La Légende des siècles/Les Quatre jours d’Elciis

Les Quatre jours d’Elciis
La Légende des sièclesCalmann-Lévy (p. 59-113).

 
Vérone se souvient d'un vieillard qui parla
Pendant quatre jours, grave et seul, dans la Scala,
À l'empereur Othon qui fut un prince oblique ;
Othon tenait sa cour dans la place publique,
Ayant sur les degrés du trône douze rois.
Empereur d'Allemagne et roi d'Arle, Othon trois
Étant malade avait fait allumer un cierge
Et fait vœu, s'il était guéri, grâce à la Vierge,
D'entendre et d'écouter, lui césar tout-puissant,

Tout ce que lui dirait n'importe quel passant,
Devant les douze rois et la garde romaine,
Cet homme parlât-il pendant une semaine.

Donc un passant fut pris rentrant dans sa maison.
On était aux beaux jours de la tiède saison ;
Le passant fut conduit devant le trône ; un prêtre
Lui fit savoir le vœu du roi d'Arle, et le maître
Lui dit : Aboie aussi longtemps que tu voudras.

Alors, comme autrefois devant Saül Esdras,
Pierre devant Néron et Job devant l'Abîme,
L'homme parla.

                          Le trône était sombre et sublime ;
Cent archers l'entouraient, pas un ne remuait ;
Et les rois semblaient sourds et l'empereur muet.
On voyait devant eux une table servie
Avec tout ce qui peut satisfaire l'envie
Des heureux, des puissants, de ceux qui sont en haut,
Viandes et vins, fruits, fleurs, et dans l'ombre un billot.

L'homme était un vieillard très grand, à tête nue,
Tranquille ; on l'emmenait chez lui, la nuit venue,

Puis on le ramenait le matin ; il était
Comme celui qui parle au tigre qui se tait ;
Il fit boire à César son vœu jusqu'à la lie ;
Et sa sagesse fut semblable à la folie.

Il parla quatre jours, toute la cour songea,
Et, quand il eut fini, l'empereur dit : Déjà !</

poem>



===I. LE PREMIER JOUR - GENS DE GUERRE ET GENS D'ÉGLISE===
<poem>
Je suis triste. Pourquoi ? Princes, que vous importe !
Vous êtes joyeux, vous. Je refermais ma porte,
J'allais mettre la barre et tirer les verrous,
Pourquoi m'appelez-vous et que me voulez-vous ?
Pourquoi me pousser hors de l'ombre volontaire ?
Pourquoi faire parler celui qui veut se taire ?
Roi d'Arles, tant qu'il reste au vieillard une dent,
Lui faire ouvrir la bouche est toujours imprudent.

On n'est pas sûr qu'il soit de l'avis qu'on désire.
Vous avez un conseil de jeunes hommes, sire,
Fort galants, fort jolis, fort blonds, convenez-en ;
Pourquoi m'y faire entrer, moi le vieux paysan
Que la rude fierté des vieilles mœurs pénètre ?
Et depuis quand a-t-on l'habitude de mettre
Une pièce de cuir aux pourpoints de velours ?
Pour marcher devant vous, rois, mes pas sont bien lourds.

Si vous ne savez pas de quel nom je me nomme,
Je m'appelle Elciis, et je suis gentilhomme
De la ville de Pise, âpre et sévère endroit.
Je n'ai point à Pavie étudié le droit,
Et je n'ai pas l'esprit d'un docteur de Sorbonne.
Donc, sire, si la guerre est en soi chose bonne,
Je n'en sais rien ; mais, bonne ou mauvaise, je dis
Qu'il faut la faire en gens sincères et hardis,
Et que l'honnêteté publique est en détresse,
Princes, de voir qu'on fait une guerre traîtresse,
Une guerre humble, habile aux besognes de nuit,
Achetant des félons et des lâches sans bruit,
Faisant moins résonner l'estoc que la cymbale,
Ayant des espions, des colporteurs de balle,
Des moines mendiants et des juifs pour appuis,
Et l'empoisonnement des sources et des puits.


Les hommes de mon temps faisaient la guerre franche.
Tout l'arbre tressaillait quand ils cassaient la branche,
Et, quand ils coupaient l'arbre avec leur couperet,
C'était au tremblement de toute la forêt ;
Car ces hommes étaient des bûcherons sublimes.
Les survivants, et ceux que nous ensevelîmes,
Sont dans le souvenir des peuples à jamais.
Les hommes de mon temps hantaient les hauts sommets ;
Ils allaient droit au mur et donnaient l'escalade ;
Ils méprisaient la nuit, le piége, l'embuscade ;
Quand on leur demandait : Quel compagnon hardi
Emmenez-vous en guerre ? ils disaient : Plein midi.
C'étaient, sous l'humble serge ou l'hermine royale,
Les bons et grands enfants de la guerre loyale.
Ils n'étaient pas de ceux qui s'endorment longtemps ;
Hors du danger auguste ils étaient mécontents ;
Ils ne quittaient l'épieu que pour prendre la hache ;
Car l'immobilité ne sied point au panache,
Ni la rouille à l'éclair du glaive, et le repos
N'est pas fait pour les plis orageux des drapeaux.
Quand ils s'en revenaient des combats, leurs armures
Étaient rouges ainsi que des grenades mûres,
Et leurs femmes trouvaient le soir sous leur pourpoint
De larges trous saignants dont ils ne parlaient point.
De tout bien mal acquis ils disaient : qu'on le rende !
Ils ne trouvaient jamais de distance assez grande

Entre eux et le mensonge abject, ni de cloison
Assez épaisse entre eux, sire, et la trahison ;
Ils parlaient haut, étant des fils des grandes races ;
Leurs poitrines avaient le dédain des cuirasses ;
Leur galop rendait fous les libres étriers.
Il n'était pas besoin d'envoyer des fourriers
Pour leur dire : Il convient de se mettre en campagne.
Un noir se tord moins vite autour des reins son pagne
Qu'ils ne bouclaient l'estoc à leur robuste dos.
Ils donnaient peu de temps aux paters, aux credos,
Priant Dieu bonnement, comme fait le vulgaire ;
Droits, hommes de parole, ils ne s'embrouillaient guère
Aux finesses du clerc qui ment au nom des cieux,
Et dédaignaient l'argot du moine chassieux
Qui crache du latin et fait des hexamètres,
Étant des gens de guerre et non des gens de lettres.
C'est avec la gaîté du rire puéril
Qu'ils se précipitaient au plus noir du péril ;
Il sortait de leur casque un souffle d'épopée ;
Quand on disait : l'épée est d'acier, leur épée,
Fière et toujours au vent, répondait : l'homme aussi.
Au chaume misérable ils accordaient merci.
Ces vaillants devenaient doucement barbes grises,
Ayant pour toute joie, après les villes prises
Et les rois rétablis et tous leurs fiers travaux,
De regarder manger l'avoine à leurs chevaux.
Oh ! je les ai connus ! dès que les couleuvrines,
Dogues des tours, fronçaient leurs sinistres narines,

Dès que l'altier clairon sonnait, ils étaient prêts.
Ils étaient curieux d'aller tout voir de près ;
Jusque dans le sépulcre ils avançaient la tête ;
Et ces hommes, joyeux surtout dans la tempête,
Sans trop d'étonnement et sans trop de souci
Auraient suivi la mort leur criant : par ici !

Qu'est-ce que vous voulez maintenant qu'on vous dise ?
Ce temps-ci me répugne et sent la bâtardise.
Quand venaient les hiboux, jadis l'aigle émigrait ;
Je m'en vais comme lui. Barons, c'est à regret
Qu'on voit se refléter jusque dans vos repaires
Ce grand rayonnement des anciens et des pères
Au-dessus de votre ombre au fond des cieux épars.
Vous vous croyez lions, tigres et léopards ;
Les lions tels que vous sont pris aux souricières.
Les marmots nus qu'on porte ou qu'on mène aux lisières
Seraient dans le danger moins bégayants que vous.
Vous avez dans vos cœurs implacables et mous
Le dédain des vieux temps que vous osez proscrire ;
Vous nous faites frémir et nous vous faisons rire.
Vous avez l'œil obscur, l'âme plus louche encor
Vous faites chevaliers avec des chaînes d'or
Des trahisseurs ou bien des pages de Sodomes,
Des gueux, des affranchis, de ces espèces d'hommes
Qu'on vend publiquement dans la rue à l'encan.
Où je vois le collier, je cherche le carcan.

Princes, mon cœur se serre en vous voyant, car j'aime
Le soleil sans brouillard, l'homme sans stratagème.
Vous avez l'appétit large, le front étroit,
Le mépris de tout frein, la haine de tout droit,
Et pour sceptre un couteau de boucher. Quelle histoire !
Quels jours ! Les gros butins se citent comme gloire.
Vous régnez en tuant sans jamais dire : assez !
Ô pillards, si souvent de meurtre éclaboussés
Que la rouille vous vient plus haut que la jambière !
Toujours ivres ; buveurs de vin, buveurs de bière,
Buveurs de sang ; couards en même temps ; vivant
Dans on ne sait quel luxe abject, lâche, énervant ;
Car la férocité, que la volupté mine,
Devient facilement chair molle et s'effémine ;
Aujourd'hui tout déchoit dans notre fier métier ;
Pour faire une cuirasse on prend un bijoutier,
De sorte que l'armure a peur d'être battue.
C'est ordinairement par derrière qu'on tue.
Vos plus fameux exploits et vos plus triomphants
Sont des dépouillements de femmes et d'enfants,
Des introductions dans les pays par fraude,
Les brusques coups de dent de la fouine qui rôde,
D'attaquer ceux qu'on a d'abord bien endormis,
D'arriver ennemis sous des masques d'amis ;
Faits honteux pour l'épée et pour la seigneurie,
Vils, et dont je vous veux laisser la rêverie.
Quant à moi, si j'étais l'un des rois que voilà,
Je ne porterais point légèrement cela ;

Je frémirais, à l'heure où l'ombre étend ses voiles,
D'être ainsi misérable et noir sous les étoiles.

Je ne vous cache pas que je suis attristé.
Tout pâlit, tout déchoit ! et, même la beauté,
Dernier malheur ! s'en va. Toute la grâce humaine
C'est la langue toscane et la bouche romaine ;
Et l'on parle aujourd'hui je ne sais quel jargon.

Roi, qui cherche un lézard peut trouver un dragon ;
Vous vouliez un flatteur de plus qui vous caresse
Et rie, et tout à coup la vérité se dresse.

Vous avez reconnu que les hommes trop prompts
Courent parfois grand risque en vengeant leurs affronts ;
Aussi vous n'avez pas de colère soudaine.
Défié par Venise, on regarde Modène.
Vous pesez le péril, rois, quoique altiers et vains.
Vous ne guerroyez pas sans l'avis des devins ;
Un astrologue baisse ou lève vos visières.
Ô princes, vous allez consulter des sorcières
Sur le degré d'honneur et d'amour du devoir
Et de témérité qu'il est prudent d'avoir ;
Vous combattez de loin derrière des machines ;
Et vous frottez vos bras, vos reins et vos échines,

Moins propres, sur mon âme, aux harnais qu'aux licous,
D'huile magique à rendre invulnérable aux coups.
Je voudrais bien savoir, princes, si Charlemagne
Qui, se dressant, donnait de l'ombre à l'Allemagne,
Et si le grand Cyrus et le grand Attila
Se sont graissé leurs peaux avec cet onguent-là.

Vous avez fait sans peine, ô clients des Sibylles,
Marcheurs de nuit, tendeurs d'embûches, gens habiles,
Quoique chétifs de cœur et chétifs de cerveau,
Avec le vieil empire un empire nouveau.
L'empaillement d'un aigle est chose bien aisée ;
Davus remplace Alcide et Thersite Thésée.

Rois, la fraude est vilaine et donne un profit nul ;
Mentir ou se tuer c'est le même calcul ;
Le fourbe est transparent, tout regard le pénètre ;
La trahison devient la chair même du traître ;
Il se sent sur les os un mépris corrosif ;
Dès qu'on est malhonnête on est rongé tout vif
Par son mauvais renom et par sa perfidie
Visible à tous les yeux et toujours agrandie ;
On est renard, la haine et l'effroi du troupeau ;
On a l'ombre et le mal pour robe et pour drapeau ;
Et Carthage a péri dans sa sombre tunique
De mensonge, de dol, de nuit, de foi punique.


La ciguë en vos champs croît mieux que le laurier.
Je verrais sans colère, ô rois, un serrurier
Bâtir, sans oublier de griller les fenêtres,
Entre vos probités et mon argent, mes maîtres,
Une porte solide aux verrous bien fermants.
Quant à votre parole et quant à vos serments,
Plutôt que m'assoupir sur votre signature
Et sur vos jurements par la sainte écriture,
Plutôt que me fier à vous, je me fierais
Aux jaguars, aux lynx, aux tigres des forêts,
Et j'aimerais mieux, rois, me coucher dans leur antre
Et mettre pour dormir ma tête sur leur ventre.
Ah ! ce siècle est d'un flot d'opprobre submergé !

Autre plaie ; et fâcheuse à montrer, — le clergé.

Puisque j'expose ici la publique infortune,
Puisque j'étale aux yeux nos hontes, c'en est une
Que le prêtre ait grandi plus haut que notre droit,
Et que l'église ait pris l'allure qu'on lui voit.

De mon temps, grand, petit, riche ou gueux, vieux ou jeune,

On observait l'avent, les vigiles, le jeûne,
On priait le bon Dieu, mains jointes, fronts courbés ;
Mais on tenait la bride assez haute aux abbés.
On avait l'œil sur eux, on était économe
De baisers à leur chape, et l'on craignait peu Rome ;
Sire, ce que voyant, Rome se tenait coi.

Aujourd'hui Rome, à tout, dit : comment ? et pourquoi ?
On laisse les bedeaux sortir des sacristies ;
Qui touche aux clercs est plein de piqûres d'orties.
C'est fini, plus de paix. Ils sont partout. Veut-on
D'un évêque trop lourd raccourcir le bâton ?
Querelle. Pour blâmer les luxures d'un moine,
Pour un prieur à qui l'on ôte un peu d'avoine,
Pour troubler dans son auge un capucin trop gras,
Foudre, anathème ; on a le pape sur les bras.
Un seul fil remué fait sortir l'araignée.

Rome a sur tous les points la bataille gagnée.
On lui cède ; on la craint.

                                          Combattre des soldats
Oh ! tant que vous voudrez ! mais des prêtres, non pas !
La cave du lion est effrayante, et l'aire
De l'aigle a je ne sais quel aspect de colère ;

On trouve là quelqu'un d'altier qui se défend ;
Sire, attaquer cela, c'est beau, c'est triomphant ;
Le bec est flamboyant, la gueule est colossale ;
On sent que l'aquilon dont l'Afrique est vassale,
Que l'ouragan qui gronde et qui des cieux descend,
Est dans les crins de l'un encor tout frémissant,
Et qu'aux pattes de l'autre il reste de la foudre ;
L'adversaire est superbe et plaît. Mais se résoudre
À mettre ses deux mains dans des fourmillements,
Poursuivre au plus épais des cloaques dormants
La bête de la bave et celle de la fange,
Avoir pour ennemi l'être plat qui se venge
De son écrasement par sa fétidité,
C'est hideux ; et j'ai honte et peur, en vérité,
D'attaquer une larve au fond d'une masure,
Et de combattre un trou d'où sort une morsure !

De là l'empiétement des moûtiers, des couvents,
Des hommes tonsurés et noirs sur les vivants,
Et le frémissement du monde qui recule.

Rome a tendu sa toile au fond du crépuscule.
La vaste lâcheté des mœurs est son trésor.
Tout à Rome aboutit. Prostituée à l'or,
Rome cote, surfait, pare, étale, brocante
Son absolution que le vice fréquente ;

Le saint-père est le grand mendiant indulgent ;
Les choses en sont là qu'on a pour son argent
Plus ou moins de pitié, plus ou moins de prière,
Et que l'église en est la sinistre usurière.
Rome a dessous l'ordure, et la pourpre dessus.
Pour être petit, pauvre, humble, comme Jésus
Le commandait à Jacque, à Simon, à Didyme,
Le pape a le décime, et l'évêque a la dîme.
Tout est occasion fiscale, jubilé,
Sabbat, la chaise offerte et le cierge brûlé,
Cloches, confession, amulettes, jurandes,
La desserte du pain, la desserte des viandes,
Droit de manger du bœuf, droit de manger du porc,
Exorcismes, tonlieux, mortuaire, déport,
Sermons, pâque fleurie, eau bénite, corvées,
Saint chrême, enfants perdus ou filles retrouvées,
Procès, citation devant l'official.
Partout du créancier le profil glacial.
Le fisc ne quitte pas des yeux la femme grosse ;
L'enfant paie. Êtes-vous dans une basse-fosse,
Le saint-père quémande à travers vos barreaux.
Vous plaît-il de fonder un hôpital ? Vingt gros.
Une bonne action paie un droit ; rien n'échappe ;
Un juste non payant ferait loucher le pape ;
Dix gros pour que l'abbé dise : sois bienvenu !
Pour faire devant soi porter un glaive nu,
Cent gros ; pour acheter le blé des turcs, dispense ;
Tant pour avoir le droit de penser ce qu'on pense ;

Tant pour faire le mal, tant pour s'en repentir ;
Péage pour entrer, péage pour sortir ;
Le baptême, c'est tant ; n'oubliez pas l'annate ;
Tant pour l'enfant de cœur à la robe incarnate ;
Tant pour vous marier ; ah ! vous mourez ; c'est tant.
Corruption ! Toujours une main qui se tend !
Dès que le père expire ou que la mère est morte,
Les enfants orphelins s'en vont de porte en porte
Mendier pour payer le prêtre, et, sans remord,
Un marchand sacré vend sa pourriture au mort.
Rome sur tout prélève une part, s'attribue
Sur deux mules la bonne et laisse la fourbue,
Taxe le berger, tond la brebis, prend l'agneau,
Goûte la fille au lit, le vin dans le tonneau,
Flaire la cargaison du vaisseau dans le havre,
Et mange avant les vers le meilleur du cadavre.
Jésus disait aimer ; l'église dit : payer.

Le ciel est à qui peut acquitter le loyer,
On y sera logé bien ou mal, mieux ou guère,
Selon qu'on sera riche ou pauvre sur la terre ;
Arrière le haillon ! place au riche manteau !
Au mur du paradis Rome a mis écriteau.

La chaire de Saint-Pierre autrefois si sublime,
Espèce de tribune énorme de l'abîme,

Dont le dais formidable, au mystère mêlé,
Semblait s'évanouir dans un gouffre étoilé,
Est aujourd'hui l'obscure et lugubre boutique
Où le bien et le mal, la messe et le cantique,
Le vrai, le faux, le jour, la nuit, l'ombre et le vent,
Les anges, l'infini, la tombe, tout se vend !
Pourvu qu'il ait son crime en ducats dans son coffre,
L'homme le plus pervers voit le prêtre qui s'offre ;
Et le plus noir bandit qui soit sous le ciel bleu
Fouille à sa poche et dit au pape : Combien Dieu ?
Vous êtes un brigand, un gueux, un maniaque
De meurtres ; bien ; un tel, prêtre simoniaque,
Crible vos actions dans son hideux tamis,
Se signe, et dit : Allez, vos torts vous sont remis.

C'est triste d'être absous par ces viles engeances. —
Rois, si j'avais sur moi de telles indulgences,
De celles qui se font marchander et payer,
Je dirais à mon chien, pour me bien nettoyer,
De lécher le pardon d'abord, le crime ensuite.

Mais vous ne réglez pas ainsi votre conduite,
Et vous ne tombez pas dans ces scrupules vains.
Toujours, dans vos hauts faits de nuit et de ravins,

Comme vous entendez que Dieu vous soit commode,
Et comme parmi vous, en outre, il est de mode
Que la vipère prête au tigre son venin,
Vous avez près de vous un curé qui, bénin,
Vous conseille et vous sert dans toutes vos escrimes,
Qui trouve des raisons en latin à vos crimes,
Qui vous bénit après vos guets-apens, et coud
Un tedeum infâme à chaque mauvais coup.
D'où la difformité de la raison publique.
Caïphe et Busiris se donnent la réplique.
Quel est le faux ? quel est le vrai ? Qui donc a tort ?
C'est l'honnête homme. À bas le droit ! gloire au plus fort !
Le ciel a le rayon, mais le prêtre a le prisme.
La vérité bégaie et crache le sophisme ;
La probité n'est plus qu'un enrouement confus.
Veut-on protester, vivre, essayer un refus ?
On s'arrête, empêché dans l'immense argutie
Qu'en foule autour de vous le clergé balbutie ;
On a le prêtre, là, dans le fond du gosier ;
Et quand la conscience humaine veut crier
Ou parler haut, elle a l'église pour pituite.

Oh ! le ciel grand ouvert, la prière gratuite,
Le prêtre pauvre au point de ne distinguer plus
Le cuivre d'un liard de l'or d'un carolus,
L'autel et l'évangile ignorant le péage
Et la monnaie, ainsi que l'astre et le nuage,

C'était beau, c'était grand, c'était ainsi jadis,
Dans le temps qu'on était des jeunes gens hardis,
Et que, libre, on allait chanter dans la montagne !
Est-ce que c'en est fait dans le deuil qui nous gagne ?
Est-ce que les bons cœurs et les hommes de bien
Ne verront plus cela sous les cieux : Dieu pour rien ?

Rome n'a qu'un regret, c'est que la bête échappe
À l'ombre monstrueuse et large de sa chape,
Que l'animal soit franc de son pouvoir jaloux,
Que l'ours rôde en dehors du fisc, et que les loups
Respirent l'air des cieux depuis le temps d'Évandre
Sans qu'on puisse trouver moyen de le leur vendre.
Dieu vole la nature au prêtre ; il la soustrait ;
Il lui dit : Sauve-toi dans la vaste forêt !
C'est son tort. Le soleil est de mauvais exemple ;
Il ne réserve pas sa dorure au seul temple ;
Il empourpre les toits laïcs, grands et petits,
Les maisons, les palais, les cabanes, gratis.
Quoi ! le brin d'herbe est libre et donne ce scandale
De croître effrontément aux fentes de la dalle !
La folle avoine, auprès du lierre son voisin,
Pousse, sans acquitter le droit diocésain !
Quoi ! depuis que l'Etna s'assied sur sa fournaise,
Géant sombre, il n'a pas encor payé sa chaise !
Quoi ! l'éclair passe, va, revient, sans rien donner !
Quoi ! l'étoile ose luire, éclairer, rayonner,

Sans qu'on lui puisse enfin présenter la quittance !
Le pape est avec Dieu tête à tête, et le tance.
Quoi ! l'on ne peut au lys des champs, pris au collet,
Dire : pour les besoins du culte, s'il vous plaît !
Quoi ! la vague, lavant les gouffres insondables,
Couvre l'énormité des plages formidables,
Quoi ! l'écume jaillit jusqu'à cette hauteur
Sans retomber liard dans la main du quêteur !
Oh ! si le prêtre enfin pouvait jeter sa serre
Sur la vie, et la prendre à Dieu, son adversaire !
Quel hosanna le jour où la fleur, le buisson,
Le nid, devraient payer au curé leur rançon !
Le jour où l'on pourrait mettre une bonne taxe
Sur l'usage que fait le pôle de son axe,
Chicaner sa caverne au lion, et tricher
L'eau que boit le moineau dans le creux du rocher !

Donc, viatique, psaume et vêpres, scapulaires,
Madones à clouer sur le bec des galères,
La vertu du chrétien, la liberté du juif,
Tout est en magasin et tout a son tarif.

Et les nécessités d'exploits hideux que crée
Cette vente à l'encan de la chose sacrée !
Ces pillages où Rome a plusieurs portions !
Ces envahissements et ces extorsions

D'héritages qu'on vient d'un coup de hache fendre,
Et qui n'ont plus le bras du chef pour les défendre !
Ces fouilles de corbeaux dans le ventre des morts !
Ces guerres où, n'osant s'en prendre aux hommes forts,
Craignant le bras qui frappe et la lance qui blesse,
La couardise appelle au combat la faiblesse !

Quand on a devant soi des barons, la plupart
Bandits bien crénelés et droits sur leur rempart,
Maîtres de quelque place à d'autres usurpée,
Qu'on arrondisse un peu sa terre avec l'épée,
En jouant au plus brave et non pas au plus fin,
Cela n'est pas très bien peut-être, mais enfin
Coup pour coup, le fer bat le fer, cela se passe
Entre ma panoplie et votre carapace,
Nous sommes gens gantés d'acier, bottés d'airain,
À visière féroce, à visage serein,
En guerre ! et nous pouvons nous regarder en face.
Mais qu'on prenne aux petits pour les gros ; mais qu'on fasse
Un apanage à tel ou tel prélat câlin
Avec des biens de veuve ou des biens d'orphelin ;
Mais, au mépris des lois divines et chrétiennes,
Pour doter des frocards et des braillards d'antiennes,
Et des clercs qui, béats, par le vin attendris,
Vous disent : faites maigre ! et mangent des perdrix,
Qu'on pille son douaire à cette pauvre vieille,
Qu'à cet enfant, qui fait un murmure d'abeille

Et qui rit en voyant entrer les assassins,
On vole sa maison et son champ, par les saints !
Je dis que c'est horrible, et toute honte est bue
Autant par qui reçoit que par qui distribue !
Le meurtre vole afin d'acheter le pardon.

Rome est un champ ayant le moine pour chardon ;
Que l'âne de Jésus vienne donc et le broute !

Ces prêtres qui pour ombre ont derrière eux le doute,
Faux, masqués, emmiellant de leur perfide esprit
Le bord du vase au fond duquel le démon rit,
Traîtres du ciel, à qui l'opprobre profitable
Donne bon feu, bon lit, bon gîte et bonne table,
Ah ! ces larrons sacrés, malheur sur eux, malheur !

Oh ! que j'aime bien mieux le simple et franc voleur !
Des fauves attentats sauvage cénobite,
Il a l'ombre pour antre et pour cloître ; il habite
Les déserts, les halliers creusés en entonnoirs,
Le derrière des murs croulants, les recoins noirs
Des palais qu'on bâtit, où, la nuit, dans les pierres
On entend le choc brusque et fuyant des rapières ;

Ce brigand a du sang au front, mais pas de fard ;
Il est âpre et hideux, mais il n'est point cafard,
Mais il ne se met pas un surplis sur le râble,
Mais il risque du moins sa peau, le misérable !
Le seigneur est la grille et le prêtre est la dent.

C'est grâce à tout cela que, la débauche aidant,
L'horreur est installée en nos tours féodales.

Ah ! crimes, deuils, banquets, prêtres, femmes, scandales !
Rire et foudre mêlant leurs funèbres éclats !
Nous frissonnons de voir tout ce qu'on voit, hélas,
Dans ces vaillants manoirs si glorieux naguères,
Quand, vieux aigles blanchis, et vieux faucons des guerres,
Par les brèches que fit le glaive, nous plongeons
Nos yeux dans la noirceur lugubre des donjons !

                                *


Le soleil déclinait ; de leurs piques bourrues
Les soldats refoulaient le peuple au coin des rues ;
Les prêtres chuchotaient près du trône rangés.
— J'ai faim, dit Elciis. L'empereur dit : Mangez.</

poem>


===II. LE DEUXIÈME JOUR - ROIS ET PEUPLES===
<poem>
Vous êtes plusieurs rois ici, j'en suis bien aise.
Donc on peut vous parler en face. Toi, Farnèse,
Rends-nous compte de Parme ; et toi, duc Avellan,
De Montferrat ; et toi, Visconti, de Milan.
Vous avez ces pays ; qu'est-ce que vous en faites ?
L'Italie est heureuse et voit de belles fêtes !
Le duc Sforce est un sbire ; il faudrait qu'on plongeât,
Pour trouver son pareil, plus bas que le goujat ;
Voulez-vous des bandits ? Guiscard vous en procure ;
Strongoni, qui mourut d'une manière obscure
L'an passé, n'avait pas vécu très clairement ;

Craignez Foulque après boire, Alde après un serment ;
Squillaci roue et pend ; Malaspina s'adonne
À mêler la jusquiame avec la belladone ;
Le soir voit arriver joyeux à son festin
Des gens que voit mourir l'œil pâle du matin.
Si Pandolfe a trouvé quelque part sa patente
De général, pardieu, ce n'est pas dans la tente.
Sixte étrangla Thomond ; Urbin extermina
Montecchi ; le vieux Côme égorgea Gravina ;
Ezzelin est faussaire, Ottobon est bigame ;
Litta fait poignarder dans un bal à Bergame
Bernard Tumapailler, comte de Fezensac ;
Jean massacre Borso ; Pons dérobe le sac
Que Boccanegre avait laissé dans sa gondole ;
Bonacossi sanglant rase la Mirandole ;
Et quant à monsieur d'Este, ah ! tous vos généraux
L'admirent ; quel vainqueur ! L'an passé, ce héros,
Avec force soudards levant la pertuisane,
Partit pour conquérir la marche trévisane ;
On battait du tambour, on jouait du hautbois ;
Un gros de paysans l'attaque au coin d'un bois,
L'armée au premier choc plie, et ce guerrier rare
Prit la fuite, et revint en chemise à Ferrare
Après avoir été volé dans le chemin.
Guy tue Alphonse afin d'être comte romain ;
Le duc Fosdinovo vend Nice au barbaresque ;

Spinetta se fait peindre ayant, dans une fresque,
Un crâne entre les dents comme un singe une noix ;
Fiesque empoisonne Azzo, c'est le mode génois ;
De par l'assassinat Sapandus est exarque ;
Cibo, pour traverser le lac Fucin, embarque
Trois enfants, dont il doit hériter, ses neveux,
Sur un bateau doré qu'il suit de tous ses vœux,
Et qui les noie, étant fait de planches trop minces.
Mais expliquons-nous donc, vous nommez ça des princes !
Un tas de scélérats et de coupe-jarrets !
La justice en leur nom prononce des arrêts ;
On les appelle grands, nobles, sérénissimes ;
Ils sont comme des feux allumés sur des cimes ;
Augustes marauds ! gueux de l'honneur trafiquant.
Drôles que frapperaient, à l'autel comme au camp,
Au nom du chaste glaive, au nom du temple vierge,
Ulysse de son sceptre et Jésus de sa verge !

Si vous vous êtes mis dans l'esprit qu'en ayant
Plus d'infamie, on est un roi plus flamboyant,
Si vous vous figurez vos races rajeunies
Par vos férocités et vos ignominies,
Rois, je vous le redis, vous vous trompez ; l'erreur,
C'est de croire qu'un nom peut grandir par l'horreur,
La fraude et les forfaits accumulés sans cesse.

Une augmentation de honte et de bassesse,
D'ombre et de déshonneur n'accroît pas les maisons ;
La fange n'a jamais redoré les blasons.
Ah ! deuil sans borne après les prouesses sans nombre !
Vous faites du passé votre piédestal sombre ;
Sur les grands siècles morts sans tache et sans défaut
Vous montez, pour porter votre honte plus haut !
Vous semblez avec eux avoir fait la gageure
D'égaler leur lumière et leur lustre en injure,
Et de ne pas laisser à leur vieille fierté
Une splendeur sans mettre un opprobre à côté ;
Et vous avez le prix dans cette affreuse joute
Où votre abjection à leur gloire s'ajoute !

Ô Dieu qui m'entendez, ces hommes sont hideux,
Certe, ils sont étonnés de nous comme nous d'eux.
Avez-vous fait erreur ? et que faut-il qu'on pense ?
À qui le châtiment ? à qui la récompense ?
Quelle nuit ! N'est-ce pas le plus dur des affronts
Que nous les preux ayions pour fils eux, les poltrons !
Et qu'abjects et rompant les anciens équilibres,
Eux les tyrans, soient nés de nous, les hommes libres ;
Si bien que l'honnête homme est chargé du maudit
Et que le juste doit répondre du bandit !
Qu'ont-ils fait pour porter des noms comme les nôtres ?
Par quel fil pouvons-nous tenir les uns aux autres,
Dieu puissant ! et comment avons-nous mérité

Eux, ces pères, et nous, cette postérité ?
Ah ! le siècle difforme et funeste où nous sommes,
En étalant, auprès des tombes, de tels hommes,
Si lâches, si méchants, si noirs, que j'en frémis,
Offense la pudeur des aïeux endormis.

Le vent à son gré roule et tord la banderole.
Je n'avais pas dessein quand j'ai pris la parole
De dire tout cela, mais c'est dit, et c'est bon.
Rois, je sens sur ma lèvre errer l'ardent charbon ;
À moi simple, il me vient en parlant des idées ;
La patrie et la nuit sur moi sont accoudées
Et toute l'Italie en mon âme descend.
Je sens mon sombre esprit comme un flot grossissant.
Dieu sans doute a voulu, sire, que votre altesse
Vît l'indignation qui sort de la tristesse.
Je sais que par instants le public devient froid
Pour le bien et le mal, pour le crime et le droit,
Le comble de la chute étant l'indifférence ;
On vit, l'abjection n'est plus une souffrance ;
On regarde avancer sur le même cadran
Sa propre ignominie et l'orgueil du tyran ;
L'affront ne pèse plus ; et même on le déclare.
À ces époques-là de sa honte on se pare ;
Temps hideux où la joue est rose du soufflet.

La jeunesse a perdu l'élan qui la gonflait ;
Le tocsin ne fait plus dresser la sentinelle,
Ce fauve oiseau qui bat les cloches de son aile
Est cloué sur la porte obscure du beffroi ;
Oui, sire, aux mauvais jours, sous quelque méchant roi
Féroce, quoique vil, et, quoique lâche, rude,
Toute une nation se change en solitude ;
L'échine et le bâton semblent être d'accord,
L'un frappe et l'autre accepte ; et le peuple a l'air mort ;
On mange, on boit ; toujours la foule, plus personne ;
Les âmes sont un sol aride où le pied sonne ;
Les foyers sont éteints, les cœurs sont endormis ;
Rois, voyant ce sommeil, on se croit tout permis.
Ah ! la tourbe est ignoble et l'élite est indigne.
De l'avilissement l'homme porte le signe.
L'air tiède et mou, le temps qui passe, la gaîté,
Les chants, l'oubli des morts, tout est complicité ;
Tous sont traîtres à tous, et la foule se rue
À traîner les vaincus par les pieds dans la rue ;
Le silence est au fond de tout le bruit qu'on fait ;
On est prêt à baiser Satan s'il triomphait ;
Le mal qui réussit devient digne d'estime ;
L'applaudissement suit, la chaîne au cou, le crime,
Que la libre huée a d'abord précédé ;
On voit — car le malheur lui-même dégradé
Abdique la colère et se couche et se vautre,
Dans l'espoir d'avoir part au pillage d'un autre —
Les extorqués faisant cortége aux extorqueurs.

Pas une résistance illustre dans les cœurs !
La tyrannie altière, atroce, inexorable,
Est le vaste échafaud de l'homme misérable ;
Le maître est le gibet, les flatteurs sont les clous.
Mangé de la vermine ou dévoré des loups,
Tel est le sort du peuple ; il faut qu'il s'y résigne.
Des vautours, des corbeaux. Mais où donc est le cygne ?
Où donc est la colombe ? où donc est l'alcyon ?
Quand on n'est pas Tibère, on est Trimalcion.
L'un rampe, lèche et rit pendant que l'autre opprime,
Sombre histoire ! le vice est le fumier du crime ;
Les hommes sont bassesse ou bien férocité ;
Meurtre dans le palais, fange dans la cité ;
Le tyran est doublé du valet ; et le monde
Va de l'antre du fauve à l'auge de l'immonde.

Tout ce que je dis là vous fait l'esprit content ;
C'est votre joie, ô rois, mais écoutez pourtant.

Rois, qu'une seule voix proteste, elle réveille
Au fond de ce silence une sinistre oreille
Et fait rouvrir un œil terrible en cette nuit ;
Prenez garde à celui qui fait le premier bruit ;
Un seul passant sévère et ferme déconcerte
Dans son abjection l'immensité déserte ;
Un vivant n'a qu'à dire aux cadavres un mot,

Et l'ossuaire va se lever en sursaut.
Princes, aussi longtemps qu'on croit le ciel compère,
On se tait ; tant qu'on voit le tyran qui prospère
Et le lâche succès qui le suit comme un chien,
C'est bon ; tant que le mal qu'il fait se porte bien,
Sa personne est un dogme et son règne est un culte.
Un beau jour, brusquement, catastrophe, tumulte,
Tout croule et se disperse, et dans l'ombre, les cris,
L'horreur, tout disparaît ; et, quant à moi, je ris
De ceux qu'ébahiraient ces chutes de tonnerre.

Pisistrate, Manfred, Hippias, Foulques-Nerre,
Hatto du Rhin, Jean deux, le pire des dauphins,
Macrin, Vitellius, ont fait de sombres fins ;
Rois, ce ne sont point là des choses que j'invente ;
C'est de l'histoire. On peut régner par l'épouvante
Et la fraude, assisté de tel prêtre moqueur
Et fourbe, à qui les vers mangent déjà le cœur,
On peut courber les grands, fouler la basse classe ;
Mais à la fin quelqu'un dans la foule se lasse,
Et l'ombre soudain s'ouvre, et de quelque manteau
Sort un poing qui se crispe et qui tient un couteau.
Vous dites : — Devant moi tout fléchit et recule ;
Moi, je viens de Turnus ; moi je descends d'Hercule ;
J'ai le respect de tous, étant né radieux
Et fils de ces héros qui touchaient presque aux dieux. —
Ne vous fiez pas trop à vos grands noms, mes maîtres ;

Car vous seriez frappés, quels que soient vos ancêtres,
Eussiez-vous sur le front l'étoile Aldebaran.
On s'inquiète peu des aïeux d'un tyran,
Du Chéréas quelconque on applaudit l'audace,
Qu'Aurélien soit noble ou bourgeois, qu'il soit dace
Ou hongrois, ce n'est pas ce que je veux savoir ;
Mais il fut dur et sombre, et, quant au vengeur noir
Qui rejette au tombeau cette âme ensanglantée,
Que ce soit Mucapor ou que ce soit Mnesthée,
Qu'importe ? Un tyran tombe, un despote est détruit,
Je n'en demande pas davantage à la nuit.

Ces meurtres-là sont grands ; Brutus en est la marque ;
Chion, Léonidas en poignardant Cléarque,
Ont montré qu'ils étaient disciples de Platon ;
Harmodius n'avait point de poil au menton
Quand il dit : je tuerai le tyran ; il le tue ;
Et la Grèce lui fait dresser une statue
Qui tenait à la main une épée et des fleurs.
On peut frapper le roi qui vit de vos malheurs,
L'usurpateur armé de forfaits et de ruses ;
C'était l'opinion des grecs amants des muses,
Peuple si délicat que, sous ces nobles cieux,
Les orfèvres, sculpteurs des métaux précieux,
Moulaient les coupes d'or sur la gorge des femmes.

Ainsi furent punis certains hommes infâmes,
Car on n'épargne point qui n'a rien épargné ;
Et l'histoire les suit d'un regard indigné.

Moi, je ne juge pas ces justices sinistres ;
Je les vois, je n'ai point la garde des registres
Ni la revision des arrêts ; je n'ai pas
De signature à mettre au bas de ces trépas ;
C'est la chose de Dieu, non la mienne ; l'affaire
Le regarde, et non moi, vieux néant de la guerre,
Spectre qui vais traînant mes pas estropiés,
Et qui sens des douleurs sous la plante des pieds ;
Après tout, je ne suis ni mage ni prophète ;
Et que la volonté du ciel profond soit faite !
Rois, je n'apporte ici que l'avertissement.

Ô princes, vous pouvez crouler subitement.
Vous avez beau compter sur vos soldats horribles ;
Les comètes aussi sont fortes et terribles,
Elles vont à l'assaut du soleil rayonnant,
Elles font peur au ciel ; mais Dieu, rien qu'en tournant
Son doigt mystérieux vers les nuits scélérates,
Fait dans l'océan noir fuir ces astres pirates.


Le pas des lansquenets sonnait sur les pavés.
— J'ai soif, dit Elciis. L'empereur dit : Buvez.</

poem>


===III. LE TROISIÈME JOUR - LES CATASTROPHES===
<poem>
L'éternité n'est point dans vos apothéoses ;
Et Dieu ne l'a donnée à rien, pas même aux roses.
Le temps que vous avez n'est pas illimité.
Un jour vient, tout se paie ; et la calamité,
Qui sortit si souvent de vos palais, y rentre.
La foule alors, autour du maître dans son antre,
Bouillonne et s'enfle ; on voit les pauvres demi-nus
Rugir, humbles hier, brusquement devenus
Plus hagards que les huns et que les massagètes.
Ah ! les reines — je plains les femmes — sont sujettes
Aux cheveux blanchissant dans une seule nuit.

L'incendie au sommet des tours s'épanouit,
Seule utile lueur qui sorte du despote ;
Au-dessus du palais, buisson de flamme, il flotte,
Et, croissant à travers les toits, ouvre au milieu
Ses pétales d'aurore et ses feuilles de feu,
Étant la rose horrible et fauve des décombres.
Vous avez dans vos cœurs ces pressentiments sombres ;
C'est pourquoi, malgré vous, vous êtes pleins d'ennuis.

Qui suis-je maintenant, moi qui parle ? Je suis
Un vieux homme qui va sur la route. On l'arrête.
Entrez ; il parle, il dit son avis sur la fête ;
Rien de plus. Rois, je suis cet horrible inconnu
Qu'on nomme le passant et le premier venu ;
Je suis la grande voix du dehors ; et les choses
Que je dis, et qui font blêmir vos fronts moroses,
Sont celles qu'à vos pieds tout un peuple vivant
Rêve et pense, et qu'emporte au fond des cieux le vent.

Car lorsque je disais que les âmes sont mortes,
Tout à l'heure, et que rien ne remue à vos portes,
Et que la lâcheté publique a fait la paix
Avec votre infamie, ô rois, je me trompais.
Non, Rome vit dans Rome, et l'eau bout dans le vase.
Mais à mon âge on peut broncher dans une phrase ;

Faire erreur sur un mot n'est rien ; l'essentiel
C'est d'être une âme honnête et droite sous le ciel.

Donc, le moment approche où la grappe, étant mûre,
Tombera. L'heure vient. — Mais j'entends qu'on murmure.
Est-ce que par hasard ils ont imaginé
Ces princes, ces bandits compagnons d'un damné,
Ces gangrenés du mal, ces rois en qui suppure
Toute l'abjection de notre époque impure,
Que j'étais un soldat de l'humeur des valets ;
Qu'en me disant : parlez, vous qui passez ! j'allais
Avec la flatterie, immonde et vil dictame,
Panser complaisamment l'ulcère de leur âme ;
Que moi, le vieux pisan, je courberais le front,
Et qu'ils pourraient, étant les malheureux qu'ils sont,
Ce Ranuce, ce Jean, ce Ratbert, cet Alonze,
Faire sucer leur plaie à la bouche de bronze !
Pour adorer Ratbert il faut être Ratbert ;
Pour admirer Ranuce en perfidie expert
Et Jean l'homme du meurtre, il faudrait que je n'eusse
Pas plus de cœur que Jean ni d'âme que Ranuce.

Oh ! laissez-moi cacher mon front sous mon manteau.
Quand me descendra-t-on dans le Campo-Santo,

Avec les trépassés augustes qu'on oublie,
Avec les chevaliers de la vieille Italie,
Loin des vivants, parmi les spectres d'Orcagna !
Pourquoi faut-il qu'à ceux que la guerre épargna
La mort vienne si tard, hélas ! menant en laisse
Ces deux chiens monstrueux, la honte et la vieillesse !

Ah ! jeunes gens ! les ans font plier mes genoux.
Je suis triste jusqu'à la haine devant vous !
Ah ! la décrépitude à l'opprobre ressemble !
Le dedans reste ferme ; hélas, le dehors tremble.
Nous avons beau flétrir ces nouveaux arrivants,
Nous ne pouvons punir ; nous ne sommes vivants
Que juste ce qu'il faut pour endurer l'offense.
Qu'il est dur de rentrer dans la mort par l'enfance !
Ah ! c'est un grand malheur et c'est un grand dépit
D'être encore lion quand le renard glapit,
D'entendre les chacals et les bêtes funèbres
Faire leur fête horrible au milieu des ténèbres,
Et de ne pouvoir pas, étant malade et vieux,
Secouer sa crinière énorme jusqu'aux cieux !
Je vois ce qui s'écroule et je vois ce qui monte,
Ruine de la gloire et croissance de honte,
Et j'ouvre avec regret mes vieux yeux assoupis.
Et si je vais trop loin dans mes discours, tant pis !
Car je n'ai pas le temps de prendre des mesures
Du degré de respect qu'on doit à vos masures,
À

vos tours, à vous, sire, et de la quantité
De mépris qui convient à votre majesté.

Ô misère, pendant que tout entiers vous êtes
Aux plaisirs, aux chansons, aux bals, aux coupe-têtes,
Aux meurtres, aux festins abjects, aux jeux brutaux,
Aux piéges qu'on se tend de châteaux à châteaux,
Ceux-ci pillant ceux-là, ceux-là tondant les autres,
Les plus sanglants disant tout bas des patenôtres,
Sournois, ayant toujours votre ami pour danger ;
Pendant que vous passez votre temps à manger,
À vous soûler de vin et d'horreurs inconnues,
Regardant l'impudeur des femmes presque nues,
Contemplant aux miroirs vos malsaines pâleurs,
Vous parfumant de musc, vous couronnant de fleurs,
Et des gens que j'ai dit grossissant les prébendes,
Hélas ! les sarrasins du Fraxinet, par bandes,
Infestent la Provence et le bas Dauphiné ;
Humbert, dauphin de Vienne, est chez lui confiné ;
Personne ne défend la marche occidentale
Où la cavalerie espagnole s'installe,
Et je ne sache pas qu'un comte ou qu'un marquis
S'en montre curieux et qu'on se soit enquis
De quels Guadalquivirs et de quelles Navarres
Sortent ces catalans et ces almogavares.
Partout l'étranger vient et de Naple aux Grisons
Montre sa pique au bord de nos noirs horizons.

Chocs, alertes, assauts, invasions soudaines ;
Ils viennent de Nubie, ils viennent des Ardennes.
Au duc Welf qui, lassé de ne voir ni vaillant,
Ni prince devant lui, vous regarde en bâillant,
Quel bras opposez-vous, dites ? Quel capitaine
Aux usurpations des tyrans d'Aquitaine ?
Une maille de moins défait tout le tricot ;
Vous n'avez plus le Var, vous n'avez plus l'Escaut.
Chaque passant arrache au vieux temple une brique.
Abraham, empereur des maures en Afrique,
Laissant derrière lui les royaumes penchés
Et saignants, et les champs de cadavres jonchés,
Approche, et le voilà qui touche à l'Italie ;
Nos murs, dont le drapeau frissonnant se replie,
Chancellent, et déjà sur leur morne blancheur
Nous pouvons voir grandir l'ombre de ce faucheur.
Du sud accourt le nègre, et du nord vient le singe ;
Les huns sortent velus des forêts de Thuringe ;
Le spectre d'Alaric rôde et sonne du cor ;
Les vieilles nations vandales sont encor
À nos portes, grinçant les dents et hurlant toutes,
Dans la Souabe, pays fauve et qui n'a pour routes
Que des sentiers perdus dans le sombre des bois.
L'empereur grec pâlit dans Byzance aux abois ;
Son armée est sans duc, sa flotte est sans drungaire ;
Pas d'hommes, pas d'argent ; comment faire la guerre ?
Toute la chrétienté le laisse sans appui ;
Ce livide Andronic, entre les turcs et lui,

N'a plus qu'un bras de mer de deux milles de large ;
Ce césar plie au poids du monde qui le charge ;
Du toit de son palais, il voit à l'orient
Les barbares tirer leurs sabres en riant ;
Son fils, Kyr Michaël, craint de livrer bataille.

Ici, quels chefs a-t-on ? qui ? de la valetaille.
Car vous n'obéissez qu'à plus petit que vous ;
Vous avez l'orgueil bas ayant le cœur jaloux.
Princes, l'infirmité de ce croulant empire,
C'est que toujours le moindre est choisi par le pire ;
Le cul-de-jatte est duc dans le camp des goîtreux.
Quant aux moines à casque, ils se battent entre eux,
Au lieu de s'occuper de notre délivrance.
Villiers de l'Ile-Adam, de la langue de France,
Guerroie Ugoccion, grand maître des portiers.
Une gorgone sort de tous ces bénitiers ;
Et le pape à servir des messes utilise
Azon cinq, général des troupes de l'église.
Le peu qui nous restait des bons vieux généraux
Meurt de votre dédain aidé de vos bourreaux ;
On oublie à Final don Fabrice, on expulse
Roger, on met au ban de l'empire Trivulce ;
Et l'ennemi s'avance, et vous n'avez plus là
Bélisaire pour faire échec à Totila.


Tout le vieux fer romain n'est plus que de la rouille.

Deux femmes autrefois qui filaient leur quenouille,
Voyant que l'étranger enjambait le fossé,
Ont crié : guerre ! et pris la pique, et l'ont chassé ;
Ces deux femmes, c'étaient, autant qu'il m'en souvienne,
Auxilia de Nice, et Mahaud d'Albon-Vienne.
Fils de ces femmes-là qui battaient vos vainqueurs,
Vous avez hérité des fuseaux, non des cœurs.

Déserteurs du pays, oppresseurs de l'empire,
Le peuple est stupéfait et ne sait plus que dire
Dans le saisissement de votre lâcheté.
Que reste-t-il du ciel, rois, le soleil ôté,
Et de la terre, hélas ! l'Italie éclipsée ?

Voilà. Je vous ai dit à peu près ma pensée.

                                  *


Elciis s'arrêtant, car le jour était chaud,
Dit : Je voudrais dormir. L'empereur dit : Bientôt.</

poem>


===IV. LE QUATRIÈME JOUR - DIEU===
<poem>
Le maître est insensé de peser ce qu'il pèse,
Et, parce qu'on se tait, de croire qu'on s'apaise.

Princes, sachez-le bien. Les hommes d'autrefois
Valaient mieux paysans que vous ne valez rois ;
La clarté de leurs yeux gêne vos regards traîtres.

Leurs pieds font en marchant un bruit de pas d'ancêtres.
Quand, survenant du fond du vieil honneur lointain,
Un d'eux entre chez vous à l'heure du festin,
Il sent frémir autour de ses talons sévères
Le tremblement des cœurs, des glaives, et des verres.

Oui, vous êtes les nains d'un temps chétif et laid ;
Que le plus grand de vous mette mon gantelet,
Je gage que son poing entrera dans le pouce.
Au rebours de l'honneur le vil instinct vous pousse.

Nous sommes les vaillants ; vous, vos morts même ont peur ;
L'angoisse d'un cœur faux et d'un esprit trompeur
Fait grelotter vos os ; si bien que nos natures
Se distinguent encor jusqu'en nos pourritures ;
Vous êtes les petits et nous sommes les bons ;
Et lorsque vous tombez, et lorsque nous tombons,
La mort montre, parmi les broussailles farouches,
Nos cadavres aux loups, et les vôtres aux mouches.


Les signes de ce temps, les voici : des clairons,
Des femmes dans les camps, des plumes sur les fronts,
Des carnavals durant la moitié de l'année,
Une jeunesse folle au plaisir acharnée,
Joyeuse ; et la rougeur sinistre des vieillards.

Quand deux pères rôdant le soir dans les brouillards
Se rencontrent non loin de vos éclats de rire,
Ils passent sans lever les yeux et sans rien dire.

Spectacle ténébreux qu'un peuple décroissant !
Même quand tous sont là, l'on sent quelqu'un d'absent ;
C'est l'âme, c'est l'esprit sacré, c'est la patrie.
Une foule avilie, une race flétrie
Perd sa lumière ainsi qu'un bois mort perd sa fleur.
Que ce soit l'Italie ajoute à ma douleur.
La chose est surprenante et triste que des traîtres,
Des coquins, généraux de moines et de reîtres,
Puissent rapetisser lentement dans leur main
Un peuple, quand ce peuple est le peuple romain.
En lisant aux enfants l'histoire d'Agricole
Ou de Cincinnatus, les vieux maîtres d'école
S'arrêtent et n'ont pas la force d'achever.

Hélas, on voit encor les astres se lever,
L'aube sur l'Apennin jeter sa clarté douce,
L'oiseau faire son nid avec les brins de mousse,
La mer battre les rocs dans ses flux et reflux,
Mais la grandeur des cœurs c'est ce qu'on ne voit plus.

Ne croyez pas pourtant que je me décourage.
Je ne fais pas ici le bruit d'un vent d'orage
Pour n'aboutir qu'au doute et qu'à l'accablement.
Non, je vous le redis, sire, le grand dormant
S'éveillera ; non, non, Dieu n'est pas mort, ô princes.
Le peuple ramassant ses tronçons, ses provinces,
Tous ses morceaux coupés par vous, pâle, effrayant,
Se dressera, le front dans la nuée, ayant
Des jaillissements d'aube aux cils de ses paupières ;
Tout luira ; le tocsin sonnera dans les pierres ;
Tout frémira, du cap d'Otrante au mont Ventoux ;
L'Italie, ô tyrans, sortira de vous tous.
De votre monstrueuse et cynique mêlée
Elle s'évadera, la belle échevelée,
En poussant jusqu'au ciel ce cri : la liberté !
Le vieil honneur tient bon et n'a pas déserté.
Pour ouvrir dans la honte ou la roche une issue,
Il suffit d'un coup d'âme ou d'un coup de massue.


Tous les peuples sont vrais, même les plus niés.
Vous vous tromperiez fort si vous imaginiez
Que Dieu permet aux rois, conseillés par le prêtre,
D'éteindre la lumière auguste, et qu'il peut être
Au pouvoir de quelque homme ici-bas que ce soit
De le vaincre, et d'aller aux cieux tuer le droit.

Régnez, frappez, soyez mauvais, faites des fautes,
Faites des crimes, soit ; il est des lois très hautes.
Les flots sont doute, erreur, trouble ; le fond est sûr.

Sachez-le, rois d'en bas, pour que ce globe obscur,
Création fatale et sainte, rayonnante,
Puis lugubre, et de tant de souffles frissonnante,
Ne soit pas, dans l'horreur de l'abîme ignoré,
Comme un sombre navire errant désemparé,
Rois, afin que la vie, et l'être, et la nature,
Restent et n'aillent pas se perdre à l'aventure
Dans le morne océan du mystère inconnu,
Par quatre chaînes d'or le monde est retenu ;
Ces chaînes sont : Raison, Foi, Vérité, Justice ;
Et l'homme, en attendant que la mort l'engloutisse,

Pèse sur l'infini, sur Dieu, sur l'univers,
Et s'agite, et s'efforce, orageux, noir, pervers,
Avec ses passions folles ou criminelles,
Sans pouvoir arracher ces ancres éternelles ?

                               *


Les yeux sous les sourcils, l'empereur très clément
Et très noble écouta l'homme patiemment,
Et consulta des yeux les rois ; puis il fit signe
Au bourreau, qui saisit la hache.

                                                  — J'en suis digne,
Dit le vieillard, c'est bien, et cette fin me plaît. —
Et calme il rabattit de ses mains son collet,
Se tourna vers la hache, et dit : — Je te salue.
Maîtres, je ne suis point de la taille voulue,
Et vous avez raison. Vous, princes et vous, roi,
J'ai la tête de plus que vous, ôtez-la-moi.