Les Romans d’hier et d’aujourd’hui


goût passager, d’un engagement public ou du hasard, ce libéral dispensateur de tous les sujets de romans et de drames.

On ne peut guère en douter, ce n’est pas l’art qui a la primauté aujourd’hui et qui règne sur les esprits du droit de supériorité charmante. Un des traits les plus sensibles du temps présent au contraire, c’est la prédominance du métier sur l’art. Et qu’on y songe bien, le métier ne consiste pas spécialement dans la profession d’écrire, de faire des romans et des drames pour vivre, suivant une triste et maussade expression qui ne touche en rien à l’honneur des lettres ; il consiste bien plus encore dans tout un ensemble de procédés familiers, connus d’avance, facilement accessibles, imaginés pour suppléer à l’originalité de la pensée et de l’observation. Ce quelque chose d’entièrement indéfinissable, qu’on nomme la grâce en religion, et qui s’appelle l’inspiration en littérature, ce qui fait en un mot le poète, l’artiste, a diminué d’une alarmante façon pour faire place à une activité vulgaire et inépuisable. À défaut de la qualité, qui commence à se faire rare, qui est réduite à une défensive énergique en attendant de reprendre l’ascendant, vous avez la quantité, et si la compensation vous semble insuffisante, à qui faut-il s’en prendre ? Est-ce au public ? Est-ce à l’écrivain ? A l’un et à l’autre, je le veux, mais avant tout, peut-être à une cause plus générale et plus profonde.

Il y a eu un moment en effet, et ce moment n’est point encore si éloigné. de nous, où il s’est, produit un phénomène extraordinaire : c’est ce que j’appellerai l’irruption de la démocratie dans le domaine de l’intelligence et des arts. Le nombre des lecteurs s’est accru dans une proportion incalculable. Il s’est levé tout à coup, un public affamé d’une certaine nourriture d’imagination, affichant presque par vanité aristocratique le goût des arts, poursuivant les satisfactions d’esprit à bon marché et se jetant sur tout ce qu’on lui offrait, sans distinction, et sans choix, avec l’inexpérience d’un enfant excité et surpris. Les lois essentielles de l’art n’ont point changé par ce fait même et n’ont point cessé d’être ce qu’elles étaient ; mais toutes les perspectives se sont trouvées interverties et confondues, et il s’est formé dès ce moment, une littérature à l’image de cette démocratie nouvelle, une littérature qui a ses lois et ses règles, ses procédés et ses mœurs. C’est ainsi que s’est développée cette situation étrange, où on pourrait dire que tout s’écrit et que tout se lit, où le succès n’est nullement en raison de la supériorité de l’art, et où la littérature, sous prétexte de se populariser, s’abaisse elle-même sans élever assurément le niveau intellectuel de ceux à qui elle n’offre qu’un aliment banal. Le résultat, c’est l’invasion de la médiocrité bruyante et puérile, ayant sa place au soleil, satisfaite d’elle-même, et se prenant quelquefois au sérieux, parce qu’elle trouve des lecteurs. Dans cette marche aventureuse et, bizarre, sans doute le public surmené se plaint quelquefois des écrivains, et les écrivains à leur tour se plaignent du public, ou, d’une manière plus générale, de leur temps… Ni les uns ni les autres n’ont tort peut-être. Seulement le public se plaint, se sent vaguement pris pour dupe, et il achète, il dévore tout ce qu’on lui offre. Bien mieux, il a parfois d’incompréhensibles caprices et il met une sorte d’amour-propre à courir au-devant de la tromperie. La véritable, la sincère et modeste inspiration, il la dédaignera pour se laisser subjuguer par les habiletés, d’artifice et de spéculation. Comme il est infiniment, plus nombreux qu’autrefois et qu’il n’y a rien de plus dangereux que les foules anonymes et irresponsables, il se donnera le luxe de toutes les fantaisies, battant des mains à tout, sauf à tout oublier le lendemain et à se plaindre lui-même, créant par aventure, non certes des renommées durables, mais des notoriétés qui courent les rues un moment, idoles équivoques et éphémères du suffrage universel en littérature. Les écrivains à leur tour ne voient pas qu’ils sont eux-mêmes pour quelque chose dans l’aggravation du mal, les uns par complaisance intéressée, les autres en ne portant pas le fer et le feu dans la plaie, en ne rudoyant pas les faux succès, en ne montrant pas au public la puérilité ou la folie de ses goûts. Il s’ensuit que tout te monde a l’air de subir une fatalité qui est un peu l’œuvre de tout le monde.

C’est peut-être la crise inévitable et douloureuse d’un temps de démocratie où tout se transforme et où la pensée littéraire elle-même passe au feu de l’épreuve commune. Il viendra bien un jour où un peu d’ordre se fera dans cette mêlée obscure et confuse, où tout ce qui fait la force de intelligence retrouvera son prix et son action. En attendant toutefois, c’est une lutte bizarre entre la qualité et la quantité, entre le nombre envahissant et l’élite débordée ou envahie, entre l’art véritable et le métier, et nulle part plus que dans le roman cette lutte n’est visible. Il en devait être ainsi, car si rien n’est plus difficile à faire qu’un vrai, un bon roman, nulle forme littéraire n’est aussi plus accessible à la médiocrité et ne se prête mieux à ces combinaisons faites pour alimenter ou exciter une curiosité vulgaire. On fait des romans avec tout et avec rien, avec des ombres de personnages et de caractères, avec des lambeaux d’histoire et des vanités intimes, avec l’événement du jour et la mode d’une saison. Ce qu’il y a de plus grave, c’est que le trouble de toutes les conditions littéraires porte souvent à l’esprit des mieux intentionnés eux-mêmes et leur fait illusion par une certaine facilité de succès qui n’est qu’un piège, il est vrai, un livre aura peut-être le succès du jour, et demain il aura disparu comme une étoile filante. On en parlera un soir dans un salon, il soulèvera des opinions contradictoires, ou plutôt, car c’est là tout, il excitera des impressions confuses, et bientôt on n’en parlera plus ; il ressemblera aux neiges de l’an passé ou au beau temps que nous avons perdu, et que nous ne connaissons plus. Il retombe au rang des choses qui n’ont plus de nom. Les bibliographes ont constaté sa naissance, ils n’enregistrent même pas sa mort, car les livrés ne meurent pas, ils s’éclipsent.

De quoi viens-je parler ici ? De bien des œuvres assurément, de bien des romans que vous connaissez et de bien d’autres que vous ne connaissez pas. Je ne voudrais nullement appliquer tout ceci à M. Laurent Pichat et a son dernier livre, à ce Gaston qui vient aujourd’hui nous conter une histoire nouvelle. M. Lauréat Pichat est un esprit ardent et sérieux qui cherche et s’inquiète d’un certain idéal, qui se trompe souvent et recommence. Il a écrit ainsi un certain nombre de romans qui, à travers tout, et au milieu de. bien des tâtonnemens, révèlent ce que j’appellerai une tension vers le mieux. L’esprit de M. Laurent Pichat, qu’on me passe ce terme, ressemble un peu à un arc toujours bandé qui ne part pas, ou qui n’atteint pas le but quand il lance la flèche, mais qui s’en rapproche. Son nouveau livre, Gaston, est-il de ceux qui appartiennent à l’art véritable, ou de ceux qui se rattachent encore au groupe bariolé des inventions de tous les jours ? Il y a du moins une idée, et cette idée en elle-même ne manquait ni d’élévation ni de force. De quoi s’agit-il en effet ? C’est l’histoire d’un nom qui va finir, d’une vieille race aristocratique qui va s’éteindre ; c’est la lutte d’un vieux sang de grand seigneur qui se révolte à l’idée qu’il ne va plus couler dans d’autres veines qui le transmettront à leur tour. L’auteur, je pense, aurait pu trouver bien d’autres manières de finir pour les races aristocratiques ; mais il a imaginé son histoire à lui, et il a pris pour héros un homme de vigoureuse trempe qui n’a qu’un défaut, celui de flotter toujours entre l’héroïsme et les excès qui conduisent à l’échafaud ou au bagne. Ces Simore-Sabaillan qui ont trouvé en M. Laurent Pichat un historien fort indulgent, sont de mon pauvre Midi, qui n’en fait jamais d’autres, et ils ont pour dernier représentant ce personnage même du roman nouveau, ce terrible marquis que vous n’avez point connu assurément, et qui a été tout ce qu’on peut être : bandit ou chef de partisans pendant l’émigration du temps de l’empire, grand seigneur tout-puissant sous la restauration, et même encore pair de France sous Louis-Philippe. Il n’a pour le moment qu’une passion, celle de se voir renaître, de voir son sang refleurir en quelque rejeton qui aura du moins le bonheur de vivre dans de meilleurs temps où l’aristocratie reprendra ses vieux droits. Malheureusement il n’a qu’un fils qui s’épuise dans l’abrutissement et la débauche, et qui impose le martyre de son impuissant voisinage à une infortunée jeune femme dont les enfans meurent l’un après l’autre, comme des branches sans vie qui se détachent du tronc.

Le descendant des Simore-Sabaillan lutte pourtant en désespéré, en homme qui ne recule devant rien, pas même devant le crime. Il a été accoutumé à briser tous les obstacles ; il est brisé par le destin en voyant mourir son fils idiot et fou. Il reste pour la première fois déconcerté lorsque tout à coup il trouve devant lui un jeune homme, un médecin qui soigne ses petits-fils, qui admire le dévouement héroïque de la comtesse de Sabaillan, aime cette jeune femme et s’en fait aimer, et ce médecin, ce Gaston Gélas, n’est autre qu’un enfant égaré du vieux marquis, le fruit oublié d’une ancienne séduction. Le vieux marquis se jette aussitôt sur ce dernier espoir : il veut reconnaître et adopter ce jeune homme ; mais celui-ci se relève dans sa fierté et ne veut pas de cette reconnaissance tardive. Le vieux marquis mourra décidément sans postérité, et le jeune homme restera dans son isolement, n’épousant pas même la comtesse de Sabaillan, dont il est séparé par des souvenirs plus terribles que l’illégitimité. Gaston Gélas, c’est, je suppose, la démocratie qui s’élève sur la tombe de l’aristocratie expirante. Que voulez-vous ? il faut bien qu’il y ait un peu de démocratie dans les romans de M. Pichat. La conception, à tout prendre, était sérieuse sans être absolument neuve, et les élémens d’intérêt étaient nombreux dans Gaston. Il n’y a qu’un malheur, c’est que ce récit, dont je ne fais que ressaisir le fil, s’égare en toute sorte d’aventures rétrospectives, et que la valeur morale de la donnée est souvent compromise par l’excès des couleurs. L’histoire des races qui finissent ne serait pas moins démocratique quand il y aurait un peu moins de souillures et de crimes, elle n’en serait même que plus éloquence en restant plus vraie. M. Laurent Pichat en dira ce qu’il voudra, il lui manque une chose essentielle, l’art de conduire une action, de peindre dans une juste mesure les caractères et les situations, de raconter simplement.

Une idée, il y avait pourtant une idée : c’est ce qui intéresse dans ce récit nouveau, et c’est vraiment ce qui manque dans les aventures de Monsieur et Madame Fernel que raconte M. Louis Ulbach. On a, dit-on, parlé de Monsieur et Madame Fernel tout un soir, et c’est beaucoup ; d’autres, plus hardis, ont voulu voir dans le roman de M Ulbach presque un événement littéraire ou une révélation, et ce serait ou une complaisance singulière pour l’auteur, ou une sévérité bien outrée pour tant d’autres romans d’hier et de demain, qui ne valent pas moins, s’ils ne valent pas plus. La vérité est que cela peut bien être le thème d’une conversation fugitive au bout de laquelle personne n’est d’accord, et qui retombe comme un léger linceul d’oubli sur une œuvre éphémère. Quelle a été la pensée de l’auteur ? A-t-il voulu retracer un tableau de la vie provinciale ? a-t-il voulu décrire le contraste d’une femme vivant dans un intérieur bourgeois, au milieu de tous les soins du ménage, et d’une femme formée dans la chaude atmosphère de Paris, accoutumée à tous les succès de salon ? Mieux encore, s’est-il proposé de décrire les effets produits par une de ces merveilleuses et pétulantes Parisiennes tombant dans un monde de province qu’elle enflamme et bouleverse au passage ? Je ne saurais le dire au juste. M. Ulbach, on le dirait en lisant Monsieur et Madame Fernel, est un de ces écrivains à qui il arrive, non d’écrire un roman parce qu’ils ont une idée, mais de chercher une idée parce qu’ils veulent écrire un roman, et qui pensent qu’ils n’ont qu’à jeter un regard sur le monde. Oui, sans doute, le monde est grand et contient dans son sein d’inépuisables élémens d’intérêt ; il y a des luttes obscures et poignantes, des complications infinies de mœurs et de caractères, des drames qui se nouent ou se dénouent sans cesse. Seulement ces drames, ces complications, ces luttes, il faut les voir, les condenser, les replacer sous leur vrai jour, en leur laissant cet accent humain qui les rend intéressans, et c’est ce que ne fait pas M. Louis Ulbach dans Monsieur el Madame Fernel. Les tribulations des deux bourgeois de Troyes, dont le ménage est si étrangement mis en émoi par l’arrivée de cette pétulante Parisienne, Mme Huard de Soligny, ces tribulations ont je ne sais quoi d’artificiel et de froid.

Le livre de M. Louis Ulbach laisse une impression singulière et indécise comme tout ouvrage d’imagination où il n’y a point réellement de sujet. C’est toujours, à vrai dire, la même situation, l’histoire de deux femmes rivales sans le savoir et sans le vouloir, se disputant un homme sans se l’avouer au fond du cœur. L’histoire se promène de la petite chambre à coucher de Mme Fernel au salon de l’ancien notaire, et de la maison Fernel jusque dans les salons de la préfecture de Troyes, mais elle est toujours la même. Et il n’y a point de situation dans Monsieur et Madame Fernel parce qu’il n’y a point de personnages humains et vivans. Ce sont des caractères entièrement factices, des ombres de personnages s’agitant dans une fiction sans point de départ et sans but. Ils ne se révèlent point par leurs actions, par le relief de leur nature au milieu du monde où ils vivent et des événemens qu’ils traversent, on ne les connaît que par ce qu’en dit l’auteur, qui prodigue les descriptions et se porte garant des caractères qu’il a l’intention de mettre en lumière. Mme Fernel est-elle une touchante matrone de province, le type de la vertu dans la beauté ? j’attendrai d’autres preuves que son habileté dans l’art de faire des lessives, de confectionner des friandises en collaboration avec sa cuisinière, ou de raccommoder les uniformes de ses enfans. Ses luttes mêmes contre la passion n’ont rien de particulièrement dramatique et de très concluant. C’est une honnête femme, qui y met bon ordre, et dont l’auteur grossit évidemment les perplexités intimes. Le journaliste Jules Regnault est un petit être, demi-homme d’esprit, demi-amoureux, demi-ambitieux, qui se hausse sur ses petits pieds sans se grandir, et si Mme de Soligny trouve en lui un consolateur de son veuvage, c’est qu’elle n’est vraiment pas difficile. Point n’était besoin d’aller à Troyes pour trouver un héros de cette taille. Et le médecin, le docteur Bourgoin, est-il un génie dépaysé ? Il a véritablement des qualités bien supérieures, médiocrement employées à pousser la fortune des journaliste de sa province, à réconcilier les ménages bourgeois et à tourmenter les sœurs de charité. Ce sont des personnages de paravent qui jouent un proverbe un peu long. On s’arrêterait volontiers à mi-chemin, et la promenade qu’on fait à Troyes avec la capricieuse Mme Huard de Soligny deviendrait monotone si de temps à autre elle n’était relevée par un certain esprit de détail. Ce qui fait défaut, c’est la force d’invention ou d’observation servant à féconder une idée juste prise au plus vif de l’âme humaine. Cette force manque dans le livre de M. Ulbach et dans bien d’autres. Il en résulte cette absence de toute originalité qui est trop souvent le caractère des œuvres contemporaines, et c’est ce qui fait que le roman dégénère si souvent en banales peintures au lieu de rester l’histoire familière et émouvante, le poème à la fois idéal et réel de toutes les luttes, de toutes les affections, de toutes les vicissitudes intimes de ce monde.

La littérature romanesque d’aujourd’hui en effet manque de ce souffle de vie et de vérité qui donne une expression toute-puissante aux œuvres de l’esprit. À quoi tiennent la séduction, le charme et la jeunesse toujours nouvelle de tant de fictions qui, depuis la Princesse de Clèves, ont captivé et captivent encore les intelligence ? C’est que, sous des formes diverses, avec une inépuisable fécondité de nuances et malgré des inégalités secondaires, elles reproduisent des types vrais et naturels ; elles sont l’expression dramatique d’un état de l’âme ou d’une idée : elles découpent dans la réalité humaine de ces tableaux émouvans ou moqueurs qu’une observation juste combine, que l’art fixe en traits durables. Je ne choisis pas : un jour c’est René, un autre jour Valentine, ou Colomba, ou la Maison de Penarvan, ou bien même quelqu’une de ces scènes qui échappent confusément à l’imagination ambitieuse et inégale, quoique puissante, de Balzac. En est-il ainsi maintenant ? Le roman, depuis quelques années, s’en va à la dérive faute de puiser à cette source de méditation et d’étude où l’esprit d’invention s’agrandit et se renouvelle sans cesse. Pour tout dire, il court les aventures. Dépossédé de cette force créatrice qui l’élève au niveau des formes les plus exquises de l’art littéraire, abaissé dans son idéal et dans ses procédés, il se réduit à une sorte d’à peu près en toute chose, — à peu près de sentimens et de passions, à peu près de mœurs et de caractères, et même à peu près de style. Au lieu d’étendre ses conquêtes dans le vaste champ de la vie morale, au lieu de contempler le vrai monde et l’être humain, qui l’anime, il s’est jeté dans la peinture des mondes spéciaux et des demi-mondes. De là vient ce qu’ont d’artificiel ou d’équivoque tant de romans contemporains. C’est ce qui explique aussi ce phénomène étrange de succès, qui retentissent bruyamment dans centaines sphères, et que le reste du public ne peut comprendre quelquefois. — Vérité saisissante ! disent les uns. — Débauche d’esprit, fantaisie ou mensonge ! disent les autres., — Tous ont raison, car les œuvres autour desquelles se fait ce bruit éphémère ne peignent réellement qu’une partie de la société contemporaine, de cette société où, à défaut de classes, il reste malgré tout des régions différentes, dont chacune a ses goûts, ses manières d’être et sa physionomie. Ce qui est vrai pour l’une de ces régions ne l’es pas pour l’autre, ou n’a que ce degré de vérité relative et excentrique qui excite la curiosité bien plus que l’intérêt, et c’est ainsi que, descendant de sa hauteur, le roman s’est trouvé plié à une condition subalterne, échangeant les larges horizons de la vie humaine pour les petits horizons, se perdant dans la minutie des détails superficiels ou vulgaires, et appliquant à tout ce procédé de réduction qui s’appelle le réalisme.

Ce mot, de réalisme a été inventé de nos jours, où l’on a inventé tant de choses. Il s’est introduit comme une nouveauté dans le domaine des arts, et il est devenu soudainement de mot d’ordre de toute une école de peintres et de romanciers qui a reconnu Balzac pour dieu, et dont M. Champfleury, l’auteur des Amis de la Nature, est un des prophètes. Oui, vraiment, le monde se partage, à ce qu’on nous apprend, entre ceux qui ont peur de la réalité, qui craignent d’effleurer du regard, les vrais élémens de la nature humaine, et ceux que rien n’effraie, qui d’un œil tranquille et pénétrant scrutent les plus secrètes profondeurs. Il y a deux écoles : l’une est celle des esprits ordonnés, méthodiques, satisfaits, comme Dante, Virgile, Milton, habiles architectes si l’on veut, mais dont les œuvres, ont une beauté convenue, sans qu’on puisse y trouver une notion nouvelle ou en tirer une acquisition pour le cerveau, et le cœur ; l’autre école est celle des forts et des puissans, des chercheurs infatigables et des révélateurs, de Cervantes, de Molière, de Lesage, d’Hoffmann, — de Balzac… et de M. Champfleury. Une des faiblesses de M. Champfleury, qui est un homme d’observation et de talent, est de se laisser décerner, de ces rôles qui risquent de lui assigner un ridicule plus réel et aussi étrange que tous ceux qu’il décrit dans ses romans. Et pourquoi M. Chamfleury est-il arrivé à ce sommet de l’art ? Parce qu’il a fait les Bourgeois de Molinchart et les Souffrances du Professeur Delteil, les Aventures de Mademoiselle Mariette et les Amis de la Nature : œuvre étonnante du XIXe siècle, épopée merveilleuse de comique saisissant et de force observatrice ! Par exemple, le style laisse quelque peu à désirer ; mais c’est l’inégalité d’une nature concentrée dans la création, et d’ailleurs c’est inséparable du genre réaliste. M. Champfleury mériterait d’avoir d’autres amis, car enfin il réussit quelquefois, quand il oublie qu’il a un système, quand il se laisse aller simplement à son inspiration, et ce n’est pas une raison, parce qu’on raconte les aventures de M. Gorenflot ou de M. Boisdhyver, pour mépriser complètement les aventures de Françoise de Rimini, pour ranger Dante parmi les satisfaits.

Le réalisme par lui-même d’ailleurs est-il donc une si surprenante nouveauté, et ouvre-t-il des routes si fécondes à l’esprit d’invention ? Il n’y a qu’un malheur c’est que, dépouillé de ses oripeaux équivoques et réduit à sa plus simple expression, le réalisme n’est rien ; il est vieux comme le soleil, vieux comme l’esprit humain, ou il n’est qu’un non-sens, une corruption de l’art. Dans sa véritable et juste acception, il est de tous les temps et de toutes les littératures. Tous les conteurs, tous ces historiens familiers de la vie, qui ont entrepris successivement de représenter par l’imagination la nature, les mœurs et les caractères, étaient-ils dénués du sentiment de la réalité des choses ? Cette réalité, ils la peignaient sous mille formes, émouvantes ou ironiques, avec son mélange de passions, de vices et de ridicules. Ils ont observé la vie de haut, et ils l’ont représentée d’autant plus vraie qu’ils ont su choisir et combiner les élémens de leurs tableaux, que dans la profusion de leurs peintures ils ont laissé apparaître les traits essentiels et permanens. Au-delà de cette frontière naturelle fixée par les intelligences les plus vigoureuses, le réalisme, transformé en système, pratiqué comme il l’est aujourd’hui, est une puérilité prétentieuse et une altération de l’art. C’est la substitution d’un calque servile à l’interprétation libre et féconde de l’imagination, c’est le culte du détail mis à la place de l’étude large et supérieure des phénomènes caractéristiques du monde moral ; c’est l’anéantissement des facultés créatrices de l’esprit dans un travail patient, tyrannique et stérile d’imitation. Et dans cette émulation singulière d’exactitude photographique, où s’arrêtera-t-on ? Il faudra aller jusqu’aux dernières limites de la vulgarité la plus crue ou la plus banale. On ne remarque pas que tout ce qui existe en ce monde et dans la nature n’a point un intérêt égal. On ne voit pas surtout que la beauté, la vérité, tout ce qui charme, tout ce qui émeut dans une œuvre littéraire ou dans un tableau, tient moins à l’exactitude d’une reproduction judaïque qu’à un juste rapport des choses, à un ensemble de traits fondus et combinés par un art intelligent. Si votre œuvre n’est qu’une transcription obstinée et minutieuse, vous n’égalerez jamais la nature ; si cette fidélité matérielle d’imitation est l’unique objet, l’unique mérite du roman, ce n’est que la vieille théorie de l’art pour l’art compliquée d’un goût inquiétant pour tous les spectacles vulgaires de la vie.

Un des sectateurs de M. Champfleury, — puisque M Champfleury a des sectateurs et des panégyristes, — lui attribue un mérite exceptionnel, celui d’exceller à saisir la couleur particulière que donnent aux passions et aux instincts l’habit bourgeois et la soutane du prêtre, les crânes dénudés et la perruque des vieillards, les extrémités languissantes de la province et le centre actif de Paris avec le prisme de la vie artistique. C’est là justement le caractère du roman réaliste : la couleur particulière voile l’essence humaine. L’homme disparaît, vous avez devant vous tout un monde confus, bariolé et tourbillonnant, de personnages excentriques plus reconnaissables à leur habit, à leur visage systématiquement accentué par le peintre, à leur geste et à leur langage, qu’à l’originalité vivante de leur nature morale. Ils ont existé peut-être, et cependant ils ne sont pas vrais de cette vérité humaine qui donne à une œuvre droit de cité parmi les créations de l’esprit. C’est peut-être une galerie de types excentriques ce n’est point le roman dans sa large et sérieuse acception. Les Amis de la Nature ne sont qu’un chapitre de plus dans l’histoire du réalisme contemporain. L’auteur, M. Champfleury, a un goût tyrannique et redoutable pour les bizarreries et les étrangetés d’un ordre subalterne, pour les ridicules, les manies, les faiblisses, les vices les plus crus ou les plus vulgaires, et, sous l’empire de cette fascination particulière à certains esprits, il croit trop aisément que tout le monde doit avoir le même goût. Il se trompe, car enfin où est l’intérêt humain, où est la comédie dans les mésaventures de M. Gorenflot, le mercier retiré, qui passe son temps à prendre possession de la forêt de Grateloup, à ouvrir des sentiers, à dessiner des flèches bleues sur les rochers, et qui s’attire des affaires avec l’administration forestière, même avec les tribunaux, devant lesquels il paraît escorté des amis de la nature, le philosophe Bougon, le loustic Bigle, le peintre Lavertujeon ? Qu’on y ajoute Mme Gorenflot avec ses jalousies de mercière et ses querelles, l’intérêt ne sera pas sensiblement augmenté, et les Amis de la Nature ne seront pas moins un tableau d’une fantastique vulgarité, un assez maussade travestissement dont il faut peut-être avoir le secret pour en goûter tous les mérites. Et pourtant M. Champfleury est un des maîtres du genre !

Si le réalisme n’était que le caprice de quelque esprit à la recherche de la nouveauté, ce ne serait rien. Il faut en convenir, il règne aujourd’hui ou il aspire à régner dans les arts, dans la littérature ; il se laisse voir dans une multitude d’œuvres qui se ressemblent par l’identité du procédé, bien qu’elles diffèrent par la nature du sujet. Le réalisme ! où ne se glisse-t-il pas maintenant ? Il est dans l’analyse des passions, dans la description des mœurs, du luxe, des élégances équivoques d’une certaine vie mondaine, comme il est quelquefois dans la peinture d’un terne foyer bourgeois ou dans des histoires de paysans. Il y a le réalisme aux allures semi-poétiques, semi-aristocratiques, et le réalisme recherchant la simplicité, la trouvant de temps à autre et l’affectant plus souvent encore. C’est évidemment au premier de ces réalismes que se rattachent ces pages récentes sur le Monde des Eaux où l’auteur, M. Tony Revillon, a voulu peindre certains côtés des mœurs contemporaines, et où s’enchevêtrent et s’enchaînent des histoires diverses peuplées de personnages élégamment corrompus. Ouvrez la plupart de ces récits qui ressemblent au Monde des Eaux, il s’en dégagera aussitôt un parfum capiteux de corruption ; il y a inévitablement la place des courtisanes et des joueurs.

Quand je lis ces pages écrites souvent par des hommes jeunes, racontant des histoires de jeunesse et d’amour, je ne sais pourquoi je songe involontairement à ces autres jeunes gens d’un temps passé, à ce jeune René qui, dans sa mélancolie un peu emphatique, exprimait éloquemment les angoisses. d’une génération, au jeune bourgeois Werther avec ses gaucheries naïves, ses troubles profonds et ses timidités singulières en présence de Charlotte. Nos héros, je veux dire les héros du roman réaliste d’aujourd’hui, ne sont pas de cette race. Ce sont des personnages plus dégagés qui connaissent mieux leur monde, et n’ont pas de ces élans d’ardeur exaltée, de ces vapeurs sombres et inutiles. Leurs passions n’ont le plus souvent rien d’idéal ; elles sont d’un ordre infiniment moins élevé. Je ne sais si Werther avait des prétentions au réalisme ; ce n’est pas lui qui eût point Charlotte comme le héros d’un autre roman d’hier, les Victimes d’amour, peint la femme qu’il prétend aimer tout à l’heure. « Figure-toi une tête un peu petite,… un front haut et bombé se creusant au-dessus de deux sourcils noirs et épais,… des yeux Habituellement ternes et voilés ; mais qui dans de certaines circonstances concentrent une puissance extraordinaire de vie et de passion, un nez droit d’un tissu aminci et transparent, des lèvres charnues et sanguines, des joues imperceptiblement duvetées… Et pour porter cette tête, mon ami, un torse admirable ; une poitrine large et développées, des épaules pleines, blanches et grasses, des seins fermes et droits ; et des bras durs et modelés comme s’ils étaient de marbre. » Je passe la manière de marcher. Et comment pensez-vous que l’auteur exprime les perpléxités morales de son héros en présence de sa maîtresse, à qui il craint de dire son secret ? « Le mot amour lui paraissait de feu, comme la robe de Marguerite lui paraissait de plomb ; il n’osait prononcer l’un, et se croyait trop faible pour relever l’autre. » Voilà, ce me semble, qui est aller droit au fait et dire le dernier mot. Il est vrai que cette belle personne ne valait guère d’autres adorations, comme le reste de l’histoire le montre surabondamment. Cela prouve que les deux amans étaient très dignes l’un et l’autre de devenir des héros du roman réaliste. Cette crudité de peinture est en quelque sorte la marque originelle d’un récit où se révèle pourtant un talent qui a de la verve, de la jeunesse et des dons heureux.

Ce n’est pas dans ce monde aux élégances douteuses, aux agitations frivoles, aux amours faciles, que l’auteur de Véronique, M. Eugène-Muller, puise son inspiration et cherche les élémens de ses récits. Il va au loin, dans le village, à la découverte des drames obscurs des campagnes. Au fond, c’est l’instinct réaliste se manifestant dans d’autres conditions et sous une autre forme. L’auteur s’était déjà révélé par un premier récit du même ordre, qui, en dénotant du talent, n’était point assurément le poème des mœurs populaires et rustiques. C’était plutôt une œuvre de bonne intention et d’inexpérience. M. Eugène Muller est-il plus heureux dans Véronique ! L’inexpérience n’a point disparu, pas plus que la bonne intention, et l’essai continue, ce me semble. Dans le roman nouveau, on pourrait dire qu’il y a deux choses, un cadre et un tableau. Le tableau, c’est l’histoire de Véronique ; le cadre est une fiction qui ressemble à toutes les fictions du roman moderne, qui en a l’exagération, les couleurs criantes et confuses. C’est un jeune homme, noble de naissance, ayant usé et abusé de tout, perdu de désordres et de vices, ruiné, flétri d’âme et d’esprit, et qui, tombant un jour chez un oncle, dans un village de la Loire, se donne, pour se désennuyer, le passe-temps de séduire une jeune fille qu’il rend mère. Il a cru s’amuser seulement, et tout à coup il sent en lui-même une transformation intérieure au contact de cette passion naïve et ardente qu’il inspire. Il se reprend à la vie par l’amour ; au moment où il ne parle de rien moins que de vivre désormais avec la jeune Véronique, de se créer une existence par le travail, une fatalité sépare ces deux invraisemblables amans, et le jeune séducteur ne reparaît que vingt ans après, lorsque la destinée de Véronique s’est accomplie, lorsque la jeune fille a eu le temps d’épuiser toutes les amertumes attachées à une faute. C’est cette destinée de Véronique qui est le fond du tableau. Qu’arrive-t-il en effet ? Dans le premier instant d’abandon, Véronique, le cœur navré et obstiné dans son amour ; se sent perdue : elle est l’objet des railleries grossières des jeunes gens ; son maître ne veut plus la garder dans sa maison. Elle n’a plus qu’à mourir, comme une autre jeune fille trompée qui a laissé sa légende dans le pays, et dont l’histoire obsède son esprit. elle n’est retenue et sauvée que par l’instinct maternel qui s’éveille ; mais elle est obligée de fuir de village en village, pressée par la faim, mettant son fils au monde dans la misère et dans les larmes, cherchant à travailler et ne le pouvant, luttant enfin avec une candeur singulière. Elle finit par se résoudre à revenir dans son pays, et là, par des miracles d’honnêteté et de travail, elle parvient à désarmer tous les préjugés, à se faire estimer et aimer, jusqu’au moment où elle meurt, frappée au cœur par la mort de son fils, qui était soldat. Celui qui l’avait séduite, et qui la croyait morte depuis longtemps, arrive pour assister à ce deuil, devant lequel s’arrêtent ses réparations tardives.

Le fond de l’histoire vaut mieux que le cadre, disais-je. Le jeune comte Franz de Sugny, qui a ouvert le drame et qui reparaît grisonnant, est un personnage qui a des emphases vulgaires et les attitudes mélodramatiques d’un don Juan converti. Le caractère de Véronique a seul de l’intérêt sans être d’une nouveauté bien frappante. Dans le récit de cette destinée de jeune fille, il y quelques pages vraies, humaines et d’une touchante simplicité, et par une singularité remarquable c’est la partie la mieux écrite de l’histoire de M. Eugène Muller. Le style de l’auteur semble regagner par la simplicité une correction qu’il n’a pas toujours ; il s’engage dans des figures étranges et dans des défilés fort scabreux. Un personnage dira : «…Vous paraissez goûter la vie, vous, moi, je m’y ennuie… — Il n’y a qu’un amour sur lequel je n’ai pu jamais mettre le cœur… — Ne sentant pas en moi la force grande nécessaire à ce labeur de Sisyphe… » Franz de Sugny, pour dépeindre son oncle, a un luxe de couleurs réalistes qui feraient envie à M. Champfleury ; il le compare à un agaric collé à un chêne, à une de ces fongosités qui, par une certaine macération, se transforment en amadou, » et il ajoute aussitôt, dans une langue baroque : « De celle à faire subir a mon oncle-agaric s’est chargée et se charge encore quotidiennement demoiselle Eulalie, etc…" Ce qu’il faut remarquer au surplus, c’est que ces façons d’écrire, ne sont point particulières à M. Eugène Muller ; elles se retrouvent dans beaucoup de ces récits du temps et même dans ceux auxquels on fait parfois de capricieux accès. Il semble que dans le roman la correction et la pureté de la langue ne soient qu’un bagage incommode, un lien importun pour le génie de nos inventeurs contemporains. Et cependant, quand la langue s’obscurcit, se surcharge et devient incertaine n’est-ce point le signe de l’obscurité, de l’indécision et de la faiblesse de la pensée ?

Ainsi se succèdent les romans qui fleurissent aujourd’hui comme ils fleurissaient hier, comme ils fleuriront demain ; moisson périodique et toujours nouvelles d’inventions, de contes, de récits, qui offrent moins une large et forte image de la vie contemporaine que des reflets, des mirages, des fragmens inachevés. Quand l’été s’avance, on secoue les arbres, et les fruits tombent pressées sur le sol ; parmi ces fruits, il en est de bons et de savoureux qui sont arrivés à une heureuse maturité ; il en est un plus grand nombre qui déjà sont à demi gâtés et perdus ; quelques-uns, avec des apparences magnifiques, ont cette piqûre, ce point noir qui dénote le germe de la corruption intérieure : ils ressemblent aux fameuses pêches à quinze sous de M. Alexandre Dumas fils. Il en est un peu ainsi de l’imagination humaine, qui a ses œuvres choisies et savoureuses à côté de celles qui ne mûriront pas ou sont déjà flétries, qui a aussi, plus que jamais peut-être, de ces œuvres au point noir, de ces pèches à quinze sous de la littérature et de l’art. Ces œuvres, on ne peut s’y tromper, ne sont pas seulement un phénomène littéraire : elles sont le signe d’un certain état de société par les goûts, les idées, les habitudes morales qu’elles reflètent et qu’elles propagent ; elles passeront cependant comme cette crise même dont elles sont à la fois un des élémens et l’expression, et c’est justement parce qu’elles sont éphémères qu’il est du devoir de tous les esprits doués de jeunesse et de vie de ne point s’attarder dans ces régions aux attraits trompeurs et aux succès d’un jour, d’aller droit à la grande carrière où fleurissent les œuvres d’une virile et saine inspiration.


CH. DE MAZADE.


LA PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ, par M. NOURRISSON.

Lorsque Maine de Biran exposa la doctrine de Leibnitz, il y avait près d’un siècle qu’elle était presque oubliée en France ; elle n’y avait plus trouvé d’admirateurs depuis Diderot et Rousseau, et les railleries de Candide paraissaient être le dernier mot des Français sur le philosophe de Hanovre. Maine de Biran eut le mérite de faire cesser cette distraction, pour ne pas dire cette ignorance ; mais comme il semblait y avoir en Leibnitz deux hommes, — un savant et un métaphysicien, — il laissa le savant de côté, et pensa que le métaphysicien pouvait être examiné à part. C’est ce point de vue restreint qu’ont adopté ceux qui ont, depuis lors, interprété ce grand système en France ; c’est dans cette vue aussi que l’Académie des sciences morales et politiques proposait, il y a trois ans, comme sujet de concours, la philosophie de Leibnitz. Les concurrens devaient rechercher d’abord où Leibnitz était parvenu en philosophie et dans les diverses parties des connaissances humaines avant son séjour à Paris, puis établir quelle part le cartésianisme et la France peuvent réclamer dans les développemens de son génie ; ils devaient examiner aussi le caractère nouveau introduit dans les discussions philosophiques par l’intervention de l’histoire même de la philosophie, négligée et ignorée jusqu’à lui. Enfin l’ensemble des théories de Leibnitz, ce qu’on appelle son éclectisme, devait être exposé et jugé. L’Académie ne parlait pas de ses travaux mathématiques, les jugeant sans doute étrangers à la question. Envisagé ainsi, Leibnitz pouvait encore être le sujet d’un ouvrage intéressant, quoique étroitement conçu, tel enfin que celui qui vient d’être publié par M. Nourrisson, et qui a été couronné par l’Académie.

L’auteur met tous ses soins à établir la parenté intellectuelle de Leibnitz et de Descartes. — Instruit dans les principes de la scolastique, Leibnitz avait seize ans lorsqu’il commença à lire Bacon, Kepler, Campanella, Galilée, Descartes surtout, qui dès lors le préoccupa sans cesse. Le souffle de l’esprit nouveau le saisit, et tout en gardant à Aristote une fidélité raison-née, il se mit à la recherche de l’harmonie secrète qu’il pensait devoir exister au fond entre les anciens et les modernes. Tel était l’objet de ses méditations dans ce fameux bois de Rosentlml, près de Leipzig, consacré aujourd’hui par son souvenir. Il ne faisait qu’entrevoir confusément l’idée qu’il cherchait, lorsqu’en 1762, — il avait vingt-six ans, — une mission diplomatique le conduisit à Paris, où il exposa à Louis XIV le projet d’une expédition dans l’Égypte, destinée, selon lui, à devenir la Hollande de l’Orient. Descartes était mort, mais il n’était bruit que de la doctrine cartésienne. Les sectateurs de la nouvelle théorie, Arnauld, Nicole, Malebranche, Huygens, Spinoza même, que Leibnitz vit à La Haye en revenant à Hanovre, développèrent et mûrirent ses jugemens. Il avait dès longtemps adopté la méthode de Descartes, qui tirait de la conscience humaine le principe de la certitude. La proposition célèbre : Je pense, donc je suis, était déjà, comme on l’a bien observé, une protestation victorieuse de la personnalité humaine contre le mot de Louis XIV : L’état, c’est moi ; mais Descartes, en affirmant que l’essence de l’âme est dans la pensée et l’essence du corps dans l’étendue, faisait du monde, soit intérieur, soit extérieur, un composé d’étendue et de mouvement dénué d’activité propre et obéissant à de pures lois mécaniques sous une impulsion une fois donnée. Partant de cette notion affaiblie de l’être, Malebranche avait été conduit à établir que les substances créées sont essentiellement passives. Enfin Spinoza, de conséquence en conséquence, professait que les créatures ne sont pas des substances, et méconnaissait absolument la valeur indépendante et positive de chacune d’elles. Leibnitz alors, reprenant l’œuvre que Descartes avait laissée trop incomplète, releva la dignité de l’être créé en montrant qu’il était plus qu’une machine bien ordonnée, qu’il était une force vive, une cause ayant par elle-même la vertu, la puissance, l’incessant besoin d’agir. Rehausser ainsi la valeur de l’homme, c’était préparer la reconnaissance des droits de l’homme, c’était faire un pas vers la révolution. Cette substitution d’une dynamique vivante à une mécanique inerte est la plus importante des conceptions de Leibnitz.

Ce n’est pas que cette étroite affinité avec Descartes le disposât envers lui à des sentimens de déférence ni même de justice : on le vit constamment lié avec les adversaires du grand chef d’école, Huet entre autres. Ce qui l’irritait particulièrement était l’esprit de secte des cartésiens ; il se révoltait contre leur maître, le regardant comme une sorte de César ambitieux ; dangereux pour la république philosophique ; peut-être aussi, on est forcé d’en convenir, avait-il ressenti quelque jalousie contre l’autorité immense prise par ce nom si nouveau ; enfin il repoussait en lui l’influence française, que son patriotisme allemand, offusqué par la puissance de la maison de Bourbon, était vivement porté à combattre sous toutes les formes. Néanmoins Leibnitz est bien un cartésien, quoi qu’il en ait, et il appartient bien à la France ; non-seulement il lui a emprunté sa langue pour écrire la plupart de ses ouvrages, non-seulement il a pris chez elle le goût de la clarté, l’horreur de la technologie, l’ambition de se faire entendre des femmes d’élite de l’époque, mais, chose plus importante, sa méthode n’est autre que celle de Descartes, qui part du doute pour arriver à la certitude : or tout Descartes est dans sa méthode.

Du reste, le système ingénieux qui, élevé pièce à pièce par ce génie sans cesse en progrès, ressort de l’ensemble de ses écrits, n’a guère de nos jours qu’une valeur historique, si on le transporte, comme l’a fait M. Nourrisson, sur le terrain purement métaphysique où l’école s’est retranchée, rompant tout pacte avec les autres sciences. Conçu dans des proportions plus vastes, fondé sur ces sciences mêmes où l’université ne veut point se risquer, l’édifice n’apparaît dans son harmonie que si on le mesure, — qu’on me passe l’expression, — avec un compas plus ouvert. Aux yeux du psychologiste en effet, Leibnitz, génie tout mathématique, emploi trop exclusivement les procédés de l’ontologie et de la logique : porté aux abstractions et aux systèmes, il va droit à l’absolu, et sur les premiers principes il élève, ce que l’Allemagne appelle des constructions, c’est-à-dire des créations idéales, des théories bien liées, mais que la nature ne se croit pas obligée de réaliser toujours. S’il rencontre des vérités, c’est sur la route aventureuse de l’hypothèse ; il ne raisonne pas, il calcule, et l’on sait à quelles faussetés peut conduire cette inflexible langue des chiffres, quand on l’emploie hors de propos ; mais quiconque ne saura pas s’en servir comme lui ne pourra jamais expliquer comment et pourquoi le faux se trouve mêlé au vrai dans ses théories. La monadologie ouvre de merveilleux horizons : chaque être est un abrégé du monde, un raccourci d’abîme, selon le mot de Pascal ; il n’y a point de portion de matière si petite qu’elle ne contienne un monde infini de créatures ; l’infini est partout autour de nous et en nous ; tout est vivant, comme l’avait dit Pythagore, tout est plein d’âmes, depuis la matière brute, où palpite une vie confuse, jusqu’à l’homme illuminé par la conscience ; nul esprit n’est sans corps, nu corps sans esprit. Tout être est impérissable ; mais cet être, quelle en est la nature ? Rien n’est moins clair pour ceux qui veulent, comme M. Nourrisson, voir dans le monade une entité métaphysique, et qui repoussent la lumière que répand sur cette conception toute mathématique le calcul infinitésimal. La monadologie a du reste en elle-même des parties vicieuses ; prises telles quelles et acceptées avec les attributs imaginaires que Leibnitz se hasarde à leur supposer, les monades, étant incapables d’être influencées l’une par l’autre, et n’étant en rapport qu’avec le Créateur, ne peuvent avoir pour loi que l’égoïsme. C’est ainsi que Goethe, profondément pénétré de cet doctrine, ne faisait guère état des êtres aimans qui l’entouraient, et, ne voulant point laisser son âme se troubler au contact de la leur, les sacrifiait au commerce exclusif qu’il entretenait avec l’idéal. De même la loi de continuité, tirée de l’oubli par Leibnitz, et en vertu de laquelle il n’y a aucune interruption dans la série des êtres, paraît menacer la liberté humaine en ce qu’elle représente tous nos actes comme s’engendrant inévitablement les uns les autres ; mais d’autre part, cette idée, portée dans les régions scientifiques, crée le calcul infinitésimal et donne à la physique des lois vérifiées par tous les savans modernes, depuis Buffon jusqu’à Geoffroy Saint-Hilaire. D’après ce simple aperçu, l’on voit que M. Nourrisson n’a pas eu tort en reprochant à Leibnitz d’avoir trop employé en métaphysique l’hypothèse, procédé exclusivement mathématique, et dont l’usage ne saurait être étendu sans péril ; mais si, comme il est incontestable, la racine du système leibnitzien est précisément dans les mathématiques, n’est-ce pas fermer les yeux sur le côté le plus puissant du philosophe que de se refuser à étudier le mathématicien ? n’est-ce pas être injuste envers son œuvre que de se placer hors du terrain le plus solide où elle se fonde, et de se borner à la prendre en flagrant délit d’empiétement lorsque les rameaux de cette plante vigoureuse excèdent une juste portée ? Ne voit-on pas combien est étroite cette méthode, qui ne trouve pas de meilleure garantie contre ce qu’on pourrait nommer les abus de pouvoir de la science que l’exclusion presque complète de la science elle-même de tout le domaine philosophique ? J’ai dit presque complète, car le programme académique reconnaît, à la vérité, l’importance de l’histoire en philosophie, et l’on sait d’ailleurs que M. Nourrisson appartient à cette école observatrice qui, épiant les moindres manières d’être de l’âme humaine, fait sur elle une sorte de clinique, comme disait l’un des bons esprits de notre temps ; mais la philosophie, trouve-t-elle donc là ses limites ?

La théodicée, couronnement du système de Leibnitz, a été jugée par Hegel, qui l’appelle un roman métaphysique. L’optimisme, auquel elle aboutit, est une doctrine noble et consolante, mais trop commode, pour les âmes satisfaites et trop peu capable d’exciter ces héroïques élans de la volonté par lesquels l’homme, dans ses révoltes méritoires, rajeunit parfois la face du monde et refait sa propre destinée. Elle s’accorde bien d’ailleurs avec l’époque, et surtout avec le milieu où elle est conçue. Les sombres perspectives ouvertes par le XVIIIe siècle ne sont point soupçonnées encore au temps de Leibnitz ; on est, même au-delà du Rhin, en plein siècle de Louis XIV ; les princesses, donnant la main aux philosophes, les accompagnent dans les sphères éthérées où fleurit l’idéalisme. Pareils aux géomètres qui opèrent sur des triangles supposés parfaits, les penseurs, en étudiant l’être, le nettoient pour ainsi dire de ses réalités peu élégantes, et lui donnent les formes abstraites et correctes exigées par l’étiquette de la métaphysique du temps. C’est dans ce monde fictif, où aucun choc, aucune contradiction n’est possible, où rien ne se passe sans raison suffisante, que vit l’esprit de Leibnitz, en compagnie des objets illustres de ses amitiés intellectuelles. Comment le génie lui-même, flatté ainsi dans ses instincts les plus délicats, saurait-il résister à des séductions aussi raffinées, et conserver en ce doux état cette force mélancolique de l’esprit qui affronte les tristes problèmes de la douleur et du mal ? Comment des théories amères pourraient-elles naître dans ce rare et charmant milieu ?

Leibnitz, considéré sous cet aspect, est le père de l’éclectisme moderne. ; il domine la grande révolution cartésienne ; il résume le passé, et il ouvre l’avenir ; il figure parmi les ancêtres spirituels de tous les philosophes venus après lui. Mais le plus grand côté, sans aucun doute, de ce beau génie, celui que M. Nourrisson a eu le tort de négliger, celui qu’aucun livre français ne nous a encore exposé, c’est le côté mathématique. Ce que la postérité a recueilli dans l’œuvre de Leibnitz, c’est la conception toute scientifique qu’il s’est faite de la philosophie. De la métaphysique, comme celle de Descartes, bien peu de chose a survenu ; le reste s’en est allé où vont, depuis que l’homme rêve et pense, les rêves qui s’élèvent comme une fumée du milieu de sa pensée en travail. Le Leibnitz dont M. Nourrisson s’occupe, l’indocile ami des jésuites, l’auxiliaire de Bossuet dans la thèse soutenue en faveur des idées obscures, le rêveur de l’harmonie préétablie, n’a plus sujet d’émouvoir beaucoup aujourd’hui ; c’est surtout le disciple de Kepler, le rival de Newton, le prédécesseur de Lagrange qui est immortel. Et qu’on ne dise pas que cette face du système leibnitzien est étrangère à la philosophie Leibnitz répond lui-même à l’objection, lorsqu’il signale par exemple les progrès que fera faire à la logique le calcul des probabilités. Les Allemands, qui tiennent aujourd’hui le sceptre de la haute spéculation, ne sont pas si exclusifs sur ce point que l’est en France l’université : Kant a écrit sur l’algèbre, Schelling était un mathématicien consommé, et ainsi des autres. Il est bien vrai que Leibnitz est tombé dans l’erreur quand il a voulu appliquer les lois mathématiques à certains objets que gouvernent d’autres lois ; mais suit-il de là qu’il faille faire de la philosophie un petit domaine isolé, du philosophe un spécialiste sui generis ne touchant pas, par prudence, aux mathématiques, à la philologie, à la religion, à l’économie politique, à la physiologie, à l’étude enfin de tout ce qui concerne l’homme ? Non certes ; il faut au contraire que toutes les sciences, se limitant les unes les autres, concourent à former la philosophie, cette science des sciences. Tel était le grand principe de Leibnitz, dont l’idée capitale était de restituer à la philosophie le caractère qu’elle avait dans l’antiquité, alors qu’elle consistait dans la recherche du vrai à travers l’universalité des connaissances humaines. C’est par là qu’il est le plus digne d’être étudié, et qu’il est pourtant le moins connu en France ; c’est ce côté de son génie que devrait enfin faire paraître au grand jour l’un de ces philosophes véritables qui sont aussi des savans.


ALBERT BLANC.


ESSAIS ET NOTICES.


DE LA MUSIQUE CHINOISE.

Il nous arrive souvent de recevoir des lettres de personnes inconnues qui s’intéressent aux questions que nous traitons habituellement dans la Revue. Il est extrêmement rare que ces lettres, nombreuses et diverses de ton, qui nous arrivent de diverses parties de l’Europe, et même de plus loin, ne soient pas favorables aux principes que nous défendons ici, et qu’elles n’aient pour objet d’encourager nos faibles efforts à poursuivre l’erreur et à maintenir haut la critique d’un art puissant sur lequel il s’écrit tant de pauvretés. Nous nous sommes souvent reproché d’avoir laissé la plupart de ces lettres sans réponse, entraîné que nous sommes par tant de choses sérieuses ou futiles de l’heure présente, qui absorbent forcément notre attention. C’est un tort, car il nous semble que lorsque cette correspondance, souvent anonyme, touche à des sujets d’un intérêt général pour l’art, il y a profit pour tout le monde à la soumettre au jugement du public, et à débattre devant lui le point qui nous attire, à discuter soit des contradictions qui méritent une réfutation, soit des éloges qui s’élèvent plus haut que notre personne. C’est ce que nous voulons essayer aujourd’hui à propos d’une lettre que nous adresse de la Chine une personne qui occupe un rang élevé dans l’armée française.

Nous devons la connaissance de la personne honorable qui nous écrit de Shang-haï à son goût très éclairé pour l’art musical, et particulièrement à un travail qui a paru dans la Revue il y a quelques années : le Chevalier