Les Quatre Vents de l’esprit/Le Livre satirique/Deux Voix dans le ciel



DEUX VOIX DANS LE CIEL.


ZÉNITH. — NADIR.


ZÉNITH.

Je suis le haut.

NADIR.

Je suis le haut. Je suis le bas.

ZÉNITH.

Je suis le haut. Je suis le bas. J’aime.

NADIR.

Je suis le haut. Je suis le bas. J’aime. Je ris.

ZÉNITH.

Par l’éblouissement les cœurs sont attendris.
Adorer, c’est aimer en admirant. Ô cimes !
Que le soleil est beau sur les sommets sublimes !

NADIR.

Le dessous est charmant.

ZÉNITH.

Le dessous est charmant. Ô Paris !

NADIR.

Le dessous est charmant. Ô Paris ! Ô Paris !

ZÉNITH.

J’aperçois les cerveaux, les têtes, les esprits,
Les vastes fronts, foyers où rayonnent les âmes.

NADIR.

Je m’amuse. Je vois le vrai côté des femmes.

ZÉNITH.

Joie immense ! savoir ! sonder ! voir jusqu’au fond
Ce que rêvent les forts, ce que les sages font !
Ô grands cœurs des héros !

NADIR.

Ô grands cœurs des héros ! Petits pieds de Suzette !

ZÉNITH.

Je lis le livre écrit par Dieu.

NADIR.

Je lis le livre écrit par Dieu. Moi, la gazette
Que le diable griffonne au verso.

ZÉNITH.

Que le diable griffonne au verso. Croire est doux.
Marchez les yeux au ciel !

NADIR.

Marchez les yeux au ciel ! Pour tomber dans les trous.

ZÉNITH.

Cherchez les grands travaux et les grandes études,
Vivez pensifs ! plongez votre âme aux solitudes !
Allez ! Vous reviendrez meilleurs.

NADIR.

Allez ! Vous reviendrez meilleurs. Et fort maigris.

ZÉNITH.

Vivants ! enivrez-vous d’extases !

NADIR.

Vivants ! enivrez-vous d’extases ! Soyez gris.

ZÉNITH.

Pensez !

NADIR.

Pensez ! Buvez, mangez, faites-vous de gros ventres.

ZÉNITH.

Chantez, oiseaux ; lions, rugissez dans vos antres ;
Vents, soufflez ; gonflez-vous, ô mers ; frémis, forêt ;
Prie, Adam ! — Le soleil se lève. Dieu paraît !

NADIR.

Crois-tu ?

ZÉNITH.

Crois-tu ? Création, salut !

NADIR.

Crois-tu ? Création, salut ! Triste machine !

ZÉNITH.

Gloire à Dieu !

NADIR.

Gloire à Dieu ! Peuh !

ZÉNITH.

Gloire à Dieu ! Peuh ! Salut, ô France !

NADIR.

Gloire à Dieu ! Peuh ! Salut, ô France ! Bonjour, Chine.

ZÉNITH.

Venez, lutteurs saignants ! venez, grands hommes las !
Dante avec Béatrix, Voltaire avec Calas !

NADIR.

Tiens ! Il laisse tomber par terre la Pucelle !

ZÉNITH.

Shakspeare, resplendis ; Rabelais, étincelle ;
Byron, montre ton front !

NADIR.

Byron, montre ton front ! Et cache ton pied-bot.

ZÉNITH.

Christ naît. J’entends un bruit de harpe.

NADIR.

Christ naît. J’entends un bruit de harpe. Et de rabot.

ZÉNITH.

Son père est roi.

NADIR.

Son père est roi. Son père est charpentier.

ZÉNITH.

Son père est roi. Son père est charpentier. Ô psaumes !
Ô David !

NADIR.

Ô David ! Ô Joseph ! Ô scie !

ZÉNITH.

Ô David ! Ô Joseph ! Ô scie ! Où sont les chaumes
Est la paix. Le hameau m’attire.

NADIR.

Est la paix. Le hameau m’attire. Allons-nous-en.

ZÉNITH.

Aime le villageois.

NADIR.

Aime le villageois. Mais crains le paysan.

ZÉNITH.

J’ai l’œil sur les hauts lieux où s’allume une gloire,
Où César a gagné sa plus grande victoire,
Où Juvénal farouche a fait son plus beau vers.
Je le sais, moi. Je vois l’endroit.

NADIR.

Je le sais, moi. Je vois l’endroit. Je vois l’envers.

ZÉNITH.

Athène ! ô murs sacrés ! beauté ! chefs-d’œuvre ! exemples !
Strophes du statuaire écrites sur les temples !
Michel-Ange, à genoux tu les étudias.
Raphaël effaré contemple Phidias ;
Les profonds bas-reliefs, pleins d’une vie étrange,
Devant le demi-dieu font frissonner l’archange.
Ô sourire éternel des frontons dans l’azur !
Sous ce mur immortel qu’a ciselé l’art pur,
Les générations comme des fleuves roulent ;
Turcs et vénitiens et bavarois s’écoulent ;
Les siècles, bûcherons qui s’acharnent en vain,
Comparent, convoqués par le sculpteur divin
Devant le Parthénon mutilé comme un arbre,
L’humanité d’argile à l’olympe de marbre.
Salut à Phidias !

NADIR.

Salut à Phidias ! Bonsoir à lord Elgin !

ZÉNITH.

Justes, buvez l’absinthe.

NADIR.

Justes, buvez l’absinthe. Absinthe, vin et gin.
Riches, l’orchestre chante et les gorges sont nues ;
Le parc bleuâtre et frais livre ses avenues ;
Les lustres d’or, mêlés d’amours et de griffons,
Pendent, buissons de flamme, à l’anneau des plafonds ;
Dansez dans le salon et soupez dans la serre ;
Vous, les pauvres, les gueux, brutes de la misère,
Soûlez-vous dans un bouge à la lueur des suifs !

ZÉNITH.

Je regarde voler les aigles.

NADIR.

Je regarde voler les aigles. Moi, les juifs.

ZÉNITH.

Morus meurt pour la loi ; Caton, pour la patrie.

NADIR.

La lâche multitude obéit, tremble et crie.
Le cri monte de ceux sur qui l’on marche à ceux
Sur qui l’on frappe : serfs, moujiks, fellahs crasseux,
Esclaves. Les pavés se plaignent aux enclumes.

ZÉNITH.

Que de couronnes d’or, que de chapeaux à plumes
Sur des fronts criminels !

NADIR.

Sur des fronts criminels ! Quels gros clous aux souliers
De l’honnête homme !

ZÉNITH.

De l’honnête homme ! Ô bons, vous êtes les piliers
Du ciel mystérieux où gravitent les mondes !
La raison de tout sort de vos âmes profondes.
Sans vous tout serait sombre et tout serait obscur.
La justice sacrée, et qui remplit l’azur,
Commence à l’honnête homme et finit aux étoiles.
Les justes méconnus rayonnent sous leurs voiles ;
Comme le ciel, ils ont en eux l’immensité,
Et, s’il est la lumière, ils sont la vérité.

NADIR.

Buvons !

ZÉNITH.

Buvons ! Gloire au soleil !

NADIR.

Buvons ! Gloire au soleil ! Il rit de la nature.
Tous les échantillons d’esprit et de stature
Sont égaux et pareils devant ce bec de gaz,
Depuis Petit Poucet jusqu’à Micromégas !

ZÉNITH.

Pudeur ! le lys t’adore et le ramier candide
T’aime, et l’aube te rit, virginité splendide,
Neige où se posera le pied blanc de l’amour.

NADIR.

À bas la vierge ! à bas le lys ! à bas le jour !
Toute blancheur est fade et bête.

ZÉNITH.

Toute blancheur est fade et bête. Tais-toi, nègre !

NADIR.

Est-ce ma faute, à moi ? L’ange ! tu deviens aigre.
Le nez en l’air, au fond de toute chose assis,
Où tu vois des géants, je vois des raccourcis.
Ce que tu vois monter, moi, je le vois descendre.
Tu vois la flamme aux fronts, je vois aux pieds la cendre.
Tout tient à la façon dont nous sommes placés.

ZÉNITH.

Le bleu matin dorait l’herbe dans les fossés ;
Les froids tombeaux, devant le porche de l’église,
Dormaient. Au coin du bois Pierre rencontra Lise,
Et lui dit : — Viens. — Où donc ? — Au bois. — Je ne veux pas.
Les moissonneurs prenaient à l’ombre leur repas ;
Les gais pinsons jouaient sur les pierres des tombes.
— Oh ! là-bas, sur ce toit, vois toutes ces colombes !
Dit-elle ; et Pierre dit : — C’est chez moi qu’on les voit.
Viens les voir. J’ai ma chambre au bord de ce vieux toit.
J’ai chez moi la colombe et sa sœur l’hirondelle.
Tu pourras dans tes mains les prendre. — Vrai ? dit-elle,
Dans mes mains ? — Dans tes mains ! Viens-tu ? — Je n’ose pas.
Le sentier, complaisant ou traître, pas à pas,
Les mena tous les deux, pensifs, vers la chaumière.
Tout le long du chemin Lise avait peur de Pierre.
Pierre dit : — C’est ici. — Dans l’escalier étroit

Leurs souffles se mêlaient. Les colombes du toit,
Les entendant venir, fuirent à tire-d’aile.
— Où donc est la colombe ? où donc est l’hirondelle ?
Dit Lise ; et Pierre dit tout bas : — Ô ma beauté,
Les oiseaux sont partis, mais l’amour est resté.
Des roses emplissaient ce nid d’une odeur d’ambre ;
Elle entra rougissante… —

NADIR.

Elle entra rougissante… — À l’angle de la chambre,
Le vieux Satan riait dans sa barbe de bouc.
Lise en ôtant ses bas chantait l’air de Malbrouck.

ZÉNITH.

Jacque, après son travail, las, brûlé par le hâle,
Rentrait chez lui, son pain sous son bras. Maigre et pâle,
Une femme passait, son enfant à la main.
— Du pain ! cria l’enfant. — La mère dit : — Demain.
L’enfant ploya son front comme l’oiseau son aile.
— Je ne crois pas en Dieu ; mon fils a faim ! dit-elle.
Le pauvre doux enfant dit : — Mère, ce n’est rien. —
Jacques donna son pain. Ô Jacques, tu fis bien.
Pour que la mère croie, il faut que l’enfant mange.

NADIR.

Le mioche était horrible et monstrueux. Cet ange
Louchait ; il ressemblait vaguement à Dupin ;
Et, pendant qu’il mangeait, son nez noyait son pain.

ZÉNITH.

L’œil de chair ment. L’esprit, c’est l’unique prunelle.
Les prophètes muraient leur grotte solennelle,
Et, dans l’ombre engloutis, vivaient dans la clarté.
L’âme ignore la nuit comme la cécité.
L’âme voit à travers les paupières fermées.
Ô pures visions des choses innommées !
Majesté du voyant que l’esprit seul conduit,

Qui n’a plus que son âme ouverte dans la nuit !
Milton était aveugle.

NADIR.

Milton était aveugle. Et Camoëns fut borgne.

ZÉNITH.

Ô Dieu, je suis heureux ! je contemple.

NADIR.

Ô Dieu, je suis heureux ! je contemple. Je lorgne.
Platon contemple, et Juan lorgne ; il a l’œil battu,
Et Vénus dit tout bas à don Juan : Montes-tu ?

ZÉNITH.

Silence !

NADIR.

Silence ! Mon don Juan, mon beau faquin robuste,
Dit Vénus, ce Platon n’est bon qu’à faire un buste.

ZÉNITH.

Tout est bien, tout est beau.

NADIR.

Tout est bien, tout est beau. Hein ? Plaît-il ? S’il vous plaît ?
J’ai tant cherché le beau que j’ai trouvé le laid.
Tout est mal.

ZÉNITH.

Tout est mal. L’idéal rayonne, astre immobile.

NADIR.

Satan m’a fait cadeau de l’âme de Zoïle ;
Je me la mets dans l’œil en guise de lorgnon.

ZÉNITH.

Tout glorifie…

NADIR.

Tout glorifie… À bas !

ZÉNITH.

Tout glorifie… À bas ! Et tout affirme.

NADIR.

Tout glorifie… À bas ! Et tout affirme. Non !

ZÉNITH.

Le sage, inaccessible à vos vices funèbres,
Hommes, est votre phare au milieu des ténèbres.

NADIR.

Socrate était ivrogne et Thalès libertin.

ZÉNITH.

Croyez.

NADIR.

Croyez. Le vrai pas plus que le beau n’est certain.
Qui semble un singe aux grecs semble un homme aux osages.

ZÉNITH.

Démocrite, Héraclite étaient les deux visages
Du genre humain.

NADIR.

Du genre humain. C’est Jean qui pleure et Jean qui rit.
C’est toi, Zénith, et moi, Nadir.

ZÉNITH.

C’est toi, Zénith, et moi, Nadir. Sinistre esprit,
N’approche pas ton nom du mien.

NADIR.

N’approche pas ton nom du mien. Bah !

ZÉNITH.

N’approche pas ton nom du mien. Bah ! Tais-toi, fange !

NADIR.

Monsieur, je suis un diable et vous êtes un ange ;
mais quand vous vous fâchez de la gaîté que j’ai,
je rêve que quelqu’un vous a pris votre g.

ZÉNITH.

Qu’Ève, par toi perdue et dont tu fis la honte,
T’écrase sous son pied !

NADIR.

T’écrase sous son pied ! Que Balaam vous monte !


ZÉNITH.

Ô Dieu vivant, pardonne au rire immonde et noir,
Pardonne au rire misérable,
Toi qu’adore, incliné comme l’arbre du soir,
Le juste sombre et vénérable !

Le rire hurle, et mord le bas du firmament ;
Il déchire, il souille, il écume,
Trouble la tombe, et crache, avec un grincement,
Sur le monde, encensoir qui fume !

Regarde sans courroux le rire furieux,
Le rire que rien ne désarme,
Dieu, vie, abîme, espoir ! grand œil mystérieux
D’où tombe l’homme, cette larme !


23 novembre 1853.