pour leur apprendre à montrer moins d’outrecuidance. L’écuyer de Guinas le conduit à la porte d’une bretèche, en avant de la maison de son père ; le vieillard l’accueille avec honneur, le fait entrer dans la plus belle de ses chambres, éclairée de nombreuses chandelles : on le désarme, les plaies qu’il a recueillies dans les rencontres précédentes sont visitées et pansées. Le lendemain il remercie ses hôtes, remonte et découvre enfin la Lande du carrefour. Deux poteaux étaient dressés au milieu de la voie ; un clerc de rencontre lui apprend pourquoi on les avait posés : ils soutenaient naguère deux liasses de lances ; le chevalier qui les avait dressées invitait les chevaliers errants à jouter, et pendant longtemps il abattit tous ceux qui répondaient au défi. Enfin, un chevalier de la maison du roi Artus, après l’avoir réduit à merci, lui avait ordonné d’aller trouver la reine Genièvre et la dame de Roestoc, pour remplir un double message auprès d’elles.

Hector reconnut dans ce chevalier vaincu celui qui lui avait remis l’épée lettrée de la demoiselle de Norgalles envoyée par messire Gauvain. Il venait de quitter la lande du carrefour, quand il aperçut sur un tertre un beau château. On distinguait aisément sur le chemin qui y conduisait la marque récente du fer des chevaux. Bientôt passèrent près de lui trois chevaliers poussant devant eux une demoiselle éplorée, montée sur palefroi. C’était, comme il l’apprit ensuite, la femme d’un preux chevalier. Hector commence par joindre les ravisseurs et les oblige à lâcher prise ; il tue le premier d’entre eux, auquel les autres ne faisaient qu’obéir, escorte la dame jusqu’à l’entrée du château, et sur l’avis qu’elle lui donne du besoin qu’avait son époux de secours, il chevauche du côté que lui indique un écuyer, et se jette au milieu de quatre gloutons qui pressaient vivement l’époux de la châtelaine et deux de ses chevaliers. Grâce à son intervention, les assaillants furent tués, navrés ou mis en fuite. Plein de reconnaissance et d’admiration pour les prouesses de son libérateur, le châtelain le pria de l’accompagner jusqu’au château, et, chemin faisant, il le mit au courant de ce qui venait d’arriver.

« Vous êtes, dit-il, dans un pays désolé par la guerre : parents, voisins, tous sont armés les uns contre les autres ; je suis moi-même sur la défensive avec ceux qui devraient être mes amis. Voici à quelle occasion : quand le père de la dame que vous avez secourue avait vu le moment de sa mort approcher, il avait appelé sa fille unique et lui avait fait promettre sur les reliques de ne prendre conseil pour se marier que de ses hommes-liges[1], et de choisir celui que sa prouesse aurait le mieux recommandé. La demoiselle entendit de moi plus de bien qu’il n’y en avait, et me donna son amour. Je travaillai de mon mieux à m’en rendre plus digne. Un jour, ses parents, qui ne tenaient rien d’elle, vinrent lui proposer un époux : elle les reçut assez mal et répondit qu’elle entendait se marier non à leur choix, mais au sien. La réponse les irrita grandement : ils menacèrent de lui enlever son héritage, et se mirent à faire des courses sur ses terres. Un jour, ils surprirent la proie[2] qui venait de sortir du château : averti bientôt par le cri des pâtres, je fis armer les vingt-sept chevaliers chargés de la garde des murs, et, avec l’aide de Dieu, nous parvînmes à ramener les troupeaux. La joie fut grande au retour : mes compagnons me donnèrent la plus grande part à leur victoire, si bien qu’ils conseillèrent à leur dame de me prendre pour époux. C’était là justement ce qu’elle souhaitait, mais elle jugea plus à propos de dissimuler : elle fit semblant d’y être peu disposée, et voulut que chacun d’eux lui dît par serment ce qu’ils en pensaient. Comme elle en avait l’espoir, ils s’accordèrent à louer le mariage proposé, et elle ne parut me choisir que par déférence pour leur avis. Quand ses parents apprirent son mariage, ils m’envoyèrent défier. Jusqu’à présent, je m’étais assez bien gardé ; mais apprenant ce matin que j’étais sorti, seulement accompagné de trois chevaliers, à l’heure où madame avait coutume d’aller au moutier pour y lire ses heures, quatorze d’entre eux se mirent à ma poursuite, et les autres attendirent madame à la sortie du moutier : ils l’emmenaient quand vous les avez arrêtés, ainsi que vient de me l’apprendre l’écuyer votre guide. Vous avez tué celui dont ils suivaient les ordres, c’est un puissant chevalier dont la mort entraînera sans doute des représailles ; puis, vous êtes venu me porter le secours dont j’avais tant besoin. Grâces vous en soient rendues, seigneur chevalier ! À qui dois-je un si généreux service ? »

Hector dit son nom et demanda celui du châtelain ; on l’appelait Sinados, et le château qu’il tenait de par sa dame épousée était Windesores[3] Hector remarqua sa situation avantageuse : elle ne laissait à désirer qu’un plus large cours d’eau, et des vignes, ce qu’on ne rencontre guère en Grande-Bretagne. En s’entretenant ainsi, ils arrivèrent à la porte ; la dame, qu’un écuyer était venu prévenir, avait eu soin de faire joncher les salles, et d’avertir les bourgeois de la ville d’aller au-devant d’eux. En revoyant celui qui l’avait sauvée, elle lui tendit les bras et le tint longuement serré sur sa poitrine : « Sire, lui dit-elle, ce château est à vous ; veuillez en user comme de votre bien. — Ah ! dame, répond Hector, il est en trop bonnes mains, et Dieu me garde de vous en dessaisir ! » Alors dames et demoiselles demandèrent à l’envi le plaisir de le désarmer et de le servir à qui mieux mieux. Les tables dressées, on s’assit au manger, Sinados entre Hector et la dame du château. Et le lendemain, il prit congé de ses hôtes, en leur disant de compter sur lui, partout où ils pourraient avoir besoin d’aide.

  1. Apparemment parce que leurs devoirs à son égard ne leur auraient pas permis de la contraindre, et parce qu’ils avaient un intérêt réel à ce que leur suzerain fût homme à bien défendre sa terre et ses vassaux.
  2. Proie, dans le véritable sens qu’il avait encore, répond à prœdium, le bétail.
  3. Nouvelle preuve de l’ignorance où était le romancier de la topographie de la Grande-Bretagne. Windsor au nord du pays de Galles, au milieu d’une grande forêt !