Les Quatre Vents de l’esprit/Le Livre satirique/Ils sont toujours là



XLIII

ILS SONT TOUJOURS LÀ.


 
Baal n’est pas tombé ; son temple,
Antre du vieux crime immortel,
Rayonne ; et Baal se contemple
Et s’adore assis sur l’autel ;
Il triomphe ; il a dans sa crypte
La vieille Inde et la vieille Égypte ;
Baal resplendit au milieu
Entre l’idole et la momie ;
Et la sombre terre endormie
Rêve que ce monstre est son dieu.

Les deux frères de la géhenne,
Phalaris et Torquemada,
Attisent avec de la haine
L’âtre où le bœuf d’airain gronda ;
Tous deux, l’un est roi, l’autre est prêtre,
Chantent ; comme le chien son maître
La fournaise vient les lécher ;
Et pour ce front, et pour cette âme,
Un panache sort de la flamme,
Une mitre sort du bûcher.

Nemrod vit, et près d’eux flamboie ;
Il éclabousse leur brasier ;
Il étale l’horrible joie
De la trompette et de l’acier ;
Il va, splendide, affreux, sonore ;
Il frappe, il tue ; et l’on ignore,
Quand sur eux le regard descend,
Si la flamme, hydre aux sombres ailes,
Crache sur Dieu plus d’étincelles
Que le fer de gouttes de sang.


Midas, docteur, est dans sa chaire ;
Sur le champ, sur l’être hébété,
Il souffle la nuit, la jachère,
Le sommeil, l’imbécillité ;
Près de lui, pendant qu’il enseigne,
Un géant aveugle qui saigne
Suit à tâtons un noir chemin ;
Car l’ombre étouffe l’espérance,
Car dans ses deux mains l’ignorance
Tient les deux yeux du genre humain.

Cham est vivant, le fils infâme ;
Il brille, il est jeune, il est beau ;
Il noie aux débauches son âme ;
Il rit de son père au tombeau ;
Il n’a même plus de mémoire ;
Un flot sourd croît dans la nuit noire,
Il n’en sait rien ; et sans ennui,
Sans peur, sans chercher de refuge,
Il entend le bruit du déluge
Qui remonte derrière lui.

Judas n’est pas mort ; il trafique ;
Il travaille aux pièges tendus ;
Il est le marchand magnifique
Des Christs livrés, des dieux vendus ;
Sa drachme est un astre ; il partage
Son âme avec Londre et Carthage ;
Judas domine les vivants ;
Debout sur la terre, heureux, blême,
Fier, les mains pleines d’or, il sème
De la trahison dans les vents.

Dracon, juge, emploie au supplice
Du divin esprit Légion
Quatre forces saintes, Justice,

Famille, Ordre, Religion ;
Sous son fouet la Vérité râle ;
Il torture cet ange pâle
Sur l’horrible échafaud vermeil,
Et, front d’airain et cœur de pierre,
Fait écarteler la Lumière
Aux quatre chevaux du soleil !

Messaline n’est pas levée ;
Elle est toujours là dans son lit ;
C’est à peine, la réprouvée,
Si, quand vient l’aube, elle pâlit ;
Toujours belle, calme, effrontée,
Elle éclate d’un rire athée
Sans pudeur, sans peur, sans ennui ;
La prostituée éternelle
A changé de nom et s’appelle
Conscience Humaine aujourd’hui.

Le vieux Caïn, aïeul prospère,
S’est fait un trône de l’affront ;
Les crimes lui disent : mon père !
Il baise les vices au front.
Il rit de voir partout le glaive
Et, sur toutes les croix qu’élève
À tous ses étages Babel,
Aux gibets qu’on hait ou révère,
À Montfaucon comme au Calvaire,
L’immense cadavre d’Abel.

Ils sont libres, joyeux, superbes ;
Les vils chantent les meurtriers ;
Tous ont les mains pleines de gerbes,
De fleurs, de rayons, de lauriers ;
Qui ne voit qu’eux cesse de croire ;
Toute la honte est de la gloire ;
Et c’est Dieu qui semble puni ;

Sous le firmament qui s’effare,
Ils passent, comme la fanfare
Du néant devant l’infini.

À l’autre extrémité du monde,
Satan, le sinistre oublié,
Satan, le responsable immonde,
Seul, farouche et triste, est lié ;
Au-dessus de ses fils sans nombre,
Satan rêve, adossé dans l’ombre
Au poteau de l’immensité ;
Et, debout sous les cieux funèbres,
Il a ce masque, les Ténèbres,
Et ce carcan, l’Éternité.


28 avril 1875.