Les Races connues des Égyptiens


LES
RACES CONNUES DES ÉGYPTIENS
PAR
E. LEFÉBURE


Aucune nation ne remonte aussi loin que l’Égypte dans le passé : nous ne saurions, par conséquent, attacher trop d’importance à ce qu’elle nous apprend sur nous-mêmes, c’est-à-dire sur l’ancienneté, la filiation ou la parenté des grandes races historiques. Jusqu’à l’avénement de l’Assyrie et de la Grèce, elle a été comme le centre involontaire du monde civilisé, attirant toutes les curiosités et toutes les cupidités qui venaient lui ravir, chez elle, la jouissance de ses richesses ou la connaissance de ses secrets. Presque toujours murée, comme une Chine africaine, elle n’a cédé que conquise son alphabet aux Sémites, et pour la rendre à l’histoire avec ses innombrables monuments, il a fallu toute la science des temps modernes. Mais la grande découverte de Champollion a été heureusement aussi fructueuse qu’éclatante ; nous pouvons enfin interroger l’Égypte, et, dans des documents qui datent presque tous de la grande époque du nouvel empire, c’est-à-dire au moins du temps de Moïse, elle nous a déjà révélé sa durée, ses affinités ethnographiques, ses différentes conceptions de l’espèce humaine, et une grande partie de ce qu’elle savait sur les peuples qui furent ses contemporains. Ce sont là des renseignements qui méritent d’être analysés.


I

La chronologie égyptienne fournit peu de dates, mais le calcul approximatif et le calcul rigoureux s’accordent, d’après des éléments divers, pour donner à la monarchie fondée par Menés une durée d’au moins 4000 ans avant l’ère chrétienne. On sait même, par la montiou d’un lever de Sirius, que Tan 3010 avant Jésus-Christ coïncide avec l’an 9 du règne de Menkhérès, quatrième Pharaon de la IV"= dynastie, et auteur de la plus petite des grandes pyramides.

Il serait impossible de dater avec la même précision les faits concernant les races, mais il est utile néanmoins de rappeler ici les grandes divisions chronologiques de l’histoire égyptienne, c’est-à-dire l’ancien empire, comprenant les six premières dynasties, le moyen empire allant jusqu’à la fin de la XVI ? dynastie, au moment de l’expulsion des Pasteurs, et le nouvel empire allant jusqu’à la fin de la XXXP dynastie, que remplacèrent les souverains grecs.

La plus brillante époque de cette histoire est celle des XVIIP, XIX° et XX’dynasties, les premières du nouvel empire : c’est aux tableaux dont les pharaons d’alors ont couvert les murs immenses des hypogées et des sanctuaires thébains que sont empruntés surtout les documents qui vont être utilisés. Les rois dont les hauts faits revivent dans ces antiques peintures sont les Thotmèset les Aménophis de la XVIIP dynastie, avec les Ramsès de la XIX* et de la XX « : les plus illustres sont Thotmès III, Séti P" « , père de Ramsès II, Ramsès II, le Sésostris des Grecs, sous lequel vécut Moïse comme nous l’indiquent les textes égyptiens, Méneptah P’, fils de Ramsès II, et enfin Ramsès III, le deuxième pharaon de la XX* » dynastie.


II

L’Egypte est appelée Mitsraim dans la Bible, et Mudraya dans les cunéiformes, désignation qui ne se retrouve malheureusement pas dans les hiéroglyphes, où le pays est dit simplement Kémi, la terre noire, tandis que le désert environnant est Tesher, la terre rouge. Le nom de la contrée ne nous apprend donc rien sur l’origine de ses habitants ; mais leur religion, comme leur langue, montre qu’ils sont venus de l’Asie et non de l’Afrique.

L’antiquité classique les croyait descendus des Ethiopiens, sur la foi des Éthiopiens eux-mêmes. On en donnait pour preuve, et la civilisation commune aux deux peuples, et la formation du delta, sans songer, ou plutôt sans savoir que l’Ethiopie s’était modelée sur l’Egypte à une époque peu ancienne, tandis que l’âge du delta comportait au contraire des siècles nombreux. Du reste, les plus anciens monuments apparaissent dans la Basse-Egypte, vers la pointe du Delta, et le premier des pharaons passait pour avoir bâti Meraphis. Les prêtres disaient même encore du temps d’Hérodote et conformément à leur opinion constante, que le Nil sortait de deux grottes situées dans le voisinage d’Eléphantine, idée qui n’a pu naître que chez des riverains du bas Nil, et qui ne serait pas venue à des voisins de la Nubie, puisque l’inondation commence plus haut que la Nubie. Enfin, à on croire les Egyptiens eux-mêmes, leurs divinités seraient originaires d’une contrée orientale comprenant, sous les noms de Terre sainte et de Pays des dieux, l’Arabie à l’est et la Phénicie au nord.

La valeur de cette tradition pourrait être confirmée par des faits nombreux, reliant les croyances et les rites des Egyptiens à ceux des Sémites. Il suffira d’indiquer la pratique de la mutilation ou de la circoncision, et l’impureté du pourceau.

Un monument contemporain de Ramsès II, et par conséquent de Moïse, figure la cérémonie de la circoncision. Le héros du conte des Deux Frères, sorte de mythe analogue à ceux qui se rattachaient à la déesse syrienne et à l’Adonis phénicien, se mutile lui-même. Le Soleil avait voulu s’émasculer, d’après un chapitre du Livre des morts. De plus, un roi de la XVIIP dynastie, Khounaten, qui essaya d’imposer à l’Egypte le culte unique du globe solaire, était d’après ses portraits devenu eunuque, après avoir eu d’ailleurs un certain nombre d’enfants. On a remarqué, en étudiant les cérémonies de la nouvelle religion, que la reine mère prit alors une grande importance. que les princesses eurent le pas sur les princes, et que les courtisans imitèrent le pharaon, particularités qui font de Khounaten, ou la splendeur du disque, un véritable Héliogabale égyptien.

Quant à l’impureté du pourceau, elle est attestée par les écrivains grecs, et surtout par une légende mythologique du Livre des morts. Horus avait été attaqué par Typhon qui, changé en un pourceau noir, cherchait à dévorer l’œil d’Horus, c’est-à-dire le soleil ou la lune. Horus brûla son ennemi, emblème des ténèbres ou des éclipses, et institua en commémoration de sa victoire le sacrifice du porc.

L’ancienneté de cette légende se trouve contestée, d’une manière indirecte, par l’opinion très répandue aujourd’hui que le pourceau aurait été introduit en Egypte vers le temps des Pasteurs. Il n’existe en effet de cet animal qu’une seule représentation, si confuse qu’elle est douteuse, dans les textes publiés de l’ancien empire, mais la question est tranchée par une peinture de la magnifique collection appartenant à M. Guimet. Cette peinture fait partie d’une série de tableaux qui ont figuré à l’exposition universelle de 1878 et qui ont été copiés dans la tombe d’un haut fonctionnaire de la V^ dynastie, nommé Ti : on y voit les domaines du mort, personnifiés par des femmes, apportant diverses offrandes funéraires parmi lesquelles se trouve un petit cochon de lait dans une cage.

L’Egypte se rapprochait du groupe sémitique non seulement par sa religion, mais encore par sa langue, et c’est là un fait sur lequel il est inutile d’insister, puisque tous les savants l’admettent. Un autre indice reporterait même au delà des pays sémitiques le point de départ des Egyptiens, car leur vocabulaire paraît renfermer un certain nombre de racines aryennes appartenant aux catégories d’idées les plus importantes et les plus usuelles.

Au point de vue linguistique, les riverains du Nil, considérés comme chamites par certains savants, et comme proto-sémites par d’autres, seraient donc de la race blanche ; l’anatomie confirme cette donnée, mais montre en eux, néanmoins, des caractères assez tranchés pour qu’on ait pu y voir les indices d’un véritable type, que personne du reste ne songe à séparer de la race blanche.

Aux particularités de structure révélées par les momies, s’ajoute encore la couleur rouge que les Egyptiens s’attribuaient sur les monuments, mais cette couleur rouge, qui n’existait plus du temps d’Hérodote, n’avait rien d’absolu, car on l’attribuait rarement aux femmes, soustraites par leur genre de vie à l’action prolongée du soleil. Les femmes étaient caractérisées, dans les peintures, par la nuance jaune clair, ce qui trahit sans doute une sorte de retour vers l’état primitif du teint.


III

Si l’on interroge maintenant les Égyptiens eux-mêmes sur ce qu’ils savaient ou pensaient de l’espèce humaine, on trouvera qu’ils la divisaient tantôt arbitrairement d’après les quatre points cardinaux, tantôt logiquement d’après ses différentes variétés.

La première classification, qui place l’Égypte au centre du monde, se rencontre dans des textes de toutes les époques, et particulièrement dans une inscription religieuse du temple ptolémaïque d’Edfou. Les peuples étrangers sont représentés là comme produits par les alliés du mauvais prineip( qui se dispersèrent après leur défaite, de sorte que il en alla au sud, ce fut la race éthiopienne, au nord, ce furent les Sémites, à l’occident, ce furent les Européens, et à l’orient, ce furent les Bédouins. Les Egyptiens, au contraire, avaient été les serviteurs de Dieu, et si une légende du tombeau de Séti P"’leur attribue une antique rébellion contre l’autorité du roi divin Ra ou le Soleil, on voit dans le même texte qu’ils redevinrent promptement les alliés du dieu.

La seconde énumération, plus scientifique, existait au temps de la dix-huitième dynastie : elle faisait partie d’un ensemble de textes décrivant les douze divisions de l’enfer que parcourait le Soleil pendant les douze heures de la nuit. À la cinquième division, Horus conduit les Egyptiens, les Asiatiques, les nègres et les Septentrionaux, vers le dieu Osiris, qui va les juger. Le texte est ainsi conçu :

« Horus dit aux troupeaux du Soleil, qui sont dans l’enfer de l’Egypte et du désert : Honneur à vous, troupeaux du Soleil, nés du grand qui est dans le ciel ! Air à vos narines, renversement à vos cercueils ! Vous, vous êtes les pleurs de mon Œil (le Soleil), en vos personnes d’hommes supérieurs (c’est-à-dire d’Égyptiens). Vous, je vous ai créés en vos personnes d’Asiatiques ; Sekhet (la couronne ou la radiation solaire) les a créées ; elle a produit leurs âmes. Vous, j’ai répandu ma semence pour vous, et je me suis soulagé par une multitude sortie de moi en vos personnes de nègres ; Horus les a créées ; il a produit leurs âmes. Vous, j’ai cherché mon Œil et je vous ai créés en vos personnes de Septentrionaux : Sokhet les a créées, et c’est elle qui a produit leurs âmes. »

Ces paroles décrivent la création panthéistique de l’humanité, dont trois types sur quatre émanent de la lumière. Le type nègre sort d’une forme spéciale d’Horus représenté dans son rôle nocturne de Khem (sans doute le Gliam biblique), ce qui expliquait la nuance sombre des nègres : par une antithèse facile à comprendre, la naissance des blancs purs était opposée à celle des vrais noirs, et le dieu cherchant son œil produisait les uns aussitôt après les autres.

On voit que les Egyptiens distinguaient nettement la race noire, née de la nuit, de la race blanche, issue de la lumière, et qu’ils avaient aussi une idée juste de la différence comme de l’unité des trois types les plus importants pour eux de la race blanche, c’est-à-dire des Sémites, qu’ils peignaient en jaune, des Européens, auxquels ils donnaient une teinte rosée, et d’eux-mêmes, qu’ils représentaient comme rouges.

Dans une autre scène des tombes royales, on retrouve une classification analogue de l’espèce humaine ; mais l’intolérance de la légende ptolémaïque y apparaît dans un détail significatif où se trahit rorgueil de race : c’est que les Egyptiens sont debout, avec les bras libres, tandis que les autres hommes sont à genoux, dans la posture des captifs.

Du reste, les Egyptiens considérèrent d’abord leurs voisins comme des ennemis, car ils les désignèrent par plusieurs mots qui signifient les archers : le nom de Neuf Arcs s’appliquant à l’ensemble des barbares, celui de Terre de l’Arc à la Nubie, celui de Sagittaires (ou Sati) aux Asiatiques, et celui d’Archers (ou An, peut-être les Anamim de la Bible), à une population qui habita d’abord l’Egypte, puis les environs du pays, la Libye, le Sinaï et la Nubie, et qui comprenait des tribus noires.


IV
L’examen des textes et des monuments nous révèle, avec assez de détails, ce qu’étaient les races connues de l’Égypte depuis les premières dynasties jusqu’à la fin de la grande époque pharaonique.

Pour les Égyptiens, un type rouge ayant quelque ressemblance avec le leur existait au pays des Somalis, qui faisait partie alors d’une vaste zone géographique comprenant les côtes de l’Arabie et de l’Afrique situées au nord, à l’est et au midi de l’Egypte. Les Égyptiens, qui appelaient cette région Poun, et Terre sainte, en tiraient surtout des aromates pour les besoins du culte : ils en regardaient l’orient comme le pays des dieux. Les Pharaons envoyèrent des troupes à Poun pour l’achat des parfums, au moins de la XIe dynastie à la XXe.

L’expédition la plus connue remonte au temps d’une reine de la dix-huitième dynastie, qui fit partir cinq vaisseaux à trente rames, montés chacun par une quarantaine de marins, afin d’échanger pour les gommes odoriférantes des bracelets, des colliers, des poignards et des haches. Les produits et les arbres du pays où ils abordèrent le placi^nit sur la côte africaine ; les Égyptiens y achetèrent de l’ébène, de l’ivoire, de l’or, du cosmétique pour les yeux, des lévriei’s, des bois précieux, des ouvriers du pays, des bœufs, des singes, des peaux de panthères du Midi, une panthère vivante, une girafe, et trente et un arbres à parfums, ainsi que des gommes dont la reine se fit un cosmétique, but peut-être de l’expédition, qui lui rendit la peau brillante comme les étoiles.

Les naturels habitaient des cabanes rondes dans lesquelles on montait au moyen d’échelles, et L’ur bétail se reposait sous des dattiers ; ils avaient le profil des Sémites, avec la peau rouge des Égyptiens, et la femme d’un chef, qui vint sur son âne au-devant des envoyés, semble atteinte de cette ditïor mité qui existe chez les Hottentots comme chez les Somalis, et qu’on nomme stéatopygie.

D’autres habitants de Poun, qui visitèrent l’Egypte sous le dernier Pharaon de la XXIIIe dynastie, se rapprochent plutôt du type nègre. Il y avait en effet des nègres à Poun ; mais le type rouge y dominait, s’il faut admettre la réalité d’un semblable type, que plusieurs indices signalent. Les Phéniciens venus, suivant Hérodote, des bords de la mer Rouge, portaient un nom qui parait signifier rouge ; il en était de même des Himyarites, qui rappellent les El Akmar des plaines du Sennaar. La nuance qui caractérisait, d’après les Égyptiens, les habitants de Poun, persiste eu Afriqui ?, où on la retrouve de la mer Rouge au Sénégal, en passant par le Soudan, chez les Barabras du haut Nil, les nègres Danakils, le nègres Tibbous, les Touaregs méri dionaux, et surtout chez ; les Foulahs, qui, venus de l’Orient, ont répandu l’islamisme dans la plus grande partie du Soudan.


V
Les nègres habitaient surtout la Nubie et l’Ethiopie, mêlés à une population sémitique et rouge. Ils fournissaient, sous la VIe dynastie, des soldats aux Pharaons. Les nombreuses tribus de la Nubie et de l’Ethiopie faisaient aussi de fréquentes incursions en Egypte, de sorte qu’on voit les Pharaons de la XIIe dynastie veiller avec soin à leur frontière méridionale, et ceux du nouvel empire installer en Ethiopie une sorte de gouverneur militaire et civil appelé le fils royal d’Ethiopie. La civilisation égyptienne s’introduisit ainsi parmi les noirs, comme le montre une curieuse ambassade représentée sur un monument thébain de la XVIIIe dynastie.

Ou recrutait parmi les nègres des esclaves et des domestiques, tels que des cochers, des écuyers et des porte-ombrelles. Leur aptitude à servir était connue, ainsi que la facilité avec laquelle ils apprenaient « les langues des Égyptiens, des Syriens et de toutes les nations étrangères. »

Les nègres amenaient de plus en Egypte du bétail, bœufs, chèvres et moutons, du bois, des pierres, des gemmes, de l’or, de l’ivoire, de i’ébène, des peaux, et des animaux rares.

VI

Les nègres sont représentés avec le nez épaté, les grosses lèvres et la chevelure crépue qui les caractérisent ; les Sémites ont de leur côté le profil fin, le nez arqué, la barbe eu pointe et la chair peinte en jaune. Sous les noms généraux d’Archers et de Peuples, ils se divisaient principalement en Shasou, Kharou, Routen, et Khétas, c’est-à-dire en Bédouins, Syriens, Lydiens (d’après Champollion) et Héthiens.

Les Shasou, comparables aux Bédouins d’Arabie et de Syrie, habitaient depuis les confins de l’Egypte jusqu’au nord du Liban, et leurs bandes pillardes, cachées dans les bois ou les défilés, infestaient la Palestine ; elles fournirent des espions aux Khétas dans une guerre contre Ramsès II, près d’Alep.

Le nom général de Shasou n’apparaît qu’au début du nouvel empire ; un roi de la VIe dynastie envoya cependant contre la tribu des Herousha, ou maîtres des sables, une expédition qui détruisit leurs récoltes, coupa leurs arbres et ramena de nombreux captifs. Au moyen empire, un pharaon bâtit une grande muraille pour arrêter les nomades. Les Bédouins étaient donc bien connus à ces époques reculées. La première année de son règne, Séti V les poursuivit de la frontière de l’Egypte au haut Liban. Les Shasou conduisaient leur bétail avec eux jusque sur les domaines des Pharaons, et l’on a cru retrouver dans leur nom celui des Pasteurs, ou Hycsos, hikshasou, les dominateurs Shasou. lis durent dans tous les cas faire partie de ces derniers, dont les traits ajoutent, d’après certaines représentations, une rudesse singulière au type sémitique.

Les Kharou, ou Syriens, occupaient le même territoire que les Shasou, c’est-à-dire la Syrie, la Phénicie et la Palestine. Ils en formaient la population stable, plus spécialement désignée sous l’ancien empire par le nom de Menti ou Sédentaires, au moins pour les Sémites du Sinaï. Séti 1er, qui battit les Syriens avec les Bédouins, reçut de l’une de leurs villes un tribut d’or et de vases. Parmi les objets de toute nature qu’ils exportaient par mer en Egypte, on remarque le bois, par exemple les bâtons pour les esclaves, les fouets pour les chars, et surtout le cèdre pour les constructions. Le mot de Khar, d’où vient celui de Syrie, n’est qu’un terme général qui n’exclut pas les désignations particulières.

Kefat, habituellement associée à l’île de Chypre ou Masi, est la Phénicie, dont les habitants, soumis par Aménophis II, trafiquaient avec les peuples du Nord dès le début du nouvel empire : dans un tableau d’un hypogée thébain, ils se présentent ensemble devant Thotmès lII, :’i (|ui ils appiirtent d(^s pierreries, des vases élégants et riches, des monnaies d’or on forme d’anneaux, des colliers, des parfums, des liqueurs et même une dent d’éléphant. Sidon et Tyr dans la mer existaient au temps de Ramsès II, ainsi que plusieurs autres villes célèbres de la Syrie et de la Palestine, comme Alep, Damas, Asca-Icm, Beyrouth, Gaza et Joppé : c’est à Mageddo que se concentrèrent les Routen coalisés contre Thotmès III, et c’est à Qodesh sur l’Oronte que se groupa contre Ramsès II une confédération dirigée par les Khétas.

Il reste à étudier ce qu’étaient ces deux derniers peuples, les Routen et les Khétas.

Les Routen habitaient un pays ordinairement divisé en supérieur et en inférieur ; il comprenait la Syrie, la Mésopotamie et l’Assyrie.

Les peuples de Routen furent battus par Thotmès l « , en Mésopotamie ; par Aménophis I », qui fit pendre au retour sept de leurs chefs à Thèbeset àNapata ; par Aménophis 11, qui soumit Ninive et Accad ; par Thotmès III, qui, vainqueur à Mageddo en Palestine, poussa jusqu’à Ninive, où il juit à la chasse cent vingt éléphants ; enfin par Séti P’, qui s’empara des princes du Routen inférieur, et dont les inscriptions assimilent les chefs de Routen à ceux de Remenen, peut-être l’Arménie. On voit par là que les Routen occupaient de vastes contrées qui indiquent l’étendue de leurs conquêtes et de leurs alliances à l’époque la plus brillante de leur histoire ; c’est grâce à eux que l’Assyrie fut connue de l’Egypte sous les XVIIIe et XIXe dynasties, époque où ils entraînaient dans leur ligue les princes de Babylone et d’Assur ; l’un de ces derniers était resté célèbre en Palestine au temps de Ramsès II.

Les tributs qu’Assur remit à Thotmès III consistaient en vases et en lapis-lazuli. Li’s tributs des Routen consistaient surtout en bois, en métaux, en gemmes, en bétail, en grains, en liqueurs et en fruits, ainsi qu’en différents ouvrages de luxe, tels que chars, vases, harnais et cuirasses, incrustés d’or et de pierreries.

Vers le commencement de la XIXe dynastie, la puissance des Routen passa aux Khélas, djnt le pays était situé vers la haute Syrie, au voisinage d’Alep, et où l’on pouvait aller par mer. Battus, mais non pas écrasés, par Séti Ier, et par Ramsès II, les Khétas conclurent avec ce dernier un traité d’alliance défensive qui montre en eux les égaux des Egyptiens ; mais ils déclinent dès le règne du successeur de Ramsès II ; ce Pharaon les secourut dans une disette, et li-’ur lit conduire des vaisseaux chargés de blé par un peuple voisin du Sinaï. Sous Ramsès III, ils furent dispersés et déracinés, ainsi que les populations de la Palestine, par une grande invasi(jn, et le même Pharaon, qui les vainquit aussi, ne fait mention de ce triomphe sans gloire que dans un tableau où il a rassemblé les chefs de presque tous ses ennemis.

L’ensemble des documents montre que la oiilisation des Sémites ne le cédait guère à celle des Egyptiens : les trente-sept Asiatiques du Sinaï représentés émigraut en Egypte, dans une tombe du moyen empire, c’est-à-dire vei’s le temps d’Abraham, révèlent par leur costume, L’urs armes et leur équipement, des industries et des arts parvenus à un état voisin de la perfection. Plus tard, les Pasteurs adoptèrent les coutumes égyptiennes, adorèrent un dieu égj’ptien et connurent l’écriture hiéroglyphique, à laquelle ils empruntèrent (si l’emprunt n’avait pas encore été fait) l’alphabet que les Phéniciens répandirent sur tout le littoral de la Méditerranée ; les rois Khétas étaient accompagnés des scribes. La coiffure habituelle des Sémites (Ascaloniens, Amorites, Routen, etc.), était une sorte de bonnet rond ressemblant à celui des Egyptiens, mais, en temps de guerre au moins, les Khétas, les Bédouins et les Syriens, portaient aussi un bonnet pointu ou à aigrette. Le progrès de l’art militaire, et par suite de la centralisation administrative, chez différentes nations de l’Asie occidentale, se reconnaît à reni})loi constant de la cavalerie. Les chevaux et les chars de la Mésopotamie sont mentionnés sous Thotmès 1 "’: Thotmès III prit à Mage d do plus de deux miUe chevaux et neuf cent vingt quatre chars de guerre. Un autre pharaon recevait des chevaux jjlaucs du pays de Routen, d’où l’on tirait aussi des chars ; li3S cavaliers khétas figurent souvent sur les monuments.

Les religions syro-phéniciennes existaient dans leurs traits essentiels aux mêmes époques ; les principaux dieux de leur panthéon, Baal, Baalis, Astarté, Anaïtis, etc. se rencontrent après l’invasion des Pasteurs : Baal est même nommé avant. Le culte spécial des déesses se révèle en différents endroits, et le conte des Deux Frères, roman qui ne peut être postérieur à la XIXe dynastie, place dans la vallée du Cèdre, c’est-à-dire en Phénicie, un personnage qui n’est pas sans ressemblance avec Adonis.


VII

Si les pasteurs sémitiques firent une fois la conquête de l’Egypte, les pirates aryens la tentèrent souvent : ils guerroyaient avec les Pharaons dès la XIe dynastie, et ils formèrent en tout ou en partie quatre grandes coalitions au moins contre le nouvel empire. Au nord, les habitants d’Ilion, les Dardaniens, les Myjiens et les Lyciens, prirent part à la ligue des Khétas contre Ramsès II ; les Péléstas, les Troyens, les Sicules, les Dauniens, les Osques, et sans doute les Etrusques, attaquèrent l’Egypte par la Syrie au temps de Ramsès III ; à l’occident, les Libyens et les Mashouashas, avec les Sardiniens, les Sicules, les Achéens, et les Etrusques sous Méneptah Ier, ainsi que les Mashouashas joints à d’autres peuplades libyennes sous Ramsès III, assaillirent deux fois l’Egypte par mer.

Tous ces peuples forment quatre divisions importantes. Les habitants d’Ilion, les Dardaniens, les Mysiens, les Lyciens, les Péléstas et les Teucriens appartiennent à l’Asie Mineure, comme les Achéens à la Grèce ; les Sardiniens, les Sicules, les Dauniens, les Etrusques et les Osques se rattachent à l’Italie, et les Libyens avec les Mashouashas à la cote septentrionale de l’Afrique.

Les Péléstas et les Teucriens portaient des toques rayées ; les Dauniens et les Osques avaient les mêmes toques ; mais la coiffure des Etrusques était un bonnet pointu ; celle des Sicules un casque ayant deux cornes, et celle des Sardiniens auxiliaires de l’armée égyptienne un casque semblable, sui^monté en outre d’une boule. Tous, sauf peut-être les derniers, sont caractérisés par une courte tunique à franges et quadrillée ; ils ont en général le profil aquilin ou le nez droit. Les vaisseaux des alliés rappellent les navires égyptiens, mais leur carène se relève à angle droit et se termine aux deux bouts en tête de cygne. Les armes sont une courte épée à deux tranchants, avec un bouclier, et en outre une pique pour les Sicules et les Sardiniens auxiliaires. Les confédérés, qui n’avaient ni arcs ni flèches, possédaient des chars de guerre ; ils étaient suivis aussi par des chariots de transport en osier ou en bois, à roues pleines, attelés de bœufs et renfermant les enfants et les femmes. On a signalé la ressemblance des chariots, des épées et des vaisseaux, avec les chariots germains de la colonne Antonine, avec les épées gauloises d’avant Jules César, et avec les barques de certaines monnaies celtiques.

Il vient d’être dit que des Sardiniens servaient dans l’armée de Ramsès III, où ils étaient même accompagnés d’Etrusques ; Ramsès II avait déjà gardé à sa solde des Sardiniens prisonniers ; ces auxiUaires sont quelquefois appelés Sardiniens de la mer.

Le peuple qui a laissé son nom au groupe du Nord de l’Afrique, les Libyens, est nonjnié pour la jiremière fois sous Ramsès II ; il tint, sous la conduite d’un roi, la tête de la vaste confédération dirigée contre Méneptah Ier. Ils avaient des chevaux, des arcs, des monnaies d’argent et d’or, des vases, et du bétail composé de bœufs, de chèvres et d’ânes. La tribu des Mashousahas domine dans l’armée libyenne qui envahit l’Egypte sous Ramsès III ; entraînés par leurs voisins contre l’Egypte, ils avaient emmené leurs femmes ; on leur prit des épées de trois et de cinq coudées, des arcs, des chars, des carquois, des piques, des chevaux et des ânes. Ils n’en continuèrent pas moins à fournir des auxiliaires à l’Egypte, avec une autre peuplade libyenne qui servait surtout de corps de police.

Les peuples d’Asie Mineure, de Grèce, d’Italie et d’Afrique énumérés jusqu’à présent appartiennent en général au type brun de la race blanche ; le type blond apparaît chez les Libyens ; ceux-ci comptaient parmi les Tahennou, ou hommes blancs d’Afrique, et les Tamehou, ou hommes blonds du Nord. Il est facile de voir que ces deux appellations, sans doute identiques au fond, sont des noms approximatifs donnés par les Egyptiens à une population qui, pendant un certain temps j leur apparut comme blanche ou blonde. On ne saurait conclure de là que tous les Libyens étaient blancs ou blonds, mais seulement qu’une invasion, venue du Nord, s’était répandue sur la côte africaine qui fait face à l’Europe.

Le costume des émigrants se distinguait par une riche tunique, ainsi que par une coiffure propre aux Tahennou, aux Tamehou et aux Lybiens : c’est une coupe en rond des cheveux avec deux longues tresses pendantes en avant, ou bien une imitation du même arrangement au moyen d’un couvre-chef particulier.

La date de l’arrivée des Tamehou, ou Septentrionaux, est fort ancienne. La division de l’humanité en quatre branches dont ils forment la dernière existait à la XVIIIe dvnastie. Sous Thotmès III, les habitants des îles du milieu de la mer, qui viennent avec les Phéniciens offrir des tributs au roi, ont avec la tunique des Italo-Grecs la coiffure des Septentrionaux. On a signalé certaines représentations d’hommes blonds à yeux bleus dans les tombes de la XIIe dynastie. Entiu, un Pharaon du moyen empire, Saukhara, avait battu les peuples du Nord ou Hanebou, et ce dernier nom, qui désigne les nations européennes en général, se rencontre dans un texte, malheureusement fragmenté, appartenant aux premières dynasties. On voit qu’il est possible que l’arrivée des Septentrionaux remonte aux débuts de l’empire pharaonique. Ils ont laissé des traces de leur passage dans les constructions mégalithiques de l’Algérie, encore en usage chez les Kabyles du Djurjura, et dans la persistance du type blond sur toute la ligne de l’Atlas, parmi les Berbers, qui touchent d’un côté à l’Europe par ce type, d’un autre côté à l’Egypte par leur langue.


VIII
Si l’on cherche maintenant à tirer la conclusion de ce qui précède, on remarquera que les documents égyptiens, si loin qu’ils remontent dans le passé, nous mettent partout en présence de races dont le type n’a pas varié. Sous l’ancien et le moyen empire, l’Egypte connaissait peu ses voisins, mais plus tard, quand se produisit le grand mouvement assyrien qui jeta les Pasteurs sur elle, et quand une suite de ce mouvement ramena vers le Nil les Routen, puis les peuples de l’Asie Mineure, puis les habitants de la Méditerranée, l’Egypte ne put ignorer alors ce qu’étaient tous ces Archers, qu’elle attirait comme Rome attira les Barbares : si elle l’ut vaincue par eux, elle les battit à son tour, et c’est grâce à leurs défaites qu’elle nous a conservé leurs noms, leurs figures et leurs costumes, leur physionomie enfin, avec une précision et une authenticité incontestables. Le Sémite d’Asie, le blanc d’Europe et le nègre d’Afrique, ressuscites pour nous sur les murs des temples et des hypogées thébains, diffèrent peu de leurs descendants qui foulent aujourd’hui le même sol qu’eux. Les grandes cités de l’Asie, énumérées dans les récits de conquêtes, sont bien aussi celles qui existent encore ou que l’antiquité classique a connues : leurs noms subsistaient dans la réalité ou dans le souvenir, quand on les a déchiffrés dans des hiéroglyphes antérieurs à Moïse. Les peuples durent moins que les villes ; mais leur persistance, plus grande qu’il n’eût semblé avant la découverte de Champollion, est démontrée par les textes, qui reculent l’existence de certaines nations indo-européennes jusqu’à une date qu’on ne soupçonnait même pas.

Et ce n’est point seulement l’ancienneté des types, des villes et des peuples, qui ressort pour nous des monuments pharaoniques : c’est encore l’ancienneté de la civilisation elle-même.

Si l’on rencontre quelques vestiges de la fusion des deux grandes provinces de la Thébaïde et du Delta, sous les premières dynasties, ou quelques traces d’emprunt à l’Egypte chez les Pasteurs, ce genre d’indices est loin d’attester l’enfance des industries et des arts : sauf pour l’écriture, l’Egypte ne nous en montre l’origine ni chez elle ni chez ses voisins. Elle et eux nous apparaissent munis, dès le début, de toutes les ressources dont l’homme a disposé jusqu’aux grandes découvertes modernes : 1a domestication des espèces animales, la culture des espèces végétales, le travail des métaux, la connaissance des outils, la confection des ustensiles, le tissage des étoffes, l’usage des armes et la construction des demeures, rien de tout cela ne manquait à l’Egypte ou à son entourage de Sémites, de nègres et d’Européens. En outre, partout où les documents sont assez explicites pour jeter quelque jour sur la vie intime ou collective des différents peuples, on voit ceux-ci en possession de certains arts raffinés, comme l’orfèvrerie, qui suppose l’élégance, et la musique, qui suppose la poésie ; on reconnaît aussi l’existence de véritables institutions militaires, politiques et religieuses, ou même littéraires comme chez les Khétas. Est-ce à dire pourtant que tout était fait, et que le cercle de la civilisation antique avait été parcouru ? Assurément non : après la conquête du bien-être, il restait à accomplir cet entier développement de la pensée humaine qui s’acheva en Grèce et qui avorta en Égypte. Homère sans doute pouvait naître, mais le monde n’était mûr ni pour Aristote ni pour Platon.