Les Riches depuis sept cent ans
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 335-367).
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RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS

VIII[1]
HONORAIRES DES GENS DE LETTRES

Les lettres, pour qui en est digne, ne sont pas un métier, mais la vocation impérieuse de manifester sa pensée, avec la jouissance de lui donner sa forme la plus parfaite. Qu’il soit poète ou philosophe, auteur dramatique ou historien, romancier ou érudit, qu’il chante, qu’il conte, qu’il dissèque des sentimens ou des faits, l’homme de lettres a cette volupté suprême de remuer des idées, de les créer, de les analyser, de les combattre, de les tuer ou de les ressusciter d’entre les mortes, de les parer et de les faire triompher dans le monde.

Il y travaille en bon ouvrier et meurt satisfait d’avoir, s’il est de nos compatriotes, honnêtement usé de cette belle langue française, précise, limpide, et de l’avoir servie, dans la mesure de ses forces, autant qu’il s’est servi d’elle. S’il atteint la gloire, si la postérité le connaît par son nom, — un nom qui souvent n’est qu’un pseudonyme, ou un prénom, ou un surnom, — s’il laisse de lui quelque chose de bien plus vivant, plus personnel et plus authentique que toutes les autres sortes d’hommes, dont les actes sont connus, mais point la pensée intime, il n’en sera ni plus ni moins immortel pour avoir tenu de son vivant une place plus ou moins honorée et pour avoir gagné plus ou moins d’argent.

C’est la grandeur de cette besogne intellectuelle qu’elle est avant tout une libération de l’ambiance, et que l’écrivain publie son âme sans se préoccuper de savoir à quel prix il la vendra. Cette élite pourtant, qui pense au-dessus des autres, doit vivre comme les autres ; le souci du vivre la ramène dans le monde des réalités qui la traitent comme la généralité des hommes. Le milieu, les contingences matérielles, c’est-à-dire les lois économiques, astreignent ces indépendans à rechercher le salaire par les seules voies où ils puissent le conquérir.

Or ces lois économiques ne tiennent nul compte de la valeur et du mérite ; elles ne proportionnent point du tout la récompense pécuniaire au talent, encore moins à l’effort, parce qu’elles agissent dans un domaine tout différent de celui de l’effort et du talent. L’histoire de leur budget, par où ces esprits supérieurs appartiennent au vulgaire, montre que, pour les plus rares génies comme pour les plus humbles labeurs, il n’y a point de juste salaire.


I

Au fond de toutes les revendications du temps présent apparaît clairement la volonté d’intervenir dans la distribution des richesses. Cette prétention, noble et généreuse, repose sur l’idée qu’il doit y avoir un rapport de justice entre le travail et son prix ; elle domine toute la politique et gît au fond des aspirations de la foule, indiscutée comme un axiome. La foule voit très bien, parce que cela crève les yeux, que ce rapport de justice, qu’elle croit logique, n’existe nulle part ; il s’est donc créé un courant d’opinion déterminé à l’établir par la force. L’étude scientifique des faits montre que cette pierre philosophale du XXe siècle est une chimère ; il est bon de le démontrer parce que cette erreur trouble la raison des hommes et, par voie de conséquence, la paix des Etats.

La « monnaie » de justice ne peut être qu’une monnaie « morale, » une monnaie d’estime ; encore le salaire payé en cette monnaie n’est-il pas nécessairement juste, car les mœurs varient. L’on n’estime pas autant les mêmes choses dans tous les siècles, et l’on n’estime pas toujours les choses qu’il faut. Surtout, il n’y a pas connexité entre la monnaie d’estime et la monnaie d’argent, parce que l’on ne paie pas les choses à proportion du cas que l’on en fait, mais simplement du désir que l’on en a.

La valeur et, si j’ose dire, le commerce des idées écrites à travers les âges en fournit une preuve. Aux temps anciens, l’homme d’épée régnait par la force ; aux temps actuels, l’homme de plume règne par l’opinion. « Un bon cavalier sur un bon cheval est aussi supérieur à lui-même et aux autres qu’on peut l’être en ce monde, » disait un capitaine du XVIe siècle. Un écrivain écouté est bien plus redoutable aujourd’hui pour qui passe à portée de sa plume. Dans un gouvernement d’opinion, les idées qu’il décoche de son cabinet pèsent beaucoup plus sur l’opinion du « plat pays » que l’épée d’un châtelain ne pesait sur les faits dans un gouvernement d’épée. Mais le guerrier pouvait s’annexer des richesses par violence, et l’écrivain ne peut les obtenir que du libre octroi des intérêts. C’est pourquoi sa souveraineté est beaucoup moins lucrative que celle des grands conquérans de jadis ou des grands industriels de nos jours, parce qu’il ne peut prendre autant que les premiers, ni vendre autant que les seconds.

Le gain que procurent les œuvres de l’esprit ne dépend ni de leurs qualités propres, ni du rang qu’elles occupent, ni de l’influence qu’elles possèdent, ni des services qu’elles rendent, mais seulement du nombre de leurs amateurs. Dès lors, il y a d’excellentes raisons pour que la part de chaque auteur dans le salaire global ne corresponde pas à son rang, ni à son effort. Personne ne trouve mauvais qu’une chanson puisse rapporter davantage qu’un dictionnaire, ni même que ce siècle, qui doit tout à la science, ne la paie pas.

L’invention de l’imprimerie, la création des théâtres, celle des journaux, le droit de propriété des auteurs et la connaissance de l’alphabet, sinon le goût de la lecture, répandue parmi les citoyens, font que les successeurs actuels des troubadours, des ménestrels et des jongleurs du XIIIe siècle ressemblent beaucoup moins à leurs devanciers qu’un peintre, un médecin ou un avocat d’aujourd’hui ne ressemble à ceux de naguère. Non que les idées aient eu besoin de papier pour exister, ni que les livres aient attendu l’avènement de la typographie pour se produire ; mais les formes données par l’écrivain aux conceptions de son cerveau ont varié beaucoup plus que n’importe quel autre produit de l’activité humaine.

Aussi n’est-il guère aisé de comparer, au point de vue du profit, les chansons de gestes à nos romans-feuilletons, pas plus que les fabliaux à nos vaudevilles, les chroniques de chevalerie à nos livres d’histoire, les trouvères à nos conférenciers, les « chanteresses » à nos femmes de lettres, les « jouglères » à nos artistes dramatiques et les compères de la menestrandie à nos journalistes contemporains. Il n’est aisé de les comparer ni en détail, ni en bloc.

En admettant que nos concitoyens déboursent annuellement par exemple, en achat de papier imprimé et de places de spectacle, deux cents fois plus d’argent que les Français de l’an 1300 ne mettaient à la satisfaction de leurs besoins littéraires ou dramatiques, il ne s’ensuit pas du tout que les auteurs et les acteurs gagnent deux cents fois plus qu’il y a six siècles, d’abord parce qu’ils sont sans doute vingt fois plus nombreux, ensuite parce que les millions qui sortent des poches du public n’entrent dans celles des « fableurs » d’à présent que pour une faible partie ; tandis que les gens de lettres du XIVe siècle encaissaient en personne, comme le médecin reçoit encore le prix de sa visite ou l’avocat celui de sa plaidoirie.

Sur 100 000 francs de journaux payés au numéro ou à l’abonnement, les rédacteurs touchent de 4 000 à 20 000 francs, suivant le tirage de chaque feuille ; sur 100 000 francs de livres vendus, il en revient 10 000 ou 15 000 aux auteurs, et ils touchent 12 000 francs à Paris, et 6 000 francs en province, sur 100 000 francs versés aux théâtres par les spectateurs. Pour « monnayer » son travail, l’homme de lettres actuel doit le faire imprimer ou représenter. Le troubadour interprétait lui-même son œuvre ou l’offrait en manuscrit à un acheteur unique.

La corporation comptait des amateurs et des professionnels, naturellement un plus grand nombre des seconds que des premiers ; bien que les princes n’y manquassent pas, témoin Thibaut de Champagne, Charles d’Anjou, Pierre de Dreux, Raoul de Coucy, Jehan de Brienne et Baudoin II, comte de Guines, incomparable pour dire les fabellas ignobilium. De noble lignée furent aussi Guilhem d’Agoult, gentilhomme de Provence, le chevalier picard Jean de Journy, qui commit maints fabliaux égrillards, et le sire de Beaumanoir, conseiller de saint Louis. Car le célèbre jurisconsulte du Coutumier de Beauvaisis fut aussi poète et romancier d’aventures. De grands chanoines, tels qu’Henri d’Andeli, écrivirent tour à tour des « dits » historiques et des « lais » rimes, comme la Bataille des Vins, avec cette nuance qu’ils réservaient aux premiers les honneurs du parchemin et consignaient seulement les autres sur des tablettes de cire.

Les professionnels appartenaient à toutes les classes : dans le Midi, des jeunes gens bien nés et pauvres gagnaient avec leurs vers de quoi continuer leurs études ; quelques-uns arrondissaient leur fief, ce qui leur serait assez difficile aujourd’hui par les mêmes voies. Un chevalier carcassonnais, possesseur de la quarte partie du château de Myrevaux, finit par acquérir la seigneurie entière « au moyen de sa belle et riche poésie. »

Parfois c’est un bourgeois, tel Anselme Faydit, fils de l’homme d’affaires de la légation papale d’Avignon, qui, ayant perdu sa chevance aux des « se fait comique, » jouant à la tête d’une troupe les pièces de son cru. Quoiqu’il « ordonnât la scène » et reçût « tout le profit des expectateurs, » nous demeurons sceptiques à l’affirmation de son historien que ses œuvres lui aient rapporté « des 2 000 et 3 000 livres Willermenses, » — ce qui correspondrait à quelque 200 000 francs ; — ce dramaturge du temps des Albigeois, que Pétrarque imita, dit-on, après avoir hanté durant vingt années les cours des princes, finit par se retirer auprès du marquis de Montferrat.

Cette clientèle d’un payeur unique n’avait rien du caractère asservi que nous nous figurons ; les gens du moyen âge avaient le préjugé tout opposé : le « bénéfice, » reçu en échange de l’hommage, était le fondement de la féodalité. Les rapports de suzeraineté personnelle étaient les rapports nobles par excellence, et il ne pouvait sembler plus étrange alors d’engager à autrui son talent que son épée. Sous des noms différens, jusqu’à la fin de l’ancien régime, les grands seigneurs de la naissance, plus encore que les grands seigneurs de l’esprit, tinrent à honneur d’être domestiqués au Roi.

Pour les vassaux de lettres du XIVe siècle, l’emploi avait ses écueils ; ces poèmes qu’ils faisaient pour la dame et que dans le couplet final ils « adressaient » au mari, n’étaient pas bien pris toujours par ce dernier, surtout lorsque sa femme faisait trop d’accueil à l’auteur. Honnêtement congédié, celui-ci, privé des belles robes, des armes et des chevaux qui constituaient son salaire, cherchait un autre patron, capable de « mettre sa besogne en prix et valeur. » Faute de le trouver, il tombait d’un cran dans la hiérarchie. Comme un guerrier sans place écumait les grandes routes, ce condottiere de lettres recrutait des auditeurs où il pouvait, récitant lui-même, puisque les exemplaires chèrement copiés eussent été d’un écoulement difficile avec un public qui ne savait pas lire.

Dans le Nord de la France, l’usage n’existait pas encore, au temps de saint Louis, d’avoir des jongleurs attachés à sa personne. Presque aucun des auteurs de fabliaux ne fut nanti de cette enviable situation, pas même Rutebœuf, dont l’œuvre domine cet âge d’or de notre vieille littérature. Si Rutebœuf, qui incarna plus que nul autre les passions de son temps, que le populaire écoutait en se signant aux beaux endroits, — la manière d’alors de témoigner son admiration, — a passé sa vie assez misérable, quels ont été les moyens d’existence, je ne dis pas des clercs détonsurés, goliardois qui, après avoir perdu dans les tavernes chape et clergie, vagabondaient en contant, mais des trouvères de réputation, tels Huon de Cambrai, Adam de la Halle ou Barbier de Melun « au visage fleuri comme un groseillier, » de tous ceux en un mot qui, malgré « leur parleure la plus délictable, » se plaignent d’être « compagnons à Job ? »

En contraste avec la peinture obstinément rose d’une société où les ménétrieux, partout fêtés par les barons et les bourgeois, mènent une vie de liesse, M. Joseph Bédier nous les a représentés comme des ivrognes assez marmiteux, d’ailleurs paillards, joueurs et résignés. Et il semble que, pour un grand nombre d’entre eux, il ait raison. Aussi bien existe-t-il de nos jours un lot de prolétaires de lettres fort rafales, vivant anxieusement de lignes à deux sous dans des encyclopédies en construction ou dans des journaux en démolition, dont le sort est moins fortuné que celui des ouvriers manuels.

Ce sont les héritiers des « bourdeurs » à qui l’on donnait trois ou quatre deniers, — 1 franc ou 1 fr. 35, — et qui ne refusaient pas une maille, — 0 fr. 16 — puisque « pour une maille, dit l’un d’eux, on peut avoir du poivre ou du cidre, du bon charbon, des aiguillettes d’acier ou une potée de vin ou de quoi se faire raser, ou de quoi voir danser les singes et les marmottes, ou une grande demi-livre de pain. » Heureusement ces primitifs avaient souvent davantage et les chiffres que j’ai recueillis permettent de croire que la corporation trouvait à vivre et que les privilégiés vivaient décemment : il se voit bien, dans les comptes, des dons de 5 francs à des « musars » de passage, mais il s’en trouve de 40 et 50 francs alloués par la comtesse Mahaut d’Artois[2].

Un ménestrel reçoit à Valenciennes 15 francs, et un autre 20 francs à Conflans ; mais un troisième est payé 100 francs à Paris, celui du Comte de Provence touche 1 000 francs (en 1234), et, la même année, ceux qui « jouèrent » au couronnement de saint Louis, — on ne nous dit pas leur nombre, — furent gratifiés d’une somme de 11 000 francs. Voilà d’étranges disparités ; mais elles ne sont pas plus singulières que celles des articles de journaux actuels qui peuvent être payés tantôt 1000 francs et tantôt cent sous. Pour avoir « joué » à une noce de gala, au XIVe siècle, les ménétriers du Roi et du Duc de Bourgogne recevaient 3 560 francs ; à Paris, à la même époque (1393), pour une noce bourgeoise comportant deux ou trois dîners, on donnait aux ménestrels 240 francs, « plus les cuillers et autres courtoisies. »

Que « jouaient-ils, » ces trouvères, jongleurs, bordeurs, chanteurs ou lecheors, car tous ces mots s’appliquent indistinctement aux mêmes personnages ? Au mariage de Robert, frère de Louis IX, avec Mathilde de Brabant, des ménestrels, aux quatre coins de la salle, « gentiment montés sur des bœufs habillés d’écarlate, » sonnaient et cornaient à chaque service et, au dessert, disaient, chacun à leur tour, chansons, tensons, lais, vers et reprises. Les gens de lettres ne s’exhibent plus en personne devant le public, si ce n’est pour faire des conférences ; — encore ne monteraient-ils pas à cette fin sur des bœufs même habillés d’écarlate. Une démarcation s’est établie entre l’auteur et l’interprète. Le premier n’entend plus être convié pour payer de sa personne. Un de nos grands poètes contemporains, invité pour la première fois chez une dame, qui lui faisait demander en même temps s’il ne consentirait pas à dire quelques sonnets après dîner, répondait narquoisement : « C’est affaire aux comédiens de déclamer mes vers, pour moi cela ne m’arrive qu’entre intimes ; ailleurs, c’est 1000 francs la strophe, et je n’en dis jamais moins de trente. »

Nos devanciers du XIVe siècle le portaient moins haut ; non seulement ils chantaient et contaient les œuvres d’autrui aussi bien que les leurs, « bourdes » ou épopées, jeux partis ou pastourelles, mais ils jouaient toutes sortes d’instrumens et, comme les cafés-concerts actuels, étoffaient leur programme de gymnastique et de pantomime. Montreurs d’animaux ou faiseurs de tours, avant que la scission ne fût définitive entre la littérature et l’escamotage, il faut avouer que, parmi les auteurs-acteurs du temps des premiers Valois, les plus saltimbanques ne sont pas les moins rétribués.

Aux quatre ménestrels de « monsieur le connétable » du Guesclin il est distribué 710 francs ; ceux du comte de La Marche reçoivent 570 francs ; un autre, à lui seul, 360 francs. Mais tandis que des fableurs, dont les mérites ne sont pas indiqués, se contentent de 18 et de 43 francs d’honoraires, il est octroyé 72 francs à un « baladin, » 136 francs à « un homme contrefaisant le cheval trottant et ambiant, » et 224 francs à un « joueur d’adresse. »

La mode était venue pourtant d’héberger des ménestrels à traitement fixes : nous en trouvons quatre, à la cour du comte de Roussillon, appointés chacun de 3 700 francs par an. Ce n’était pas un prix d’homme de guerre : le chevalier, accompagné d’un « pillart » et d’un page, se paie le double la même année dans la même ville ; mais c’était un honnête prix d’homme de robe : à l’inquisiteur du Comté il n’est baillé que 2 600 francs par an (1427). Grandis en dignité, les gens de lettres familiers des seigneurs dont ils portaient la « livrée, » firent refuser l’entrée des manoirs aux jongleurs nomades, avec qui c’était injure de les confondre.

Mais eux-mêmes, dans leurs « dits » solennels et subtils, perdirent le franc génie de leurs prédécesseurs immédiats sans retrouver la flamme épique des trouvères ; preuve que le talent des lettrés n’a rien à voir avec le rang ou le revenu des lettres, ni d’ailleurs avec l’influence des écrivains. Ce sont domaines distincts, gouvernés par des lois particulières. Si le public n’a pas toujours les plaisirs qu’il veut payer, il ne paie en tout cas que les plaisirs qu’il veut avoir, et, s’il n’a point de part à la gestation des belles œuvres, il peut contribuer à la création des mauvaises, par cette influence des imbéciles sur les gens d’esprit, presque aussi grande que celle des gens d’esprit sur les imbéciles.

Ces derniers ont la sécurité du nombre ; l’élite craint de prendre pour vérités ses propres goûts, puisque nos goûts ballottés entre ces deux causes d’erreur : l’attrait ou la répugnance de la nouveauté, nous font refuser ou prodiguer tour à tour à la nouveauté des qualités ou des défauts qui s’y trouvent et que nous n’y voyons pas. De même qu’il y a des gens capables de « réussir, » qui ne sont pas capables d’autre chose, il se voit des livres capables de se vendre, mais non de mériter le succès.

Si les historiens de la littérature, au lieu de suivre la route jalonnée par les œuvres que la postérité admire, adoptaient sur chaque auteur les jugemens de ses contemporains, ce seraient souvent de tout autres œuvres qu’ils auraient à étudier. « En fait de livres, disait Voltaire, le public est composé de 40 à 50 personnes si le livre est sérieux, de 400 à 500 lorsqu’il est plaisant, et d’environ 1 100 à 1200 s’il s’agit d’une pièce de théâtre. » Il est vrai que les réputations littéraires ne se font pas au suffrage universel, que c’est un privilège où la démocratie ne peut pas mordre, où l’élite est souveraine et juge d’ailleurs lentement, le scrutin secret où votent un à un les esprits supérieurs qui sacrent les renommées ne se dépouillant que fort tard. Cependant la vogue passagère d’une forme attire par les perspectives du gain autant que par le prestige du succès ; car, si le public qui juge ne juge pas tout de suite, le public qui paie, paie tout de suite.


II

La distinction fondamentale entre le salaire des gens de lettres aujourd’hui et autrefois consiste en ceci : que les auteurs jusqu’au XVIIIe siècle ne vivaient pas du produit direct de leurs œuvres, puisque les œuvres imprimées ne rapportaient à peu près rien ; ils vivaient de l’estime que l’on en faisait, parce que l’estime se monnayait, depuis la Renaissance, non plus seulement en cadeaux des puissans, mais en pensions et bénéfices ecclésiastiques. Il n’était pas besoin qu’un livre se vendît beaucoup pour être lucratif, il suffisait qu’il fût très apprécié. Cela ne veut pas dire que les auteurs dont on fit le plus de cas aient été les meilleurs de leur temps, mais seulement que le profit de l’homme de lettres ne dépendait pas nécessairement, comme de nos jours, du genre de ses travaux.

Il advint par suite que les mêmes genres, aux diverses époques, ne furent pas également récompensés ; que le prix de l’homme qui vit de son talent varia grandement d’une date à l’autre, suivant que la nature de ses idées, matérialisées en volume, était poétique, philosophique, scientifique ou romanesque et dramatique. Et cette rétribution a varié, non seulement suivant la nature des idées, mais suivant la forme dans laquelle les mêmes idées étaient offertes au public : les unes débitées en feuilles d’imprimerie, les autres dialoguées sur le théâtre.

Le fait mérite d’être remarqué : ce par quoi les chefs-d’œuvre du théâtre vivent dans la mémoire des hommes, ce par quoi leurs auteurs demeurent victorieux du temps rongeur des choses, ce n’est pas du tout par le cadre scénique qu’ils ont donné à leurs fictions, mais par la puissance, l’originalité de leurs idées et le style dans lequel ils les ont su formuler. Ce n’est pas du tout par l’intrigue, la fabulation, la construction plus ou moins adroite et faite pour piquer la curiosité du spectateur ; c’est par le génie d’observation qui, dans un mot lapidaire, dans une tirade comique ou tragique, dépouille un peu davantage à nos yeux charmés l’écorce de notre âme, surprend et éclaire un nouvel aspect, un repli obscur de sentimens mille fois fouillés.

Qu’il s’agisse d’Œdipe ou d’Hamlet, de Tartufe, de Phèdre, ou de Figaro, toute pièce qui dure, cent ans ou dix siècles il n’importe, mais qui survit seulement à quelques générations, survit par ce qui en elle est le moins « théâtre, » par des idées qu’aurait pu exprimer dans les mêmes termes le romancier, le poète, le philosophe, aussi bien que le dramaturge. Et ces mêmes idées n’auraient pas moins frappé l’imagination et fait leur chemin dans le monde, imprimées par La Bruyère, Boileau ou Pascal, que mises en scène par Corneille ou par Molière. La postérité ne garde les pièces que pour les gouttes de substance rare et précieuse qu’elles contiennent ; le vase lui est indifférent.

Cependant, c’est le vase seul, l’enveloppe, le décor extérieur qui, chez les peuples assez riches pour payer du plaisir, fera le succès d’argent, parce que c’est lui seul qui fait le divertissement du plus grand nombre. Quant au divertisseur, maître en l’art du théâtre, qui sait chatouiller au bon endroit pour faire pleurer ou rire et qui ne sait pas autre chose, comme il n’y avait dans ses pièces que « du théâtre, » elles ne tiendront ni à la lecture, ni au répertoire, bien qu’elles aient fait, dans leur primeur, autant ou plus d’argent que des chefs-d’œuvre.

Les genres littéraires, sur l’échelle des profits, se classent donc aujourd’hui suivant qu’ils peuvent tirer plus ou moins du public : le roman le plus répandu ne rapportera pas le quart de la pièce de théâtre la plus représentée ; le livre d’histoire le plus réimprimé ne fera pas gagner le tiers du roman ; les vers les plus achalandés n’ont pas rendu la moitié du livre d’histoire ; quant aux ouvrages de philosophie, d’érudition ou de science pure, ceux dont l’usage n’est pas obligatoire pour une clientèle scolaire vaudront aux plus illustres auteurs quelques poignées de louis, s’ils n’ont pas la main trop grande.

La hiérarchie était tout autre aux XVIe et XVIIe siècles : les philosophes, les humanistes, les chroniqueurs obtinrent des rentes assez fructueuses ; les mieux traités furent les poètes et les savans. Avec des vers, on obtenait couramment pensions, abbayes, évêchés même ; témoin Bertaut et Godeau, tous deux « établis avec des mitres, » comme dit Sarasin, pasteurs des diocèses de Seez et de Grasse qu’ils fréquentaient peu. Mellin de Saint-Gelais, à qui l’on attribue l’introduction en France du madrigal, était en même temps abbé de Reclus, aumônier du Dauphin et bibliothécaire de Fontainebleau. Quant à Ronsard, il jouissait, outre ses pensions, d’une cure, de deux abbayes et de plusieurs prieurés. Elisabeth d’Angleterre lui envoyait des diamans, et Marie Stuart un buffet d’argent de 45 000 francs. Il possédait des faucons, une meute, et vivait en seigneur.

Dorat, Budé, Baïf n’étaient pas moins bien traités ; Desportes avait, en bénéfices, 50 000 francs de rentes ; tandis que Rabelais n’obtint la cure de Meudon que six ans avant sa mort, n’ayant auparavant que son canonicat à l’abbaye de Saint-Maur et une petite cure du diocèse du Mans, qui ne valaient pas en tout 3 000 francs de revenu. Argent de poche, il est vrai, puisqu’il vivait souvent, défrayé de tout, chez le cardinal du Bellay.

Quant à ses livres, après avoir publié des Aphorismes et traités d’Hippocrate et Galien qui ne firent pas leurs frais, Rabelais donna à l’éditeur, pour le dédommager de sa perte, la première version de Gargantua. Mais, quoiqu’il « ait été plus vendu de ladite chronique gargantuine en deux mois, par les imprimeurs, qu’il ne sera acheté de Bibles en neuf ans, » nous dit le prologue de Pantagruel, il ne paraît pas que les éditions successives et partielles de ses deux romans ait été plus fructueuses pour Rabelais que celle de son livre de médecine.

Marot vécut pauvre, mais par sa faute ; volontiers combatif, il se mit partout en lutte ouverte avec les autorités et les partis dominans. Secrétaire de Marguerite de Valois, puis l’un des vingt-huit valets de chambre du Roi, emploi honorifique aux appointemens de 4 000 francs, où il avait pour collègue d’Escoubleau de Sourdis, Marot n’était pas sans argent, puisque son propre valet dérobait un jour plusieurs milliers de francs dans son coffre. François Ier l’avait gratifié d’une maison au faubourg Saint-Germain, et Charles-Quint lui donna 13 400 francs pour sa traduction en vers des trente premiers psaumes ; cadeau très supérieur sans doute à ce que lui rapporta l’édition complète de ces mêmes psaumes vendus à 10 000 exemplaires lors de leur publication à Genève.

Régnier se plaint que le poète minable, — « l’habit cicatrisé, » dit-il, — doive courtiser, pour vivre, le grand seigneur :


J’ai changé mon humeur, altéré ma nature,
J’ai bu chaud, mangé froid, j’ai couché sur la dure ;
Je l’ai, sans le quitter, à toute heure suivi,
Donnant ma liberté je me suis asservi
En public, à l’église, à la chambre, à la table…


C’est un peu comme si, de nos jours, un candidat à la députation se plaignait de la tournée obséquieuse qu’il est tenu de faire chez les concierges, les marchands de vin et les petits boutiquiers dont il veut capter la bienveillance, dans la ville, ou des kilomètres qu’il lui faut parcourir, dans les circonscriptions rurales, affrontant le soleil ou la neige, pataugeant dans les boues, escaladant les haies pour aller visiter les « grands » du hameau, chez qui il entre la figure affable, du miel sur les lèvres, avec un désir, de plaire plus ardent que celui de notre homme de lettres du XVIIe siècle chez son « Mécénas. »

On peut se demander s’il est moins insipide de courtiser dix mille hommes ou un seul, et il semble bien que le plus confortable est de ne courtiser personne, pas même un directeur de journal ou de théâtre ou un confrère « arrivé. » Quant à la dignité de l’attitude, aux yeux de nos pères, elle n’était pas moindre à flagorner le prince, qu’à nos yeux à flagorner le peuple. L’encens a changé simplement d’adresse. Si ce hardi frondeur de Régnier avait été homme rangé, comme tels auteurs illustres de son temps et du nôtre, il eût eu facilement du quoi vivre avec le système d’honoraires usité sous Henri IV ; tandis qu’un peu trop enclin à la crapule, il végéterait tout de même, avec nos droits d’auteur contemporains, dans la bohème lettrée.


III

Recevoir pensions ou présens, dédier son livre pour les obtenir et sa personne pour les conserver, était un commerce de bons procédés, honorable puisqu’on le jugeait tel et qui n’a cessé de l’être que lorsqu’on l’a jugé autrement. Ni l’un ni l’autre des deux contractans ne se faisait illusion, soit sur la sincérité de l’éloge, soit sur le désintéressement du bienfait : marché de vanité contre écus, où le flatteur ne vivait pas seulement, comme dans la fable, « aux dépens de celui qui l’écoute, » mais s’en faisait aussi un agent de réclame.

Pour l’écrivain, se pourvoir d’un protecteur de grande qualité qui fît valoir ses ouvrages, « jusque-là qu’on fût obligé d’en dire du bien malgré soi et pour faire sa cour, » dans toutes les ruelles, réduits et académies à la mode, c’était un moyen de se mettre en réputation. Notre siècle n’est pas moins fourni de petites tactiques qui vont au même but par d’autres voies ; elles ne suppléent pas le talent, mais le multiplient quand il existe et masquent un peu son absence quand il fait défaut.

« Cela nous sert dans le monde de mener de ces beaux esprits avec nous, » disait un ministre. Le grand personnage mettait de l’amour-propre à afficher l’académicien qui, disait-il, « était à lui, » parce qu’il l’appointait. L’homme de lettres, de son côté, écrivait le plus naturellement du monde : « Quand je n’aurais pas l’honneur d’être à vous, comme je l’ai, je ne sais personne en France à qui plus justement qu’à vous je puisse présenter les fruits de mon étude. » De pareilles épîtres se terminaient en général par quelque invite : « Votre magnificence ne refusera pas aux Muses ce que les grands hommes de tous les siècles leur ont accordé… »

Quel moyen un homme d’Etat à qui l’on dit : « N’étant redevable de vos grandeurs qu’à votre seule vertu, si vous avez quelque bien de la fortune, ce sont des tributs que vous recevez d’elle, comme les princes en lèvent sur leurs peuples…, » quel moyen aurait-il de ne pas payer le « tribut » que l’on attend de lui en retour ? Tel Richelieu terminant son billet de remerciement à une dédicace de Malherbe : « Pour vous donner lieu de passer le temps commodément, j’écris de bonne encre à M. le Surintendant de vous porter sur l’état des pensions. »

Les gens de lettres plaisantaient volontiers leur protocole de louanges tarifées ; Furetière, qui demande si la rétribution des dédicaces est « de droit naturel, de droit des gens ou de droit civil, » nous confie que les Mécènes ignorans sont les plus précieux et que les meilleurs se trouvent en Flandre et en Allemagne comme les meilleurs melons en Touraine.

Ceux qui disposaient des fonds de l’Etat n’oubliaient pas leurs intérêts personnels ; ils favorisaient dans la distribution les auteurs dont la plume leur semblait utile à ménager : si Mézerai était payé plus ponctuellement que d’autres de ses 13 000 francs de pension sur le sceau, c’est, au dire des contemporains, que le chancelier Séguier craignait « qu’il ne parlât pas bien de lui dans son histoire. » Un pareil souci de l’opinion, — ce qu’aujourd’hui nous nommons « une bonne presse, » — guidait Fouquet dans des largesses d’autant moins onéreuses pour lui qu’il les puisait à même le Trésor : les 3 250 francs de pension à La Fontaine ont plus fait pour la mémoire du surintendant, grâce à la reconnaissance du fabuliste, que tous les factums de ses avocats.

Quelle que fût leur source, les pensions constituaient un revenu assez précaire, celles du Roi tout autant que les autres, soit que le monarque les rayât d’un trait de plume, comme fit Louis XIII à la mort de Richelieu, en disant : « Nous n’avons plus affaire de cela ; » soit que, tout en subsistant en principe, elles cessassent en fait d’être payées « parce que les fonds avaient été divertis, » — les fonds étaient souvent divertis sous l’ancien régime, — en temps de guerre ou d’embarras financiers. Sous Louis XIV elles s’élevèrent en bloc au maximum à la somme relativement modeste de 375 000 francs et ne dépassèrent pas en moyenne 250 000.

Aux pensions s’ajoutaient des aubaines de diverse nature : il est fait don à Vaugelas des biens de « feu Théodore Agrippa d’Aubigné, confisqués et acquis au Roi ; » les traitans et les princes pensionnaient d’ailleurs tous ensemble plus d’écrivains que l’État ; enfin les bénéfices ecclésiastiques étaient la principale monnaie avec laquelle se payait la littérature. « Ils dînent de l’autel et soupent du théâtre, » disait-on des abbés à vers du XVIIIe siècle ; au XVIIe, beaucoup d’auteurs vivaient exclusivement de l’autel.

Mais, quels que soient l’origine et le montant total de ces allocations, il n’en demeure pas moins que le partage s’effectuait, entre les genres, tout autrement que de nos jours : les érudits Saumaise et Dupuy étaient pensionnés, l’un de 30 000 francs, l’autre de 9 000, outre un prieuré de 22 000 francs. Parmi les académiciens de la fondation, Colomby, soi-disant « orateur du Roi pour les affaires d’Etat, » jouissait de 15 600 francs, Gombauld en avait. 12 000, Godeau, outre son évêché, touchait 10 000, Porchères-Laugier recevait 18 000 de la princesse de Conti ; Guez de Balzac, « l’élogiste général, » ne tirait de la cassette royale que 10 000 francs ; mais « il était à M. d’Epernon » qui le traitait assez bien, puisqu’il entretenait quatre chevaux de carrosse, bâtissait sur sa terre un château, et que sa maison d’Angoulême était célèbre par les chefs-d’œuvre qu’il y avait rassemblés. Voiture, avec ses places de maître d’hôtel, d’introducteur des ambassadeurs chez Monsieur et de commis — honoraire — du surintendant se faisait plus de 75 000 francs de rentes.

Quant à Chapelain, le roi des lettres, « grand privilégiographe de France, » comme on l’avait surnommé, il mourut à soixante-dix-neuf ans en laissant 1 400 000 francs de fortune qu’il n’avait pu gagner avec ses vers, quoique les deux éditions de La Pucelle lui eussent été payées 10 000 francs, somme prodigieuse pour l’époque ; mais qu’il avait économisée sur le montant des subventions allouées par ses puissans amis. Le texte de l’état dressé par les bureaux qualifiait Chapelain : « le plus grand poète français qui ait jamais été et du plus solide jugement. »

A côté de ces poètes, de ces moralistes ou de ces savans bien prébendes, le romancier La Calprenède, le Ponson du Terrail de l’époque, créateur du type d’Artaban, qui « s’achetait des manteaux avec les pistoles du libraire Courbé, » paraît pauvre, bien que sa prose ait eu grande vogue de son vivant et qu’il l’ait fort multipliée pour vivre. Son Faramond devait avoir trois volumes ; à la fin du troisième, il ne faisait encore que commencer : « il fallait que le libraire vînt à composition et donnât toujours quelque chose de plus, de peur de laisser l’ouvrage imparfait. » Faramond forme en effet sept volumes et fut dépassé par Cassandre, du même auteur, " qui en eut dix et par Cléopâtre qui en eut vingt-trois.

Ces romans interminables, avec lettres, pièces justificatives et documens à l’appui, où foisonnent les Lysimène, les Arpalice et les Amarante, avaient des lecteurs, même parmi les gens de goût, — Mme de Sévigné les appréciait fort ; — mais ils n’en avaient pas assez parmi le peuple pour justifier un grand tirage et susciter des profits. La Serre prétendait « qu’il achetait une main de papier 3 sols et la revendait 100 écus » (1 200 francs) ; il se vante ; les libraires du Pont-Neuf donnaient 12 francs d’une chanson, quand elle était bonne, et les livres à proportion se payaient moins.


… Je ne puis souffrir ces auteurs renommés


dit Boileau, qui


Mettent leur Apollon aux gages d’un libraire
Et font d’un art divin un métier mercenaire ;


les auteurs pouvaient d’autant plus aisément suivre ce conseil que les libraires ne les eussent pas enrichis ; eux-mêmes ne gagnant pas grand’chose avec le faible débit des ouvrages au XVIIe siècle.

« Nos succès dépassent toute espérance, écrivait à Boileau son éditeur, à l’apparition du Lutrin, et je crois bien que nous pourrons en vendre jusqu’à 1 200 exemplaires. » Boileau, qui laissa 286 000 francs de capital, qui, dans sa maison d’Auteuil, était servi par un valet de chambre, un cocher, une servante et un petit laquais, sans parler de son jardinier Antoine, était un vieux garçon devenu fort à son aise, nous dit Louis Racine, par « les bienfaits du Roi habilement ménagés. » D’un rare scrupule d’ailleurs, en fait d’argent, puisqu’il donna aux pauvres tout le revenu de son bénéfice ecclésiastique.

La Fontaine, lui, n’avait eu aucune part aux bienfaits du Roi ; aussi répondait-il au confesseur qui, dans sa dernière maladie, l’exhortait à des aumônes et à des prières : « Pour des aumônes, je n’en puis faire, je n’ai rien ; mais on fait une nouvelle édition de mes Contes, le libraire m’en doit cent exemplaires. Je vous les donne, vous les ferez vendre pour les pauvres. » Cent exemplaires de cadeau, c’était un droit d’auteur normal.

Le tribut levé directement sur le public était sans conséquence, comparé aux allocations de l’Etat ou des grands, et ces allocations ne se proportionnaient guère au rang que la postérité devait assigner aux bénéficiaires : Benserade avait 10 400 francs, tout autant que La Bruyère, et Corneille n’alla jamais à 7 000 francs.

L’exemple de Corneille est typique ; peu à l’aise de son chef, ayant six enfans à élever, il prétendit vivre de sa plume. Cela lui fut tout à fait impossible, et sa prétention fit scandale. Le ménage Pierre Corneille possédait vers 1650 une quarantaine d’hectares de biens-fonds, pouvant rapporter 11 à 1 200 francs, une maison à Rouen, une autre aux Andelys et quelque 60 000 francs d’argent qui, placé à 7 pour 100, — taux ordinaire des rentes constituées sous Mazarin, — lui procurait un revenu de 4 200 francs. A sa mort, en 1684, le grand Corneille se trouvait avoir mangé peu à peu son capital mobilier pour établir ses enfans ; il venait même de vendre sa maison de Rouen pour payer la dot au couvent d’une de ses filles. Loin d’avoir jamais fait de folies, il passait pour serré et on lui reprochait d’être cupide.

Que lui avaient donc valu ses œuvres ? « Monsieur Corneille nous a fait grand tort, disait Mlle Beaupré, actrice du Marais, vers 1645 ; nous avions ci-devant pour trois écus, — 40 francs, — des pièces de théâtre que l’on nous faisait en une nuit. Le public y était accoutumé et nous gagnions beaucoup. Présentement les pièces de M. Corneille nous coûtent bien de l’argent et nous gagnons peu de chose. » Bien de l’argent, sous la plume de Mlle Beaupré, cela voulait dire un millier de francs ; mais en voulant se faire payer ses tragédies, Corneille choqua tout le monde. Un sieur Gaillard disait :


Corneille est excellent, mais il vend ses ouvrages ;


un autre lui reproche de marchander ses denrées poétiques. Chapelain écrivait à Balzac : « Vous ne verrez pas le Combat des Horaces publié avant six mois. Il faut qu’il serve six mois de gagne-pain aux comédiens. Telles sont les conventions des poètes mercenaires ! » Si Corneille, traité de poète mercenaire par Chapelain, suspendait ainsi l’impression d’Horace, c’est qu’une fois la pièce publiée elle tombait dans le domaine public. Il demanda, « pour ne pas être frustré des fruits de son travail, » que le droit de représenter Cinna, Polyeucte et la Mort de Pompée fût réservé aux comédiens du Marais. Ce « privilège » lui fut refusé ; il n’en passa pas moins pour un accapareur : « pourvu qu’il tire de ses pièces bien de l’argent, dit Tallemant, il ne se tourmente guère du reste. »

Molière seul envers Corneille se montra grand seigneur. Il donna 6 500 francs d’Attila et autant de Tite et Bérénice ; ce furent les plus beaux droits que l’on eût payés encore (1667). Les auteurs ordinaires, Gilbert pour la Vraie et la fausse précieuse, Boyer pour Tonnaxare, touchaient 1 800 francs. Les comédiens, dix ans plus tard, donnèrent à Thomas Corneille, pour avoir mis en vers le Festin de Pierre, 7 600 francs à partager entre lui et « Mademoiselle Molière, » veuve de l’an leur. Mais Thomas faisait plus d’argent à la scène que son frère Pierre.

Les chefs-d’œuvre de l’aîné ne lui avaient pas valu autant que sa traduction de l’Imitation réimprimée trente-deux fois de son vivant ; ce qui ne veut pas dire que le profit de ce livre eût été bien gros. Le nombre des éditions, en le tenant pour exact, — les supercheries en ce genre étaient usitées dès le XVIIe siècle, — ne nous renseigne pas sur le chiffre des tirages, alors très minimes.

Quant aux pensions et cadeaux, Corneille lit de son mieux pour en obtenir : il dédia Cinna à ce faquin de Montauron, partisan véreux à qui, dit-il, « il trouve quelque chose de particulièrement commun avec Auguste. » Ce gros encens lui valut 9 000 francs. Largesse sans lendemain ; Louis XIII, songeant à ce qu’il faudrait donner, refusa la dédicace de Polyeucte ; le prince de Condé accepta celle de Rodogune, mais ne finança pas un sol. Pour Fouquet et Séguier, les dédicaces furent un remerciement de pensions demeurées fort intermittentes : 6 900 francs sous Richelieu, disparus à la mort du cardinal ; 4 500 francs octroyés, puis supprimés au bout de quelques années, par Mazarin. Fou-quel les rétablit en 1658 : « Monsieur le surintendant, écrit Corneille, m’a témoigné assez de bonté pour me faire espérer qu’il ne dédaignera pas de prendre quelque soin de moi. »

Dépossédé à nouveau par la chute du ministre, Corneille fut compris plus tard pour 6500 francs sur une liste de cinquante-neuf gens de lettres dressée par Chapelain et Costar. Il rima son remerciement obligatoire au Roi, et se crut tranquille. La première année ces gratifications furent portées chez les intéressés, à domicile, dans des bourses d’or « les plus propres du monde ; » l’année d’après, dans des bourses de cuir ; puis on alla les toucher à la trésorerie des bâtimens. Les années eurent ensuite quinze à seize mois.


Puissent tous vos ans être de quinze mois,
Comme vos commis font les nôtres,


écrivait Corneille à Louis XIV, en se plaignant du retard. « Je suis saoul de gloire et affamé d’argent, » disait le grand homme à Boileau ; mais les gens de lettres devaient attendre que les maçons des constructions royales fussent payés.

En 1674, Corneille était rayé définitivement de la liste, réduite elle-même d’un tiers ; quelques mois avant sa mort, Boileau lui fit obtenir un cadeau de 6 000 francs, par l’intermédiaire de Mme de Montespan, disent les uns, ou, suivant d’autres, du Père de La Chaise. Que l’intervention vînt de la maîtresse ou du confesseur, elle n’eut pas à se renouveler ; le grand Corneille mourut, non pas dans la misère, mais gêné et à demi ruiné, quoiqu’il n’eût cessé de courir après un peu d’argent. Eût-il fait fortune avec notre public bourgeois ? Le « tout Paris » du XXe siècle aurait-il eu les yeux de Rodrigue pour une Chimène modernisée ? Rien n’empêche de supposer que l’héroïsme envers ait gardé son prestige. De nos jours, plusieurs Cids pour dames et enfans ont réalisé de formidables recettes sur les boulevards.

Racine lui aussi fut accusé d’aimer l’argent, parce qu’il prétendit monnayer sa gloire. Fils de petit fonctionnaire au traitement de 2 000 francs, le jeune Racine avait fait, aux environs de la vingtième année, une chasse aux bénéfices assez infructueuse, bien que fertile en procès, dont il ne tira que deux méchans prieurés.

Le théâtre, quand il y débuta, rendait un peu plus qu’au temps de Louis XIII : il eut « deux parts de comédien » comme droits, pour les Frères Ennemis et sans doute pour les pièces suivantes. Lorsqu’il se maria (1677), après avoir fait représenter toutes ses tragédies, sauf Esther et Athalie, elles ne lui avaient procuré pourtant, c’est son fils qui parle, « que de quoi vivre, payer ses dettes, acheter quelques meubles dont le plus considérable était sa bibliothèque (estimée 5 200 francs) et ménager une somme » de 21 000 francs.

Louis Racine aurait pu ajouter que, dès 1665, son père était couché sur l’état des pensions pour 2 000 francs ; il voisinait avec l’abbé Cottin qui en recevait 4 000 ; ce que les bureaux devaient trouver tout naturel, si l’on en croit l’histoire de Boileau allant émarger au Trésor ; le commis, lisant sur l’ordonnance cette mention : « À cause de la satisfaction que ses ouvrages nous ont donnée, » lui demande de quelle espèce sont ses « ouvrages. » — « De maçonnerie, lui répond Boileau, je suis architecte. »

La pension du « sieur Racine, bien versé dans la poésie française, » fut portée à 2 600 francs après Andromaque, à 4 000 francs après les Plaideurs, « en considération de son application aux belles-lettres et des pièces de théâtre qu’il donne au public (1668). » Elle s’élevait, lors de son mariage, à 7 000 francs auxquels Racine joignait les émolumens d’un office de « trésorier de France » à Moulins, sinécure dont Colbert l’avait gratifié et qui valait 7 800 francs de rentes. Sa femme lui ayant apporté un revenu pareil au sien, le poète se trouvait à trente-huit ans dans une aisance que ses charges de famille, — il eut sept enfans, — ne diminuèrent pas à proportion des nouvelles recettes advenues au ménage.

Nommé historiographe de France aux appointemens de 14 000 francs, il fut alloué de plus à Racine, pour accompagner le Roi dans ses campagnes, des sommes dont le total en six ans monte à 145 000 francs. La plus importante de ces indemnités survint l’année même où Phèdre débutait par une chute, grâce à la cabale des amis de Pradon qui louaient toutes les loges aux représentations de Racine…, pour les laisser vides.

Il est piquant d’entendre l’auteur, que la postérité pense absorbé par cette blessure d’amour-propre, dire à sa femme en revenant de Versailles : « Félicitez-moi, voici une bourse de 1 000 louis que le Roi m’a donnée. » Mme Racine, indifférente, ne répond que par des plaintes contre un de ses enfans qui depuis deux jours refusait d’étudier. — « Une autre fois, reprend son mari, nous en parlerons, livrons-nous aujourd’hui à notre joie. » Mais l’épouse continuait, représentant qu’il fallait tout de suite réprimander l’enfant ; si bien que Boileau, présent à l’entretien, perdit patience et s’écria : « Quelle insensibilité ! Peut-on ne pas songer à une bourse de mille louis. »

Racine qui avait acheté, comme placement, une charge de « secrétaire du Roi, maison et couronne de France, » possédait aussi, depuis Athalie, le traitement de « gentilhomme ordinaire de la chambre, » titre que portait son fils aîné. Il songeait à marier cet héritier, et nous pouvons juger de sa situation pécuniaire par la désinvolture avec laquelle il parle d’une jeune personne qui apporterait 290 000 francs de dot, et « qui en a autant ou environ à espérer après la mort de père et mère, » mais dont il repousse l’alliance parce que ses parens « sont encore jeunes tous deux et peuvent au moins vivre une vingtaine d’années. » Ainsi, écrit-il à son fils, vous, couriez risque de n’avoir longtemps que (14 000 francs) de rente, chargé peut-être de huit ou dix enfans avant que vous eussiez trente ans. Vous n’auriez pu avoir ni chevaux, ni équipage ; les habits et la nourriture auraient tout absorbé. »

Nous savons donc que Racine, à sa mort, jouissait avec sa femme d’environ 55 000 francs de revenus ; il laissait aux siens des finances prospères ; mais dans cette prospérité de l’auteur dramatique, ce qui lui venait du théâtre ne comptait presque pour rien.

Le seul, parmi les maîtres du XVIIe siècle, qui ait semblé vivre de ses pièces, c’est Molière. Encore n’est-ce qu’en apparence, on le verra plus tard : son budget personnel est si intimement lié à celui de sa troupe, qu’il est impossible de séparer en lui, au point de vue des recettes, l’acteur de l’écrivain, ni du directeur de théâtre. On était loin en 1660 des règlemens modernes, qui défendent aux directeurs de toucher des droits sur leur propre scène. Molière directeur montait les pièces de l’auteur Molière et lui attribuait des droits convenables, avec l’autorité absolue qu’il avait sur sa troupe. S’il avait dépendu de la générosité d’un imprésario, il n’aurait sans doute recueilli de ses œuvres que de maigres profits et, s’il ne les avait pas interprétées lui-même, il n’eût pas gagné moitié autant puisque ses parts de comédien dépassèrent de beaucoup ses droits d’auteur. Après lui, les recettes du théâtre grossirent ; elles atteignirent au XVIIIe siècle des chiffres assez notables, mais jusqu’à Beaumarchais les écrivains dramatiques en profitèrent peu.


IV

On fait souvent honneur à Voltaire d’avoir émancipé l’homme de lettres de sa condition subalterne, en montrant qu’un grand talent pouvait servir à gagner autant d’argent qu’une part dans la Ferme. L’exemple est fort mal choisi ; le talent de Voltaire n’a rien à voir absolument avec sa fortune, exceptionnelle pour son temps et même pour le nôtre. Elle s’élevait à l’époque de sa mort, d’après l’état détaillé écrit de sa propre main, à 350 000 francs de rentes. Rentes viagères pour les deux tiers, constituées sur sa tête et sur celle de Mme Denis, par contrats passés avec le duc de Wurtemberg, pour 125 000 francs ; avec l’électeur Palatin pour 26 000 francs ; avec des notaires de Genève pour 36 000 francs, etc.

Le patriarche de Ferney, qui tirait de ce fief suisse et de ses vassaux d’alentour 30 000 francs par an, affectionnait fort les valeurs étrangères. Il était aussi créancier, pour des rentes foncières et autres, de beaucoup de seigneurs français, des ducs de Richelieu, de Bouillon, de Villars, du prince de Guise, des comtes d’Estaing et de Bourdeille et possédait des intérêts en de multiples entreprises. Il spécula toute sa vie, sur le commerce des grains, sur la loterie, sur les vivres de l’armée, sur l’armement de Cadix, sur les rentes de l’Hôtel de Ville. Il fit des pertes et les répara au décuple. Ses capitaux étaient sans cesse en mouvement ; du fond de sa retraite, il achetait et vendait comme un échellier de la Bourse contemporaine.

En même temps fort économe et ne dépensant pas plus de 400 000 francs par an, il est à présumer que ses épargnes durant une longue vieillesse ont largement contribué à grossir son opulence. Tout cela prouve que Voltaire, comme il l’écrivait, était « un homme d’ordre, quoique poète. » Mais ce mérite financier n’a rien de commun avec le gain littéraire. Or de la littérature Voltaire n’a presque rien tiré. Il n’est pas d’écrivain moins intéressé. Le fils du tabellion Arouet, habile et dur en affaires, ne l’était nullement en affaires de librairie ou de théâtre.

Il donna plus de livres aux éditeurs qu’il n’en vendit ; il les donna souvent en échange d’un certain nombre d’exemplaires d’auteur « magnifiquement reliés et dorés sur tranches, » destinés à d’utiles amis ; car Voltaire distribuait libéralement ses ouvrages, quoique au XVIIIe siècle le prix courant d’un volume in-8o fût de 15 à 20 francs. Pour l’impression de ses pièces de théâtre, il en fit cadeau, soit au libraire Prault, soit à des tiers, tels que l’acteur Lekain ou Mlle Clairon. Il admettait que Wagnière, son secrétaire, reçût de Panckoucke 12 000 francs pour prix d’une édition complète de ses œuvres : lui-même ne prenait rien.

C’était agir tout à fait en seigneur : le Voltaire écrivain ne trafiquait pas de sa plume ; il laissait au Voltaire financier le soin de l’enrichir. Calcul d’autant plus judicieux que les écrits étaient marchandise de peu de valeur et que ce n’était guère la peine de tant s’évertuer pour arracher âprement au libraire des écus que l’on pouvait mieux acquérir par d’autres voies. Mais calcul égoïste aussi : tous les hommes ne sont pas doués d’une double supériorité : combien parmi les travailleurs de la pensée au XVIIIe siècle étaient capables de travailler… pour le roi de Prusse ou de gagner leur vie autrement qu’avec leurs ouvrages ? En préférant au lucre médiocre de la littérature les amples bénéfices de la spéculation, Voltaire se dispensait personnellement des soucis ordinaires d’un métier peu rétribué, mais il n’émancipait pas la corporation ; au contraire, il contribuait à avilir les prix du labeur littéraire.

Tout autre fut Jean-Jacques Rousseau, qui s’appliqua sans cesse à vendre ses écrits le plus cher possible « pour se délivrer, dit-il, de la crainte de mourir de faim. » Il repoussa les pensions et les places et, certes, l’obstination de cet insensé de génie à tirer de son cerveau seul son maigre budget ne manque pas de grandeur. Jean-Jacques, que l’on a cru souvent dupé par les libraires, déploya au contraire dans ses rapports avec eux l’esprit le plus pratique ; il fit preuve d’une ténacité prudente, d’un esprit de suite et de méthode qu’il ne porta nulle part ailleurs dans sa vie décousue et tourmentée. Sa correspondance avec Duchesne à Paris, avec Marc-Michel Rey à Amsterdam, ses deux éditeurs ordinaires, est celle d’un parfait négociant ; mais d’un négociant qui mettrait son point d’honneur à ne tenir qu’une denrée presque invendable.

Par une ironie singulière, les deux ouvrages de Rousseau qui lui ont rapporté le plus furent le Devin du Village et le Dictionnaire de Musique. Encore les profits du premier furent-ils des cadeaux plutôt que des droits. Représenté d’abord à Fontainebleau, sur le théâtre de la Cour, cette audition unique du Devin valut à Jean-Jacques un présent royal de 5 400 francs ; il en reçut un autre de 2 700 francs de la part de Mme de Pompadour, qui fit jouer la pièce à Bellevue où elle parut elle-même dans le rôle de Colin.

Mis à la scène à Paris, Rousseau ne perçut de l’Opéra qu’une somme de 2700 francs, inférieure, dit-il, à celle qui eût dû lui revenir dans les « règles. » Joignez à cela 1 125 francs de Pissot pour la gravure de la partition, le tout formait un total de 11 925 francs ; « en sorte, dit Jean-Jacques dans ses Confessions, que cet intermède, qui ne me coûta que cinq ou six semaines de travail, me mit en état de subsister plusieurs années et me rapporta presque autant que l’Emile, qui m’avait coûté vingt ans de méditations et trois ans de travail. »

Le Dictionnaire de musique fut offert par Rousseau à Duchesne pour 10 460 francs ou, à son choix, 5 400 francs payés comptant et une pension viagère de 660 francs. Le libraire préféra ce dernier mode de paiement (1765) et servit la pension durant douze ans jusqu’à la mort de l’auteur.

Quant aux autres livres de Jean-Jacques, ses lettres nous apprennent que la Nouvelle Héloïse fut payée 4 860 francs, le Contrat social 2 200, les Lettres de la Montagne 2 200, la Lettre sur les Spectacles 1 620 francs ; le tout après de minutieux débats avec ses éditeurs. Il les excite, les caresse et les menace tour à tour. Ses propositions tardent-elles à être acceptées, il annonce « qu’il se présente pour lui une occasion beaucoup plus avantageuse de disposer de son ouvrage. » Même après avoir traité, il tient à leur faire savoir qu’« un directeur de journal est venu lui en offrir le double. »

Il est d’ailleurs très prudent : « Pour le Contrat social, dit-il, je ne veux pas m’en dessaisir sans argent… ; vous apprécierez la générosité que je vous fais en vous cédant pour [2 200 fr.] un manuscrit dont j’aurai toujours le double et même [5300 francs] quand il me plaira. » Il discute pied à pied : « L’étendue du nouveau livre est à peu près la même que celle du précédent ; il doit valoir le même prix. » Pour l’Emile, il laisse entendre à Amsterdam qu’il en aurait pu tirer 20 000 francs, offerts par le canal du curé de Groslay ; il écrit en même temps, à Paris, qu’on lui en propose 10 560 francs : « . C’est mon dernier ouvrage. Il faut qu’il me donne du pain pendant le peu de temps qu’il me reste à vivre, puisque je suis désormais hors d’état d’en gagner. » De fait il n’en tira guère plus de 7 000 francs. L’impression commencée, l’argent vient lentement, par acomptes successifs ; Jean-Jacques s’en plaint avec amertume.

L’envoi des épreuves par la poste est très onéreux ; Rousseau a payé 12 fr. 50 pour cinq feuilles d’Amsterdam à Paris : « Les ports vont absorber et au-delà tout l’honoraire que vous m’avez donné ; s’il vous était possible d’entrer dans cette dépense, non par de l’argent, mais par des exemplaires, j’essaierais quelque arrangement avec messieurs des postes pour modérer le port des paquets et rendre cette voie praticable. Si M. de Malesherbes avait ses ports francs, ne pourriez-vous sans indiscrétion lui adresser les épreuves ? »

La plus parfaite anarchie régnait d’ailleurs en matière de propriété littéraire. Il est à peu près impossible de savoir si, en droit, le prix payé à l’auteur par le libraire lui conférait la possession définitive de l’ouvrage ou seulement celle de la première édition ? Les deux opinions avaient également cours, et lors même que le droit serait positivement établi, cela n’aurait en fait aucune importance, puisque le chiffre du tirage était le plus souvent inconnu de l’auteur et que l’éditeur en usait à sa guise : « Quoiqu’en livrant un manuscrit à un libraire, écrit Rousseau à Marc-Michel Rey, je ne prétende pas m’ôter le droit après la première édition de le réimprimer de mon côté toutes les fois qu’il me conviendra, vous pouvez être sûr que je n’en userai jamais avec vous. »

D’un autre côté, il reproche à Duchesne de faire une édition de l’Émile à Lyon, et une autre à Londres, en même temps que celle de Paris : « Non pas que cela me regarde, mais un auteur a le droit, ce me semble, que son libraire ne le fasse imprimer nulle part à son insu… » Une autrefois, Duchesne ayant fait une édition générale de ses œuvres sans l’en prévenir, « il me semblait au moins, observe Jean-Jacques, qu’étant en relations avec l’auteur, vous auriez dû lui en parler. »

Pour les réimpressions de ses livres publiées de son vivant, Rousseau obtint 2 700 francs de son éditeur parisien et 2 970 francs de son libraire d’Amsterdam ; encore fut-ce avec peine, en faisant valoir qu’il y aurait des additions : « Vous avez raison de ne vouloir pas payer deux fois les mêmes ouvrages, mais moi, je n’ai pas tort de ne vouloir pas vous faire présent de deux ans de mon temps ; tandis que je revois mes écrits, il faut que je dîne. Je prendrai la liberté d’ajouter que, des pièces nouvelles dont je compte augmenter ce recueil, il n’y a point de libraire dont je n’eusse à l’instant ce que je vous demande. »

À cette même date, on racontait à Paris que Rousseau avait étrangement rançonné son éditeur, qu’il lui avait extorqué 9 000 francs ; qu’il était un Arabe, un juif. La vérité est que les éditeurs ne se faisaient nul scrupule de publier, même « avec privilège, » les œuvres qui ne leur appartenaient pas aussi bien que celles qu’ils avaient acquises. Chacun disait, pour excuser ses contrefaçons, qu’il était lui-même contrefait par d’autres ; et en effet, lorsqu’un livre avait quelque vogue, les éditions furtives se multipliaient aussitôt. Quant aux auteurs, ils ne se privaient pas non plus de revendre le même ouvrage à plusieurs éditeurs, si l’occasion s’en présentait.

Les prétentions de Jean-Jacques étaient fort modestes : réfugié dans le canton de Neuchâtel en 1765, il s’efforçait de céder la propriété intégrale de ses œuvres moyennant une rente viagère de 3 600 francs, — 1 600 livres, — « qui est la somme que je dépense annuellement depuis que je vis dans mon ménage, c’est-à-dire depuis dix-sept ans. » L’affaire manqua, il réduisit ses prétentions à 2 200 francs, s’engageant en outre à donner à ses acquéreurs ce qu’il pourrait publier par la suite. Il finit par traiter pour 1400 francs par an qui, joints à une pension de 660 francs, constituée par l’éditeur d’Amsterdam sur la tête de Thérèse Le Vasseur, et à la rente de pareille somme payée par le libraire Duchesne, lui fit un revenu de 2 720 francs par an.

Singulier contraste entre la valeur de talent, et même entre la valeur de succès, — puisque Rousseau remplissait l’Europe lettrée de son nom, — et la valeur d’argent. Saisissante preuve aussi de l’abîme qui sépare le domaine économique du domaine moral, et combien il est naïf de croire que l’on puisse, par décret, harmoniser ces deux domaines, les faire se pénétrer l’un l’autre, ou mieux asservir le monde des prix au monde des lois, ces prix fussent-ils les plus « injustes, » ces lois fussent-elles les plus justes.

Ce magicien de style, — séduisant ou funeste, il n’importe, — a semé des idées plutôt fausses que vraies, mais qui toutes ont porté ; il a changé les opinions, il a ébranlé les trônes et le prix de tout cela a été presque nul. Le siècle l’a écouté et ne l’a pas payé. C’était un homme pauvre et qui est mort tel ; non par abnégation comme le missionnaire, mais par impossibilité de changer les facultés de production et d’achat, correspondantes à l’état matériel de son temps. Il s’est joué de toutes les difficultés, sauf de la difficulté de gagner avec sa plume 3 600 francs de rente viagère.

Le fait, dira-t-on, tient à la nature même des œuvres de Jean-Jacques, dont le caractère révolutionnaire passionnait la curiosité, mais nuisait au débit tranquille de librairie. Il fallait aux éditeurs sans cesse arrêtés par la censure, condamnés par les tribunaux, traqués par les polices de divers pays, une certaine audace pour entreprendre l’impression et écouler la marchandise. Ces balles de livres, étiquetées « draperie ordinaire, » mettent deux mois et demi à aller d’Amsterdam à Genève ; elles pénètrent en France clandestinement dans les carrosses des grands seigneurs dont les fonds étaient bourrés d’exemplaires en feuilles. Mais, exposés librement au lieu de se glisser en contrebande, ces ouvrages se fussent-ils vendus davantage ? Quand l’Emile fut produit tout d’abord à Paris sans aucun mystère, Rousseau reprochait à Duchesne de tirer si peu d’in-octavo, mais cet éditeur connaissait son public et proportionnait l’offre à la demande.

Il ne paraît pas que les tirages aient jamais dépassé 3 000 à 4 000, et ils mettaient assez longtemps à s’épuiser. Les publications anciennes n’étaient pas fort lucratives pour les auteurs, même lorsque rien n’y faisait obstacle. Montesquieu écrit que l’Esprit des Lois eut 22 éditions en dix-huit mois et que son seul profit fut de vendre aux Anglais beaucoup de vin de son cru. Le châtelain de La Brède était à son aise, et les éditions dont il parle n’étaient peut-être que de 150 exemplaires. Mais pour les œuvres d’imagination, quelque répandues qu’on les suppose, et pour les auteurs, quelque besogneux qu’ils aient été, les résultats pécuniaires ont été peu différens : Gil Blas n’a pas rapporté à Lesage autant que sa place dans la Ferme et les 200 pages de Manon Lescaut, qui ont immortalisé l’abbé Prévost, ne lui ont pas valu beaucoup plus que l’un quelconque de ses 170 gros volumes, écrits aux gages des libraires, et qu’ignore la postérité.

Au cours d’une discussion avec son libraire, Jean-Jacques dit avec humeur : « Comme si les auteurs les plus médiocres ne Vendaient pas tout couramment leurs manuscrits sur le pied de 3 300 francs. Or Condillac vendit 675 francs le premier volume de l’Essai sur les connaissances humaines, Delille tira 900 francs de sa traduction des Géorgiques et Bernardin de Saint-Pierre 2250 francs de son Voyage de l’île de France. Un manuscrit n’était pas payé 3 000 francs, même à Diderot, qui vivait surtout de l’Encyclopédie.

En vécut-il bien ou mal ? Doit-on s’apitoyer sur la triste obligation où il se trouva de vendre sa bibliothèque (1765), achetée 110 000 francs par la Grande Catherine, qui tint à honneur de l’en laisser jouir sa vie durant ? Doit-on croire Linguet lorsqu’il traite cette vente de comédie et affirme que Diderot, dont l’indigence était simulée, gagna 450 000 francs avec les 35 volumes du recueil fameux dont il était le directeur appointé ? Humble traitement de 2 700 francs, mais distinct de la rémunération de ses articles personnels.


V

Si l’Encyclopédie fut pour les bailleurs de fonds une bonne affaire, ce n’a pas été en tous cas par l’importance du tirage : elle compta d’abord 3 000 souscripteurs, chiffre que Grimm regardait comme un prodige, et atteignit plus tard au maximum de 4 300. Cet effectif n’est pas à comparer avec la clientèle des dictionnaires analogues de nos jours ; mais chaque volume de l’Encyclopédie méthodique se vendait 52 francs. Au XVIIe siècle, la Pucelle de Chapelain se payait 100 francs in-4o et 60 francs « en petit papier. »

Une révolution s’est opérée de notre temps dans l’industrie typographique. Ce qui coûtait cher autrefois, — le papier et le tirage, — coûte aujourd’hui très bon marché ; ce qui coûtait bon marché, — la composition, — coûte cher aujourd’hui. Il en résulte que naguère il n’était pas très onéreux d’établir un livre, mais que le bénéfice ne s’accroissait pas avec un tirage à grand nombre ; tandis que maintenant les frais de composition se réduisent à rien pour peu que l’on multiplie les exemplaires. Et cette multiplication est possible par suite des presses à vapeur et de la pâte de bois ou d’alfa.

Au XVIIIe siècle, un fort tirage n’eût guère diminué le prix de revient ; il fallait donc coter le volume assez haut pour faire ses frais et réaliser quelque profit. Mais cette cherté même des livres contribuait à en paralyser la vente ; ce pourquoi, mathématiquement, les écrivains ne pouvaient pas gagner grand’chose. À ces raisons, inhérentes au métier de l’imprimeur et qui lui sont propres, s’en ajoutaient d’autres plus générales et qui tenaient à l’état social ancien : la lecture est un de ces multiples « luxes » de jadis, devenus des « besoins » depuis que nous avons la faculté de les satisfaire.

A la mort de l’éditeur Durand, qui publiait l’Histoire naturelle de Buffon, l’adjudication de son fonds de commerce nous initie au mécanisme d’une grande opération de librairie au XVIIIe siècle. L’édition in-4o avait été tirée à 3 000 et se vendait 36 francs le volume. Commencée en 1749, elle était parvenue quinze ans après au tome dixième. À cette date (1764) il restait en magasin 654 exemplaires des tomes 1, 2 et 3 ; 900 et 1 000 des tomes 4 et 5 ; 1 200 et 1 400 des tomes 6 et 7 ; 1 550 des tomes 8 et 9. Les honoraires des tomes 10, 11 et 12 sous presse, et sans doute ceux des tomes antérieurs, étaient de 15 750 francs par volume ; chiffre le plus élevé que j’aie rencontré, mais qui paraît moins prestigieux à la réflexion, puisque Buffon et Daubenton le partageaient avec nombre de collaborateurs subalternes, principalement pour les dessins dont l’ouvrage était rempli.

Les droits d’auteur représentaient presque 15 pour 100 du prix fort des 3 000 volumes ; mais le libraire demeurait propriétaire de l’ouvrage ; il comptait se récupérer par une édition in-12, commencée en 1752 et dont la vente marchait si médiocrement, à en juger par les stocks invendus, qu’il hésitait à la poursuivre. Bien qu’offertes en solde pour une somme globale de 202 000 francs, qui faisait ressortir le volume in-4o à 13 fr. 50 et l’in-12 à 2 fr. 25, les deux éditions ne trouvèrent pas acquéreur. Il fallut baisser la mise à prix ; ce qui indiquait chez les confrères du défunt peu d’enthousiasme pour l’entreprise. L’Histoire naturelle de Buffon demeura pourtant l’un des grands succès du siècle, et l’on voit combien son débit était faible et lent.

Au temps des premiers émules de Gutenberg, un tirage de 275 à 300 était le maximum de ce que risquait l’imprimeur, pour un classique de vente courante comme la grammaire latine de Donat, qui précédemment, en manuscrit, se payait 13 francs dans les écoles. Au XVIIe siècle, un tirage à 500 était très honorable, et cent ans plus tard, en Angleterre, Gibbon ne dépassait pas ce chiffre pour la première édition de son Histoire de la Décadence de l’Empire romain. « Je n’aime point, écrivait Jean-Jacques à Rey, que vous me disiez n’avoir tiré votre édition (de mes œuvres) qu’à 1000. Je n’ai jamais voulu vous interroger sur ces choses-là, sachant bien que vous n’accuseriez pas juste et ne voulant pas vous mettre dans le cas de m’en imposer. »

Il se peut que Rousseau ait raison, mais l’assertion de son éditeur n’avait rien d’invraisemblable. Voltaire n’écrit-il pas en 1733 : « A l’égard de Charles XII, Jorre peut en tirer 750 et m’en donner 250 pour ma peine. Le Siècle de Louis XIV fut tiré à 3 000 ; Voltaire en fît les frais, s’indemnisa en vendant 2 400 exemplaires au libraire et distribua les autres, La Henriade avait été tirée à 2 000 et les Commentaires sur Corneille à 2 500. Le grand tirage de Voltaire date de Louis XVI (1784), de l’édition de Kehl faite par Beaumarchais, qui passa pour y avoir mangé un million.

On rajeunissait beaucoup de livres invendus au moyen d’un nouveau titre et d’un nouveau millésime ; ces innocentes ruses n’ont rien de moderne, mais les tirages ont changé depuis le commencement du XIXe siècle. Sur la quatrième édition d’un volume de Victor Hugo, qui date de la jeunesse du grand poète et contient ses premiers vers, on est surpris de lire cette note manuscrite de Ladvocat, l’éditeur de l’époque : « Tirage à 400, divisé en quatre éditions de cent exemplaires. »

Sous Louis XIV, le Mercure de France tirait à 7 000, et c’était le journal le plus répandu de l’Europe. Peu avant la Révolution, quand le libraire Pankoucke fonda le Journal de politique et de littérature, il offrit à Linguet 20 000 francs par an pour se charger de la rédaction et lui promit en outre une prime de 2 000 francs par 1 000 abonnés au-dessus de 6 000.

Mais ce périodique, d’après les calculs de Linguet, ne dépassa jamais 5 500 abonnés. Sous le premier Empire, le Moniteur, grâce à ses privilèges et à sa situation exceptionnelle obtint 15000 abonnés ; sous l’ancien régime, aucune affaire de librairie ne put se comparer avec la publication de l’Almanach royal, qui rapportait, paraît-il, à son éditeur Lebreton 65 000 francs de rente.

Quoique chaque ouvrage, pris isolément, se vendît peu, il paraissait pourtant jadis beaucoup moins de livres que de nos jours. Au milieu du XVIIe siècle, il s’en publiait une moyenne de 300 par an à Paris ; et, dût-on doubler le chiffre pour avoir l’effectif de la France entière, on obtiendrait un total bien modeste auprès des 3 750 volumes édités en 1813, année de début de la Bibliographie générale de la France. En 1821, le total annuel des publications montait à 5 500 ; il s’élevait, au milieu du second Empire (1858-1860), à 12 000 par an et dépassa 14 000 en 1891. Ce fut l’apogée ; depuis dix-sept ans, le chiffre n’a cessé de décroître : tombé à 13 000 en 1901, à 12 000 en 1904, il n’a pas atteint 11 000 en 1906 et 1907. Est-ce une crise ? Est-ce une évolution qui commence ?

La matière des livres, aux différentes époques, n’a pas varié moins que leur nombre : 44 pour 100 des ouvrages parus en 1645 traitaient de religion ; c’étaient des textes sacrés ou des homélies, des ouvrages de théologie ou de piété ; en 1813, les livres de ce genre ne forment plus que 10 pour 100, et, en 1907, que 4 pour 100 du total. La poésie représentait, en 1813 comme en 1645, 10 pour 100 de l’effectif ; elle est aujourd’hui tombée à 3 pour 100. En 1645, 20 pour 100 des publications étaient des livres d’histoire, dont plus de moitié à vrai dire traitaient de l’histoire ecclésiastique ; en 1813, l’histoire, et les études qui s’y rattachent, n’absorbe que 10 pour 100 et, en 1907, 15 pour 100.

En revanche, 13 pour 100 des ouvrages de 1907 ont pour objet les sciences médicales, au lieu de 3 pour 100 en 1645 et de 4 pour 100 en 1813 ; 15 pour 100 des livres actuels sont des romans ou du théâtre, proportion peu supérieure à celle de 1813 mais très différente des 4 pour 100 de 1645. La même progression se retrouve dans les livres d’éducation ou d’instruction, passés de 4 pour 100 au XVIIe siècle et au commencement du XIXe, à 14 pour 100 en 1907.

Les autres genres ont peu varié ; parfois même leurs variations ne se sont pas produites dans le sens que pourraient faire supposer les préoccupations respectives des deux époques : sur l’Art militaire par exemple, il se publiait proportionnellement un peu moins de livres en 1813, en pleine épopée napoléonienne, qu’en 1907, après trente-six ans de paix ; sans doute la pratique de la guerre était trop passionnante, il y a cent ans, pour que sa théorie offrît de l’intérêt.

Les 11 000 livres ou publications diverses qui paraissent annuellement, sur le territoire de notre république, sont, comme bien on pense, fort inégaux sous le rapport des dimensions et du nombre des exemplaires. La statistique confond ici, sans les peser, des brochures et des dictionnaires, des opuscules tirés à 300 et des almanachs tirés à 300 000. Elle ne nous renseigne pas non plus sur le sort qui les attend : beaucoup ne vont pas loin dans le monde et sont guettés par le pilon. Il n’en demeure pas moins que la masse de papier noirci, chaque douze mois jetée sur le marché, est si écrasante que, pour absorber toute cette pâture intellectuelle, il faudrait que les Français ne fissent rien autre chose que de lire. D’autant plus qu’aux feuilles brochées s’ajoutent les feuilles volantes, les journaux quotidiens ou recueils périodiques de toutes catégories, tellement multipliés en nombre depuis dix-sept ans qu’ils compensent et excèdent de beaucoup la diminution de l’effectif livresque de 1891 à 1907.

La lecture a donc prodigieusement augmenté depuis cent ans, et c’est d’hier, semble-t-il, que l’on a inventé l’imprimerie, comme c’est d’hier que l’on a découvert l’Amérique, parce que l’usage de l’une et l’exploitation de l’autre exigeaient, pour se développer, des conditions économiques qui faisaient défaut jusqu’au milieu du XIXe siècle. De fait, l’imprimerie n’avait pas eu tout d’abord les résultats que nous serions portés à lui attribuer. Elle avait accru le nombre des livres, en diminuant leur prix ; elle n’avait pas énormément augmenté le chiffre des lecteurs. Pas plus imprimée que manuscrite, l’écriture n’avait de charme pour un peuple qui ne savait pas lire.

Même lorsque ce peuple posséda les premiers élémens d’instruction, le livre demeura trop cher et le lecteur trop pauvre pour que le premier pénétrât chez le second. Il y eut un public capable de lire les livres, bien avant qu’il y eût un public capable de les acheter.

Remarquons-le bien : ce qui a créé la lecture universelle, ce n’est pas du tout l’enseignement universel de la lecture ; ce ne sont ni les fondations d’écoles, ni les lois qui en facilitent ou en imposent la fréquentation. Cela c’est l’action « politique, » toujours extrêmement bornée et assez impuissante. Tout autre a été l’action « économique, » insensible mais souveraine. Vis-à-vis des citoyens que nous sommes, ces deux forces opèrent à la manière du Vent et du Soleil, dans la fable, vis-à-vis du voyageur à qui ils veulent faire enlever son manteau : le Vent « politique » souffle en tempête et le voyageur s’enveloppe tant qu’il peut dans les plis de l’étoffe qu’il serre bien fort contre lui ; le Soleil « économique » à son tour darde tranquillement ses rayons sur le voyageur qui, tôt en nage, se dépouille volontiers d’un vêtement incommode.

Le progrès matériel a rapproché le livre du lecteur ; il a comblé le fossé qui les séparait : d’abord par l’invention des nouveaux papiers et des nouvelles machines à imprimer et à composer ; ensuite, car le bon marché de l’objet n’eût pas suffi, par la hausse générale des salaires qui a permis aux particuliers les plus modestes de faire à cette dépense nouvelle une petite place dans un budget élargi.

Le gain de l’écriture, les honoraires des gens de lettres, ont-ils grandi en proportion de la dépense de lecture faite par la nation ? Quels d’entre eux en ont profité, dans quelle mesure et pour quelles raisons ? C’est ce que j’étudierai dans un prochain article. Dès maintenant on se figure sans peine que les genres les plus lucratifs étant ceux qui s’adressent à la foule, ne peuvent être aussi les plus relevés ; parce que le nombre des gens qui pensent ayant augmenté infiniment moins que le nombre des gens qui lisent, il a fallu faire, pour les besoins énormes de ces derniers, une quantité d’écritures que l’on puisse lire sans penser.


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1908.
  2. Je n’ai pas besoin de rappeler au lecteur que tous les chiffres contenus dans cet article sont établis en francs actuels, d’après la valeur intrinsèque des anciennes monnaies et d’après le pouvoir d’achat de l’or et de l’argent autrefois et de nos jours.