Les Questions féminines dans l’ancienne Rome

LES QUESTIONS FÉMININES
DANS
L’ANCIENNE ROME

« Transporter dans des siècles reculés toutes les idées du siècle où l’on vit, c’est, des sources de l’erreur, celle qui est la plus féconde. » Cette pensée de Montesquieu est fort vraie, mais elle deviendrait très discutable si, au mot « idées, » on substituait celui de « préoccupations. » Autant il est pernicieux d’appliquer à l’étude d’autrefois nos préjugés d’aujourd’hui, autant il est légitime, dans une certaine mesure et avec les plus prudentes réserves, d’y apporter un peu de nos curiosités. Se demander comment les hommes de jadis ont envisagé ou résolu les problèmes actuels, les interroger loyalement, sans vouloir dicter leur réponse, sans fausser leurs croyances ou leurs mœurs pour donner à ses propres opinions une autorité plus haute, c’est peut-être un des profits les plus précieux, et en tout cas un des plus vifs plaisirs, qu’un historien qui aime à réfléchir puisse trouver dans la connaissance du passé.

C’est dans cet esprit de recherche impartiale, mais non indifférente, que nous voudrions ici examiner comment se posait pour les Romains la question des droits de la femme. Question « contemporaine, » s’il en fut, puisque chaque jour quelque occasion nouvelle, — un livre ou une pièce de théâtre, un fait divers ou une proposition de loi, — remet en lumière le conflit social des deux sexes, et puisque l’on peut déjà prévoir l’heure où les élections législatives se feront sur la plate-forme du « suffrage vraiment universel. » De ce sujet qui s’impose, si pressant, à notre attention, qui a provoqué et provoquera, encore tant de discussions passionnées, qu’est-ce que l’on pensait dans l’ancienne Rome, dans cette Rome dont nous sommes malgré tout les héritiers, au sol de laquelle la plupart de nos institutions plongent leurs profondes racines ? Car c’est ce qui rend plus intéressant l’objet de cette étude ; par les lois, par les mœurs, par l’éducation, par ce qui a survécu de leur civilisation dans la morale chrétienne, les Romains sont les maîtres qui nous ont façonnés : il n’en est que plus utile de savoir comment leur apparaissait ce qui nous préoccupe tant à cette heure, la situation de la femme dans la société ?

Reconnaissons qu’à la différence des penseurs modernes, ils ne paraissent pas avoir institué là-dessus de controverses théoriques. Nous ne trouvons pas, dans leur poésie ou dans leur théâtre, d’œuvres « à thèse » comparables à celles de notre temps : la littérature latine ne compte pas d’Alexandre Dumas fils ou de Paul Hervieu. Et l’histoire romaine ne nous montre pas non plus d’homme d’Etat, de publiciste ou de philosophe, qui se soit voué à faire rendre aux femmes une justice qu’on leur refusait. La prédication féministe n’existe pas à Rome, — pas plus d’ailleurs que la prédication anti-féministe ; ou, du moins, celle-ci se réduit à quelques boutades plus ou moins spirituelles, qui ont tout juste autant d’ampleur et de portée que des épigrammes de petits journaux ou de revues de fin d’année. Ni d’un côté ni de l’autre, la question ne semble avoir été ouvertement discutée.

Mais il n’en faut pas conclure qu’elle n’ait pas existé en fait. Ce serait bien mal connaître la mentalité des Romains. Plus avides de réalités positives qu’épris de conceptions dogmatiques, ils n’éprouvent jamais le besoin de systématiser, de généraliser leurs manières de faire. Il leur suffit d’agir, sans définir leur action. Les faits les plus frappans de leur histoire ne les incitent pas à des explications conscientes et réfléchies comme celles où se complaît, par exemple, la fine dialectique grecque. Ils conquièrent l’univers, mais nulle part ils ne tracent un programme de politique impérialiste. Ils remplacent la république par la monarchie, mais c’est à peine s’ils indiquent discrètement, et seulement après coup, l’étonnante révolution qu’ils ont accomplie. De même, dirons-nous volontiers, il importe assez peu qu’on ne rencontre chez eux aucune trace de début sensationnel sur les droits des femmes : il est fort possible que, sans les avoir discutés ex professo, ils les aient, en réalité, progressivement reconnus et étendus. Ils peuvent bien avoir été féministes sans le dire, — au rebours de tant de gens qui disent l’être et qui ne le sont pas.

Mais peut-être ce terme est-il trop vague, et la question que nous posons, par suite, trop complexe. Etre féministe, dans notre langue du XXe siècle, cela veut dire bien des choses : c’est réclamer pour la femme, tantôt la libre direction de sa vie privée, tantôt l’administration autonome de ses biens ; quelquefois, c’est lui attribuer une part dans le gouvernement de la chose publique ; quelquefois, c’est, vouloir lui ouvrir l’accès des carrières jusqu’alors réservées aux hommes ; c’est aussi revendiquer à son profit un développement moral et intellectuel identique à celui de l’autre sexe. Toutes ces demandes procèdent, à coup sûr, d’une même tendance : cependant elles sont assez diverses pour qu’il soit sage de les considérer isolément. Il y a plusieurs problèmes féminins distincts, quoique connexes : voyons, — d’après les faits à défaut des théories (puisque celles-ci font défaut), — comment l’antiquité latine a résolu chacun d’eux.


I

C’est peut-être en ce qui concerne la vie privée et familiale que l’évolution a été la plus complète ; c’est là que la femme avait à l’origine le moins de liberté, et qu’elle a fini par en conquérir le plus. Rappelons-nous ce qu’est la matrone romaine au foyer archaïque, comment elle est entrée dans la maison et comment elle y vit. Elle a été fiancée toute enfant, à sept ans, à trois peut-être, et mariée à douze ans au moins, à vingt ans au plus. La loi, il est vrai, a exigé qu’elle donnât son consentement à l’union décidée par son père, mais la tradition, le mos majorum, aussi respectable que la loi, ne lui a permis de dire « non » que si le fiancé était d’une immoralité notoire. Par ce mariage, où sa volonté a eu si peu de part, elle est tombée, suivant la forte expression du vieux droit romain, « dans la main » de son mari ; elle est devenue (c’est encore un terme juridique) « sa fille, » non son égale, mais sa subordonnée. Elle règne sur les serviteurs, mais elle règne en son nom, par délégation de son pouvoir, comme une sorte d’intendante ou de femme de charge : ainsi que le dit l’historien Denys d’Halicarnassc, c’est par la complète obéissance à l’époux qu’elle devient en même temps que lui la maîtresse de la maison. Elle est exempte de travaux serviles, tels que la mouture du froment et la fabrication des mets, parce que la dignité patricienne, à laquelle elle participe, en subirait quelque atteinte humiliante ; mais elle est loin d’être oisive, ou libre de son activité. Sans parler des enfans qu’elle nourrit et qu’elle élève, elle contrôle le train quotidien de la vie domestique, garde les clefs, dirige les esclaves, assure le bon approvisionnement du garde-manger et de la cave. Surtout, assise dans l’atrium au milieu de ses servantes, elle leur distribue la laine ou le lin, file et tisse avec elles, si bien vouée à cette besogne que, jusqu’à la fin de l’empire, les épitaphes des matrones les loueront pour leur habileté de fileuses, et qu’on sculptera sur leur tombe un métier à tisser en guise d’armoiries. Elle ne peut sortir qu’avec la permission de son mari, et escortée de gens âgés dont le seul aspect suffit pour éloigner les galans. Elle ne peut avoir de relations personnelles : elle doit avoir les mêmes amis que son mari, et pas d’autres. Elle assiste aux repas, mais il lui est interdit de boire du vin. Elle n’a aucun droit légal sur la destinée de ses enfans : lorsqu’ils sont en âge de se marier, ce n’est pas elle qui décide de leur sort, c’est le père de famille ; il la consulte souvent, s’il a confiance en son jugement, mais parce qu’il le veut bien, étant en principe le seul dont le consentement soit requis par la loi. C’est également du mari que dépend le maintien ou la rupture du lien conjugal : il peut divorcer, non pas à sa fantaisie, il est vrai, ni sans avoir pris l’avis du tribunal de famille ; mais enfin, dans certains cas déterminés, si la femme est coupable d’adultère ou d’empoisonnement, si elle a introduit dans la famille un enfant supposé, ou si même, tout simplement, elle a usé de fausses clefs, il peut la répudier, — et en quels termes outrageans ! la formule indiquée par la vieille loi des Douze Tables est celle-ci : « il lui redemande les clefs, » comme à une domestique que l’on renvoie. La femme, au contraire, dans la législation archaïque, ne peut jamais réclamer le divorce. Il semble même que le mari ait, en un certain sens, droit de vie et de mort sur elle, si l’on en croit cette phrase célèbre de Caton l’Ancien, dans laquelle s’étale avec un cynisme naïf la superbe confiance masculine en l’inégalité des sexes : « Quand tu surprends ta femme en flagrant délit d’adultère, tu peux impunément la tuer sans jugement ; si c’est toi qui es coupable, elle n’osera pas te toucher du bout du doigt ; la loi le lui défend. » Cette différence de traitement entre la faute de l’époux et celle de la femme subsistera dans les codes jusqu’au milieu du IIe siècle de notre ère : c’est assez dire combien elle était d’accord avec les préjugés les plus enracinés dans la vieille société romaine. Peu importe, après tout cela, que la matrone, dès les temps anciens, reçoive certains honneurs officiels, qu’on lui vienne offrir des présens et des souhaits le 1er mars, le jour de la « Fête des femmes, » que son mari l’appelle solennellement « Madame, » et qu’après sa mort, si elle appartient à une grande famille, on prononce en grande pompe son oraison funèbre. Toutes ces marques de déférence ne sauraient faire oublier les sujétions légales et morales auxquelles elle est astreinte, si nombreuses, si pressantes, si immuables, que Tite-Live n’exagère nullement quand il fait dire à un contemporain des guerres puniques que « jamais les femmes ne sortent d’esclavage, » numquam exititur servitus muliebris.

Elles en sont sorties cependant, et si le tableau que nous venons de tracer est vrai des premiers siècles de la république, rien ne serait plus faux que de le transporter à l’époque de Sylla, ou de César, ou d’Auguste. Nous ne saurions, naturellement, dire d’une façon précise quand et comment les choses ont changé : il est probable que l’évolution s’est faite peu à peu, par suite de cette dissolution progressive des anciens principes et des anciennes mœurs qui remplit toute la fin de la période républicaine. À mesure que la société s’enrichissait, que les classes se confondaient, que les façons de vivre étrangères, grecques ou orientales, s’insinuaient à Rome, que les croyances disparaissaient, la forte et dure discipline qui jadis avait servi d’armature à l’aristocratie latine s’effritait lentement. Ceux qu’elle avait tenus dans la soumission prenaient un insatiable appétit d’indépendance, et ceux qui étaient autrefois les maîtres n’avaient plus assez de foi en leurs prérogatives pour les maintenir contre les assauts des rebelles. De ce mouvement universel d’émancipation, les femmes ont bénéficié comme les plébéiens, comme les enfans, comme les esclaves, comme tous ceux dont l’asservissement avait été la base sur laquelle reposait le vieil édifice.

Quoi qu’il en soit, les textes de l’époque classique nous montrent la femme dans un cadre singulièrement moins austère que celui où elle nous apparaissait tout à l’heure. Une chose, à vrai dire, n’a pas été modifiée : les mariages continuent à se conclure comme par le passé ; il ne parait pas que l’on ait pris l’habitude de consulter les jeunes filles avant de leur choisir un époux. Cicéron, par exemple, est un père très tendre ; tout le monde sait combien il se préoccupe de sa « petite Tullia, » et avec quel désespoir il la pleurera une fois morte : pourtant, quand il s’agit de la marier, il ne semble guère s’inquiéter de ses goûts ; il prend son gendre dans ses amis politiques ; il pense sans doute, comme l’Argan de Molière, qu’une fille d’un bon naturel doit être heureuse d’épouser ce qui peut être utile aux intérêts de son père. Cela ne lui réussit d’ailleurs pas beaucoup : ses déceptions, et les tristesses de la jeune femme, prouvent assez combien il a eu l’égoïsme peu clairvoyant. Est-il besoin aussi de rappeler les mariages successifs de Julie, la fille d’Auguste, tour à tour unie à tous les héritiers présomptifs de l’empire, Marcellus, Agrippa, Tibère, pour des raisons où son cœur n’avait pas la moindre part, comme elle sut du reste fort bien le leur montrer ? Mais chez les amis de Pline le Jeune, dans une société plus « bourgeoise, » moins dominée par les grands intérêts politiques et la raison d’Etat, c’est encore l’autorité paternelle qui est souveraine : tel correspondant de Pline lui demande de lui fournir un gendre, sans songer à faire une place aux préférences de sa fille. Alors encore, presque autant qu’au siècle de Camille ou de Cincinnatus, la femme entre dans la vie conjugale sans savoir ce qu’elle fait, ni qui elle prend.

Seulement, une fois qu’elle y est entrée, elle a sa revanche. Le genre d’existence de jadis, tout de labeur, d’obéissance et d’effacement, n’est plus qu’un souvenir quasi mythique. La matrone, à présent, ne contrôle plus la marche de la maison : elle s’en repose sur des intendans. Elle n’allaite plus ses fils : elle les confie à des nourrices mercenaires. Elle ne dirige plus leur éducation : elle en abandonne le soin à des esclaves, souvent à de médiocres esclaves, si bien que les moralistes comme Tacite voient dans cet usage une cause essentielle du déclin de la société. Quant aux travaux domestiques, les épitaphes continuent à célébrer l’assiduité qu’y apportent les femmes, parce qu’en tout pays, et à Rome plus qu’ailleurs, la littérature funéraire est encombrée de survivances et infestée d’illusions : mais des témoins désintéressés, tels que Columelle, se plaignent que leurs contemporaines négligent pour leurs plaisirs les soins du filage et du tissage. Si l’empereur Auguste oblige ses filles et ses petites-filles à s’acquitter de cette besogne, s’il ne porte que des vêtemens fabriqués par sa femme ou sa sœur, l’application même qu’il met à réhabiliter ces vieux usages prouve à quel point ils ont disparu. Comment n’en serait-il pas ainsi, puisque, à chaque instant, en lisant les ouvrages de cette époque, nous voyons les femmes absentes du foyer ? On nous les dépeint au théâtre, aux fêtes, au cirque, aux cérémonies des temples, sur les promenades publiques, dans les festins, partout, en un mot, partout ailleurs que chez elles. Il est vrai que, parmi ces documens, quelques-uns, — les poèmes de Tibulle et d’Ovide, — se rapportent sans doute aux courtisanes aussi bien et mieux qu’aux matrones, et qu’on est assez embarrassé de préciser certaines allusions. Mais cela même est un signe de l’évolution accomplie. Pour l’époque archaïque, jamais de telles incertitudes n’auraient été possibles : si, maintenant, les honnêtes femmes peuvent être confondues avec celles du demi-monde, c’est qu’elles mènent une existence aussi extérieure, aussi indépendante. Car on devine ce qui peut subsister, dans ces conditions, de l’ancienne autorité conjugale : pour que le mari put être encore le maître de sa femme, à tout le moins faudrait-il qu’ils vécussent sous le même toit.

La femme s’est donc affranchie, dans le mariage même, du joug si lourd autrefois. Elle n’est plus « esclave, » ni de son mari, ni de la tradition. Mais de plus, mais surtout, de ces liens pourtant si peu gênans, elle est libre de sortir dès qu’elle veut et comme elle veut. Là réside la grande nouveauté, et ce qu’il y a de singulier, c’est que cette transformation, si capitale pour le sort des femmes, nous est très mal connue. Les historiens ont beaucoup discuté pour savoir à quelle date la faculté du divorce s’était introduite dans la législation romaine : selon les uns, la première rupture du lien conjugal aurait été l’œuvre d’un certain Carvilius Ruga, deux cent trente ans environ avant notre ère ; d’autres croient que la chose était possible déjà d’après la loi des Douze Tables ; d’autres enfin remontent jusqu’à l’époque fabuleuse de Romulus. Les textes, à ce sujet, sont obscurs et contradictoires. Mais, en quelque sens qu’on les interprète, il faut bien noter qu’ils se rapportent tous au divorce prononcé par le mari lui-même et à son profit. A quel moment le divorce a-t-il été au contraire demandé par la femme ? A quel moment est-il devenu pour elle, non plus une humiliation qu’on subit, mais une libération qu’on réclame ? Les documens anciens sont malheureusement muets sur cette question. Les premières œuvres où l’on parle de mariages dénoués sur l’initiative de l’épouse sont les comédies de Plante. Il est vrai que ce ne sont guère que des traductions du grec, et qu’en bonne logique leur témoignage vaut pour les mœurs helléniques plutôt que pour les mœurs romaines, dépendant, à cette date, la traduction se complique toujours d’une certaine adaptation aux goûts et aux habitudes du public. Il est probable que Plaute n’aurait pas mis aussi fréquemment sur la scène des matrones qui parlent de divorcer, si, parmi ses spectatrices, plus d’une n’avait été prête à en faire autant. On peut donc admettre que, dès le commencement du IIe siècle avant Jésus-Christ, le divorce au gré de la femme était déjà chose connue, en attendant qu’il devînt, par un progrès insensible, chose tout à fait fréquente.

A la fin de la république, en effet, et sous l’empire, les femmes romaines paraissent bien avoir eu le droit de rompre leur mariage quand bon leur semblait, et avoir largement profité de ce droit. Non pas qu’il faille peut-être invoquer ici, comme l’ont fait beaucoup d’historiens, les textes célèbres de Sénèque, de Juvénal et de Tertullien. L’un nous dit que les grandes dames comptent les années, non par les noms des consuls, mais par ceux de leurs maris. L’autre nous parle de femmes qui trouvent le moyen d’avoir huit époux en cinq ans. Le dernier déclare que le divorce est devenu le vœu des matrones et le fruit naturel du mariage. Tous ces mots sont spirituels et frappans, mais ce sont des « mots, » auxquels il serait sans doute imprudent de se fier, d’autant plus que Sénèque est un moraliste, qui, par définition, doit être sévère à l’excès pour les mœurs de son temps, que Juvénal est un pamphlétaire et un déclamateur, et Tertullien un adversaire systématique de la société païenne. Leurs assertions ne peuvent donc pas servir de preuves, mais les preuves sont ailleurs. Elles sont dans les faits mentionnés en passant par les historiens, à propos de tel ou tel grand personnage, de telle ou telle femme célèbre. Elles sont aussi, et plus encore peut-être, dans les anecdotes que l’on peut glaner dans des correspondances comme celles de Cicéron et de Pline le Jeune : quand Cælius écrit à Cicéron qu’une certaine Valeria Paula, « sans raison aucune, » a divorcé le jour même où son mari devait revenir de sa province, et qu’elle va épouser Decimus Brutus, on ne sait ce qu’on doit admirer davantage, de l’aisance avec laquelle l’héroïne de ce récit s’est débarrassée de son premier époux, de la rapidité qu’elle a mise à en prendre un second, ou de l’aimable insouciance que le narrateur apporte à constater l’événement, comme s’il s’agissait de la chose du monde la plus naturelle. Ce « fait-divers » jeté incidemment dans une lettre, sur le ton le plus détaché, en dit plus que toutes les boutades des satiriques ou que tous les sermons des moralistes : il nous fait sentir combien radicale est la disparition des anciennes mœurs, combien absolue l’émancipation individuelle de la femme romaine.

Ce n’est pas à dire, comme bien on pense, que toutes les matrones aient profité pour leur compte des très larges facilités que la loi et l’opinion leur laissaient. Ce n’est pas à dire non plus que nul effort n’ait été tenté pour revenir en arrière et rendre plus étroits les liens très relâchés du pacte conjugal. Tout le monde sait, par exemple, ce que l’empereur Auguste a essayé de faire en ce sens. S’il n’est pas allé, comme il l’aurait désiré sans doute, jusqu’à rendre le divorce impossible, il s’est ingénieusement appliqué à le rendre beaucoup plus difficile, l’interdisant totalement aux affranchies, et, pour les personnes d’un rang supérieur, l’assujettissant à des formalités assez compliquées. Mais, du point de vue où nous nous plaçons ici, il importe de remarquer que cette réforme législative, — dont les effets, d’ailleurs, sont restés très inférieurs à ce que le prince en avait attendu, — n’est pas plus particulièrement dirigée contre les femmes que contre les hommes. Même l’article relatif aux affranchies, que nous signalions tout à l’heure, semble avoir été dicté par un désir de réaction aristocratique bien plus que par une pensée hostile aux libertés féminines : si l’affranchie était astreinte à demeurer malgré elle unie à l’homme libre qui l’avait épousée, c’était seulement en raison de sa condition sociale ; il s’agissait de consacrer la subordination d’une classe, non celle d’un sexe. Quant aux personnes de naissance libre, rien n’autorise à penser que les lois Juliennes aient fait entre l’époux et l’épouse la moindre distinction. L’un comme l’autre peut provoquer la dissolution du mariage ; l’un comme l’autre, pour y arriver, est obligé de se conformer à une certaine procédure ; l’un comme l’autre, si le divorce est prononcé contre lui, est exposé à certaines pénalités pécuniaires. Par les permissions qu’elle octroie comme par les sanctions qu’elle édicte, cette législation tient la balance en parfait équilibre entre les deux sexes. Elle ne ressemble pas du tout au code archaïque, où nous avons observé une disproportion si flagrante. Elle restreint la liberté de la femme, mais dans la même mesure que celle de l’homme, et pour les mêmes motifs, — des motifs d’utilité sociale et civique, — et ainsi elle se trouve consacrer leur égalité.

Ce que nous venons de dire de la réforme légale essayée par Auguste n’est pas moins vrai de la réforme morale opérée par le stoïcisme. Les stoïciens, eux aussi, ont tâché de remettre en honneur les mœurs d’autrefois : ils se sont fait, du mariage et du rôle de la femme, une conception très austère et très stricte. Mais les obligations qu’ils prescrivent à la femme se rattachent à une doctrine qui est, en son fond, la même pour les deux sexes ; elles ne proviennent point d’une prétendue infériorité. La matrone stoïcienne obéit à sa conscience, non à une contrainte juridique : le principe de sa vie morale est en elle. C’est pour réaliser, dans sa sphère, l’idéal rationnel de dignité humaine, qu’elle s’acquitte de ses devoirs d’épouse. On ne peut pas dire qu’elle soit soumise à son mari, mais plutôt qu’elle se soumet comme lui et avec lui à la loi de l’honneur. L’union conjugale telle que se la représentent les stoïciens, telle qu’elle apparaît par exemple dans les beaux vers de Lucain sur Caton et Marcia, est aussi forte que celle qui était en usage dans la famille primitive, mais elle en diffère totalement par son esprit. C’est comme l’amitié fraternelle de deux sages de sexe différent, qui communient dans une même foi philosophique, tout en gardant chacun sa personnalité. L’association volontaire est sa règle essentielle, et non plus la sujétion imposée.

Ainsi, de quelque côté que nous l’envisagions, la société de l’empire nous montre les femmes tout à fait émancipées des contraintes que les lois et l’opinion faisaient peser sur elles dans des temps plus reculés. Dans les milieux frivoles, elles vivent, comme les hommes, au gré de leur caprice ; dans les groupes plus sérieux, elles adhèrent, comme les hommes, à un devoir spontanément choisi. Mais, dans un cas comme dans l’autre, dans la libre obéissance comme dans la complète indépendance, elles sont devenues maîtresses de leur destinée individuelle.


II

Elles sont devenues aussi, dans une large mesure, maîtresses de leurs biens, et ceci ne constitue pas, si l’on se reporte en arrière, une innovation moins considérable.

A l’origine, en effet, le droit de propriété n’existe pour la femme qu’avec des restrictions qui, en pratique, l’annulent ou peu s’en faut. On ne définirait pas mal sa condition juridique en disant qu’elle peut posséder, mais qu’elle ne peut disposer de ce qu’elle possède. Elle peut posséder, et, sur ce point, se distingue de la femme orientale, voire de la femme grecque : c’est ainsi qu’à Rome, contrairement à ce qui a lieu à Athènes, fils et filles ont des droits égaux sur l’héritage paternel. Mais la fortune qui peut lui échoir ne lui appartient, si l’on ose dire, que nominalement. Elle n’est pas libre de l’aliéner ni de la dénaturer. A quelque âge qu’on la considère, et dans quelque situation, on la voit soumise, en ce qui concerne ses biens, à un contrôle rigoureux et inéluctable. Tant que vit le père de famille, elle est naturellement sous son pouvoir, aussi bien que ses frères : toutes les sommes qui entrent dans la maison, à n’importe quel titre, sont aussitôt versées à la masse de la communauté, et administrées par le chef tout-puissant de cette communauté. Mais, de plus, à la mort du père, alors que les fils deviennent maîtres de faire ce qu’ils veulent de leur part d’héritage, la fille reste incapable d’administrer la sienne comme elle l’entend. Elle passe sous la tutelle de ses plus proches parens, de ceux qui, le cas échéant, hériteraient d’elle, et ont donc comme une sorte d’hypothèque ou de créance anticipée sur ses biens. Sans leur autorisation, elle ne peut accomplir aucun acte qui entraîne, ou qui seulement risque d’entraîner, une diminution de son patrimoine. Même avec leur autorisation, elle ne peut le léguer par testament. C’est qu’en réalité ce patrimoine ne lui appartient pas, mais plutôt à la famille, à la gens dont elle est née. Elle ne le reçoit qu’afin de le transmettre. Dans la chaîne des héritiers successifs, elle est un anneau indispensable, mais un anneau qui n’a de raison d’être que par la place qu’il occupe et le lien qui l’unit aux autres. Enfin, si le mariage émancipe la femme de la sujétion financière où la tenait sa gens originelle, il l’expose du même coup à une nouvelle servitude non moins lourde. Dans le mariage par confarreatio, le plus ancien de tous et le seul qui primitivement ait existé, le mari devient le libre administrateur des biens de sa femme ; ils tombent « dans sa main, » comme dit le code ; ou, si l’on préfère les termes de Cicéron, « tout ce qui était à elle est désormais à lui. » Si peut-être il en est en certains cas responsable, — car la question est obscure, — s’il est tenu à restitution lorsqu’il divorce, c’est envers son beau-père, non envers sa femme. Celle-ci, en vérité, n’a aucune part aux tractations financières auxquelles son hymen donne lieu : elle n’en est que le prétexte. Ainsi, qu’elle soit fille, orpheline, ou femme mariée, sous la puissance paternelle, la tutelle de la famille, ou la manus conjugale, elle est dépourvue également de tout rôle actif dans la gestion de sa fortune ; elle y assiste sans y participer. Comme le dément ou l’incapable, dont les textes législatifs la rapprochent souvent, elle est toujours une mineure.

Voilà la situation de la femme, au point de vue financier, dans les temps les plus anciens, telle que nous la font connaître les souvenirs archaïques conservés dans la législation postérieure. Mais sa subordination économique, de même que sa subordination personnelle, s’est modifiée par une lente évolution et sous l’influence de causes multiples. Il est probable que, lorsque les mœurs commencèrent à s’adoucir, ceux mêmes au profit desquels la fortune de la femme était grevée de si lourdes obligations, se relâchèrent, par une renonciation bénévole, de l’extrême rigueur de leurs droits. Dans la famille naturelle, comme dans la seconde famille où le mariage la faisait entrer, la femme put bénéficier de concessions pour lesquelles l’affection faisait fléchir la loi. Par exemple, il vint un moment où les pères eurent la faculté de désigner par testament les tuteurs de leurs filles : ils en profitèrent souvent pour choisir des tuteurs bienveillans, complaisans même, dont le large et affectueux libéralisme ne ressemblait point du tout à la surveillance inquiète et jalouse des proches parens, héritiers présomptifs, et, en attendant, gardiens inquisitoriaux des biens de l’orpheline. La tutelle primitive était instituée dans l’intérêt des tuteurs : celle-ci le fut dans l’intérêt de la pupille. Le mari avait, à cet égard, la même faculté que le père, et quand la sympathie avait présidé aux rapports conjugaux, il nommait, lui aussi, un tuteur qui devait être pour la veuve un ami, et non un tyran. Il pouvait encore, au lieu d’indiquer un tuteur, conférer par testament à sa femme le droit de le choisir elle-même, et, peu à peu, l’usage s’établit d’interpréter en un sens très large cette autorisation : on reconnut à la veuve la liberté de faire son choix, non pas une fois pour toutes à la mort de son mari, mais aussi souvent qu’elle avait un acte légal à accomplir, en prenant pour chacun de ces actes un nouveau tuteur. Dans de pareilles conditions, la tutelle devenait peu gênante ; elle se réduisait à une simple et illusoire formalité, — comme bien des obligations qui avaient eu, dans l’ancien droit, une autorité impérieuse, qui continuaient à subsister en apparence parce que le génie romain a toujours répugné à détruire les vestiges du passé, mais qui ne subsistaient qu’à l’état d’enveloppes vides, desséchées, destituées de toute efficacité vivante.

Dira-t-on, peut-être, que les expédiens que nous venons de décrire sont subordonnés à la bonne volonté du père ou du mari, qu’ils ne constituent donc pas à la femme une liberté assurée ? Cela est vrai ; il y aurait quelque péril à trop idéaliser les mœurs romaines, à se figurer les relations familiales ou conjugales comme empreintes toujours d’une douceur idyllique. Même à une époque relativement récente, il continua à y avoir des pères et des maris assez despotiques pour ne pas admettre que leurs filles ou leurs femmes fussent, après leur mort, exemptes de la vraie tutelle, de la tutelle stricte et rigoureuse, telle qu’on l’avait jadis entendue. Seulement, celles-ci ne se tinrent pas pour vaincues. Ce qu’on ne voulait pas leur concéder de bon gré, elles le conquirent par un moyen détourné, grâce à la complicité de jurisconsultes peu sévères et d’hommes d’affaires peu scrupuleux. Le formalisme des codes romains, très gênant à première vue, était au fond très commode pour qui savait l’exploiter. La loi ne permettait pas à la femme en tutelle de s’émanciper de ses tuteurs, mais elle lui permettait de se marier ; et l’autorité de son mari, sa manus, annihilait la puissance tutoriale. Or il ne lui était pas malaisé de trouver un homme complaisant qui consentit à lui servir de mari fictif ou nominal, juste le temps de la soustraire au contrôle des tuteurs, et à la céder ensuite à un autre personnage qui, à son tour, l’affranchissait. Sa liberté de gestion financière était donc achetée au prix de procédés un peu compliqués, mais d’un effet sûr. Bientôt même elle n’eut plus besoin de recourir à ce stratagème. Sous Auguste, la femme qui avait été mère de plusieurs enfans fut affranchie de la tutelle, et, sous Théodose, ce privilège fut étendu à tout le sexe. C’est tardivement, il est vrai, à la veille de la chute de l’empire, que cette réforme fut opérée ; mais comme il arrive souvent, elle s’était faite dans les mœurs bien avant de s’inscrire dans les lois. Quand parut le code Théodosien, il y avait longtemps que l’autorité des tuteurs familiaux n’était plus qu’un nom, et que veuves et orphelines pouvaient faire de leurs biens ce qu’elles voulaient.

Quant aux femmes mariées, elles avaient atteint la même indépendance de la façon la plus simple, à l’aide de la dot. Ici encore, elles avaient su utiliser à leur profit une arme qui n’avait point été forgée pour elles. Lorsqu’en prévision d’un divorce possible, on prit l’habitude de faire promettre au mari la restitution des biens apportés par l’épouse, lorsqu’on en vint plus tard à sous-entendre cette clause, si bien qu’elle fût implicitement contenue dans tous les contrats, on n’avait pas pour but de sauvegarder les intérêts féminins : non, les biens dotaux ayant été fournis par la famille de la jeune femme, il fallait en assurer le retour à cette famille ; c’est par le père (ou par le plus proche parent) que l’action dotale était exercée, et c’est pour lui qu’elle était établie. Mais, qu’elle fut ou non au profit de la femme, cette action dotale avait toujours pour résultat d’appauvrir le mari : l’hypothèse d’un divorce était donc suspendue sur sa tête comme une menace effrayante et perpétuelle, et une femme habile à jouer de cette menace pouvait obtenir tout ce que bon lui semblait, y compris l’administration d’une partie de sa fortune. Le mari, ce mari tremblant que nous dépeignent les comédies de Plaute, ce mari « qui a vendu son pouvoir contre une dot, » aime encore mieux laisser sa femme diriger, — ou même gaspiller, — la moitié de ses biens, que d’être condamné à restituer le tout. C’est par cette espèce de chantage sans cesse renouvelé que les matrones romaines ont fini par se constituer une véritable autonomie financière au sein même de la communauté conjugale.

Dès la fin de la république, cette autonomie est passée dans les mœurs. Les femmes ont si bien leur fortune à part que, souvent, ne sachant pas ou ne voulant pas la gérer elles-mêmes, elles emploient des hommes d’affaires qui dépendent d’elles directement, et dans la conduite desquels leurs maris n’ont rien à voir. Parmi ces « procureurs pour dames, » il y en a dont les documens nous vantent les probes et loyaux services : il est vrai que ces documens se rencontrent surtout dans l’épigraphie funéraire, qui est un peu sujette à caution. Cicéron est moins indulgent ; trouvant sur son chemin, au cours de son plaidoyer pour Cæcina, un de ces personnages, il fait un portrait satirique de l’espèce entière. « C’est une espèce très répandue, dit-il ; on les rencontre dans la vie de tous les jours. Ils sont aussi rusés et experts parmi les femmes qu’ineptes et sols au milieu des hommes. » Sénèque, et après lui saint Jérôme, précisent les insinuations malveillantes de Cicéron, en laissant entendre que ce n’est pas seulement à sa science du droit que le « procureur frisé, » comme ils disent, doit ses succès auprès de sa clientèle. Martial le montre aussi dans une attitude légèrement scabreuse, chuchotant à l’oreille de sa patronne, passant le bras autour de sa chaise, faisant figure de sigisbée plutôt que d’intendant.

Mais à côté de ces femmes qui, dans l’homme d’affaires, voient avant tout le joli garçon, il y en a de plus pratiques et positives, pour lesquelles la libre gestion de leurs biens n’est qu’une occasion d’enrichissement, et non un prétexte à la coquetterie. De ces matrones avides et retorses, qui ont toutes les qualités et tous les défauts des financiers de profession, la femme de Cicéron, Terentia, offre le type accompli. Aussi rapace, aussi âpre au gain, que son mari est fastueux et prodigue, elle use de tous les moyens pour accroître sa fortune au détriment de la communauté. Quelquefois, lorsqu’elle remet à Cicéron les sommes qu’il lui a confiées, elle prélève quelques milliers de sesterces, à titre de commission probablement, mais sans le dire. Sur la dot de leur fille, versée au gendre par son entremise, elle ne retient pas moins de douze mille francs. Elle impose à son mari comme intendant l’affranchi Philotimus, qui le pille effrontément pendant son absence, et qui, au retour, lui présente une note fantastique : il est très probable que, de ces profits scandaleux, Terentia touche une bonne part. L’histoire de ces tripotages et de ces conflits domestiques est piquante à suivre ; à travers la correspondance de Cicéron. Elle nous atteste que l’émancipation financière de la femme est bien complète, puisqu’elle peut gérer ses affaires, non seulement sans son mari, mais contre lui.

Parfois, au contraire, elle fait cause commune avec lui, et de telle sorte que les tiers n’ont pas à s’en louer. Ses biens, distincts de ceux de son époux, sont insaisissables, même en cas de banqueroute : si elle a un mari peu scrupuleux, et si elle-même est d’une probité peu farouche, ils peuvent profiter de cette disposition de la loi pour frustrer les créanciers du ménage. Le mari, quand il se voit perdu de dettes, acculé à la faillite, n’a qu’à faire passer sur la tête de sa femme les sommes qui lui restent avant de se déclarer insolvable. Apulée, dans son Apologie, parle d’un personnage qui a eu recours à cette manœuvre dolosive, et le Digeste, en examinant les conséquences d’une telle manière d’agir, prouve qu’elle est assez répandue. Le théâtre et le roman modernes, — et même la vie réelle quelquefois, — nous avertissent que nos financiers n’ont pas laissé perdre cet ingénieux artifice, imaginé par leurs prédécesseurs de l’antique Rome.

L’entente économique entre les époux n’a pas toujours ce caractère de coalition frauduleuse. Ainsi, dans l’éloge funèbre qu’il a fait graver sur la tombe de sa femme Turia, Q. Lucretius Vespillo la remercie de lui avoir donné le maniement de son patrimoine, comme à un protecteur bienveillant et loyal. Elle n’a pas eu à s’en plaindre, semble-t-il, puisque, dans la proposition si curieuse et si touchante qu’elle lui fait de divorcer et de lui chercher une autre femme susceptible de lui donner des enfans, elle lui promet de lui laisser l’administration de sa fortune personnelle. Cette oraison funèbre, un peu emphatique de temps en temps, mais vraisemblablement sincère, nous offre un joli exemple, non plus, comme tout à l’heure, d’un couple armé en guerre pour détrousser les passans, mais d’un ménage de braves gens, qui mettent tout en commun parce qu’ils savent pouvoir compter l’un sur l’autre. Toutefois, notons bien que l’abandon de ses droits consenti par Turia est entièrement volontaire : elle remet ses biens entre les mains de son mari par sympathie, par confiance, non par nécessité. Et d’une manière générale, dans toutes ces opérations d’argent auxquelles nous font assister les textes de l’époque impériale, que la femme cherche à s’enrichir aux dépens de son mari, ou, de concert avec lui, aux dépens d’autres personnes, ou bien qu’elle veuille vivre sous sa tutelle bénévole, qu’elle lui soit une adversaire, une complice ou une honnête associée, elle en demeure toujours indépendante. C’est une puissance autonome, qui a ses prérogatives, qui peut en user bien ou mal, qui peut aussi en abdiquer l’exercice, mais qui ne cesse pas de les posséder.


III

Dans la famille, donc, comme personne et comme propriétaire, la femme romaine est parvenue à s’assurer autant de liberté qu’elle en avait eu peu tout d’abord. En a-t-il été de même dans l’Etat ? Les femmes ont-elles jamais réussi à y jouer un rôle actif ? Leurs droits politiques se sont-ils développés en même temps et de la même façon que leurs droits civils ? C’est ici, plus peut-être que partout ailleurs, qu’il faut distinguer avec soin entre l’apparence et la réalité, entre la théorie et les faits.

Officiellement, les femmes n’ont jamais exercé d’autorité légale dans le gouvernement des allaires publiques. Pour les premiers temps de Rome, la légende ne les montre jamais placées à la tête de l’Etat, et la légende est précieuse à consulter, car, outre qu’elle renferme parfois des souvenirs historiques plus ou moins déformés, elle est historique encore en ce sens qu’elle reflète les conceptions morales et sociales de l’époque où elle s’est élaborée. Si les traditions fabuleuses sur les siècles primitifs ne connaissent pas de femme qui ait gouverné, il est permis de conclure que, pendant la période où ces traditions ont pris leur forme définitive, on regardait les femmes comme naturellement exclues du gouvernement. La chose n’a d’ailleurs rien qui doive surprendre. La famille romaine étant sous la domination exclusive du père, l’Etat, qui n’est qu’une agglomération de familles, doit également être dirigé par le sexe fort. Le même phénomène s’observe dans le monde grec, si fortement apparenté au monde latin. On a récemment constaté que les villes helléniques où les inscriptions nous font voir des femmes magistrats sont des villes d’Asie, à moitié orientales, dans lesquelles les populations primitives avaient pratiqué le régime du matriarcat, et qui en avaient conservé d’obscures survivances. Mais dans la pure et véritable Grèce, les femmes n’ont aucun pouvoir politique, non plus qu’à Rome. Le nom même du régime originel sous lequel a vécu la société romaine, « patricial, » indique à lui seul que les femmes n’y sauraient être comptées pourquoi que ce fût. C’est un gouvernement du patres, de chefs des grandes maisons : nulle place n’y existe pour les femmes, pas plus que pour les plébéiens ou les esclaves.

Il est vrai que, dans la suite, cette infériorité s’est prolongée seulement pour les femmes, et non pour les autres catégories dont nous venons de les rapprocher. Les plébéiens se sont ouvert peu à peu l’accès de toutes les magistratures. Les esclaves mêmes ont réussi à entamer la vieille citadelle patricienne, puisque les affranchis possédèrent les droits de citoyens, et qu’on a vu quelquefois leurs fils arriver à la dignité sénatoriale ou au consulat. Les femmes, au contraire, sont restées constamment à la porte de la cité. Jamais elles n’ont exercé de magistrature, tant qu’a vécu la république romaine : jamais elles n’ont siégé au Sénat ; jamais même elles n’ont voté aux comices pour l’élection des consuls ou l’établissement des lois. Cette immuable sujétion des femmes, contrastant avec l’émancipation politique, au moins relative, des autres victimes de l’oligarchie patricienne, ne laisse pas d’être frappante, et l’on est conduit à se demander si elles sont restées dans cet état parce qu’elles n’ont pas voulu en sortir, ou parce que, le voulant, elles ne l’ont pas pu.

Il n’est pas absolument sûr qu’elles ne l’aient pas voulu, — du moins certaines d’entre elles, et à certains momens. Il est assez remarquable, par exemple, que la période qui suit immédiatement la seconde guerre punique, le commencement du IIe siècle avant notre ère, a vu se produire plusieurs événemens célèbres, sur lesquels nous sommes moins bien renseignés que nous ne le souhaiterions, mais où les femmes ont joué un rôle très actif. En 195, pour obtenir l’abrogation de la loi Oppia, qui restreignait leurs dépenses somptuaires, elles se livrent, en plein forum, à une manifestation collective que les hommes d’Etat du parti opposé comparent aux sécessions de la plèbe. Dix ans plus tard, dans les associations formées pour célébrer les Bacchanales, — associations qui semblent avoir eu un but politique autant que religieux, et qui ont été traquées par le Sénat romain avec une sauvagerie impitoyable, — les femmes occupent un rang égal à celui des hommes, et même supérieur : ce sont elles qui ont fondé cette corporation secrète ; elles n’y ont admis les hommes que plus tard, comme par grâce ; et, comme en témoigne le sénatus-consulte rendu à ce sujet, elles y sont restées les plus nombreuses. Trop de détails nous échappent, dans ces mystérieuses affaires, pour que nous puissions affirmer qu’il y a eu alors un mouvement politique féministe : nous n’avons le droit que de poser un point d’interrogation. Peut-être ce mouvement a-t-il existé ; mais, en tout cas, il ne s’est pas généralisé, et il n’a pas abouti.

La plupart des femmes ne paraissent pas s’être souciées d’acquérir des droits civiques : nous ne trouvons nulle trace de revendications à cet égard, de revendications nettes, systématiques, opiniâtres, comme celles des plébéiens par exemple, qui ont été reprises et maintenues avec tant d’acharnement. Et, au surplus, ces revendications eussent-elles été formulées qu’elles auraient probablement avorté : elles ne pouvaient pas s’appuyer, comme celles des plébéiens, sur une force susceptible de s’imposer. Les plébéiens n’ont obtenu gain de cause que parce qu’on avait besoin d’eux pour la guerre, et qu’ils le savaient : leurs sécessions ont été des grèves militaires, et c’est par là qu’ils ont triomphé. Les femmes n’avaient pas ce moyen-là à leur disposition. Un moment est venu où elles ont constitué, elles aussi, une puissance sociale capable d’exiger que l’on comptât avec elle. Quand elles ont eu de l’argent, elles ont, du même coup, eu de l’influence, une influence dont il leur était loisible d’user pour se faire octroyer une large part dans le gouvernement de l’Etat. Seulement, il était trop tard : on était à la fin de la république, à une date où la vie politique régulière était anéantie. En pleine guerre civile, l’obtention du droit de suffrage n’était pas une complète assez séduisante pour valoir la peine d’être tentée. L’époque où les femmes auraient pu obtenir la participation aux droits civiques était celle où ces droits n’avaient plus d’existence réelle.

Quant au régime impérial, il y avait une bonne raison pour qu’il ne leur conférât pas les pouvoirs qui jusqu’alors leur avaient été refusés : c’est qu’il s’appliquait, officiellement et extérieurement, à respecter les traditions les plus invétérées. Du moment que, sous la république, les femmes avaient été éliminées des assemblées et des magistratures, les empereurs, même les plus audacieux, auraient cru faire scandale en leur en ouvrant la porte. On nous dit bien qu’Héliogabale institua un « petit sénat » de matrones, senaculum : mais cette institution, qui d’ailleurs ne devait pas survivre à son fondateur, n’avait aucun caractère politique ; les sénatus-consultes féminins ne tranchèrent que des questions de costume, d’équipage ou de préséance mondaine. On nous dit aussi que la femme et la sœur d’Auguste reçurent l’inviolabilité tribunitienne, qu’Agrippine eut, comme les magistrats, des licteurs et des faisceaux, que certaines impératrices furent appelées « mères des légions » ou « mères du peuple : » mais quelle répercussion ces honneurs, réservés aux princesses de la famille régnante, pouvaient-ils avoir sur le sort des autres femmes ? Enfin, nous savons par les inscriptions que, dans quelques endroits, les femmes ont exercé des magistratures municipales : on trouve en Afrique une femme duumvir, dans les Baléares une autre, « qui a rempli toutes les charges officielles de l’ile ; » mais ce sont des exceptions tout à fait rares. A prendre les choses dans l’ensemble, on peut assurer que sous l’empire aussi bien que sous la république, et dans les provinces aussi bien qu’à Rome, les femmes n’ont jamais possédé de droits politiques.

Mais cela ne veut pas dire qu’elles n’aient pas eu une influence politique, plus grande en certains cas que celle de bien des gens investis des plus hautes magistratures. Ici encore, la légende, qui place une Tanaquil auprès d’un Tarquin, auprès d’un Coriolan une Véturie, peut être interprétée comme un symbole de l’action occulte, mais puissante, que les Romains de l’époque républicaine voyaient exercer par les femmes sur les chefs de l’Etat. Le nom d’une femme, Cornélie, est inséparable du souvenir des premières réformes démocratiques tentées par les Gracques. Une femme, Cærellia, est la confidente des projets et des ennuis de Cicéron. Une autre, Sempronia, est la complice de Catilina. Plusieurs femmes, entre autres la mère et la sœur de Brutus, sont initiées aux desseins de César, dont elles servent l’ambition avec un zèle où se mêlent le dévouement et l’intérêt personnel. Il n’y a presque pas d’événement, à la fin de la république, dans lequel on ne rencontre une ou plusieurs interventions féminines. Sous l’empire, cela est encore plus sensible. Les exemples de Livie, inspiratrice d’Auguste, d’Agrippine, maîtresse du monde sous le nom de Néron, sont demeurés célèbres pour avoir été immortalisés par la prose de Tacite et par les beaux vers de Corneille et de Racine ; mais ils ne sont nullement exceptionnels. Du haut en bas de l’échelle sociale, les femmes s’immiscent partout. Sénèque obtient son premier poste, la questure, par les démarches de sa tante maternelle, ce qui ne l’empêchera pas, l’ingrat, d’être un des moralistes les plus misogynes de la littérature latine. Josèphe nous parle d’un gouverneur de Judée nommé grâce à une amie de Poppée ; Philostrate, d’un professeur d’Athènes choisi sur la recommandation de l’impératrice Julia Domna ; Tacite, d’un personnage consulaire qui était arrivé aux plus hautes dignités parce qu’il avait su se concilier la faveur des dames. Dans les provinces, les femmes des gouverneurs assistent quelquefois avec leurs maris aux manœuvres des troupes, haranguent les soldats, reçoivent des placets, sollicitent, — pas toujours par pure bienveillance, — pour les hommes d’affaires compromis dans des négociations véreuses. Les choses en viennent à un tel point, dès le règne de Tibère, qu’on discute au Sénat pour savoir s’il n’y a pas lieu d’interdire aux proconsuls et propréteurs d’emmener leurs femmes : on voudrait le faire, on ne l’ose pas, tant les nouveaux usages ont pris d’ascendant, et les provinces continuent d’être souvent dirigées, — et exploitées, — par les grandes dames romaines autant que par leurs époux. Dans les petites villes, les mêmes phénomènes se reproduisent avec de moins amples proportions : les femmes recommandent des candidats aux fonctions publiques, signent des affiches électorales, comme à Pompéi, patronnent certaines associations, en forment elles-mêmes de nouvelles, où l’on examine les actes des magistrats. Partout, en un mot, dans la vie municipale comme dans celle de l’empire, dans les plus lointaines bourgades comme à la cour ou dans la capitale, la main des femmes se fait sentir. Rien, peut-être, ne montre mieux combien sont trompeuses les fictions officielles et vaines les prohibitions légales, puisque jamais les femmes n’ont été réputées compter pour quoi que ce soit dans la politique romaine, et que jamais pourtant la politique ne s’est faite sans elles.


IV

Au surplus, la vie d’une société ne consiste pas tout entière en des actes légaux. Si le droit de participer à l’élection des magistrats ou au vote des lois n’est pas négligeable, bien plus important est sans doute celui d’exercer certaines professions qui semblent douées d’un prestige particulier et d’une influence prépondérante. Ce dernier droit, on sait avec quelle ardeur les femmes se sont appliquées, dans la société contemporaine, à le maintenir ou à l’étendre. La situation n’était pas du tout la même dans l’ancienne Rome, et ne pouvait pas produire des luttes aussi vives.

Prenons, par exemple, les deux professions dites « libérales » autour desquelles se sont livrées chez nous les batailles les plus acharnées, celle d’avocat et celle de médecin. Les femmes romaines, pour y arriver, n’avaient à vaincre aucune prohibition légale : c’étaient deux métiers libres, ouverts à tout individu sans condition de capacité aucune, et, semble-t-il, sans condition de sexe non plus. Mais, d’un autre côté, ils ne pouvaient exciter chez les femmes des convoitises aussi fortes qu’aujourd’hui. La médecine était presque toujours un métier d’esclaves ou tout au moins d’affranchis, lucratif parfois, mais, selon les idées des anciens, médiocrement honorable, souvent confondu avec les emplois de domesticité, et en tout cas absolument dépourvu de l’importance sociale que nous lui donnons actuellement. Il n’en est pas de même, à vrai dire, de la profession d’avocat, dont Cicéron, Tacite et Quintilien ont fait un si pompeux éloge : mais elle était peut-être moins estimée pour l’argent qu’on y pouvait gagner que pour l’accès facile qu’elle donnait aux charges publiques. Ceux qui la choisissaient n’étaient pas, en général, ceux qui voulaient s’enrichir, mais ceux qui rêvaient de s’élever aux grandes dignités, et qui, dans ce dessein, travaillaient à se faire connaître du peuple, à obliger beaucoup de gens influens en plaidant pour eux, à se constituer cette clientèle électorale dont le frère de Cicéron, dans son Traité de la candidature au consulat, nous a laissé un tableau si précis et si curieux. En un mot, à Rome plus encore qu’à Paris, le barreau était avant tout le chemin de la tribune. C’est dire que son plus puissant attrait devait forcément rester lettre morte pour les femmes, puisque la loi ne les admettait pas aux magistratures. L’opposition est donc complète, en ce qui concerne le métier d’avocat aussi bien que celui de médecin, entre les mœurs romaines et les nôtres. Chez nous, les femmes ont été longtemps arrêtées à l’entrée de ces professions par des barrières qu’elles ont renversées à cause de la grande utilité qu’elles y trouvaient ; à Rome, rien ne les empêchait de soigner les malades ou de plaider pour les accusés, mais rien ne les y poussait non plus. Elles n’y rencontraient ni aucun obstacle, ni aucun profit.

Par là s’explique à la fois qu’il y ait eu un certain nombre de femmes médecins ou avocats, et que ce nombre soit demeuré assez restreint. Les « doctoresses » romaines n’intéressent guère que l’histoire anecdotique de l’art médical. Parmi les « avocates » au contraire, il en est une qui mérite de retenir un peu plus l’attention à divers titres. Par sa naissance d’abord : elle était fille de cet Hortensius qui avait été le plus brillant orateur de l’époque républicaine avant Cicéron, et l’un des hommes les plus marquans du parti aristocratique. La circonstance où elle prit la parole n’est pas indifférente non plus : c’était sous le triumvirat, au moment des proscriptions et des confiscations ; Octave, Antoine et Lépide avaient établi un impôt arbitraire sur les biens des quatorze cents femmes les plus riches de la ville, et ce fut pour protester contre cette mesure vexatoire qu’Hortensia prononça son discours, appuyée par un grand nombre de ses compagnes. C’était donc une femme qui parlait pour des femmes, et c’est aussi sur le terrain des droits féminins qu’elle semble avoir porté la discussion, autant que nous pouvons en juger à travers la traduction grecque que l’historien Appien nous a laissée de sa harangue. Ses argumens se ramènent à une idée essentielle : les femmes ne doivent pas être appelées à subir les conséquences des luttes civiles, parce qu’elles ne participent pas effectivement à ces luttes. « Si jamais nous n’avons déclaré l’un de vous ennemi public, détruit sa maison, soudoyé son armée, levé des soldats contre lui, contribué à l’exclure d’un commandement ou d’une charge, pourquoi aurions-nous part au châtiment, puisque nous n’en avons pas eu à la faute ?… Pourquoi nous faire contribuer de nos biens, puisque nous ne sommes pour rien dans les combats, dans les magistratures, dans le commandement des armées, en un mot dans ce gouvernement pour lequel vous vous faites tant de mal réciproque ? » Et Hortensia continue en démontrant que, même en temps de guerre, les femmes sont exemptes d’impôts ; tout au plus admet-elle la nécessité de subvenir aux besoins de la patrie si la sécurité de l’empire était menacée par une attaque étrangère ; mais tel n’est pas le cas, et elle revendique pour son sexe le privilège de rester à l’abri des exigences tyranniques des triumvirs. Il y a dans toute cette argumentation beaucoup de rigueur et de force, — non sans quelque sécheresse peut-être, — et surtout une limitation très nette du débat. Hortensia ne conteste pas la légitimité du pouvoir des triumvirs ; elle entre si peu dans la controverse politique qu’elle affecte presque de l’ignorer ; elle se cantonne dans la défense des prérogatives féminines : abstention de la vie publique, et par suite, comme contre-partie nécessaire, exemption des charges financières que cette vie entraîne, voilà la formule qu’elle met en relief avec insistance, et qui lui était d’ailleurs imposée par les conditions de la cause. Elle réussit, nous disent les historiens, à obtenir au moins une notable atténuation des exigences fiscales : au lieu de quatorze cents femmes assujetties à l’impôt, il n’y en eut plus que quatre cents, et en même temps, le taux de l’impôt fut considérablement abaissé. L’histoire de l’éloquence féminine à Rome compte donc un beau triomphe, remporté dans une occasion dramatique, sur des juges tout-puissans et durs. Malheureusement, cette histoire n’est pas très riche en noms célèbres et en épisodes connus. Le plaidoyer devant les triumvirs fut une exception dans la carrière d’Hortensia, et Hortensia elle-même une exception parmi les femmes romaines. Il y eut d’autres avocates, mais trop peu nombreuses et trop peu glorieuses pour que nous puissions nous les représenter sous un jour concret et vivant : elles sont pour nous des noms, et rien de plus.

Avec la pratique de l’éloquence, ce qui attire surtout l’activité d’un Romain des classes dirigeantes, c’est la spéculation financière. Caton aussi bien que César, Brutus aussi bien que Cicéron, ont été des manieurs d’argent en même temps que des orateurs. Ce domaine n’était pas, lui non plus, fermé à l’initiative féminine. Maîtresse de gérer ses biens, la femme pouvait chercher à les augmenter par les mêmes moyens que les hommes : exploitation de vastes domaines agricoles, spéculation sur les terrains et les immeubles, prêt aux gens besogneux (souvent à un taux outrageusement usuraire), participation aux grandes entreprises commerciales dans les provinces, aux sociétés formées pour la perception des impôts ou pour l’adjudication des travaux publics, tous les modes d’enrichissement dont usaient les patriciens et les chevaliers étaient aussi bien offerts à leurs femmes et à leurs filles. Tout au plus l’usage leur prescrivait-il dans certains cas (par exemple pour les fermes et entreprises des publicains) de se dissimuler derrière un prête-nom, mais ce subterfuge, qui ne trompait personne, ne leur apportait pas une gêne réelle. En fait, les lettres de Cicéron et celles de Pline nous les montrent mêlées autant que les hommes, sans différence appréciable, à la vie financière de leur époque.

Quant aux autres occupations masculines, il n’est pas très aisé de savoir jusqu’à quel point elles y étaient associées. Les auteurs latins nous en parlent peu, et quand ils en parlent, c’est quelquefois pour se contredire. Ainsi Juvénal, dans sa sixième satire, dépeint les femmes comme possédées d’une fureur de rivaliser avec les hommes sur tous les champs d’action : les unes faisant de la gymnastique ou de l’escrime, les autres se lançant à corps perdu dans la chicane, d’autres se passionnant pour les nouvelles politiques, diplomatiques et militaires. Mais ailleurs, le même Juvénal déclare que ces femmes émancipées sont fort peu nombreuses : voilà qui infirme singulièrement les portraits satiriques qu’il a tracés avec tant de verve, et voilà aussi qui nous replonge dans l’incertitude. Une seule chose est sûre, c’est que nulle part nous n’apercevons d’interdictions formulées par la loi. A part les fonctions publiques, il n’y a pas de profession dont les hommes se soient réservé le monopole. Les femmes ont eu la faculté de les exercer toutes, faculté dont elles ont profité plus ou moins selon l’avantage qu’elles y trouvaient, mais dont, en théorie, rien ne les privait. A cet égard, la société romaine parait à la fois en avance et en retard, sinon sur la nôtre, au moins sur celle de nos pères : en retard, puisqu’en fait les femmes cherchaient moins à pénétrer dans les professions masculines ; en avance, parce que ces mêmes professions leur étaient plus librement accessibles. Elles avaient plus de droits, encore qu’elles en usassent moins. :


V

Ce qui est vrai de l’activité professionnelle ou économique de la femme à Rome l’est peut-être encore davantage de son activité intellectuelle. Là non plus il n’y a point de fossé creusé entre les deux sexes, point de rempart protecteur derrière lequel l’égoïsme masculin puisse mettre à l’abri ce qu’il croit son bien exclusif. Aucune institution, — on pourrait même presque dire aucun préjugé, — ne tient les femmes à l’écart de ce qui constitue la vie de l’esprit.

L’éducation, notamment, ne met nulle différence entre elles et les hommes, du moins à partir du moment où il commence à y avoir « éducation » véritable et complète, formation de l’intelligence en même temps que du corps ou du caractère. Auparavant, dans les siècles primitifs, il est bien probable que l’enfance des garçons et des filles n’était pas remplie des mêmes occupations : ici, la lutte, l’équitation, les jeux violens, l’apprentissage de la guerre ; là, les travaux manuels et la tenue de la maison. Mais dès que l’on songe à cultiver l’esprit, à donner quelques connaissances positives, l’instruction est conçue de la même manière pour les deux sexes. Dans les familles riches, les filles reçoivent comme les garçons, et souvent avec eux, les leçons d’un précepteur, — le plus communément un affranchi grec. Dans les classes moins fortunées, elles vont à la même école que leurs frères ; elles ont le même maître, et le poète Martial nous dit qu’elles s’accordent fort bien avec leurs petits camarades dans la haine du commun tyran scolaire, invisum pueris virginibusque caput. Rien ne nous autorise à supposer qu’il y ait eu des écoles spécialement réservées aux jeunes filles : en tout cas, s’il y en avait eu, on y aurait enseigné la même chose que dans les autres, c’est-à-dire la lecture, l’écriture, le calcul, la connaissance des auteurs grecs et latins, et, à propos de ces auteurs, un peu d’histoire, de géographie et de sciences. Cette fois, la Rome ancienne devance de beaucoup les sociétés actuelles : sans fracas, sans théorie ambitieuse, elle nous montre réalisé ce qui n’est encore que réclamé parmi nous par une minorité, la coéducation des sexes et l’identité des programmes.

Ceci s’applique à ce que nous nommerions aujourd’hui l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire, à celui du litterator et à celui du grammaticus. On peut l’appliquer aussi à l’enseignement des beaux-arts. Il ne faut pas nous laisser abuser par les jugemens sévères arrachés à quelques moralistes par la vue des femmes instruites dans la danse et la musique. La question de sexe n’a rien à voir ici. Scipion Emilien, dans un de ses discours, s’indigne que les jeunes filles de famille noble aillent dans des écoles de danse, parmi des baladins, et y apprennent ce qu’il appelle « des arts malhonnêtes : » mais il en dit autant des jeunes gens, et sa description même prouve que, là comme chez le maître d’école, la communauté d’éducation était complète. Un siècle plus tard, Salluste reproche à Sempronia, la complice de Catilina, de savoir mieux danser qu’il ne sied à une honnête femme : mais, exactement à la même date, les adversaires du consul Murena lui adressaient une pareille accusation. L’enseignement de la « musique » (en prenant le mot au sens large, et en y comprenant à la fois le chant et la danse) était donc jugé de la même manière, qu’il s’agit de l’un ou de l’autre sexe : les uns le blâmaient, les autres le toléraient, mais ceux qui le blâmaient chez les filles ne le toléraient pas davantage chez les garçons. Du reste, ce fut bientôt le parti le moins sévère qui l’emporta. N’invoquons pas ici, comme le font beaucoup d’historiens des mœurs romaines, le témoignage d’Ovide : car l’éducation dont il trace dans l’Art d’aimer le programme charmant et frivole est destinée probablement à former des courtisanes plutôt que des femmes du monde. Mais des exemples moins équivoques, celui de Cornélie, la femme de Pompée, ceux de la fille de Stace et de la femme de Pline le Jeune, nous attestent que la culture artistique était reçue par les jeunes filles aussi complètement que par les jeunes gens.

En était-il de même pour la culture philosophique ? Ici les conditions ne sont plus tout à fait semblables. A l’âge où l’esprit peut utilement être initié aux spéculations métaphysiques ou morales, les Romaines étaient presque toujours mariées : leur éducation proprement dite était finie, et les lectures qu’elles pouvaient faire variaient beaucoup, selon qu’elles étaient plus ou moins soumises à leurs époux, et aussi selon que ceux-ci étaient d’intelligence plus ou moins ouverte. Nous en connaissons un qui contrôla et-restreignit jalousement les études de sa femme : c’est le père de Sénèque. Il ne lui permit, nous dit son fils, que de prendre une légère teinture de la philosophie, et non de s’y plonger tout entière ; et Sénèque le regrette fort. Voilà un exemple d’hostilité systématique contre l’émancipation intellectuelle de la femme. Mais c’est un exemple dont il ne faut pas exagérer la portée. D’abord Sénèque le Père semble bien avoir été un original, un isolé, un homme de tendances très « réactionnaires, » majorum consuetudini deditus, égaré dans son siècle. De plus, on nous dit qu’il n’a été aussi sévère pour sa femme que parce qu’il en voyait beaucoup autour de lui qui avaient suivi un régime tout contraire, et qui en abusaient : c’est donc que la tendance générale de l’époque allait en sens inverse de la sienne, et que la plupart des Romaines de bonne condition étaient au courant du mouvement philosophique. Il faut remarquer, enfin, que si cet obstiné partisan des vieilles mœurs ne voulait pas de la philosophie pour les femmes, il ne l’aimait pas davantage pour les hommes : il s’opposa de toutes ses forces à la vocation stoïcienne de son fils : les philosophes étaient à ses yeux des rêveurs téméraires et dangereux, contre lesquels on ne pouvait trop tenir en garde les esprits jeunes ou faibles. Qu’un tel homme ait été l’ennemi de la culture philosophique pour les femmes, cela s’explique, mais cela ne prouve rien pour l’ensemble de la société. D’autres, à coup sûr, partageaient ses répugnances, et tâchaient de les justifier par des argumens dont le compilateur Stobée nous a conservé le résumé. Mais d’autres encore, plus nombreux, les combattaient par de fortes raisons : entre eux, au premier rang, le bon Plutarque déclare qu’on ne peut donner à une femme trop de notions philosophiques et même scientifiques, que cela lui met dans l’esprit des goûts sérieux et des idées saines, la préservant ainsi d’aimer trop les plaisirs frivoles ou d’adhérer trop complaisamment aux pratiques superstitieuses. La philosophie sera pour elle un lest solide, dont elle a besoin autant et plus que l’homme, et qu’il y aurait à la fois injustice et imprudence à prétendre lui refuser.

C’est ainsi que, depuis les connaissances les plus rudimentaires jusqu’aux méditations les plus élevées, la formation intellectuelle des femmes de Rome a été de tout point semblable à celle des hommes. Le résultat s’en est fait sentir, et l’on ne peut douter qu’elles se soient associées dans une large mesure aux mouvemens d’idées de la société latine. Non pas que nous connaissions parmi elles beaucoup d’esprits créateurs : l’histoire littéraire de Rome, — qui, il est vrai, ne nous a été que très imparfaitement conservée, — ne nous cite que deux ou trois femmes poètes, et pas une seule femme philosophe. Mais le progrès ne se fait pas seulement par les génies inventeurs : le public, le milieu, y a sa part aussi, et en ce sens les femmes ne s’en sont point tenues à l’écart. Elles s’intéressaient aux questions littéraires : Juvénal dit même qu’elles s’y intéressaient trop, et que leurs controverses pédantesques sur les beautés respectives d’Homère et de Virgile, leurs citations des vieux auteurs, leurs discussions grammaticales inspirées par le purisme le plus étroit, les rendaient insupportables. Mais un satirique est toujours suspect de quelque outrance ; et puis cet excès d’érudition n’était-il pas la conséquence ou la rançon nécessaire d’un goût général pour les lectures sérieuses ? D’ailleurs, à côté des types caricaturaux que nous dépeint le poète, nous en voyons d’autres, qui, plus réels, sont aussi plus sympathiques. Une femme comme Cornélie, capable d’apprécier les beaux vers et de discuter géométrie, bonne joueuse de lyre au surplus, mais soigneusement appliquée à ne pas faire parade de ses talens, n’a absolument rien d’un « bas bleu. » Ce que nous en dit Plutarque nous ferait volontiers songer à une Mme de Sévigné ou de La Fayette, de même que les héroïnes de Juvénal ressemblent beaucoup à Philaminte. Il est probable que les deux genres de femmes lettrées existaient dans le monde de l’empire : les unes avec exagération, les autres avec une discrétion modeste, toutes avaient l’amour des lettres et des arts, et en servaient plus ou moins heureusement la cause.

Il en va de même pour la philosophie. Si aucune des femmes romaines n’a inventé ni même perfectionné de système, la plupart des écoles leur ont dû un concours empressé et souvent fort utile. Ici encore il y a lieu de distinguer entre le sain usage et l’abus fâcheux ou puéril. Quand, au temps d’Epictète, les belles dames se passionnent pour la République de Platon parce que l’abolition du mariage y est prêchée, et qu’elles y croient trouver la justification de leurs fantaisies sentimentales, — ou quand, à l’époque de Lucien, elles ont dans leur cortège des philosophes à gages, confondus avec la valetaille, chargés de veiller sur la chienne favorite de la maison, — il est trop clair que ni la philosophie ni les femmes ne tirent grand profit de modes comme celles-là. Mais ce ne sont, à vrai dire, que des parodies du zèle philosophique : il existe ailleurs, sous sa vraie forme, réel, sincère, efficace. Voici, à la cour d’Auguste, l’impératrice Livie, qui se console de son deuil maternel en écoutant les exhortations du stoïcien Arée. Voici, un peu plus tard, la patricienne Marcia, qui reçoit de Sénèque le même office. Voici, auprès de Sénèque encore, sa jeune femme Pauline, qui l’assiste si courageusement dans son agonie et garde si pieusement sa mémoire. Voici, autour de Thrasea, un grand nombre d’auditrices fidèles qui recueillent ses nobles paroles. Comme on le voit, c’est surtout le stoïcisme qui parait avoir compté parmi les femmes des sectatrices ferventes. Cette dure et haute doctrine avait de quoi les effrayer, mais elle avait aussi de quoi les fortifier : les meilleures d’entre elles l’ont senti, et c’est pourquoi elles sont venues lui demander, tout comme leurs époux ou leurs frères, le vivifiant réconfort de leur pensée et de leur volonté.

Sur ce point comme sur bien d’autres, les excellentes habitudes prises par la philosophie antique ont été adoptées, amplifiées même, par le christianisme. Tout le monde sait ce qu’il a fait pour les femmes, et ce n’est pas ici le lieu d’examiner la place qui leur a été donnée dans l’Eglise des IIIe et IVe siècles : en réalité, il y a là un ordre d’idées et de choses nouveau, qui se forme alors, et le peu que nous pourrions dire de cette société naissante déborderait hors du cadre de notre étude. La seule remarque que nous voulions présenter, c’est que le christianisme n’a pas conquis les femmes seulement par ses élémens affectifs et mystiques. A lire certains historiens, on dirait vraiment qu’elles ne sont allées vers lui que parce qu’elles étaient séduites et comme troublées dans leur sensibilité et dans leur imagination. C’est peut-être vrai pour d’autres sectes plus ou moins exotiques, qui sont venues à Rome en même temps que le christianisme, mais dont il s’est victorieusement distingué ; c’est même vrai, si l’on veut, de certaines parties de la société chrétienne, mais non de toutes, non des meilleures et des plus actives. Celles-là ont compris, aimé, embrassé le dogme et la morale dans ce qu’ils avaient de plus robuste. Les pénitentes de saint Ambroise ne voient pas dans leur foi un prétexte à émotions, à rêveries ou à extases, mais bien une règle pour leur conduite et une réponse à leurs doutes. De même aussi les correspondantes de saint Jérôme, les Marcelle et les Paule, les Blésille et les Eustochie, celles à qui il dédie ses opuscules d’exégèse ou de controverse, qu’il préfère a tout le reste du public parce qu’il les trouve plus attentives et plus curieuses que les hommes. « Je n’aurais pas besoin de parler aux femmes, dit-il quelque part, si les hommes me posaient des questions sur l’Écriture. » Les théologiens d’alors ont été pour les femmes, dans la plus noble et large acception du mot, des maîtres de pensée et de conscience. Par là ils ont repris, — avec un autre esprit, et avec un succès plus complet, — les efforts tentés deux siècles auparavant par des stoïciens comme Sénèque. En faisant ainsi appel et confiance à l’intelligence féminine, la religion nouvelle allait peut-être plus loin que la philosophie ancienne, mais elle marchait dans le même sens.


De tous les faits que nous avons rassemblés, que se dégage-t-il ? Une conclusion systématique risquerait d’être fausse ; elle offrirait un démenti à la complexité mouvante des réalités, que nous avons au contraire essayé de faire apercevoir. Tout au plus nous sera-t-il permis de rappeler les exemples que nous avons rencontrés du désaccord entre les lois et les mœurs, et du danger qu’il y aurait à juger des unes par les autres : quelquefois, par exemple pour l’administration des fortunes privées, le code édicté des prescriptions rigoureuses dont les femmes, en pratique, savent parfaitement s’affranchir ; parfois au contraire, comme en ce qui touche à certaines professions, les femmes ont tous les droits, mais n’en usent pas. Nous pouvons remarquer aussi que, si les lois sont impuissantes à gêner le cours de l’évolution, les théories ne sont pas très nécessaires à l’accélérer : nous ne voyons pas que les Romaines se soient mal trouvées de ce qu’aucun penseur ou aucun publiciste n’avait solennellement proclamé leurs droits. La force des choses se moque des prohibitions et se passe des systèmes : et c’est ainsi que, chez un peuple qui ne se piquait nullement d’être féministe, les femmes ont eu autant de liberté, d’activité et d’influence, que dans les sociétés qui s’en targuent le plus.


RENE PICHON.