Alphonse Lemerre (p. 374-393).

XIV
un dénouement


Il vous reste un moyen, sire.

— Parlez, mon cher Méraut… Je suis prêt à tout.

Méraut hésitait à répondre. Ce qu’il allait dire lui paraissait trop grave, vraiment déplacé dans cette salle de billard où le roi l’avait entraîné pour faire une partie après le déjeuner. Mais l’ironie singulière qui préside au destin des souverains dépossédés avait voulu que ce fût devant ce tapis vert dont les billes roulaient avec un fracas sinistre et creux dans le silence et le deuil de la maison de Saint-Mandé, que se décidât le sort de la race royale d’Illyrie.

— Eh bien ?… demanda Christian II, s’allongeant pour atteindre la bille.

— Eh bien ! monseigneur…

Il attendit que le roi eût fait son carambolage, que le conseiller Boscovich l’eût dévotement marqué, pour continuer avec une nuance d’embarras :

— … Le peuple d’Illyrie est comme tous les peuples, sire. Il aime le succès, la force, et je crains bien que la fatale issue de nos dernières entreprises…

Le roi se retourna, une rougeur aux joues :

— Je vous ai demandé la vérité, mon cher… Inutile de me l’affubler de tout ce papier à papillottes.

— Sire, il faut abdiquer… dit le Gascon brutalement.

Christian le regarda avec stupeur.

— Abdiquer quoi ?… Je n’ai rien… Un beau cadeau que je ferais là à mon fils !… Je crois qu’il aimerait mieux un vélocipède neuf que cette vague promesse de couronne à sa majorité.

Méraut cita l’exemple de la reine de Galice. Elle aussi avait abdiqué pour son fils pendant l’exil ; et si don Léonce était sur le trône aujourd’hui, c’est bien à cette abdication qu’il le devait.

— Dix-huit à douze !… fit Christian d’un ton brusque… Monsieur le conseiller, vous ne marquez pas.

Boscovich eut un bond de lièvre effaré et s’élança vers la marque, pendant que le roi, tout le corps, tout l’esprit tendu, s’absorbait dans un merveilleux « quatre bandes. » Élisée le regardait et sa foi royaliste était à rude épreuve devant ce type de gandin échiné, de vaincu sans gloire, le cou maigre largement décolleté dans son veston de flanelle flottante, les yeux, la bouche, les ailes du nez encore teintés d’une jaunisse dont il relevait à peine et qui l’avait tenu au lit près d’un mois. Le désastre de Gravosa, la fin sinistre de tous ces jeunes gens, les terribles scènes auxquelles le procès d’Herbert et de Hézeta avait donné lieu dans la petite cour de Saint-Mandé, Colette se traînant à genoux devant l’ancien amant pour obtenir la grâce du mari, ces jours d’angoisse, d’attente, l’oreille tendue vers l’horrible feu de peloton qu’il semblait commander lui-même, par là-dessus des soucis d’argent, les premiers billets Pichery arrivant à l’échéance, cet acharnement d’un destin mauvais, sans venir à bout de l’insouciance du Slave, l’avait surtout physiquement atteint.

Il s’arrêta après son carambolage, et, mettant du blanc avec le plus grand soin, demanda à Méraut, sans le regarder :

— Que dit la reine de ce projet d’abdication ?… Lui en avez-vous parlé ?

— La reine pense comme moi, sire.

— Ah ! fit-il sèchement avec un léger tressaut.

Bizarrerie de l’être humain ! Cette femme qu’il n’aimait pas, dont il craignait la froideur méfiante et le clair regard, cette femme qu’il accusait de l’avoir trop traité en roi, assommé du perpétuel rappel de ses devoirs et de ses prérogatives, il lui en voulait maintenant de ne plus croire en lui, de l’abandonner au profit de l’enfant. Il en sentait non pas une blessure d’amour, un de ces coups au cœur qui font crier, mais le froid d’une trahison d’ami, d’une confiance perdue.

— Et toi, Boscovich, qu’est-ce que tu en penses ? dit-il tout à coup en se tournant vers son conseiller dont le glabre visage anxieux suivait convulsivement la mimique de celui du maître.

Le botaniste eut un geste léger de pantomime italienne, les bras ouverts, la tête dans les épaules, un muet « chi lo sa ? » si craintif, si peu compromettant, que le roi ne put s’empêcher de rire.

— De l’avis de notre Conseil entendu, nasilla-t-il railleusement, nous abdiquerons quand on voudra.

Là-dessus, Sa Majesté se remit à pousser les billes avec ardeur, au grand désespoir d’Élisée qui brûlait d’aller annoncer à la reine le succès d’une négociation dont elle n’avait pas voulu se charger elle-même ; car ce fantôme de roi lui imposait encore et ce n’est qu’en tremblant qu’elle portait la main sur cette couronne dont il ne voulait plus.

L’abdication eut lieu à quelque temps de là. Stoïquement, le chef de la maison civile et militaire proposa les splendides galeries de l’hôtel Rosen pour cette cérémonie à laquelle il est d’usage de donner le plus de solennité, d’authenticité possible. Mais le sinistre de Gravosa était trop récent encore pour ces salons remplis des échos de la dernière fête ; c’eût été vraiment trop triste et d’un mauvais présage pour le règne à venir. On se contenta donc de réunir à Saint-Mandé quelques nobles familles illyriennes ou françaises dont le paraphe était nécessaire au bas d’un acte de cette importance.

À deux heures, les voitures commencèrent à arriver, les coups de timbre se succédèrent, pendant que sur les grands tapis déroulés du seuil jusqu’au bas du perron les invités montaient lentement, reçus à l’entrée du salon par le duc de Rosen sanglé dans son costume de général, portant autour du cou, en travers de ses croix, ce grand cordon d’Illyrie qu’il avait quitté sans rien dire, quand il apprit le scandale du perruquier Biscarat arborant les mêmes insignes sur sa veste de Figaro. Au bras, à la garde de l’épée, le général avait un long crêpe tout neuf, et, plus significatif encore que ce crêpe, un branlement sénile de la tête, une façon inconsciente de dire toujours « non… non… » qu’il gardait depuis le terrible débat en sa présence au sujet de la grâce d’Herbert, débat auquel il avait énergiquement refusé de prendre part malgré les prières de Colette et les révoltes de sa tendresse paternelle. Il semblait que son petit crâne d’émouchet tout branlant portât la peine de ce refus antihumain et qu’il fût condamné désormais à dire non à toute impression, à tout sentiment, à la vie elle-même, rien ne lui étant plus, rien ne pouvant l’intéresser après la fin tragique de son fils.

La princesse Colette était là aussi, portant avec beaucoup de goût son deuil de blonde, ce veuvage que distrayait un espoir déjà saillant dans sa taille alourdie, sa démarche plus lente. Même au milieu d’un chagrin très sincère, cette petite âme de modiste, encombrée de futilités et que la sévérité du destin n’avait pas corrigée, trouvait à satisfaire grâce à l’enfant une foule de vanités coquettes, fanfrelucheuses. Les rubans, les dentelles, le trousseau superbe qu’elle faisait broder d’un chiffre original sous sa couronne princière, servait de diversion à sa tristesse. Le baby s’appellerait Wenceslas ou Witold, Wilhelmine si c’était une fille, mais bien certainement son nom commencerait par un W, parce que c’est une lettre aristocratique, jolie à enlacer sur le linge.

Elle expliquait ses projets à madame de Silvis, quand la porte s’ouvrit toute grande pour l’annonce, précédée d’un coup de hallebarde, des prince et princesse de Trébigne, de Soris, duc de Sangiorgio, duchesse de Mélida, comtes Pozzo, de Miremont, de Véliko… On eût dit une liste proclamée à haute voix, renvoyée par un écho sonore de la plage ensanglantée, de toutes les jeunes victimes tombées à Gravosa. Et le plus terrible, ce qui allait donner à la cérémonie un aspect fatal et funèbre malgré les précautions prises, la livrée somptueuse, les tentures d’apparat, c’est que tous les arrivants étaient en grand deuil eux aussi, vêtus de noir, gantés de noir, engoncés de ces étoffes laineuses si tristes au regard, qui emprisonnent chez les femmes l’allure et le geste : deuils de vieillards, de pères et de mères, plus sombres, plus navrants, plus injustes à porter que les autres. Beaucoup de ces malheureux sortaient pour la première fois depuis la catastrophe, arrachés à leur solitude, à leur réclusion, par le dévouement à la dynastie. Ils se redressaient pour entrer, appelaient à eux tout leur courage ; mais en se regardant les uns et les autres, miroirs sinistres d’une même douleur, debout, la tête basse, les épaules frissonnantes et serrées, ils sentaient monter à leurs yeux les larmes qu’ils voyaient, à leurs lèvres le soupir si difficilement contenu à côté d’eux ; et bientôt une contagion nerveuse les gagnait, remplissait le salon d’un long sanglot brisé de cris, de gémissements étouffés. Seul, le vieux Rosen ne pleurait pas, et dressant sa taille haute, inflexible, continuait à faire signe impitoyablement :« Non… non… Il faut qu’il meure !… »

Le soir, au café de Londres, S. A. R. le prince d’Axel, convié à venir signer l’abdication, racontait qu’il avait cru assister à un enterrement de première classe, toute la famille réunie, attendant la levée du corps. C’est vrai que le prince royal faisait triste figure en entrant là. Il se sentait gelé, embarrassé par ce silence, ce désespoir, regardait avec terreur toutes ces vieilles parques, quand il aperçut la petite princesse de Rosen. Il alla vite s’asseoir près d’elle, curieux de connaître l’héroïne de ce fameux déjeuner du quai d’Orsay ; et pendant que Colette, au fond très flattée de l’attention, accueillait Son Altesse d’un sourire douloureux et sentimental, elle ne se doutait guère que ce regard glauque et voilé, penché vers elle, lui prenait la mesure exacte et précise d’un costume de mitronnet collant de partout sur son appétissante personne.

— Le roi, messieurs !

Christian II, très pâle, l’air visiblement soucieux, entra le premier, tenant son fils par la main. Le petit prince montrait une gravité de commande qui lui allait bien, augmentée par le veston noir et le pantalon qu’il portait pour la première fois avec une certaine fierté, une grâce sérieuse d’adolescent. La reine venait ensuite, très belle dans une somptueuse robe mauve couverte de dentelles, trop sincère aussi pour cacher sa joie qui éclatait au milieu de la tristesse environnante comme le clair de sa robe à côté des vêtements de deuil. Elle était si heureuse, si égoïstement heureuse, qu’elle ne se pencha pas une minute vers les sublimes détresses qui l’entouraient, pas plus qu’elle ne vit le jardin frissonnant, ce brouillard sur les vitres, le noir d’une semaine de Toussaint errant dans un ciel bas et mou, plein de brumes et de torpeur. Ce jour lui resta dans la mémoire, lumineux et réchauffant. Tant il est vrai que tout est dans nous, et que le monde extérieur se transforme, se colore aux mille nuances de nos passions.

Christian II se mit devant la cheminée au milieu du salon, ayant le comte de Zara à sa droite, la reine à sa gauche, un peu plus loin Boscovich dans son hermine de conseiller aulique, assis à une petite table de greffier. Tout le monde placé, le roi prit la parole très bas pour dire qu’il était prêt à signer son abdication et à en faire savoir le motif à ses sujets. Puis Boscovich se leva, et de sa petite voix aiguë et bredouillante lut le manifeste de Christian à la nation, l’historique rapide, à grands traits, des premières espérances du règne, les déceptions, les malentendus qui avaient suivi, et enfin la résolution du roi de se retirer des affaires publiques et de confier son fils à la générosité du peuple illyrien. Cette courte lettre, où la griffe d’Élisée Méraut avait mis partout sa marque, fut si mal lue, comme une ennuyeuse nomenclature de botanique, qu’elle laissait à la réflexion le temps de saisir tout ce qu’il y avait de vain, de dérisoire, dans cette abdication d’un prince exilé, cette transmission de pouvoirs qui n’existaient pas, de droits niés et méconnus. L’acte lui-même, lu ensuite par le roi, était ainsi formulé :

« Moi, Christian II, roi d’Illyrie et de Dalmatie, grand-duc de Bosnie et d’Herzégovine, etc… etc… déclare que de mon propre mouvement et sans céder à aucune pression étrangère, je laisse et transporte à mon fils Charles-Alexis-Léopold, comte de Goetz et de Zara, tous mes droits politiques, n’entendant conserver sur lui que mes droits civils de père et de tuteur. »

Aussitôt sur un signe du duc de Rosen, tous les assistants s’approchèrent de la table pour signer. Il y eut pendant quelques minutes un piétinement, un frôlement d’étoffes, avec des attentes, des pauses causées par le cérémonial, un grincement de plumes appuyées et tremblantes. Puis le baise-main commençait.

Christian II ouvrait la marche, et s’acquittant de cette chose difficile, l’hommage d’un père à son enfant, baisait le bout des doigts frêles avec plus de grâce spirituelle que de respect. La reine au contraire avait une effusion passionnée, presque religieuse ; la protectrice, la couveuse, devenait l’humble sujette. Après ce fut le tour du prince d’Axel, puis de tous les grands seigneurs défilant dans un ordre hiérarchique que le petit roi commençait à trouver bien long, malgré la dignité charmante de ses yeux candides et de sa main tendue, une petite main blanche et veinée, aux ongles carrés d’enfant qui joue encore, aux poignets un peu forts, disproportionnés par la croissance. Tous ces nobles, si grave que fût le moment à leurs yeux, malgré les préoccupations sinistres de leur deuil, n’étaient pas gens à se laisser prendre leur tour gardé selon le titre, le nombre de fleurons à la couronne ; et Méraut, qui se précipitait vers son élève, se sentit tout à coup arrêté par un « Monsieur, s’il vous plaît ! » qui le fit reculer, le mit face à face avec la mine indignée du prince de Trébigne, un vieux terriblement asthmatique, soufflant avec peine, les yeux dilatés en boule comme s’il ne pouvait respirer que par là. Élisée, le traditionnel, s’écarta respectueusement pour laisser passer ce débris de tombe et vint le dernier au baise-main. Comme il se retirait, Frédérique, debout auprès de son fils, ainsi qu’on voit les mères des jeunes mariées, aux sacristies, recevoir la fin des hommages et des sourires, lui dit tout bas au passage, exultante et nerveuse :

— C’est fait !

Il y avait dans son intonation une plénitude de joie presque féroce, un soulagement indicible.

C’est fait !… C’est-à-dire voilà le diadème à l’abri des trafics et des souillures. Elle allait pouvoir dormir, respirer, vivre, délivrée des transes continuelles qui d’avance lui apprenaient les catastrophes, auraient pu lui faire dire comme à Hézeta à chaque dénouement fatal : « Je le savais… » Son fils ne serait pas dépossédé, son fils serait roi… Comment ! Il l’était déjà par l’attitude majestueuse, la bonté accueillante et hautaine…

Par exemple, sitôt la cérémonie terminée, la nature de l’enfant reprenait le dessus et Léopold V s’élançait, tout joyeux, vers le vieux Jean de Véliko pour lui annoncer la grande nouvelle : « Tu sais, parrain, j’ai un poney… un joli petit poney, rien que pour moi… C’est le général qui m’apprendra à monter, et puis maman aussi. » Près de lui, on s’empressait, on s’inclinait avec des regards d’adoration, pendant que Christian, un peu seul, abandonné, ressentait une impression étrange, indéfinissable, comme un allègement autour du crâne, le froid de sa couronne enlevée. Positivement la tête lui tournait. Pourtant il avait bien désiré cette heure, maudit plus que tout autre les responsabilités de sa situation. Alors pourquoi ce malaise, cette tristesse, maintenant qu’il voyait fuir le rivage devant lui, la route s’écarter sur d’autres perspectives ?

— Eh bien ! mon pauvre Christian, je crois qu’on vient de vous le donner votre ouistiti…

C’était le prince d’Axel qui, tout bas, le consolait à sa manière.

— Vous avez de la veine, vous… C’est moi qui serais heureux s’il m’en arrivait autant, si l’on me dispensait de quitter ce joli Paris pour aller régner sur mon peuple de phoques à ventre blanc !…

Il continua un moment du même ton ; puis tous deux disparurent, profitant du tumulte, de l’inattention de l’assemblée. La reine les vit sortir, entendit rouler dans la cour le phaéton dont les roues légères ne s’éloignaient jadis qu’en lui passant sur le cœur… Mais que lui importait maintenant ? Ce n’était plus le roi d’Illyrie que ces femmes de Paris lui enlevaient…

Au lendemain de Gravosa, dans la première minute de sa honte, Christian s’était juré de ne plus revoir Séphora. Tant qu’il fut au lit, peureux de la maladie comme un Méridional, il ne pensa à sa maîtresse que pour la maudire, la charger moralement de toutes ses fautes ; mais la convalescence, le sang plus vif, l’oisiveté complète dans laquelle les souvenirs mêlés aux rêves ont tant de force, devaient changer ces dispositions. Il excusa la femme d’abord timidement, et ne vit plus dans ce qui était arrivé qu’une fatalité, un des mille desseins de la Providence, sur laquelle les catholiques se déchargent de toute responsabilité fatigante. Un jour enfin il osa demander à Lebeau si l’on avait des nouvelles de la comtesse. Le valet apporta pour toute réponse une quantité de petites lettres arrivées pendant la maladie, billets tendres, enflammés, timides, une nuée de tourterelles blanches roucoulant l’amour. Christian en eut les sens embrasés, répondit de son lit sur-le-champ, impatient de reprendre, sitôt sa guérison, le roman interrompu à Fontainebleau.

En attendant, J. Tom Lévis et sa femme passaient de bonnes vacances dans leur hôtel de l’avenue de Messine. L’agent des étrangers n’avait pu tenir plus longtemps à l’ennui de sa retraite à Courbevoie. Il lui manquait la vie des affaires, le trafic, par dessus tout l’admiration de Séphora. Enfin il était jaloux, d’une jalousie bête, entêtée, lancinante, comme une arête dans le gosier, que l’on croit partie et dont on sent tout à coup la piqûre. Et pas moyen de se plaindre à qui ce que soit, de dire : « Regardez donc ce que j’ai là au fond de la gorge. » Malheureux Tom Lévis, pris à son propre piège, inventeur et victime du Grand Coup !… Le voyage de Séphora à Fontainebleau l’inquiétait surtout. Il essaya de revenir plusieurs fois sur ce sujet, mais elle l’arrêtait d’un éclat de rire si naturel : « Qu’est-ce que tu as donc, mon pauvre Tom ?… Quelle bonne tête ! » Alors il était obligé de rire, lui aussi, comprenant bien qu’il n’y avait entre eux que de la drôlerie, de la blague, et que la fantaisie de Séphora, fantaisie de fille pour un queue-rouge, cesserait vite si elle le croyait jaloux, sentimental, « canulant » comme les autres. Au fond il souffrait, s’ennuyait de vivre loin d’elle, lui faisait même des vers. Oui, l’homme au cab, l’imaginatif Narcisse avait trouvé ce dérivatif à ses inquiétudes, un poème à Séphora, une de ces élucubrations bizarres, scandées par l’ignorance prétentieuse, comme on en confisque à Mazas sur la table des détenus. Vraiment, si Christian II n’était pas tombé malade, J. Tom Lévis le serait devenu.

Je vous laisse à penser la joie que le pitre et sa belle éprouvèrent à se retrouver, à vivre ensemble pendant quelques semaines. Tom dansait des gigues insensées, faisait l’arbre droit sur les tapis. On aurait dit un singe en belle humeur, Auriol lâché à toutes gambades dans la maison. Séphora se tordait de rire, pourtant un peu gênée à cause de l’office, où « le mari de Madame » jouissait du discrédit le plus complet. Le maître d’hôtel avait déclaré que si « le mari de Madame » mangeait à table, lui ne consentirait jamais à le servir ; et comme c’était un maître d’hôtel exceptionnel, donné, choisi par le roi, elle n’insista pas, fit monter les repas dans son boudoir par une femme de chambre. De même quand il venait une visite, — Wattelet, le prince d’Axel, — J. Tom disparaissait dans un cabinet de toilette. Jamais mari ne s’était vu à pareille fête ; mais il adorait sa femme, l’avait pour lui seul et dans un cadre qui la lui faisait paraître infiniment plus jolie. C’était en somme le plus heureux de la bande, où les retards, les atermoiements commençaient à jeter une certaine inquiétude. On sentait un nœud, un arrêt dans l’affaire si bien lancée. Le roi ne payait rien des billets échus, en faisait sans cesse de nouveaux, au grand effroi de Pichery et du père Leemans. Lebeau cherchait bien à les encourager : « Patience, patience… on arrivera… C’est fatal… » Mais lui ne fournissait rien et les autres entassaient dans leur portefeuille des rames de papier d’Illyrie. Le pauvre « père », qui n’avait plus son aplomb solide, venait chaque matin se faire rassurer rue de Messine chez sa fille et son gendre : « Alors vous croyez que nous réussirons ?… » Et il se résignait à escompter encore, à escompter toujours, puisque c’était la seule façon de courir après son argent que d’en lancer d’autre à la suite.

Une après-midi, la comtesse, s’apprêtant pour aller au Bois, petonnait de sa chambre à sa toilette sous l’œil paternel de J. Tom vautré le cigare aux dents sur une chaise longue, les doigts à l’entournure du gilet et jouissant de ce joli coup d’œil d’une femme qui s’habille, enfile ses gants devant la psyché, essaye ses poses de voiture. Elle était ravissante, le chapeau mis, le voile au bord des yeux, dans une toilette d’arrière-saison un peu étoffée et frileuse ; et le tintement de ses bracelets, des jais frémissants de sa mante, répondait au bruit luxueux de la voiture qui attendait sous les fenêtres, au cliquetis des harnais, au piaffement des chevaux, le tout faisant partie du même attelage aux armes d’Illyrie. Elle sortait avec Tom, l’emmenait faire un tour de lac, dans le premier jour parisien de la saison, sous ce ciel bas qui met si bien en valeur les modes nouvelles, les visages reposés par les longues villégiatures. Tom, très élégant, d’un chic anglais, était ravi de cette course en coupé, dissimulé à côté de sa jolie comtesse, en partie fine.

Madame est prête, on va partir. Un dernier coup d’œil au miroir. Allons… Soudain la porte d’entrée s’ouvre en bas, le timbre retentit à coups pressés… « Le roi !… » Et pendant que le mari se précipite dans le cabinet de toilette avec un terrible virement d’yeux, Séphora court à la fenêtre juste à temps pour voir Christian II franchir le perron d’un air vainqueur. Il plane, il a des ailes. « Comme elle va être heureuse ! » se dit-il en montant.

La belle comprend qu’il y a du nouveau, se prépare. Pour commencer, elle jette en le voyant un cri de surprise, de joyeux émoi, tombe dans ses bras, se fait porter jusqu’à une causeuse devant laquelle il s’agenouille :

— Oui, moi… C’est moi… Et pour toujours !

Elle le regarde avec des yeux agrandis, affolés d’amour et d’espérance. Et lui, plongé, noyé dans ce regard :

— C’est fait… Il n’y a plus de roi d’Illyrie. Rien qu’un homme qui veut passer sa vie à t’aimer.

— C’est trop beau… Je n’ose pas y croire.

— Tiens ! lis…

Elle prit le parchemin, le déplia lentement :

— Ainsi, c’est vrai, mon Christian, tu as renoncé ?

— Mieux que cela…

Et pendant qu’elle parcourait le texte de l’acte, lui, debout, frisait sa moustache, regardait Séphora d’un air triomphant ; puis, trouvant qu’elle ne comprenait pas bien, pas assez vite, il lui expliquait la différence du renoncement à l’abdication, et qu’il serait tout aussi libre, dégagé de devoirs et de responsabilités, sans engager en rien l’avenir de son fils. L’argent seul… Mais ils n’avaient pas besoin de tant de millions pour être heureux.

Elle ne lisait plus, l’écoutait, la bouche entr’ouverte, ses jolies dents à l’air avec un sourire aigu comme si elle voulait mieux saisir ce qu’il disait. Elle avait bien compris pourtant, oh ! oui, voyait très net l’écroulement de toutes leurs ambitions et des piles de louis engagés déjà dans l’affaire, la colère de Leemans, de Pichery, de toute la bande volée par la fausse manœuvre de ce nigaud. Elle songeait à tant de sacrifices inutiles, à ses six mois de vie assommante, écœurée de dissimulations et de fadeurs, à son pauvre Tom en train de retenir son souffle dans le cabinet de toilette, pendant que l’autre en face d’elle attendait une explosion de tendresse, sûr d’être aimé, vainqueur, irrésistible, écrasant. C’était si drôle, d’une ironie si complète, si féroce ! Elle se leva, prise d’un fou rire, un rire insultant et railleur qui fit monter à son visage une rougeur rapide, la lie remuée de sa grossière nature ; et passant devant Christian stupéfait : « Jobard, va ! » lui cria-t-elle avant de s’enfermer à triples verrous dans sa chambre.

Sans le sou, sans couronne, sans femme, sans maîtresse, il faisait une singulière figure en redescendant l’escalier.