Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/42

XLII.


Nous avons vu qu’Hector, pendant que Gauvain s’éloignait de Taningue, battait vainement la forêt dans l’espoir de le joindre. La dame de Roestoc ne pouvait se consoler d’avoir laissé partir le vainqueur de Segurade, sans lui avoir rendu grâces de ce qu’il avait fait pour elle, et quand Hector revint annoncer le mauvais succès de ses recherches : « Je vais me rendre à la cour, » dit-elle à Segurade, au sénéchal, à Hector et à son amie, « Groadain sera du voyage ; car je ne veux pas laisser impunies les injures qu’il a vomies contre le meilleur des chevaliers. Avant d’entrer dans les villes que nous viendrons à traverser, on l’attachera par un licou à la queue de mon palefroi, dont je ne ralentirai pas l’amble. Je ne lui ferai grâce que si j’en suis priée par le bon chevalier qu’il a tant outragé. »

La dame arriva à Caradigan où séjournait la cour[1]. Le roi et la reine lui firent le plus gracieux accueil. Elle dit, en présentant Segurade, comment il était devenu son homme, grâce à la prouesse d’un chevalier dont elle regrettait d’ignorer le nom. « Je viens ici, ajouta-t-elle, pour l’apprendre ; parce que votre maison est le rendez-vous des prud’hommes. Au nom du Dieu vivant, sire, dites-moi, si vous le savez, où je puis espérer de retrouver ce chevalier généreux. »

La reine se penchant alors à l’oreille du roi : « Ne serait-ce pas votre neveu Gauvain, qui nous a quittés pour la quête que vous savez ? — Cela peut être, mais n’en disons rien, fait le roi. Vous savez qu’il tient à rester inconnu, pour ne pas être arrêté, soit par des amis, soit par ceux qui peuvent avoir à lui reprocher la juste mort d’un de leurs parents. »

La dame de Roestoc reprit : « Si le chevalier qui a combattu pour moi est messire Gauvain, je ne me consolerai jamais d’avoir si mal reconnu ce que je lui devais, et de l’avoir laissé maltraiter par un affreux nain tel que Groadain. » La dame voulait prendre aussitôt congé ; mais elle céda aux instances de la reine et promit de demeurer au moins huit jours : d’ici-là, il pouvait arriver quelque nouvelle du chevalier qu’elle cherchait.

Elle se mit au lit, sans avertir les gens de sa compagnie du parti qu’elle avait pris de séjourner. Et le lendemain, le nain Groadain allait trouver le sénéchal pour le supplier de lui faire parler à la reine. Il fut introduit, et se jetant aux pieds de la reine : « Dame, ayez compassion du plus malheureux des hommes. Si j’ai dit et fait honte au bon chevalier, ce fut dans l’intention de l’encourager à bien faire. Quand je le vis supporter tranquillement mes injures, je supposai qu’il les méritait et je le traitai comme s’il eût été le dernier des chevaliers. Mais vous, madame, qui avez tout le sens, toutes les bontés du monde, veuillez intercéder pour moi : tout pauvre que je sois de corps, je suis gentilhomme, et je promets, sur le corps-Dieu, de ne plus jamais dire la moindre vilenie à chevalier. — Que puis-je faire pour vous, Groadain ? demanda la reine. — Le voici : madame de Roestoc a résolu de ne s’arrêter qu’après avoir retrouvé son chevalier. Quand elle entre dans une ville, elle me fait attacher par un licou à la queue de son palefroi : je suis contraint de suivre à pied son amble ; jugez de ma honte et de mon supplice. Je vous prie, par la pitié que Dieu ressentit pour sa digne mère, d’avoir compassion de moi. » La reine le promit ; et le lendemain, quand la dame de Roestoc vint la voir, elle lui demanda un don : « Volontiers madame ; quel est-il ? — Vous pardonnerez au nain. — Madame, j’ai moins encore à me plaindre du nain que de la nièce, qui ne voulut jamais permettre à son ami de combattre pour ma défense. En ce moment, je pense au chagrin que je lui causerais si, pour délivrer le nain, je l’obligeais à laisser partir son ami en quête de mon chevalier. Mais si je pardonne à l’oncle sans condition, ainsi que vous le souhaitez, vous m’ôtez les moyens de faire dépit à la nièce. — Confiez-vous à moi, dit la reine, et tout ira bien. »

Elle laisse sortir la dame de Roestoc et envoie chercher le nain : « J’ai, dit-elle, obtenu votre pardon, à la condition que votre nièce enverra son ami en quête du vainqueur de Segurade. — Ma dame, répond le nain, je l’en prierai, mais j’ai grand’peur qu’elle ne refuse. »

Il va trouver la demoiselle : « Nièce, je suis condamné à la mort, si vous ne me prêtez Hector et ne le priez d’aller en quête du chevalier. — Plutôt, reprend-elle, renier Dieu et mourir moi-même ! » Le nain désespéré alla raconter aux deux dames le mauvais succès de son message : « Il faut, dit la dame de Roestoc, que ce soit le plus dur cœur du monde. — Savez-vous, dit la reine, ce que nous ferons ? Vous direz à vos gens que vous m’avez refusé de séjourner ici ; je vous demanderai un don, et vous me l’accorderez. »

La dame de Roestoc avertit ses gens de tout disposer pour le départ du lendemain. Dès que la reine la revoit, elle insiste, devant tous, pour la décider à demeurer, et la dame répond par un refus absolu. Elles se lèvent, vont voir le roi qui aussitôt prend courtoisement par la main la dame de Roestoc, pendant que la reine de son côté tire à l’écart la demoiselle : « Si, dit-elle, vous ne m’aidez à tromper la dame de Roestoc, je ne vous aimerai jamais. — Que faut-il faire pour cela, dame ? — Le voici : elle refuse de séjourner, en disant que vous-même ne le voudriez pas et qu’elle ne devait pas vous laisser partir seule. J’entends lui requérir un don en votre présence, puis je vous en demanderai un autre. Elle croira que mon intention est de la faire consentir à demeurer, mais non : je ne veux que la forcer à pardonner à votre oncle Groadain. — Ah ! madame, reprit la nièce, que vous êtes sage et bien avisée ! »

Elles retournent alors vers la dame de Roestoc, de laquelle la reine réclame un don : – « Ma dame, » répond-elle, comme si elle devinait l’intention de la reine, « vous savez que je ne puis rester, si cette demoiselle tient à retourner. — Eh bien, reprend la reine, je lui demanderai aussi un don. » La demoiselle fait semblant d’hésiter, puis l’accorde. « Voilà donc votre foi engagée, toutes les deux. Écoutez ce que je demande : dame de Roestoc, vous pardonnerez au nain Groadain ; vous lui rendrez vos bonnes grâces. Vous, demoiselle, vous prierez Hector votre ami d’entreprendre la quête du chevalier vainqueur de Segurade. N’ai-je pas trouvé moyen de satisfaire à ce que chacune de vous désirait ? »

La nièce de Groadain ne put entendre la reine sans pâlir et sans une sorte de rage qui lui ôta pour un moment la parole. Quant à la dame de Roestoc, elle se contente de dire qu’après s’être engagée elle ne pouvait refuser la reine. — « À Dieu ne plaise que je m’y accorde jamais ! » s’écrie enfin la demoiselle. « Madame la reine, il y a moins de bien en vous que je ne pensais. Bel honneur vraiment de tromper une pauvre demoiselle étrangère ! — J’ai pourtant fait, répond la reine, ce que toutes deux vous désiriez ? Au reste, si vous ne craignez pas de vous parjurer, c’est que vous êtes bien la nièce de Groadain. — Vous croyez m’adoucir en parlant ainsi, par tous les saints du paradis, vous n’y parviendrez pas. — Peut-être ; et dans tous les cas, puisque vous manquez à la foi jurée, vous êtes indigne de tenir des terres en fief. — À votre volonté ! — Sur la foi que doit au roi la dame de Roestoc, je lui demande de défendre au nain Groadain d’entrer jamais en possession du fief qui devait revenir à cette indigne parjurée. — J’obéirai à la reine, » répond la dame de Roestoc, pendant que la nièce sortait éplorée.

Avant de rentrer dans ses chambres, elle rencontre Hector : « Pour Dieu, lui dit-il, qu’avez-vous, demoiselle ? — Je suis trompée par celle qui trompe le monde entier. » N’en pouvant tirer autre chose, il la suit à son logis et la voit tomber sur un lit, perdue dans les sanglots. Le lendemain Groadain raconta à Hector ce qui s’était passé. « Il faut, dit celui-ci, retourner vers elle et la prier de me laisser partir. Je commencerais ma quête dès aujourd’hui, sans la crainte de lui déplaire. » La nièce resta inflexible ; leurs raisons, leurs prières n’y firent rien. « Fi, fi ! dit-elle vous vous êtes tous entendus avec la reine contre moi. Sachez-le bien : non-seulement, Hector, je ne vous prierai pas de partir, mais si vous le faites, vous ne me reverrez pas, ou du moins je ne serai jamais à vous. » Les voilà plus désolés qu’auparavant. La reine, tout en s’indignant contre la demoiselle, ne pouvait cependant s’empêcher de compatir à sa peine. Elle va la retrouver avec la dame de Malehaut et lui témoigne toute l’amitié, tout le bon vouloir du monde, sans qu’elle en paraisse touchée. « Mais vous, » dit la reine à la dame de Roestoc, en passant dans une chambre voisine, « il faut que vous aimiez bien ce chevalier, pour tant désirer de le revoir. — Oui, madame jamais je n’ai éprouvé pour un autre ce que j’éprouve pour lui. Dès que je l’ai vu, je sentis entrer dans mon cœur un amour qui s’est accru de jour en jour. Faites donc tant, madame, auprès d’Hector, si vous voulez que je vive, qu’il se mette en quête de mon chevalier. » En parlant ainsi elle tombe aux pieds de la reine, qui la relève toute pensive et fait appeler aussitôt la nièce de Groadain. — « Eh bien, lui dit-elle, êtes-vous revenue à de meilleures résolutions ? Aimerez-vous plutôt perdre votre terre et même votre franchise, que d’accorder ce que nous vous demandons ? — Si Hector, répond-elle, veut fournir cette quête, il peut aller ; je ne lui en saurai bon ni mauvais gré. » Voilà Hector tout joyeux. « Mais, ajouta la demoiselle, s’il veut entreprendre la quête, il n’ira pas seul et j’entends le suivre. — Y pensez-vous, firent toutes les dames, et voulez-vous passer pour folle ? — Folle ou non, je le suivrai. — Songez que s’il arrivait un cas de mauvaise fortune à votre ami, vous en subiriez les conséquences : les plus preux ne sont pas toujours les plus heureux. Si Hector est une seule fois vaincu, vous le serez également, et le vainqueur d’Hector fera de vous sa volonté. — Oh ! répond-elle, s’il arrive mal à mon ami, je ne lui survivrai pas. » Cependant on lui en dit tant qu’elle consentit à demeurer. Hector aussitôt demande ses armes ; il ceint l’épée, présent de la demoiselle de Norgalles que messire Gauvain venait de lui faire tenir, ainsi que le conte le dira tout à l’heure. Avant de lacer son heaume et ganter ses mains, il se rendit près du roi Artus, se mit à genoux et, devant les saints, il jura d’enquerre pendant un an le chevalier vainqueur de Segurade, et de dire au retour ce qui lui serait arrivé à son honneur ou à son désavantage. Puis il se hâta de lacer le heaume, pour cacher les pleurs qu’il ne pouvait retenir, et revint prier la reine de plaider sa cause auprès de sa dolente amie. La reine le mit au nombre des chevaliers de sa maison, et lui fit espérer d’être jugé digne à son retour de compter parmi les compagnons de la Table ronde. En ce temps-là, on ne pouvait aspirer à ce dernier honneur avant d’avoir fait acte signalé de prouesse, à la vue du roi ou d’après le récit des compagnons de la Table ronde. Mais quand d’autres gens d’honneur, barons ou dames, venaient témoigner des hauts faits d’un chevalier, la reine consentait parfois à le retenir de sa maison ; et c’est ainsi qu’elle avait longtemps auparavant retenu Sagremor le desréé[2].

Après le départ d’Hector, la reine alla, comme elle avait promis, tenter de réconforter la nièce de Groadain, qui, dès qu’elle fut arrivée, lui dit froidement : « Madame, puisse Dieu vous donner de votre ami la même joie que me donne celui que vous avez fait partir ! » Ces paroles firent tressaillir la reine qui ne devait pas tarder à les voir justifiées.

Comme la dame de Roestoc faisait ses préparatifs de départ, un valet était arrivé, portant un écu rompu, traversé de pointes de lances et de tranchants d’épée. L’écu était d’or au lion de sinople. Il demanda à voir la reine et la dame de Roestoc : « Madame, dit-il à la reine, je vous apporte bonnes nouvelles de monseigneur Gauvain ; il est sain et joyeux. » Avant de le laisser continuer, la reine touche à l’écu, le baise et le rebaise comme elle eût fait de monseigneur Gauvain lui-même s’il eût été là. Le valet se tournant ensuite vers la dame de Roestoc : « Dame, dit-il, monseigneur Helain de Taningue vous salue et vous mande qu’il est enfin chevalier comme vous le désiriez. — Qui l’a armé ? demande la dame. — Monseigneur Gauvain, après avoir combattu Segurade. » À peine la dame eut-elle la force d’écouter le valet, quand il raconta comment messire Gauvain avait échangé ses armes contre celles d’Helain de Taningue, et comment la sœur d’Helain avait su le guérir de ses plaies. La dame eût bien voulu retenir l’écu, mais le valet dit qu’il avait fait serment de le rapporter à son maître et elle n’osa pas insister. Quand elle partit de la cour avec le valet, elle fit si bien que par surprise elle s’empara de cet écu, le même qu’elle avait présenté à messire Gauvain et que celui-ci avait donné à Helain de Taningue. De là des haines et des entreprises dont nous aurons peut-être à parler ailleurs.

En même temps que le valet d’Helain, arrivait à la cour une demoiselle portant un écu suspendu à son cou. Elle dit à la reine : « Madame, la plus sage demoiselle qui vive vous mande salut, et vous fait cet envoi ; elle connaît le secret de toutes vos pensées, et vous avertit de garder cet écu pour guérir la plus grande douleur que vous ayez eue jusqu’à présent. — Voilà, répond la reine, de bonnes raisons de le conserver ; bonne aventure à qui l’envoie ! mais ne pourrai-je savoir quelle est cette sage demoiselle ? — Madame, elle se nomme la Dame du lac. » La reine savait déjà combien elle devait à sa protection : elle embrasse la messagère, lui ôte de ses propres mains l’écu qu’elle regarde avec une inquiète attention. Il était fendu de la pointe au chef, la boucle seule en retenait les deux parties, entre lesquelles on pouvait aisément passer la main. Sur l’une était figuré un chevalier armé, sauf la tête ; sur l’autre, une dame qu’on eût crue vivante, tant elle était bien peinte, approchait son visage de l’autre visage, et leurs joues se seraient touchées sans la fente qui les éloignait l’une de l’autre.

« Il n’y aurait qu’à louer dans cet écu, dit la reine, si les deux tranches n’en étaient pas séparées ; et cependant, il paraît avoir été fait nouvellement. Veuillez nous dire, demoiselle, la raison de cette brisure[3], et quel est ce chevalier, quelle est cette dame. — Quant au chevalier, répond la pucelle, c’est assurément le meilleur du siècle ; il a dû l’amour de sa dame à d’incomparables prouesses. Jusqu’à présent, il n’y a rien eu entre eux au-delà du baiser et de l’accoler : mais sachez que les deux parties de l’écu se rejoindront, quand les deux amants auront eu complète et parfaite possession l’un de l’autre. Alors la dame sera remise du plus violent chagrin qu’elle aura ressenti. »

La reine, toute joyeuse de ces nouvelles, fit grande fête à celle qui lui apportait un si merveilleux présent ; avant de lui donner congé, elle fit pendre l’écu aux parois de sa chambre, de façon à l’avoir constamment sous les yeux ; et quand elle devait séjourner ailleurs qu’à Kamalot, elle avait soin de le faire porter dans sa nouvelle résidence.

  1. La plupart des manuscrits donnent ici Quimper-corentin, au lieu de Caradigan c’est une erreur. De même, dans la partie inédite du livre d’Artus, au lieu de faire résider la belle Lyanor à Quimper, elle est dame de Caradigan ou Cardigan, en Galles. Il faut assurément préférer Caradigan. Cette étrange confusion dans le nom des résidences d’Artus semble tenir à ce que les plus anciens récits se rapportaient à la France bretonnante. Les assembleurs, en transportant la scène en Angleterre, auront oublié d’opérer, pour un certain nombre d’aventures le même déplacement ou, si l’on peut parler ainsi, le même déménagement.
  2. On voit que le rédacteur du Lancelot connaissait mal le livre d’Artus, où Sagremor, neveu de l’empereur de Constantinople, est admis, le jour même qu’il est présenté au roi, parmi les chevaliers de sa maison. (Voy. t. II. p. 204.) Ajoutons que dans une première rédaction du roman d’Artus, fournie par le manuscrit Bachelin, fo 96, Sagremor est fils de Nabor le desréé, père nourricier de Mordret.
  3. Il se peut que la brisure, dans le blason, ait tiré sa raison d’être de ce passage du Lancelot. Elle devait indiquer la distinction des branches puînées, et disparaissait quand le droit ouvert de succession donnait à celui qui l’avait prise la primogéniture. C’est ainsi que la branche de Bourbon-Orléans porte encore la brisure du lambel.