Les Renaissances/Lemerre, 1870/Les Arbres

Les Renaissances Voir et modifier les données sur WikidataAlphonse Lemerre, éditeur (p. 5-7).

I.

Les Arbres.


Les grands chênes, pareils à de sombres amants,
Tordent dans l’air leurs bras où pend leur chevelure,
Et, debout sous le vent, ont la sinistre allure
Des mornes désespoirs et des accablements.


Comme un prince très vieux dont la tête vacille
Sous le poids des longs jours, le bouleau maigre et blanc,
Haut et d’argent vêtu, se dresse somnolent
Dans une majesté vaguement imbécile.

Les peupliers ardus ont l’air d’âpres chercheurs
Que sèche la pensée et qu’alanguit le rêve,
Qui y vers l’azur tendus, y poursuivent sans trêve
Des nuages volants les mortelles fraîcheurs.

Près des sources où dort l’âme errante des fleuves
Qu’ont bus les sables d’or et les soleils jaloux ;
Pleure, au front incliné des saules à genoux ;
L’immortelle douleur des mères et des veuves.

— C’est qu’ils portent en eux, les arbres fraternels,
Tous les débris épars de l’humanité morte
Qui flotte dans leur sève et, de la terre, apporte
À leurs vivants rameaux ses aspects éternels.


Et, tandis qu’affranchis par les métamorphoses,
Les corps brisent enfin leur moule passager,
L’Esprit demeure et semble à jamais se figer
Dans l’immobilité symbolique des choses.