Les Romains et leur poète - Cesare Pascarella

Les Romains et leur poète - Cesare Pascarella
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 420-440).
LES ROMAINS ET LEUR POÈTE

CESARE PASCARELLA


I

Parmi les curiosités de Rome qui échappent au voyageur pressé et dont les guides ne se soucient pas, on doit mettre au premier rang le peuple même de la ville. Bon nombre d’étrangers habitent Rome depuis des mois et l’habiteraient jusqu’à la fin de leur vie sans se douter qu’il existe. C’est que le peuple de Rome n’est pas très facile à découvrir. Non seulement il disparaît dans la masse cosmopolite qui se répand aux environs du Corso, sur les quartiers que les étrangers fréquentent de préférence, mais là même où l’on s’imagine le voir s’étaler dans tout son naturel et dans toute sa franchise, aux places choisies, aux endroits visités des artistes, il n’y a guère de lui qu’une apparence. Tous les matins, la piazza Montanara, au pied du Capitole, fourmille de costumes et de types originaux, que le passant s’attarde quelquefois à considérer. Au trot de petits chevaux maigres, des cavaliers arrivent, vêtus de vastes manteaux doublés d’un vert éclatant ; ils tiennent à la main, comme une lance, un grand bâton ferré pour chasser les chiens. Les voitures se succèdent, de longues charrettes peintes, équilibrées sur deux roues, attelées de mulets, chargées de petits tonneaux ou de légumes, où le conducteur, une face de brigand sous un chapeau pointu, est assis à gauche, dans une niche multicolore recouverte d’une capote bleue posée de travers. Des femmes dont la peau semble refléter le soleil qui l’a brunie, les mains sur les hanches, vont d’une marche alourdie, mais gracieuse encore, ondulante et calme, avec d’énormes tas de légumes dans de grands paniers plats sur la tête ; elles portent le corselet rouge, bleu, vert ou jaune ; les plus vieilles gardent sur la poitrine une broderie d’or ou d’argent ; de larges anneaux pendent aux oreilles... Ce sont là, si l’on veut, des Romains et des Romaines, mais des Romains et des Romaines de la campagne et non de la ville. Ce sont des paysans ; ce ne sont pas des Romains de Rome. Et de même au Campo de Fiori, une petite place proche du Palais Farnèse, où se tient chaque mercredi, autour de la statue de Giordano Bruno, un marché de légumes, de volailles, de drap et d’antiquités plus ou moins authentiques. De même encore sur les marches de l’escalier qui conduit à l’église Santa Trinità de’ Monti, tout près de la villa Médicis : c’est là qu’attendent au clair soleil, dans les parfums de fleurs qui montent de la place d’Espagne, les modèles pour peintres et pour sculpteurs. Ils sont déguenillés et coquets. Les enfans, en vestes de velours, s’agacent et crient. Les hommes, en culottes courtes, les jambes entourées de bandelettes, somnolent. Les jeunes filles, la tête couverte du châle plié, ont de grands yeux noirs, doux et tristes même quand elles rient. L’impression est souvent charmante, et l’on est ravi. Mais on n’en est pas mieux renseigné. S’il y a bien parmi ces modèles quelques Romains et quelques Romaines, il y a aussi et surtout des gens des Abruzzes et de la Calabre.

Pour s’instruire mieux ou plus sûrement, il faut avoir plus de patience, se concilier des amitiés compétentes, et se faire conduire au Trastevere. Car, des Romains, il y en a dans tout Rome ; mais ils s’y mêlent au reste de la population, qui est pour la plupart d’origine provinciale, en particulier dans les quartiers les plus pauvres, celui de San Lorenzo et celui des Prati di Castello, qui ont recueilli une foule d’ouvriers, maçons, charpentiers, menuisiers, attirés naguère par la grandeur naissante de la nouvelle capitale, bientôt déçus, et réduits aujourd’hui à la plus horrible, à la plus indescriptible des misères. Au Trastevere, au contraire, entre la rive droite du Tibre et le Janicule, il n’y a que des Romains de vieille, de très vieille date, et qui se sentent chez eux. Là est le refuge des mœurs et des traditions romaines. La situation du quartier, son isolement au delà du fleuve, le défend mieux de la contagion des habitudes banalement européennes ; et, d’autre part, les Trastévérins sont trop fiers de l’être pour abdiquer volontairement leur originalité. C’est donc parmi eux qu’on a quelque chance de trouver encore des traces éclatantes du pittoresque purement romain, le dimanche, par exemple, au sortir de la messe à Santa Maria in Trastevere, quand les femmes ont revêtu leur costume traditionnel, le jupon droit et un peu court, le fichu aux couleurs voyantes qui dégage le cou et laisse voir le corset rigide et large. Mais ce qu’il y faut chercher surtout, c’est quelque chose de moins immédiatement sensible et de plus durable, de plus réel : — c’est l’originalité du langage, des sentimens, des idées, c’est ce pittoresque de l’âme que Stendhal y goûtait tant.

Les visites aux cabarets, aux osterie où les hommes se réunissent le soir pour jouer, pour boire, pour rire et pour se conter les uns aux autres des histoires, ne seraient pas toujours sûres pour un étranger seul : s’il y a des osterie d’honnêtes gens, il y en a aussi de moins bien fréquentées. Pour ne courir aucun risque et se trouver à l’aise, il importe d’être mis au fait des usages locaux, des « bonnes manières » du quartier, et aussi des idées propres à chaque milieu. Telle osteria, par exemple, est une osteria de républicains et d’anticléricaux. Tout le monde fait cercle autour d’un vieillard vénérable qui radote péniblement toujours le même récit de bataille : c’est, paraît-il, un héros de la prise de Rome. On vous le présente sous le nom de « l’Histoire Vivante. » Il faut admirer l’Histoire Vivante, et respectueusement provoquer ses saillies patriotiques. En quelque osteria qu’on soit, il convient d’observer les coutumes et de se conformer à l’étiquette. Ne versez pas le vin à vos invités de la main gauche : c’est une injure réservée aux traîtres et au bourreau. Si un buveur vous offre son verre après y avoir trempé ses lèvres, acceptez avec reconnaissance : c’est marque d’honneur et d’amitié. L’hommage, pour flatteur qu’il soit, peut gêner. Aussi procède-t-on d’ordinaire d’une autre façon : celui qui offre à boire verse d’abord une goutte dans son verre ; et cette goutte, qui passe de son verre dans celui du voisin et ainsi de suite jusqu’au dernier, remplace, comme symbole, le cérémonial complet, qui, lorsque sept ou huit buveurs voudraient se prouver leur estime réciproque en échangeant leurs verres, deviendrait singulièrement embarrassant. Pour moi, lorsque à plusieurs reprises je parcourus les osterie du Trastevere, je n’avais pas à redouter de difficultés d’aucune sorte, accompagné que j’étais de deux notables Trastévérins, tous deux gens de bonne souche et de politesse avisée, — l’un employé de chemin de fer et poète tragique, l’autre palefrenier des écuries du Roi et candidat cicérone au musée du Vatican.

Une fois qu’on s’est mis au niveau et qu’on a pris le ton, on ne s’ennuie pas dans les osterie. Car, d’abord, le Romain est doué d’une aptitude remarquable à échanger des idées. Les siennes sont souvent saugrenues. Néanmoins ce sont des idées. Vous êtes sûr, avec le Romain, cabaretier, marchand ambulant, domestique, cireur de bottes, de pouvoir engager et soutenir une conversation « intellectuelle » et quelquefois intelligente. Il est d’ailleurs causeur étonnant. Fier, grave, taciturne dans le train ordinaire de la vie, il s’anime dès qu’il boit et qu’il a consenti à ouvrir la bouche. A la vérité, ces pauvres et braves gens ne boivent guère, quoiqu’ils aiment à boire. Ils ne rêvent que vin « de Ggenzano, d’Orvieti e Vvignanello, » voire, aux jours de richesse, le fameux Est-Est-Est, « un vrai paradis, » qu’on vend maintenant à Tosteria della Palombella, auprès du Panthéon, et qui est odorant et léger comme le parfum des fleurs. Mais ils se mettent à six pour vider un litre de vin blanc des Castelli Romani ou de vin noir d’Albano, et jamais à Rome on ne rencontre d’ivrognes. Leur grand plaisir est de parler lorsqu’ils se sentent entre amis ; et alors, dans leur dialecte énergique, très âpre ou très gai selon les cas, terrible ou bouffon avec ses consonnes redoublées et le feu roulant de ses r qui vibrent, ils révèlent un caractère et un esprit extrêmement complexes et attachans, et — je le dirai en donnant au mot son sens le plus net — vraiment fort distingués. Ce qui en apparaît d’abord, c’est la tendance à la moquerie, avec cette brusquerie de trait, de repartie, de malignité ingénieuse, qui a donné naissance aux épigrammes de Pasquino. Puis c’est, surtout lorsqu’il s’agit de vues un peu générales sur l’existence, dont ils ne sont pas avares, un fond de philosophie fataliste et résignée. Et c’est, malgré tout cela, au milieu de tout cela, une grande naïveté, une grande vivacité, et même une grande violence d’impressions : ils sont prompts à la sympathie et à l’émotion, et leur émotion se traduit, virilement, par de grands coups de poing sur les grosses tables. Ce mélange de naïveté et d’incrédulité, cette facilité continue à passer de l’attendrissement à la plaisanterie donne à leur conversation une apparence d’ironie, un ton d’humour qui en fait quelque chose de très touchant à la fois et de très piquant.

En somme, leur « psychologie » est distincte, franche, et pourtant, au premier abord du moins, un peu déconcertante. Elle déconcerte dans leur vie comme dans leurs propos. Quand on jette un regard sur les journaux de Rome, et particulièrement sur le bon Messagero, qui est le Moniteur général des faits-divers, on croirait que les Romains passent leur vie à jouer du couteau. Quand on lit de plus près et qu’on s’informe, on reconnaît qu’ils ne se poignardent guère que pour des raisons désintéressées, et selon les lois de l’honneur. On leur fait une réputation d’assassins ; leurs amis déclarent que ce sont de « grands enfans ; » si l’on y regarde bien, on voit qu’ils ne sont pas si simples. Ce sont des hommes d’une race antique sous une civilisation très jeune. À cause de cela, sans doute, ils sont pleins de contradictions. Ils affectent volontiers le scepticisme, et néanmoins les plus nobles des émotions humaines, la pitié, la charité, le frisson patriotique et religieux, leur sont connues, et quasi habituelles. Ils se dédoublent sans cesse ; une partie de leur âme observe l’autre, la discute, lui fait équilibre. Si je cherche une explication, ou plutôt une formule de leur caractère, je ne trouve que celle-ci, qui est vieille, et que je sens aussi incomplète : sur bien des points, ils sont, comme beaucoup de gens, mais eux par nature et « par droit de naissance », sceptiques d’intelligence et croyans de sentiment, défians et impressionnables. Leur cœur n’a pas reçu des siècles la même éducation que leur esprit. Il n’a pas atteint au même degré de culture, ou, si l’on préfère, car c’est tout un, de corruption ; il n’a pas suivi le même progrès ou subi la même décadence. Et c’est pourquoi ils ont été bien compris et aimés par des hommes qui leur ressemblaient en cela, entre tous par Stendhal.

Celui-ci raconte quelque part une anecdote qui peut leur être appliquée. Une de ses connaissances, un Italien d’âge mûr, sait Voltaire par cœur, est athée avec délices, et sur des raisonnemens invincibles. Il va à Naples, et dans la cathédrale il attend le miracle de saint Janvier. À peine est-il près de la balustrade qui sépare le public du miracle, qu’il pleure, se précipite à genoux et enfin se fait appliquer sur le front et sur la bouche le reliquaire qui contient le précieux sang du saint ; et, la cérémonie terminée, il court au confessionnal. Le lendemain, ses amis le raillent. Il leur répond : « C’est plus fort que moi. » Tel est le Romain, dans son existence comme dans sa conversation, lorsqu’il conte une histoire ou lorsqu’il en entend une : sceptique et crédule, moqueur et tout à coup enthousiaste. Je me rappelle qu’à une cérémonie de Saint-Pierre j’avais auprès de moi un Romain, quelque chose comme un boucher. Il haussa les épaules presque continuellement. Le pape, entouré de sa cour, précédé des gardes-nobles, parut dans la sedia, entre les porte-glaives. Mon voisin grommelait et haussait les épaules, tandis que la foule applaudissait d’une grande clameur sous les bénédictions. Il fut peu recueilli, mécontent, impatient durant la messe. Après la messe, le pape remonta sur la sedia, qui s’arrêta devant l’autel de la Confession, face à la foule. Alors, on apporta le livre où était inscrite la longue formule de la bénédiction solennelle. Deux cardinaux le tenaient au-dessus de leur tête, et le vieillard, se raidissant de ses poignets sur les bras du fauteuil, à demi soulevé, la tête dressée d’un effort suprême sous le poids de la tiare, chanta la bénédiction. Sous la voûte immense, au-dessus des soixante mille fidèles silencieux, la voix montait. Mon voisin faiblit ; des larmes lui vinrent aux yeux, et se tournant vers moi il me dit, d’une voix qui tremblait : Come canta bene, il poveretto ! Le pauvre, comme il chante bien !


II

Il est à craindre que notre civilisation uniforme, l’application de nos principes et de nos méthodes politiques, et de nos programmes d’instruction, ne laisse subsister que bien peu de chose de cette âme populaire tout ensemble si fruste et si exquise. Heureusement les traits en ont été fixés par des chefs-d’œuvre poétiques écrits dans le langage même du peuple, en dialecte trastévérin. Non pas que ce peuple soit poète : quelques refrains satiriques, quelques ritournelles enfantines forment, avec les épigrammes anonymes qu’on a réunies ou qu’on peut réunir sous le nom de pasquinades, tout le trésor de son folk-lore. Il n’a pas même de ces chansons naïves qui ont prolongé jusqu’à nous l’âme simple de nos laboureurs et de nos soldats, de nos amoureux et de nos amoureuses. Mais il a inspiré un grand poète, — pour mieux dire (car notre siècle a renouvelé le sens du mot poésie), un grand peintre en vers : Giuseppe-Gioacchino Belli, né à Rome en 1791, mort à Rome en 1863, a copié en deux mille cent quarante-deux sonnets tous les propos, tous les gestes, toutes les démarches du peuple de Rome. Si l’on veut avoir l’impression directe, détaillée, minutieusement exacte de la vie multiple de ce petit monde, on la trouve là. On en est enveloppé, pénétré, obsédé. Les marchands crient, les commères jacassent et disputent, les badauds bavardent et médisent : l’esprit du lecteur s’emplit de tout le bruit de la rue et de tous les murmures du foyer. Rien ne lui échappe de ce qui se passe dans le secret des cœurs : ruses de l’intérêt, violences de la passion, pensées sur la religion et la politique, considérations de la philosophie vulgaire, Belli dévoile tout. Il révèle l’âme de tous les personnages qu’il fait parler, avec un art tel que leur attitude psychologique se dessine immédiatement et pour toujours dans l’imagination, accompagnée pour ainsi dire de l’attitude physique qui lui correspond.

Belli a découvert le peuple de Rome et l’a exploré peut-être mieux que personne. Il a inventé la poésie dialectale romaine et l’a illustrée plus magnifiquement sans doute qu’on ne le fera jamais. Mais le lecteur étranger risque un peu cependant de se perdre dans son œuvre si vaste, de n’en point apprécier tout le charme. Il n’y trouve pas le Romain dressé en pied, l’âme romaine résumée dans toute la force d’une expression synthétique. Le parfum de terroir est abondamment répandu dans tous ces sonnets, il n’y est pas concentré. Belli est réaliste, fidèle à la nature. Il l’observe et la reproduit pieusement ; mais il la suit, il ne la domine pas. Il évoque beaucoup de types romains, — que dis-je ? tous les types romains, et ceux qu’on rencontre encore aujourd’hui, et ceux dont la disparition de l’Etat pontifical a entraîné la perte. Mais il n’impose pas, du premier coup, le type du Romain. Pour avoir la révélation en quelque sorte sculpturale, la représentation à la fois ramassée et copieuse de l’âme romaine, ce n’est pas à Belli qu’on doit s’adresser, c’est à un poète de notre temps, M. Cesare Pascarella.

Sans Belli, Cesare Pascarella ne serait pas le grand poète qu’il est : il m’en voudrait de ne le point dire tout de suite. Car sans Belli, il n’y aurait pas de littérature romanesca. Elle naquit de son œuvre, qui en reste le monument le plus considérable. Lorsqu’on 1870, après une édition fort mutilée donnée par le fils de Belli en 1865-1866, M. Morandi eut publié deux cents sonnets conformes aux manuscrits, la renommée du poète commença de se répandre et les imitateurs se mirent à la besogne. Depuis la belle édition définitive de M. Morandi on 1887-1889, leur nombre s’est accru avec celui des lecteurs et des admirateurs de Belli. La plupart des poètes romaneschi marchent exactement sur les traces de leur maître. Ils fixent comme lui en sonnets détachés les conversations populaires ; ou bien ils groupent autour d’un sujet unique une suite de sonnets, suivant encore en cela l’exemple de Belli lui-même, à qui il est arrivé çà et là de conduire un récit en deux ou trois sonnets, parfois davantage (il en a cinq sur une histoire de revenans), et qui a composé un véritable poème de trente-quatre sonnets, pleins de verve et d’esprit naturel, sur les réflexions que suggère à une troupe de bons compagnons d’osteria le Còllera Mòribbus. De ces poètes ce qu’on peut dire de plus net, c’est qu’ils cherchent à « faire du Belli, » et ce qu’on peut dire de mieux, c’est qu’ils ne restent pas trop loin, quelquefois, de leur modèle : tel Luigi Ferretti, qui a conté un peu trop longuement, avec une intention d’anticléricalisme trop visible, mais avec une malice parfois amusante, en une suite de cent sonnets, les discussions d’un curé avec un gamin de Rome sur les matières du catéchisme (La Duttrinella) ; tels Augusto Marini, — Augusto Sindici, qui a voulu étendre le champ de la poésie dialectale romaine en y faisant pénétrer le langage des alentours de Rome, — Giggi Zanazzo, collaborateur du journal populaire Rugantino e Casandrino, le plus connu, parmi le peuple de Rome, des imitateurs de Belli, — Nino Ilari, — Adolfo Giacquinto, cuisinier et poète satirique. Chacun de ces talens, qui ne sont point négligeables, a bien sa nuance propre, sa teinte légère d’originalité. Mais ils continuent l’œuvre de Belli ; ils ne poussent pas leur effort dans une direction nouvelle. Seul Cesare Pascarella a trouvé le moyen de faire, après Belli, et, si l’on veut même, d’après lui, autre chose que lui.

M. Cesare Pascarella, qui est né à Rome en 1838, est, personnellement, un homme fort original, Romain de Rome, adorateur de sa ville comme un Parisien l’est de Paris, ami des longs voyages à pied et du travail solitaire, ennemi de la pose et de la réclame. Il se révéla d’abord au public en qualité de gorille, dans une arche de Noé organisée par je ne sais quel cercle artistique au profit de je ne sais quelles victimes. Ce fut son premier triomphe. On l’entraîna au journal le Fracassa où Pietro Cossa, l’un des plus illustres auteurs dramatiques de l’Italie en ce siècle, réussit, non sans peine, à lui faire réciter ses premiers vers ; et Cossa dit, en secouant la tête : « Ce garçon-là continuera l’œuvre de Belli.» La littérature n’était cependant pour Pascarella, en ce moment de sa vie, qu’une distraction. Il était peintre d’ânes. Non qu’il eût pour cet animal une affection particulière ; mais c’était un modèle facile à trouver et qui ne coûtait pas un sou. — « S’il se faisait payer, disait-il, ce ne serait plus un âne, ce serait un homme. » On reconnaissait alors Pascarella à trois signes extérieurs : un chapeau en forme de cône tronqué, une pipe toujours allumée, et un châle inusable qui s’enroulait autour de lui de mille façons diverses, et qui lui servait à tout, tantôt manteau, tantôt parapluie, ou tente, ou coussin. Au reste, il s’est décrit lui-même un jour, sur l’album d’une marquise romaine. Bientôt, dit-il, on me mettra en cage comme un singe et l’on me montrera par le monde. « Et alors, celui qui fera l’explication dira : N’ayez pas peur, mesdames et messieurs, venez voir ! Dans cette cage on montre le grand avorton de la nature, avec tous ses membres en proportion, haut de deux palmes et demie, qui peint les vers en peinture, comme aussi le portrait des personnes. D’abord, il vous récitera un sonnet, puis il fumera la pipe et il fera voir comme il s’entortille dans son châle, et enfin, — dira l’explicateur, — il peindra un âne droit sur ses pieds ; car, pour les ânes, c’est un grand peintre. »

Pascarella vivait donc surtout hors de chez lui, avec ses modèles, et il ne rentrait guère dans son atelier que pour se reposer et pour lire. C’était un indescriptible capharnaüm : des étoffes, des ferrailles, des branches jaunies, des dessins, des peaux de serpens, des amas de livres sur des tables, des papiers, des cartes, des coquillages... Dans un coin un grabat où le maître du lieu fumait, lisait, pensait et dormait, et partout, sur les murs, des inscriptions. Les plus étranges étaient celles qu’on lisait avant d’entrer, sur la porte, tracées au crayon, à la craie, au charbon ou en couleurs ; car les amis de Pascarella inscrivaient là ce qu’ils avaient à lui faire savoir lorsqu’ils ne le trouvaient pas chez lui, et lui-même, avant de sortir, y inscrivait aussi ce qui pouvait les intéresser : « Je l’attends à deux heures. » — « Ce soir, au Ghetto, n’y manque pas. » On lut un jour : « Attendez, je vais un instant dans l’Inde ; je reviens tout de suite. » Ses amis crurent à une plaisanterie. Mais en vérité il y était parti, et il en revint. C’est un voyageur parfait, marcheur formidable, qui ne souffre ni du chaud, ni du froid, ni de la fatigue, et qui raconte merveilleusement ses voyages.

Aujourd’hui M. Cesare Pascarella, moins bohème, mais toujours un peu sauvage, occupe, via Laurina, à un quatrième étage, un appartement entouré et envahi d’un jardin suspendu peuplé de toutes les variétés de roses. Sur les murs, des ferrures du XVe siècle, des madones comme celles de Donatello, encadrées de pampres et de lierre ; çà et là, en caractères gothiques, des inscriptions qui rappellent celles de son atelier d’autrefois, mais plus graves. La place d’honneur est à la sentence d’Epictète : « Heureux l’homme qui se contente d’un peu moins que ce qu’il a. » Comment pourrait-on ne pas estimer une existence qui, poursuivie toujours en pleine liberté, aboutit à cette philosophie d’une sérénité si stoïcienne ?

Mais l’œuvre qu’elle a produite en fait l’éloge mieux que les paroles et mieux que les inscriptions. Elle n’est pas bien volumineuse : Cesare Pascarella est un de ces écrivains sévères pour eux-mêmes qui ne consentent à rien livrer au public dont ils ne soient entièrement satisfaits. Ses cartons sont gonflés de récits de voyage et de dessins ; et pourtant, sauf quelques articles parus dans la Nuova Antologia et quelques sonnets dispersés, son œuvre tient toute en un mince volume. Cette sobriété, cette défiance de soi, rare en tout pays, est plus rare et plus méritoire en Italie que partout ailleurs. Il a commencé par noter, comme Belli, en sonnets isolés, de courtes scènes populaires. Le genre est bon et inépuisable, et Pascarella en tire un excellent parti. Il arrive à graver en un sonnet un trait de caractère avec plus de force même que son maître. Je ne citerai qu’un exemple : Le couteau (Er Cortello). C’est un jeune Romain qui parle :


<poem<Sur le mien, sur la lame qui est tordue, Il y a une lettre gravée avec une fleur. Je l’ai eu de Ninetta, qui est morte, Quand nous avons commencé à nous aimer.

Et quand je lui ai donné mon premier baiser, Elle m’a dit : Si tu dois me faire la douleur De me dire que tu ne te soucies pas de moi, Avant de le dire, plonge-le-moi dans le cœur.

Et depuis le jour que la petite veilleuse Brûle devant sa croix au cimetière, Je le porte avec moi comme un scapulaire.

Et si, le dimanche, je m’en vais faire bamboche, Quoique j’aie bien des amis autour de moi. Mon meilleur ami je l’ai là, dans ma poche. </poem>


Une traduction dissipe la grâce rude de ce sonnet. Elle permet toutefois encore de sentir ce qu’il y a de beauté pittoresque dans ce brusque passage du souvenir triste que le Romain garde de sa Ninetta, à l’idée de l’utilité du couteau. On remarquera aussi que cette opposition se trouve exprimée dans les trois derniers vers et surtout affirmée dans le dernier, dont le ton de résolution farouche la fait saillir de toute sa vigueur. Belli ne s’astreignait pas à ces procédés rigoureux. Ses vers étaient d’une fluidité plus libre, d’un naturel moins incisif. L’art de Pascarella est plus affiné ; il parvient à une manifestation je ne dis ni plus vive ni plus franche, mais plus plastiquement belle de la réalité.

Comme cette perfection ne s’obtient pas sans peine, l’art de Pascarella lui prend toute sa vie. Il passe ses journées dans les rues de Rome, appliqué à un travail intense d’observation, prenant des notes pour ses vers et des croquis pour ses admirables dessins qui, s’ils étaient publiés, en seraient la digne illustration. Il mûrit ses idées, il les corrige, il les force, par une méditation amoureuse, à prendre forme de poésie, et de poésie populaire ; et il attend l’heure où, condensées, enrichies, et purifiées, vivifiées au contact du peuple, elles sortiront de sa tête tout armées de leur originalité intime. « Le poète, — déclare-t-il, — doit penser toujours à ce qu’il veut dire ; mais pour qu’ensuite tout ce qu’il a profondément pensé et accumulé dans son cerveau par une longue et patiente fatigue devienne poésie, il faut qu’il attende le bon moment, le moment où les vers sautent d’eux-mêmes de la plume. » Belli avait dit : « Le nombre poétique et la rime doivent sortir comme par accident de l’assemblage, en apparence involontaire, des phrases libres, des paroles courantes... de manière que les vers... semblent en quelque sorte, non pas susciter des impressions nouvelles, mais réveiller des réminiscences. » On reconnaît chez Pascarella la même discipline sous une autre forme, renouvelée par un sens plus ferme de la création esthétique, et proclamée avec un ton de conviction moins dogmatique, mais peut-être encore plus tenace. Pascarella imite son maître non pas en le copiant, mais en s’inspirant des mêmes principes que lui : en cela réside d’abord une des raisons de sa supériorité.

Elle tient encore à une autre cause. J’ai dit que les disciples de Belli cherchaient à assembler leurs sonnets en petits poèmes. Aucun d’eux n’y réussit mieux que Pascarella, parce que sans doute un progrès naturel et lent, non pas une imitation servile, l’a amené à donner à ses sonnets, outre leur unité intérieure si parfaite, l’unité extérieure qui les joint en un tout indissoluble. Dès ses premiers essais, il marque une tendance à accoupler ou à opposer les sonnets : côte à côte, en deux sonnets parallèles, la marchande de couronnes mortuaires en fer-blanc et la marchande de couronnes en fleurs naturelles exposent les avantages de leur marchandise ; le vainqueur des courses de voitures célèbre son triomphe, et à côté de lui le vaincu pleure sa défaite. — Puis la manière de Pascarella s’élargit et se précise : il conçoit que les sonnets auront plus d’intérêt s’ils s’enchaînent dans un récit dont chacun d’eux constituera un épisode ou une péripétie : et c’est ainsi qu’en 1882 il publie les cinq sonnets du Mort de la campagne romaine (Er Morto de Campagna). L’histoire est fort simple. Un Romain, membre d’une de ces Confréries de la Mort qui vont recueillir les cadavres abandonnés, raconte la longue course, les tours et les détours qu’il a faits, avec ses confrères, pour trouver le mort qu’on leur avait indiqué. ils s’égarent, on les égare, ils reviennent sur leurs pas, ils s’informent, on les remet dans le bon chemin. « — Combien faut-il de temps ? — Oh ! si vous allez d’un bon pas, il ne vous faudra que deux petites heures... — Et nous voilà à tourner toute la nuit, tant qu’à la fin il a fait jour. » Enfin, trempés de pluie, près d’un fossé ils trouvent le cadavre, et le récit s’achève sur la description précise qui en est faite.

La sérénade (La Serenata) se compose aussi de cinq sonnets. Un jeune homme va donner une sérénade à la jeune fille qu’il aime, et il emmène des amis. C’est l’un de ceux-ci qui raconte. Voici les trois derniers sonnets :


Là, juste où il y a la petite Sainte-Vierge à qui on allume la veilleuse la nuit, moi, Peppe Cianca, Schizzo et Sciabighella, nous nous mîmes sous une porte.

Lui, il envoya un baiser vers une fenêtre, et il commença à chanter : « Fleur d’épine, tu es plus brillante qu’une étoile, tu es plus blanche qu’un jasmin... »

Il n’avait pas fini le refrain, quand nous entendîmes un coup de siflet au fond de la ruelle... Sang de Dieu ! Il va y avoir un malheur !

Nous avançons et nous (nous mettons auprès de lui ; mais Ninetto nous fait : « Il n’y a pas de danger... Ne bougez pas, garçons !... Allons, qu’est-ce que vous faites ? A votre place ! »

Pendant ce temps-là, dans le brouillard, tout seul, tout seul, s’avançait un homme encapuchonné. Nino se plante sous la lumière, et, en riant, lui fait : « Sois le bienvenu. »

L’autre, pas un mot. Il enlève son manteau, l’enroule et le jette sur le pavé ; puis, rampant le long du mur, il s’élance sur Nino et l’attrape, là, au côté.

Quand on vit luire le couteau, il cria : « Sainte Vierge ! Maman ! Ninetta ! » — Ahl taisez-vous ! il me semble que je le vois encore !

Il fit deux pas, s’accrocha au barreau d’une grille sous un escalier, et tomba mort dans la boue.

Ah ! si tu avais vu Schizzo !... Il jette son accordéon, il saute par-dessus le mort, son couteau à la main, il se sauve dans la ruelle, et nous ne le voyons plus.

Nous allons auprès de lui, le pauvre. Nous le relevons, déjà pesant, de la flaque de sang qui lui sortait là, de la poitrine. Il respirait encore. Lentement, lentement.

Il ouvrit les yeux, et, la bouche tordue, nous fait : « Frappez un coup à la porte ; je veux la revoir encore une fois. »

Et tandis qu’il râlait, nous entendîmes Schizzo crier, là-bas, du coin de la rue : « Sauvez-vous, garçons, je l’ai tué ! »


N’y a-t-il pas, dans ce récit bref, et plein de passion contenue, quelque chose d’analogue à l’énergie que le Turiddù de Cavalleria Rusticana met dans sa chanson sicilienne ? Chez Pascarella, la belle forme du sonnet acquiert ainsi, par le choix et le développement serré du sujet, une nouvelle valeur, une valeur dramatique, là comique, ici tragique. Et la poésie dialectale en devient plus romaine encore, romaine non plus seulement par le langage et par le style, mais par l’invention même du thème dramatique, choisi de façon à mettre en relief ce qu’il y a, au fond des âmes romaines, de plus essentiellement, de plus curieusement, de plus activement romain.

Quant aux vingt-cinq sonnets de Villa Gloria, publiés ensuite, il faudrait être Italien pour les goûter pleinement. C’est le récit d’une lutte soutenue par les patriotes, aux portes de Rome, contre les soldats du pape, en 1867. Un ami de Pascarella, qui avait entendu raconter cet exploit par un vieillard qui y avait pris part, conduisit le poète dans l’osteria où l’on rencontrait ce frère d’armes des Cairoli. Sa fougue, l’ardeur de ses souvenirs, la beauté de ses expressions frappèrent tellement Pascarella, qu’il ne put dormir. Le lendemain il retourna chez le narrateur et l’emmena, pour ranimer sa mémoire, sur les hauteurs de la villa Glori, théâtre du combat. C’est là que le poète sentit dans toute sa grandeur et arrêta dans tous ses détails cette épopée populaire, et c’est là qu’il entendit la phrase shakspearienne qu’il a reproduite dans son quatorzième sonnet : « — Les soldats du pape étaient-ils loin ? demandait-il à son interlocuteur. — Ils étaient si près que nous pouvions presque leur cracher à la face[1]. »

La Villa Gloria parut, accompagnée d’une préface brève, mais lapidaire, de Carducci : «... Jamais la poésie de dialecte italien n’avait monté à cette hauteur. Graver l’héroïsme sublime des Italiens qui meurent pour la patrie avec l’émotion d’un grand cœur du peuple, avec la sincérité d’un homme d’action, personne n’avait pensé que ce fût possible en poésie de dialecte. Je suis heureux que l’essai ait réussi, en ces jours qui semblent des jours d’abaissement, et que ce soit un Romain qui l’ait fait. » La renommée littéraire de Pascarella était dès lors consacrée, et son audace, ou son effort, s’accrut avec le succès.


III

L’homme du peuple à Rome éprouve un désir ardent de savoir, une curiosité insatiable, et en même temps une certaine répugnance à avouer son ignorance, un besoin invincible de tout expliquer par les raisons telles quelles dont il dispose, avec une ingéniosité et une fatuité enfantines. Il faut voir, chez Belli, le Romain aux prises avec les difficultés théologiques, comme il brode sur les mystères ! Il faut voir son aptitude au quiproquo et à l’anachronisme ! Saint Thomas, à cause de son incrédulité, est traité de « jacobin. » La Bible et l’Évangile sont complétés et réformés selon la jugeotte ou l’imagination du narrateur. D’après lui, le premier péché d’Adam, c’est l’orgueil : il le poussait au point de ne saluer personne ; avant lui, les bêtes parlaient et étaient heureuses ; mais il leur ôta la parole pour avoir raison toujours. Voici le début d’un sonnet qui raconte l’Annonciation :


Au moment où la Vierge Marie
Mangeait un petit plat de soupe,
L’ange Gabriel, vite, vite
Arriva, comme la pierre d’une fronde...


Tout l’art des Primitifs est dans cette disposition de l’esprit à adapter l’histoire ou la philosophie aux exigences du sens commun. C’est sur ces traits de psychologie romaine, déjà notés par Belli au hasard de l’observation, mais qui prêtaient à une étude plus approfondie et à un développement plus ample, que se porta l’effort de pénétration et de création de Pascarella. Il eut l’idée que les expressions du langage populaire auraient plus de saveur, que les traits du caractère et de l’esprit romain apparaîtraient mieux, s’il mettait dans la bouche du conteur non plus une histoire personnelle, mais une histoire vraiment « historique, » connue de tous, et d’un intérêt général. Car ainsi il donnerait aux réflexions naïves plus d’occasions de se produire, il ferait mieux sentir, et plus agréablement, les déformations que l’imagination populaire inflige à la mesquine vérité, et dans l’âme du lecteur il éveillerait un mélange de sympathie et d’ironie très indulgente.

Il imagina donc de faire raconter par un homme du peuple l’histoire de Christophe Colomb ; et pour que le récit fût complètement naturel, il supposa son historien improvisé assis au cabaret, à l’osteria, dans un cercle de Romains et de Romaines qui l’interrompent de leurs exclamations et de leurs questions. Telle est la suite de cinquante sonnets qui a pour titre La Scoperta de l’America, la Découverte de l’Amérique (1894).

Pour commencer, le Romain établit un lien inattendu entre l’anecdote de l’œuf de Christophe Colomb, et la découverte : « Et comme les gens en riaient, lui, sais-tu ce qu’il a fait, un jour ? Il a pris un œuf, et là, en présence de tous ceux qui ne voulaient pas y croire, il leur a fait : Je vais vous le prouver tout de suite. Et là, devant tout le monde, sans dire un mot, il a pris l’œuf, et, sans plus de manières, paf ! il le fait tenir droit. Et en voyant cet œuf-là droit sur ses pieds, même les plus contraires et les plus malcontens, eh ! par Saint-Marc, il a bien fallu qu’ils commencent à croire ! » Mais il y a des obstacles que les meilleures preuves ne font pas tomber. « Comme c’est l’habitude en ce chien de pays, quand il voulut trouver de l’appui pour les dépenses de la découverte, il fut obligé d’aller ailleurs. Et comme, à ce temps-là, régnait un roi d’Espagne portugais, il alla en Portugal, et là il lui demanda la permission de lui parler un petit quart d’heure. II lui fit un discours un peu général, et puis il lui dit : J’aurais l’intention, si vous m’aidez, de découvrir l’Amérique. » — Je cite le dernier tercet pour montrer, sur un court exemple, ce qu’il y a d’art simple et discret dans la suspension de la phrase aux arêtes vives du sonnet, et de curieuse habileté dans le choix des mots et des rimes, et dans les coupes du vers :


Je fece ‘ na parlata un po’ generica,
E poi je disse : — Io avrebbe l’intenzione,
Si lei m’ajuta, di scopri l’America.


« — Mais, demande le roi, êtes-vous sûr qu’il y en ait une ? » Colomb, blessé, s’irrite : « — Ah ! qu’il fait, je m’étonne qu’un homme comme vous puisse en douter ! Alors, vous voulez dire que vous me prenez pour un homme qui vient ici pour vous embrouiller ?… » Bref, le roi est vite convaincu. « — Vous comprenez mon raisonnement ? » demande Colomb. « — Sûr, dit le roi, et ça me plaît. Et, tenez, je vous avouerai que je ne l’avais jamais entendu. Mais, continue-t-il, pour ce qui regarde l’exécution du projet, comme tout de même… pour les cas où… »

Ici le conteur est interrompu : « — Mais, pardon, arrêtez-vous un moment… Mais toutes ces fariboles-là, comment est-ce que tu les sais ? — Eh ! je les sais parce que j’ai bonne mémoire. — Allons donc ! reprend l’autre avec ironie, tu y étais ? — Qu’est-ce que tu veux dire ? Je les sais parce que je les ai lues dans l’histoire. » Et aussitôt perce l’orgueil du Romain, tout enflé du seul nom de la Ville Eternelle : « — Dans l’histoire romaine ? — Bien entendu : dans l’histoire la plus grande et la plus magnifique, qui serait comme le grand livre universel. »


Ne la storia romana ? — È naturale !
Ne la storia più granne e più magnifica
Che sarebbe er gran libro universale.


Et comme le Romain, sur le chemin des idées générales, ne s’arrête pas de sitôt, il entonne l’éloge de l’histoire : « Les autres livres — ce n’est pas pour en dire du mal — je ne dis pas non, il peut y avoir des choses bonnes, mais en fin de compte, c’est toujours la même chose : tu lis, tu lis, et qu’est-ce que tu lis ? des inventions. Mais au contraire, avec l’histoire universelle, il n’y a pas à faire de comparaison ; car là tu trouves écrites au naturel les actions de toutes les personnes. Tu vois, nous : nous sommes maintenant à nous amuser ; on n’y pense pas, nous sommes à l’osteria. Pas du tout : nous sommes tous dans l’histoire. Et c’est justement ce qui m’a toujours satisfait : n’importe quelle histoire que tu prennes, ce n’est pas une histoire, que tu lis : tu lis un fait. » Le ton des causeries sérieuses d’osterie est saisi sur le vif dans cette petite dissertation égayée d’une bonhomie si sincère : l’intelligence de l’homme du peuple est attirée par l’idée qu’il entrevoit ; il s’efforce d’en approcher, de la dégager des difficultés d’expression dont elle s’embarrasse dans son esprit ; il s’arrête, il se reprend ; il cherche un exemple pour éprouver la clarté de sa conclusion, et i aboutit enfin à la formule naïve et lumineuse : dans l’histoire, ce n’est pas une histoire, que tu lis, — tu lis un fait. Ce couplet renferme tout un petit drame de psychologie.

Cependant, le pauvre Colomb est renvoyé par le roi aux ministres, qui se le renvoient l’un à l’autre : « Les ministres — déclare le Romain, fort sceptique en politique — sont toujours les mêmes. » Mais cette explication banale des hésitations et des atermoiemens gouvernementaux ne lui suffit pas : il en trouve une qui le satisfait mieux : « Mais là, d’après moi, dans les secrets de ce complot-là — mais vous n’avez pas besoin de le répéter — il y avait, en dessous, la main des prêtres... Et les prêtres, voyez-vous... » Le voilà parti, et vous pensez bien que l’Inquisition et Giordano Bruno, le Giordano Bruno du Campo de’ Fiori, sont rappelés, avec de terribles froncemens de sourcils, de sombres grossissemens de voix, un mépris soupçonneux et effrayé dans l’articulation des syllabes, toute une mimique de physionomie et de parole, qu’on devine à la forme même de la phrase et des mots.

Par bonheur, Colomb a l’idée d’aller trouver la reine, il obtient d’elle tout de suite trois navires, et il prend la mer. Mais la mer est immense, les tempêtes sont nombreuses, et l’Amérique n’apparaît pas. Les matelots se plaignent ; Colomb les rabroue et le Romain l’approuve : « Ah ! il le leur a bien dit, et avec raison. Parce que, quand un homme, vois-tu, se vante d’être un homme d’honneur, quand il a donné sa parole, elle doit être sacro-sainte. Et que la route soit longue, laide ou belle, quand même, par le Christ ! on devrait mourir assassiné, eh bien ! on doit n’avoir qu’une parole ! »

Enfin, on aperçoit la terre. Les matelots rient, pleurent, sautent, s’embrassent : ils sont arrivés. Là-dessus, l’auditoire reprend haleine : « Allons, maintenant que grâce à Dieu nous sommes arrivés, eh ! Bracioletta, apportez-nous à boire ! Dites un peu combien d’apporté, déjà ? — Sept et trois. — Ça fait dix. Allons, Nino, bois. Buvez, sora[2] Pia, c’est du Frascati... Donc, où est-ce ce que nous en étions restés ? » Le conteur se fait prier. « Allons donc, ne dis donc pas que tu ne veux pas commencer ! Tu as la langue assez bien pendue I Si tu faisais l’avocat, tu en aurais envoyé, des gens, aux galères ! Allons, vite, sors-nous la fin. » Et le récit reprend.

Colomb est à peine à terre que parmi ses hommes un parti se forme contre lui. « Ils lui disaient : Oui, vous avez raison ; il n’y a pas à dire, vous avez de l’instruction... C’est l’Amérique. Mais, tout de même, si c’était un autre pays ? — Allez le demander aux gens d’ici, » leur répond Colomb. Les voilà en marche à travers les forêts vierges, dont il est donné une description détaillée et épouvantable. Après bien des peurs, ils rencontrent « un drôle d’être, la tête peinte comme un jouet, à moitié nu, avec une couronne de plumes d’oiseau. Ils s’arrêtent, ils prennent courage. — Eh ! l’homme ! qu’ils lui font, qui êtes-vous ? — Eh ! fit-il, qui est-ce que je puis être ? Je suis un sauvage. »

« Et celui-là, alors, leur fit la politesse de les conduire chez le roi qui était un sultan tout vêtu d’or, avec un casque de plumes qu’on aurait dit un musulman. Et eux, alors, avec de bonnes manières, disent : — Vous savez, nous venons de loin ; et c’est pourquoi — disent-ils — nous voudrions savoir si vous êtes ou si vous n’êtes pas Américain... — Qu’est-ce que vous dites ? fit-il. D’où nous sommes ? Nous sommes d’ici. Mais comment on appelle ce pays-ci — fit-il — ma foi, nous ne le savons pas. — Mais voyez un peu leurs façons ! Ainsi, ils étaient nés en Amérique, et ils ne le savaient pas ! »

Les matelots crient : « Vive la liberté !» et : « Nous sommes tous frères », et se mettent à voler les sauvages. Le Romain explique que chez eux tout est en or, et qu’ils n’usent pas de monnaie. Et il observe : « Nous, qui sommes une famille d’une race de gens plus civilisés, nous en avons, nous, des écus, — et le gouvernement les prend. » Avec le même bon sens il juge les mœurs des sauvages. Ce qui le frappe surtout, c’est qu’ils se marient tous. Pourquoi ? C’est que, là-bas, c’est simple... Ici, au contraire, les papiers, les écritures, la mairie, le maire, le curé... tout cela effraye. Et puis le notaire, la dot et le reste... Sans ces embarras, les choses iraient bien mieux. « Ah ! si le mariage n’existait pas, il y en a des gens qui se marieraient ! »

Revenons à Colomb. Il retourne en Europe. Il débarque avec des sauvages enchaînés, des perroquets, des singes d’Afrique, des lions, des éléphans, de l’or plein des chariots, des diamans plein des mouchoirs. On l’admire, on l’honore, on le fête ; puis on le ruine, et on veut se débarrasser de lui. Alors le conteur ne retient plus son émotion et sa colère : « Et lui, lui qui avait apporté des sacs d’or plein des vaisseaux, il fut réduit à aller de couvent en couvent, son fils sur les bras, comme un affamé. Et le roi, à qui il avait rendu tant de services, le roi, après lui avoir mis les chaînes, voulait le faire enfermer à l’hospice des fous !... Mais comment ! (s’écrie le Romain, qui se met brusquement à la place de Colomb). Mais comment ! Après tant et tant de bien que je t’ai fait, tu devrais baiser le chemin où je marche, et tu me fais mettre les chaînes ! Tu me traites comme si j’étais un assassin Mais tu es un brigand, tu es Gasperone, tu es Spadolino ! Et qu’est-ce que tu as, bon Dieu, dans les veines ? Du sang de tigre, du sang d’hyène ? Et qu’est-ce que tu as dans le cœur ? Un bloc de marbre ? Mais comment ! Après tout ce que j’ai fait, que je t’ai découvert un monde et que je te l’ai donné, maintenant tu veux me faire passer pour fou ! Mais le fou, c’est toi, sale imposteur, gredin, canaille, scélérat ! Sors un peu, que je te mange le cœur ! »


Ma come ? ! Dopo tutto quer ch’ho fatto,
Che t’ho scoperto un monnoe te l’ho dato,
Mô me voi fa’ passà’ puro pe’ matto ? !

Ma sarai matto tu, brutt’ imposture,
Vassallo, porco, vile, scellerato...
Vie’ de fora, chè me te magno er core !


On calme le brave homme en lui faisant vider son verre, et la question d’un auditeur change heureusement le cours de ses idées : « — Mais, dis-moi un peu, est-ce que tu le sais, ce Colomb, d’où il était au juste ? » Alors l’autre s’épanouit, tout son candide orgueil patriotique lui monte au visage, et s’élargit dans ses phrases : « Eh ! quand il vivait malheureux, personne ne voulait de lui ! Et maintenant qu’il est mort, tout le monde le réclame. Mais l’histoire du monde entier est là ! Eh ! l’histoire, par le Christ ! c’est l’histoire. Christophe Colomb était Italien :


Criitofero Colombo era italiano.


« Et l’Italien a toujours été le même, et quand un étranger vient de loin, quand il aurait vu le monde entier, s’il arrive ici, il faut qu’il ôte son chapeau : ici le Tasse, Métastase, Raphaël, la fontaine de Trevi, le Pincio, Saint-Jean-de-Latran, le Panthéon, Saint-Pierre du Vatican, Michel-Ange, Dante, Machiavel... Et quels hommes ! Au-dessus de nature ! Le monde nous les envie et les admire I Et l’Italien, lui, a ce caractère qu’il exerce son talent, et qu’il sait en tirer parti. Tiens, une supposition : il voit un homme qui fait monter une lampe ; il réfléchit, et il te dit : Tu sais, la terre tourne. Il y repense, et il te découvre la lunette d’approche. Et un autre : il te voit une grenouille qui était morte ; il la touche avec un bout de fer et il remarque qu’elle remue les jambes. Qu’est-ce qu’il fait ? Il t’arrange un mécanisme... Un autre, ça ne lui aurait pas produit d’effet. Eh bien, l’Italien, lui, il t’invente l’électricité !

« Ainsi Colomb... Avec quoi a-t-il réussi ? Avec sa tête. Voilà, nous en sommes toujours là. Voyons, fais-moi le plaisir de me répondre : pourquoi est-ce qu’il l’a découverte ? Parce que c’était lui. Si c’avait été un étranger, qu’est-ce qu’il découvrait ? Un bouton de guêtre 1 Celui-là, au contraire, il te trouve l’incroyable... Et s’il avait eu des appuis ! Mais il aurait fait l’impossible ! S’il avait eu les engins de marine qu’on a au jour d’aujourd’hui, mais, cet homme-là, il t’en découvrait une vingtaine ! »

Ces cinquante sonnets sont remplis d’un comique excellent, du plus propre à « faire rire les honnêtes gens, » d’un comique qui ne chatouille pas seulement la rate, mais qui, si l’on peut ainsi parler sans emphase, enrichit l’esprit et parle à l’âme. Certes il y en a aussi chez Belli, et particulièrement dans ses trente-quatre sonnets du Còllera Mòribbus, — mais plus dispersé et plus enveloppé, moins parfaitement sensible. Sur ce point et à cause de cela quelques Romains jugent Pascarella moins naturel que Belli, et ils ont raison ; mais ils ont tort, s’ils lui en font un reproche. Pascarella ne suit point pas à pas la nature : il la résume, il en extrait l’essence. Il ne se borne pas à la reproduire, il crée selon ses lois. Ce qu’il écrit est vrai « d’une vérité supérieure : » de ce qu’il observe il dégage le type et le genre, — le type du Romain, le genre de l’humour romain. Son réalisme est celui des classiques, qui, par le choix patient, l’union harmonieuse des traits, élèvent la réalité à son extrême puissance. C’est pour cela qu’il est un grand artiste. Les Romains se reconnaissent peut-être mieux chez Belli ; et en effet ils y sont décrits tout au long et en détail. Mais c’est chez Pascarella que les étrangers apprendront le mieux à les connaître, d’un seul coup, d’une vue totale. Avec des délicatesses d’art intraduisibles, Pascarella exprime le génie même du peuple romain.

Comme il diffère de Belli, il le complète. Belli représentait surtout les défauts et les vices du peuple, son bavardage médisant, sa passivité fataliste (et en ce sens Carducci n’avait point tort de dire que cette poésie « nie, raille et détruit ») ; Pascarella en représente plutôt les révoltes généreuses, ou tout au moins les passions actives. Est-ce que le modèle a changé, ou seulement le peintre ? Je ne sais. L’un et l’autre, peut-être. Quoi qu’il en soit, il ne semble pas douteux que Pascarella ne poursuive une fin plus complexe que Belli, et que son œuvre, plus grêle en apparence, ne soit cependant le fruit d’une inspiration plus riche. On devine le patriotisme de Pascarella. Il est subtil et comme insaisissable, mais il est profond et efficace. Le poète veut élever le peuple qu’il fait parler ; il sourit de son orgueil italien, mais il en jouit aussi : il y voit et il y encourage la promesse et le germe de quelque chose de grand. M’entretenant d’une Histoire de Rome qu’il prépare, et qui sera encore racontée par un homme du peuple, il me disait qu’il y travaille depuis quatre ans, qu’une soixantaine de sonnets sont achevés, d’autres ébauchés et que beaucoup restent à faire, mais qu’il a bon courage, parce qu’il croit — ce sont ses propres paroles — « faire une bonne œuvre d’art utile à son pays. » De la part d’un artiste, l’alliance de ces mots est surprenante, mais elle est noble. Nous n’y sommes pas accoutumés, et c’est une raison de plus pour que nous la méditions. Une telle devise à la vie d’un écrivain n’est pas pour la rapetisser. Sans doute un pur esthète dirait qu’elle n’ajoute rien à la valeur de l’œuvre, si elle ne la diminue pas. Mais où sont les purs esthètes ? Je pense, pour moi, que les belles paroles de Pascarella honorent singulièrement la petite littérature romanesca, qu’elles élargissent la portée de ces poèmes consacrés à la gloire du popolino de Rome, et, si l’on peut ainsi dire, à sa robuste santé, et qu’aux yeux de tous ceux qui ne jugent point que l’art se compromette en allant au peuple pour se nourrir de sa vie et le révéler à lui-même et aux autres, elles les marquent d’un sceau d’élection.


E. HAGUENIN.

  1. Voy., dans la Tribuna illustrata, l’étude de M. Luigi Arnaldo Vassallo, à qui j’ai fait plusieurs emprunts.
  2. Signora, dans le langage du peuple.