Les Revues italiennes - 30 septembre 1896

Les Revues italiennes - 30 septembre 1896
Revue des Deux Mondes4e période, tome 137 (p. 699-708).
LES REVUES ÉTRANGÈRES

REVUES ITALIENNES

Le deuxième centenaire du peintre Tiepolo. — La toilette et les bijoux d’Isabelle d’Este.

Lorsque, en 1796, les délégués de la République française firent l’inspection des églises de Parme, pour y choisir les peintures qui devaient être expédiées à Paris, ce fut naturellement le Corrège qui les attira tout d’abord. Ils enlevèrent de ses tableaux autant qu’ils en purent enlever ; après quoi vint le tour de ses élèves, puis celui des Bolonais, le Guerchin, les Carrache, le Guide, qui avaient rempli la petite cité émilienne de leurs savans et fastueux travaux. On prit jusqu’à des Schedone, jusqu’à des Pompeo Batoni. La chapelle des Capucins, notamment, se trouva du jour au lendemain presque tout à fait dépouillée.

Encore cette première fournée ne fut-elle pas jugée suffisante. Sept ans plus tard le citoyen Moreau de Saint-Méry, administrateur général des États de Parme, fit déclouer de leurs autels et envoyer à Paris des œuvres de Cima de Conegliano, de Francesco Francia, de l’illustre Lanfranco, et de Gatti et de Nuvelone, deux maîtres qui reçurent, grâce à lui, les honneurs du Louvre. La chapelle des Capucins ne fut pas épargnée : elle perdit, cette fois-là, un Saint François de Badalocchio.

Mais ni les délégués de 1796 ni le citoyen Moreau de Saint-Méry ne daignèrent prendre à cette chapelle, pour le joindre à tant de magnifiques envois, un grand tableau religieux du peintre vénitien Giambattista Tiepolo. Ils n’avaient pu manquer, cependant, de l’apercevoir, car il était exposé en pleine lumière, sur le premier autel de gauche, à l’entrée de la chapelle. Et sans doute aussi on n’avait pas manqué de leur dire que ce tableau avait passé, trente ans auparavant, pour un des chefs-d’œuvre du peintre : il avait égalé en célébrité l’Assomption du Corrège, et de toute l’Italie on l’était venu voir. Mais depuis lors le goût avait changé. Déchus de leur gloire passée, les chefs-d’œuvre de Tiepolo paraissaient désormais inférieurs aux plus médiocres machines des faiseurs bolonais : on eût cru déshonorer le Louvre en les y exposant, fût-ce entre un Badalocchio et un Nuvelone. Et de fait, ni à Parme, ni à Padoue, ni à Venise, personne ne s’avisa de toucher aux peintures de Tiepolo. Lui seul ne prit point de part, dans les salles du Louvre, à ce glorieux et trop court congrès des grands peintres italiens de toutes les écoles : et près de cent ans devaient s’écouler encore avant que les portes de notre musée s’ouvrissent, — s’entrouvrissent, — pour lui.

Il subissait l’effet du profond discrédit où était tombé, dans l’Europe entière, l’art élégant et léger du XVIIIe siècle. La gloire de Pompeo Batoni, le David italien, avait brusquement effacé la sienne, comme en France le triomphe de David avait fait oublier Watteau. Mais tandis que pour la plupart de ses contemporains ce discrédit ne fut que momentané, il eut pour lui des conséquences autrement durables. Il y a encore une vingtaine d’années, lorsque depuis longtemps Watteau et Boucher, et Longhi, et Guardi, et la Rosalba étaient remontés à leur rang dans l’histoire des arts, Tiepolo continuait à passer inaperçu. Le critique italien Ranalli trouvait étrange « que des amateurs consentissent à acheter sa peinture. » Taine, dans son chapitre sur Venise, l’exécutait d’un mot ; Théophile Gautier ne le citait même pas ; et le seul critique qui se piquât de le connaître, Charles Blanc, l’accablait en toute occasion de ses épithètes les plus méprisantes. Il n’admettait point, par exemple, que Raphaël Mengs eût jamais pu être jaloux d’un aussi piètre rival. « Ce qu’on aura pris pour de la jalousie, écrivait-il, était sans doute le mécontentement légitime d’un peintre grave et digne, qui se voyait mis en parallèle avec un génie malsain et bizarre, un improvisateur lâché et incorrect, un décorateur sans frein, sans mesure et sans convenance… Que devait penser un homme tel que lui d’un peintre capable de placer dans un plafond, parmi les saints ou les anges, tantôt un hibou perché sur une branche enveloppée d’une draperie volante, tantôt un perroquet dont les couleurs naturelles viennent former une tache que Tiepolo trouve charmante dans les harmonies optiques de son orchestre ? »

Ainsi, durant près d’un siècle, l’heure de la réhabilitation s’est fait attendre pour celui que les plus fameux écrivains de son temps avaient proclamé « le prince des peintres ». Elle est enfin venue, pourtant, et Tiepolo est décidément rentré en possession de sa gloire. Cette année même, pour fêter le deux-centième anniversaire de sa naissance, deux villes, Venise et Würzbourg, ont ouvert des expositions de ses œuvres : deux villes ou plutôt deux nations, car l’Italie entière a pris sa part de l’exposition de Venise, et l’exposition de Würzbourg a eu un caractère plus solennel encore, organisée avec le concours de tous les musées d’Allemagne, sous le patronage direct de l’Empereur et du Régent de Bavière[1].

Toutes deux, du reste, ont eu un succès extraordinaire ; et les revues italiennes abondent, à ce propos, en articles petits et grands, qu’il serait intéressant de mettre en regard des appréciations portées naguère, en Italie comme en France, sur l’œuvre et sur le talent du « dernier Vénitien ». La comparaison prouverait d’abord, sans doute, combien la critique d’art est toujours difficile, et combien ses jugemens les plus catégoriques courent encore de risques d’être démentis. Universellement méprisé il y a cinquante ans, peu s’en faut que Tiepolo ne soit aujourd’hui universellement admiré. Ceux mêmes qui refusent de voir en lui « l’émule du Véronèse » s’étonnent qu’on ait pu jadis lui préférer Batoni ; son nom figure désormais dans tous les manuels ; musées et collections particulières se disputent ses moindres esquisses ; et déjà de jeunes tiépolistes se sont trouvés qui ont fait pour lui seul le pèlerinage de Venise. Ainsi les générations, en se succédant, apportent aux choses de l’art un goût et des sentimens contraires.

C’est là, assurément, une vérité fort ancienne ; mais aucun exemple, depuis longtemps, ne l’avait confirmée avec tant d’éclat. Et pour ancienne qu’elle soit, d’ailleurs, toutes les occasions sont bienvenues à la remettre en mémoire. N’est-ce point faute de se la rappeler, ou faute de réfléchir à ses conséquences, que tant d’excellens esprits réclament tous les jours pour nos musées ce qu’ils appellent une « épuration », et qui serait en réalité la plus imprudente et la plus fâcheuse des mutilations ? Car on entend bien que c’est surtout aux représentans des écoles démodées, aux élèves de David, à Le Sueur, aux peintres de Bologne, qu’en veulent ces trop zélés protecteurs du Louvre. Les œuvres de ces peintres ayant cessé de leur plaire, ils trouvent scandaleux qu’on s’obstine à les conserver ; et volontiers ils proposeraient l’échange de tous les Guide et de tous les Carrache pour quelque Vierge un peu authentique de Carlo Crivelli. Crivelli, en effet, est l’homme du moment : il nous touche par son mélange de réalisme et de bizarrerie ; et Botticelli lui-même, depuis un an ou deux, ne vient plus qu’après lui dans l’admiration de nos dilettantes. Mais qui nous assure que, dans vingt ans, les peintres bolonais ne rentreront pas en faveur ? Qui nous prouve que nos fils dédaigneront, comme nous, un art que nos pères admiraient si fort ? Nous reprochons aujourd’hui à Moreau de Saint-Méry de n’avoir pas enrichi le Louvre d’une peinture que ni lui, ni personne, dans son temps, n’estimait digne seulement d’être regardée ; mais nous, à quels reproches ne devrons-nous pas nous attendre pour avoir voulu déposséder notre musée d’œuvres qui, dès l’origine, en ont fait partie, d’œuvres que Poussin s’est humblement efforcé d’imiter, et que, cent cinquante ans après, Stendhal proclamait encore les plus belles du monde ?


Si solides, si autorisés, si réfléchis qu’ils soient, nos jugemens en matière esthétique restent souvent provisoires : c’est ce que nous montre, tout de suite, la comparaison des jugemens portés naguère sur l’œuvre de Tiepolo et de ceux qui remplissent aujourd’hui toutes les revues italiennes. Mais la même comparaison nous amène après cela à une seconde découverte, qui ne laisse pas, en apparence, de contredire la première. Nous apercevons en effet que, si d’une génération à l’autre les jugemens ont varié sur la peinture du maître vénitien, les considérans qui les appuyaient sont demeurés à peu près les mêmes. Les particularités que Charles Blanc signalait autrefois comme étant les défauts de Tiepolo, le caractère « malsain et bizarre » de son génie, son manque « de mesure et de convenance » dans la décoration, son emploi de « taches » éclatantes et imprévues « dans les harmonies optiques de son orchestre », c’est tout cela précisément qu’on vante aujourd’hui comme ses principales vertus artistiques. On l’admire pour les mêmes raisons qui, il y a trente ans, le faisaient dédaigner. On célèbre sa hardiesse, son étrangeté, son constant souci des ensembles décoratifs. Maint critique lui sait gré d’avoir été incorrect ; mais personne ne nie son incorrection. Et peu s’en faut qu’on ne se demande, en retournant la phrase de l’Histoire des Peintres, ce que devait penser de Raphaël Mengs, timide et maladroit imitateur des Carrache, « un maître capable de placer dans un plafond, parmi les saints ou les anges, un hibou perché sur une branche, enveloppée d’une draperie volante ? »

C’est en effet ce hibou qui fait à présent le grand charme de l’art de Tiepolo ; ou plutôt c’est la juxtaposition que cet art. nous offre toujours du hibou et des anges, de l’observation réaliste et de la fantaisie idéale. Tiepolo nous plaît, exactement, par où il déplaisait aux générations précédentes. Nous n’avons pas découvert chez lui des qualités nouvelles ; mais ses défauts de naguère sont devenus pour nous autant de qualités. Et son cas, d’ailleurs, est loin d’être unique. Les motifs qu’on a eus d’admirer Poussin, par exemple, ou Ruysdael, ou David, sont les mêmes qu’on a eus ensuite pour les mépriser. Les goûts, les sentimens changent : l’œil ne change pas, et perçoit toujours la même vision. Qu’est-ce à dire, sinon qu’à côté de la critique qui se borne à apprécier les œuvres d’art suivant son humeur du moment, une autre forme de critique est possible, plus positive et plus durable, celle-là même dont Fromentin nous a donné jadis un si parfait spécimen ? Qu’on aime ou qu’on n’aime pas les peintres hollandais, les pages qui leur sont consacrées dans les Maîtres d’autrefois n’en gardent pas moins tout leur prix : c’est qu’avec une science, une conscience, une pénétration admirables, Fromentin s’y attache surtout à nous expliquer leur peinture ; et chacun est libre ensuite de la juger avec ses goûts, ses sentimens personnels.


Une explication de ce genre est malheureusement plus difficile pour l’œuvre de Tiepolo que pour celle de Cuyp, de Ruysdael, ou d’aucun autre des petits Hollandais. A côté des connaissances techniques les plus étendues, elle suppose encore une érudition historique qui doit, j’imagine, devenir plus rare d’année en année. Car il ne s’agit plus seulement ici de nous indiquer les points par où le talent de Tiepolo se distingue de celui des peintres de son école : c’est cette école même qu’il faut reconstituer, afin de pouvoir étudier le maître dans le milieu où il a vécu. Avant d’établir ce qui, dans son art, lui appartient en propre, il faut rechercher ce qu’il a de commun avec l’art de son temps. Et cet art a disparu : à jamais disparu, pourrions-nous dire, si l’exemple même de Tiepolo ne nous avait instruits de la vanité de toute prédiction de ce genre. Mais en attendant qu’on s’avise de le ressusciter, aucun art n’est aussi complètement mort que celui des Bruni, des Metelli, des Fulgenzio Mondina, de tous ces prédécesseurs et émules de Jean Tiepolo. Qui se souvient même de leurs noms ? Et faute de les connaître, qui peut se vanter d’apprécier exactement l’originalité de leur illustre rival ?

Il faut savoir gré du moins à un critique italien, M. Corrado Ricci, d’avoir tenté une première ébauche de cette enquête sur les origines historiques du génie de Tiepolo. En quelques pages, son article de la Nuova Antologia nous en apprend plus que les plus longs dithyrambes. Et il a suffi à M. Ricci de mettre Tiepolo à sa place dans le passé, de noter sommairement les leçons qu’il a reçues et les influences qu’il a subies, pour nous le révéler du même coup sous un aspect tout nouveau.

Étrange ironie de la destinée ! Ce maître qu’on a tour à tour flétri et exalté comme le plus excentrique de tous, celui que Taine appelait un « maniériste », celui dont Charles Blanc déplorait « le génie malsain et bizarre », se trouve avoir été simplement, en réalité, l’habile et consciencieux gardien des traditions de son temps. Les particularités que ses détracteurs lui ont si longtemps reprochées, et qui lui valent aujourd’hui de si chaleureux enthousiasmes, elles lui étaient communes avec vingt autres peintres dont c’est à peine si l’on peut exhumer les noms. « Pour qui connaît le milieu où il a vécu et travaillé, dit M. Ricci, ce soi-disant maniériste apparaît comme le continuateur direct des maîtres plus obscurs qui l’ont précédé. C’est un de ces rares et précieux génies qui semblent nés pour recueillir les élémens les plus caractéristiques de l’art de leur époque, et pour les fondre en une heureuse synthèse, où nous les voyons ensuite comme transfigurés, et revêtus d’une vie supérieure. Leurs œuvres sont ainsi le résumé de toute une époque ; on les comparerait à une symphonie émaillée des meilleurs motifs de vingt opéras. »

Ce n’est donc pas à Tiepolo lui-même, c’est à tous les peintres italiens du XVIIIe siècle que s’adressaient les blâmes des critiques d’il y a trente ans, et que s’adresse encore l’admiration de leurs successeurs d’à présent. De l’originalité véritable du maître vénitien, ni les uns ni les autres ne semblent se douter. Et Dieu sait si, la connaissant, Charles Blanc ne se fût point départi de sa mauvaise humeur ! Dieu sait si, maintenant qu’elle est connue, elle ne va pas rabaisser Tiepolo dans l’estime de nos délicats ! L’originalité véritable de Tiepolo, en effet, ne consiste pas à avoir été plus excentrique que les artistes de son temps, mais bien au contraire à avoir voulu l’être moins. Dans la mesure où il se distingue de l’art des Dentone et des Franceschini, l’art de Tiepolo constitue une réaction contre l’excès de leur fantaisie, et leur étrangeté, et leur subtilité. On sent que, par-dessus eux, Tiepolo a essayé de revenir aux maîtres classiques, au Véronèse, au Corrège, à ce Titien dont le nom seul, aujourd’hui, fait frémir d’indignation tout vrai tiépoliste. Oui, ce qu’il y a dans son œuvre de « malsain » et de « bizarre » y est pour ainsi dire malgré lui ; mais par l’intention il nous apparaît encore un classique : encore ou plutôt déjà, carde toutes parts autour de lui, d’autres signes apparaissent annonçant l’éclosion d’un classicisme nouveau.

Tiepolo a eu seulement la chance de ne pas connaître Winckelmann, et de pouvoir continuer en paix, toute sa vie, à tenir pour des maîtres classiques les admirables artistes qui, deux siècles auparavant, avaient enrichi sa patrie de tant de chefs-d’œuvre. Mais c’est le plus consciencieusement du monde qu’il a essayé de se rapprocher d’eux : aucun éloge ne lui était plus sensible que de s’entendre comparer aux maîtres vénitiens de la Renaissance. Et il n’en a pas moins été, avec tout cela, un homme de son temps, sans cesse préoccupé de l’effet extérieur, hardi, brillant, souvent incorrect. Il n’y a pas jusqu’à ses habitudes d’improvisation qui ne lui aient été communes avec la grande majorité de ses contemporains. Son clair-obscur lui venait de Piazzetta, sa perspective de Franceschini ; sa couleur lui venait de Paul Véronèse. Seule lui appartenait en propre sa manière d’utiliser, pour un ensemble harmonieux, tant d’élémens empruntés ; et si ce n’est point-là, à coup sûr, cette originalité absolue que se plaisent à lui attribuer ses admirateurs, c’est du moins, de toutes les originalités artistiques la plus précieuse, et la plus légitime.

L’esthétique et l’histoire de l’art occupent, d’ailleurs, une place considérable dans les revues italiennes de ces mois derniers. Je ne parle pas seulement de publications spéciales, telles que ces Archives historiques de l’art italien qui sans cesse mettent au jour des documens nouveaux ; mais jusque dans les revues les plus mondaines, et dans celles où la politique, naguère, primait tout le reste, il me semble que la part faite aux questions artistiques s’est singulièrement élargie. C’est ainsi qu’en plus du remarquable travail de M. Ricci, la Nuova Antologia a publié, coup sur coup, une étude de M. Venturi sur les Anges dans la peinture italienne, des recherches de M. Fambri sur les richesses, d’art de la Vénétie, des comptes rendus de fouilles archéologiques, et une très intéressante série d’articles sur les toilettes, les bijoux, les meubles, en un mot sur tous les objets d’usage familier qu’a eus eu sa possession la fameuse Isabelle d’Este, marquise de Mantoue.

Dus à la collaboration de MM. Alexandre Luzio et Rodolphe Renier, ces articles ne sont en réalité qu’un long inventaire, une façon de catalogue descriptif dont aucun résumé ne (peut donner l’idée. Mais Isabelle d’Este a joué un si grand rôle dans le mouvement artistique de la Renaissance, que ses moindres relations avec les artistes de son temps ont aujourd’hui de quoi intéresser l’historien. De chacune de ses robes est sortie une mode nouvelle ; les premiers orfèvres de l’Europe se sont disputé l’honneur de lui fournir des bijoux ; et ce n’est point par simple flatterie que la reine de Pologne, lui écrivant de Cracovie à propos d’un détail de toilette, l’a appelée « la source et l’origine de toutes les élégances italiennes. » Aussi ne pouvons-nous savoir trop de gré à MM. Luzio et Renier de tant de renseignemens qu’ils nous ont offerts sur son mobilier et sa garde-robe. Une époque entière, grâce à eux, revit sous nos yeux, l’époque la plus élégante, la plus somptueuse, la plus imprégnée d’art qu’il y ait eu jamais.

Et ils nous font voir, de plus, combien cette époque a peu différé des autres, ou plutôt combien, sous l’énorme différence des mœurs et des usages extérieurs, le fond de la nature humaine reste toujours immuable. Les mêmes passions qui agitent aujourd’hui nos cœurs, régnaient il y a quatre siècles à la cour de Mantoue. Les femmes y avaient plus de goût, les hommes plus d’énergie et des façons plus viriles : mais les mobiles qui les faisaient agir n’ont point changé depuis lors ; et il nous suffit d’entrer dans l’intimité de leur vie pour les sentir aussitôt semblables à nous.

Pour avoir été « l’origine et la source des élégances de son temps » Isabelle d’Este, par exemple, n’en a que plus constamment souffert du manque d’argent. Sans cesse nous la voyons contrainte à décommander quelque robe ou quelque jupon, faute d’avoir de quoi en payer l’achat. « Mon Dieu ! s’écriait-elle en songeant à la fortune de Ludovic le More, pourquoi nous, qui dépensons si volontiers, n’avons-nous pas tant d’argent ! » La même plainte se retrouve dans toutes ses lettres. « Je suis couverte de dettes, écrit-elle en 1497 à la seigneurie de Venise, et je serai sans ressource si vous refusez de me secourir. » Elle emprunte à des banquiers, à des orfèvres, jusqu’à des domestiques. Ses admirables bijoux, qui lui coûtent si cher, à peine se les est-elle procurés qu’elle est obligée de les mettre en gage. « Ayant entendu de la bouche de Pietro ce que vous l’avez chargé de me dire, mande-t-elle à son mari le 14 mai 1495, je vous envoie ci-joint mon grand diamant, mon balasso, mon grand rubis, et le joyau de ma féronnière. Le reste de mes bijoux, comme le sait Votre Excellence, est encore en gage à Venise. Je vous fais parvenir en même temps mon collier aux cent faces ; la chaîne que je porte à la ceinture, je ne puis vous l’envoyer, car on me l’a vu porter pendant mon séjour à Milan. Si j’avais connu plus tôt le désir de Votre Excellence, je l’aurais fait défaire et arranger sous une autre forme ; mais à présent je n’en ai plus le temps. » En septembre 1499, se trouvant « épuisée d’argent » au point de ne pouvoir rendre à Brognolo quatre-vingts ducats qu’elle lui doit, elle envoie un homme de confiance à Milan, avec mission d’engager ses bijoux et ses chaînes. Trois fois en deux ans les objets qu’elle a mis en gage sont sur le point d’être vendus aux enchères : grande honte et grande agitation pour la pauvre femme. Pour se tirer d’embarras, elle emprunte ailleurs. Elle est entourée d,’usuriers juifs, qui sans cesse se montrent moins accommodans, sans cesse lui réclament des intérêts plus forts. En 1517, elle engage son argenterie ; en 1528, son plus beau collier. Elle meurt sans avoir pu jamais jouir à l’aise de ces merveilles, dont toutes les cours de l’Europe lui ont envié la jouissance.

De toutes parts, en effet, son luxe lui valait une admiration mêlée de jalousie. On épiait soigneusement ses moindres achats. La reine de Pologne, la duchesse d’Orléans, la consultaient sur des questions de toilette ; François Ier lui demandait des modèles de robes pour les dames de sa cour ; Suzanne Gonzague la priait de vouloir bien l’autoriser à porter une certaine pelisse semblable à celle qu’elle portait, et qui était « de son invention ». Mais tant d’hommages qu’elle recevait ne l’empêchaient pas d’épier et d’envier elle-même les « inventions » de ses rivales. Dans toutes les villes d’Italie elle entretenait de véritables espions, chargés de lui décrire par le menu les robes et les coiffures nouvelles. Elle en entretenait auprès de sa sœur Béatrice, auprès de Renée d’Este, auprès de Lucrèce Borgia. « Je vous prie, écrivait-elle en 1502 à son frère, de continuer à me rendre compte jour par jour des diverses toilettes de notre commune parente. » En 1510, apprenant que la reine de France avait projeté de venir en Italie, elle mandait en grande hâte au comte de Pianella de la renseigner sur le luxe de cette princesse. Elle voulait tout savoir, le nombre et la couleur des robes, la forme des bonnets, la valeur des bijoux. Le linge même des dames françaises la préoccupait : elle aurait été inconsolable de penser que quelqu’un, de par le monde, avait de plus belles chemises ou des jupons de meilleure qualité. Et il n’y avait pas jusqu’à sa lointaine admiratrice la reine de Pologne, dont elle ne fût secrètement jalouse : elle se faisait envoyer par Tommaso Manfredi« un inventaire détaillé de sa garde-robe. » N’est-ce pas là une Isabelle d’Este assez imprévue ? Et se serait-on attendu à trouver ces petits artifices de coquetterie féminine chez la noble et charmante inspiratrice des maîtres italiens de la Renaissance ?

Une étude de M. Barrili, que vient de publier l’Antologia, ne touche à l’histoire de l’art que très indirectement. Elle a surtout pour objet de raconter la vie et d’analyser les ouvrages d’un écrivain génois du XVIIe siècle, Antoine-Jules Brignole-Sale, auteur d’un recueil de Larmes poétiques, de deux romans, d’innombrables comédies, et d’une série de contes à la manière de Boccace. Mais je crains que malgré son zèle et sa bonne volonté M. Barrili n’échoue à tirer de l’oubli, où elles gisent depuis deux siècles, les œuvres élégantes et inutiles de ce polygraphe, tandis que le récit de sa vie ne peut manquer d’intéresser toute personne ayant gardé le souvenir des musées d’Italie. Antoine-Jules Brignole, en effet, est ce superbe cavalier aux traits délicats et aux grands yeux pensifs dont on voit le portrait, peint par Antoine Van Dyck, dans le salon d’honneur du Palais Rouge de Gênes. Et c’est aussi le mari de cette adorable jeune femme vêtue de velours vert, dont on voit le portrait en face du sien. Qui ne se rappelle son doux visage si grave et si calme, la grâce sereine de son attitude, sa main droite tenant une rose épanouie ? Qui ne l’a tout de suite aimée, en l’apercevant ? Et lorsque nous avons lu dans notre guide que cette femme charmante a été la maîtresse de Van Dyck, ne nous a-t-il point semblé que, même sans qu’on nous l’apprît, nous l’aurions deviné ? L’amour seul, évidemment, avait pu inspirer au jeune peintre une œuvre à la fois aussi pure et aussi sensuelle, le plus féminin, à coup sûr, de tous ses portraits.

Hélas ! les guides nous ont trompés, et c’est encore une de ces chères légendes auxquelles il nous est désormais interdit de croire ! Celle-là est même d’invention toute récente : elle a été imaginée en 1840 par le Marseillais Méry, qui n’admettait pas, apparemment, qu’on pût créer de belles œuvres sans être amoureux. Mais peut-être, après tout, l’histoire véritable de la marquise de Brignole paraîtra-t-elle plus touchante encore que la légende dont elle va reprendre la place. Car pour avoir à peine pris garde, sans doute, au jeune étranger qui a peint son portrait, Pauline de Brignole n’en avait pas moins un cœur infiniment tendre et voluptueux : mais c’est à son mari qu’elle l’avait donné tout entier. Elle l’aimait si profondément, et l’amour qu’elle lui avait inspiré était si profond, que quand elle mourut, en 1648, après plus de vingt années de mariage, Antoine Brignole-Sale renonça du même coup à ses fonctions publiques, à ses travaux littéraires, et aux distractions de la vie élégante. Fermant son palais, abandonnant à sa mère le soin de ses enfans, il se fit prêtre, puis moine, pour achever de rompre tout lien avec un monde d’où sa Paolina s’en était allée. C’est sous un froc de bure, la tête rasée et des sandales aux pieds, que l’ont rencontré durant dix ans, sur les routes d’Italie, ses anciens compagnons de fûtes et de combats. Encore la religion elle-même ne paraît-elle pas l’avoir jamais entièrement consolé. Il est mort en 1662, à cinquante-sept ans, tout au bonheur de pouvoir enfin rejoindre celle qui avait été l’unique pensée de sa vie. Quel n’eût pas été son désespoir, si on lui avait prédit que sa Paolina passerait un jour pour lui avoir été infidèle, et que dans son propre palais, en face de son portrait à lui, les guides la signaleraient aux visiteurs comme la maîtresse de Van Dyck ?


T. DE WYZEWA.

  1. On sait que le palais des princes-évêques, à Würzbourg, est décoré de fresques de Tiepolo et de son fils Dominique.