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I

L’Université prend sous sa dépendance et sa protection tous les industriels coopérant à la production du Livre. — Immunités dont elle les fait profiter. — Noms de Relieurs de la fin du xiiie siècle et pendant le xive. — Fondation à Saint-André-des-Arcs, en 1401, de la Confrérie des Libraires, Relieurs, Enlumineurs, Écrivains et Parcheminiers, sous l’invocation de saint Jean l’Évangéliste.


Il était difficile et même impossible aux anciens, écrivant sur des feuilles ou des écorces d’arbres, sur des peaux de poisson, de la cire, de la pierre et des métaux, de réunir ces matières diverses d’une façon commode à l’usage. On employa ensuite le linge, le papyrus ou le parchemin, dont les feuilles, cousues à la suite les unes des autres, se roulaient sur un cylindre. Enfin, quand on substitua aux rouleaux un système si simple qu’on s’étonne qu’il n’ait pas été imaginé plus tôt : celui du pliage des feuilles écrites en cahiers d’égales grandeurs, il fallut, pour réunir ces cahiers, les attacher par le dos, les lier ensemble, et il en résulta une nouvelle industrie, celle des Lieurs de livres.

Sous cette forme qui résolvait si bien toutes les nécessités pratiques qu’elle est restée définitive, les livres se produisirent en plus grand nombre. Ce n’est toutefois que vers le commencement du xiiie siècle que leur exécution, se faisant jusqu’alors à peu près exclusivement dans les monastères, se répandit dans le monde séculier. De même que le nombre des copistes et des enlumineurs s’accrut désormais, il s’établit aussi plus de parcheminiers, plus de libraires et par conséquent plus de relieurs que par le passé.

En France, ce mouvement fut aidé par l’Université, qui prit tous ces producteurs sous sa dépendance, leur accorda sa protection en les faisant profiter de quelques immunités honorifiques et de certains privilèges de divers genres. Les relieurs, dès l’origine, furent donc confondus avec les écrivains, les enlumineurs, les parcheminiers et les libraires, et leur histoire, en tant que corps d’état, marchera parallèlement, pendant longtemps, avec celle de toutes ces industries concourant à la fabrication du livre.

On comprendra que le commerce de la librairie avant l’invention de l’imprimerie ne pouvait avoir l’importance qu’il acquit depuis : aussi ceux qui le pratiquaient y joignirent-ils le plus souvent un autre métier. Des libraires furent amenés par les circonstances à se faire épiciers, fripiers, aubergistes ou taverniers, mais quand rien ne s’y opposait la préférence, pour le choix d’un second état, se portait naturellement sur une profession se rapportant au livre : il y eut donc des écrivains-libraires, comme il y eût aussi des parcheminiers-libraires et surtout des libraires-lieurs de livres.

Les manuscrits étaient ou simplement ou très richement habillés ; dans le premier cas, on les enveloppait de parchemin ou on les reliait entre deux planches de bois restant à nu ou couvertes de peau, tandis que pour les livres de luxe le travail était confié à des ouvriers en orfèvrerie, en joaillerie, en émail, en ivoire, en broderie, etc., après que le lieur n’avait guère fait que coudre et attacher les feuilles les unes aux autres.

Le rôle du relieur se réduisait donc alors à d’assez modestes proportions. Il n’est pas étonnant par conséquent que les p remiers statuts connus de l’Université, qui remontent à 1275, le confondent simplement et sans la moindre distinction, avec les autres artisans du livre, alors qu’ils mentionnent parfois spécialement les écrivains et les libraires.

Nous connaissons cependant les noms de plusieurs relieurs exerçant à Paris à la fin du xiiie siècle et au commencement du xive, par des comptes de la taille de 1292 et de 1313 qui nous ont été conservés. Ces comptes malheureusement ne permettent de citer à coup sûr que quelques noms, car la profession des contribuables n’y est pas toujours indiquée, et de plus tous ceux qu’on y désigne comme lieurs ne sauraient être compris sans hésitation parmi les lieurs de livres, attendu qu’il y avait encore les lieurs de muys ou de cuves (les tonneliers) et les lieurs de foin. Il y a donc lieu de distinguer et, pour ne pas faire d’erreur, de ne considérer comme relieurs que les artisans qualifiés positivement dans ces tableaux Lieeurs de livres, ou ceux qui, quoique seulement appelés Lieeurs, habitaient dans le voisinage des libraires, des écrivains, des enlumineurs et des parcheminiers ; ce qui peut passer, même à cette époque, pour un indice certain d’exactitude.

Voici donc les noms de ces relieurs, les taxes qu’ils payaient, et leurs demeures :

En 1292 : Gile de Sessons, 6 sols, et Nicolas, 3 sols, demeurant rue Neuve-Notre-Dame ; Denise, 12 deniers, et Jehan le Flamenc, 5 sols, établis dans la ruelle aux Coulons ; Raoul, 2 sols, et Richart Langlois, 2 sols, rue Eremboure-de-Brie ; Guillaume, 2 sols, rue de la Boucherie, paroisse Saint-Germain-des-Prés ;

Puis, en 1313 : Jehan de Sèvres, 42 sols, en la Grande Rue de vers Garlande (il était de plus tavernier, ce qui explique peut-être cette forte contribution), et enfin Alain de Vitri, dont la taxe et la demeure ne sont pas données, mais auquel, est-il dit, on paya 30 sols « pour faire lier et couvrir trois livres [1]».

À la suite d’abus et fraudes de diverses natures, l’Université, dans des statuts de 1323 et du 6 octobre 1342, prit le soin de fixer avec clarté les devoirs des libraires et stationnaires, et à chacune de ces dates vingt-huit de ceux-ci, nommés dans ces nouveaux règlements, jurèrent par serment de s’y conformer.

Les relieurs n’y sont pas désignés comme tels, et aucun des articles n’a particulièrement trait à leur profession.


En 1336, les trois États du royaume assemblés accordèrent au Roi de nouvelles impositions pour l’aider à soutenir la guerre contre les Anglois. Le clergé, qui fut obligé d’en porter sa part, voulut assujettir l’Université à cette contribution extraordinaire. L’Université résista, défendit ses immunités, et en appela au Pape. Elle étoit pourtant trop instruite des devoirs de tout membre de la société politique, pour prétendre se soustraire totalement aux charges qu’exigeoient le besoin de l’État. Comme il étoit nécessaire de faire la garde dans Paris, que menaçoient les Anglois, elle rendit, le 8 juillet, un décret portant que tous ses clients, chirurgiens, libraires, parcheminiers, enlumineurs, écrivains, relieurs, prendroient les armes, à l’ordre du recteur, pour la défense de la ville[2].


Mais si par patriotisme l’Université n’hésita pas à armer ses subordonnés, elle n’en réclama pas moins pour eux, une fois le danger passé, l’exemption du guet, et le roi Charles V rendit une ordonnance, le 5 novembre 1368, par laquelle il enjoignait au prévôt de Paris « de ne contraindre ne souffrir estre contraintz par quarteniers, cinquanteniers, dixeniers ou autres officiers ou commissaires, à faire guet, ne garde par nuit ne par jour, quand vient à leur tour, comme ses autres subjets habitants la ville de Paris, ains les en tenir et faire tenir paisibles les serviteurs de sa très chère fille l’Université ».

Six relieurs exerçant à cette époque, sont nommés à côté des libraires, écrivains, enlumineurs et parcheminiers, tous affranchis du guet-assis ; ils s’appelaient :

Jean de Dueile, Mathieu Coignie, Tevenin le Lanternier, Denizot de Soines, Michelet Marcure et Roger de Rüe-Neuve.

De même que les libraires, les écrivains et les parcheminiers, les relieurs devaient, pour exercer, obtenir une autorisation quelconque de l’Université, ainsi qu’il ressort d’un brevet du 3 septembre 1388, le seul connu jusqu’à ce jour malheureusement, tandis qu’on en possède un certain nombre accordés à des libraires. Ce brevet déclare que Simon Millon, demeurant à Paris, a été et est vrai Libraire et Relieur de livres juré et du nombre des Jurés de l’Université.

Si l’Université avait des exigences à l’égard de ses subordonnés, leur imposait une ligne de conduite à suivre et des mesures d’ordre à observer en vue du bien de la science, des mœurs et de la religion, elle avait aussi, avons-nous dit, grand souci de leurs intérêts et ne négligeait rien pour leur assurer certains bénéfices. En 1368, c’était, nous venons de le voir, l’exemption du guet qu’elle obtenait pour eux ; plus tard, en 1383, ce sera l’affranchissement « des impôts et des aydes sur les denrées qu’ils recueilleront par héritage ou qu’ils achèteront pour leur usage. » En 1396, elle les fera encore exempter de la taille imposée à cause du mariage d’Ysabelle, fille de Charles VI, avec le roi d’Angleterre[3].

Les artisans du livre formaient donc un corps entièrement placé sous la tutelle universitaire. Ils ne se constituèrent pas à l’origine, comme les autres métiers, en corporation soumise à ses propres statuts, se gouvernant d’après des règlements proposés et débattus par les membres eux-mêmes, puis acceptés par le prévôt de Paris : l’Université restait souveraine à l’égard de ses serviteurs. Cependant, sans chercher à s’asservir d’une direction très légitime du reste et qui, comme on l’a vu, se trouva toujours compensée par la jouissance de certaines prérogatives, les libraires, écrivains, enlumineurs et relieurs résolurent de se grouper, en dehors de leur tutrice ordinaire, en un corps particulier, placé sous la protection de la religion ; ceux-là seuls qui coopéraient à la fabrication du livre auraient le droit d’en faire partie.

Ils se constituèrent donc en confrérie, à l’imitation de plusieurs autres compagnies et communautés de marchands et artisans de Paris, et, après avoir choisi saint Jean l’Évangéliste pour patron, les plus notables de la corporation adressèrent une demande au roi Charles VI, qui, par une charte en date du 1er juin 1401, autorisa : « Nicolas de Bosc, J. Postié, H. Marescot, escrivains ; Jacques Richier, enlumineur; J. Chapon, libraire ; Guillaume Deschamps et Simonet Milon, relieurs, à fonder une confrérie en l’église Saint-André-des-Arcs, sous l’invocation de saint Jean l’Evangéliste[4]. »

Quoique la teneur de cette pièce nous soit inconnue, nous savons pourtant, par une charte dont nous parlerons plus loin, qu’une des obligations principales de la nouvelle association religieuse consistait en la célébration de trois messes : la première dite pour le Roi et ses prédécesseurs et pour l’Université ; la seconde, pour les membres vivants de la confrérie, et la troisième, pour le repos de l’âme des confrères décédés. La cotisation annuelle était, pour chaque membre, de douze deniers parisis.

La confrérie de Saint-Jean-1’Évangéliste avait à sa tête plusieurs dignitaires, appelés maîtres, pris parmi ses membres les plus en évidence. Les premiers furent sans doute ceux que nous venons de nommer, et au nombre desquels se trouvent deux relieurs, Guillaume Deschamps et Simonet Milon. Il y eut par la suite, du reste, un ou deux relieurs appelés à remplir ces fonctions honorifiques, mais leurs noms ne nous ont été conservés qu’à partir de 1582.

Disons en passant que Jacques Richier, désigné dans la charte de 1401 comme enlumineur, exerçait encore la profession de relieur, de même que deux de ses confrères, Huguelin de Champdivers (1387) et Huguet Foubert (1390), vivant aussi à Paris, qui tous les deux reliaient les livres qu’ils avaient enluminés. Du reste, la reliure des livres en parchemin nécessitant un travail particulier fut toujours pratiquée par des ouvriers spéciaux. Aussi quand, malgré l’invention de l’imprimerie, on continua plus tard à produire des manuscrits sur parchemin richement décorés, notamment pour les livres d’heures, on s’adressait à des relieurs



SAINT-ANDRÉ-DES-ARCS.
(La façade est du xviiie siècle).


qui avaient cette spécialité et qu’on appelait pour cela relieurs de livres en parchemin. C’est ce qui explique que beaucoup d’enlumineurs aient de plus été relieurs. Cette habitude se perpétua jusque dans le xvie siècle, où l’on trouve encore de ces artistes qualifiés Enlumineurs, relieurs de livres en parchemin.

On peut encore citer Pierre Darvières, relieur, demeurant en 1380 rue Neuve-Notre-Dame ; Martin Lhuillier, libraire et relieur de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne (1386) ; Jehan d’Arras et Guillaume de Villiers, relieurs du duc et de la duchesse d’Orléans (1390) ; puis, Catherine la Bourcière, qui « couvroit de draps de soie et brodoit de perles » les livres de Charles VI et du duc de Tourraine (1388), et enfin une autre broderesse, Émelot de Rubert, « faiseuse de seignaux et de tirans d’or et de soie » pour Charles, duc d’Orléans (1398).

  1. Parmi les autres ouvriers appelés lieurs dans ces rôles de la Taille, et qui vraisemblablement s’occupaient de tout autre chose que de livres, on voit : Macy, quai de la Grève ; Richart, rue Lambert-de-Chiele (celui-là désigné comme lieur de foin) ; Thomas, Grande Rue, au coin de la Truanderie ; Jehan d’Arraz, rue Auberie-le-Boucher ; Morian, rue de la Charonnerie ; Girart et Pierre d’Arraz, rue Sainte-Opportune ; Guillaume de Paris, rue des Arsis ; Pierre le Forestier, Jambe de Coc, Robin Langlois et Guillaume Langlois, rue Saint-Jacques-de-la Boucherie.
  2. Histoire de l’Université, par Crevier.
  3. Lettres de Charles VI, données à Vincennes le 3 janvier 1383 et à Paris le 9 juin 1396.
  4. Cette charte faisait partie, sous le n° 630, de la vente d’autographes du Dr Morelli, effectuée en mars 1869 par Gabriel Charavay. Malgré nos recherches, nous n’avons pu découvrir le nom du collectionneur devenu l’heureux possesseur de ce très intéressant document. La notice de Charavay disait par erreur que cette confrérie était placée sous l’invocation de saint Jean-Baptiste, car la confirmation de cette charte, donnée en 1467, porte bien saint Jean l’Évangéliste.