Les Quatre Incarnations du Christ (Recueil)/L’Œuvre du Christ

Les Quatre Incarnations du Christ (Recueil)


PREMIER CHANT

L’ŒUVRE DU CHRIST


Ecce agnus Dei, ecce qui tollit peccatum mundi.
Evang. sec. Joannem, I, 29.mundi.


le poëte.

Seigneur, voici la nuit. Quand direz-vous à l’aube :
— « Monte, et verse la vie et la lumière au globe ? » —
Seigneur, voici la nuit. Quand direz-vous au jour :
— « Monte, et viens éclairer l’œuvre de mon amour ? » —
Car le monde, ô Seigneur, a quitté votre route.
Il chemine à travers les ténèbres du doute

Et cherche, en tâtonnant dans son obscurité,
De quel côté du ciel luira la vérité.
L’homme, hélas ! déviant des traces de Moïse,
Ne sait plus le chemin de la terre promise,
Et ses pieds sont rentrés au désert des aïeux.
L’éclair du Sinaï s’est éteint dans ses yeux.
Des tables de la loi les lettres effacées
Ne lui traduisent plus, ô Seigneur, vos pensées.
Votre code oublié qui nous le refera ?

une voix.

Mon Christ avec son sang un jour le récrira.

le poëte.

Dans le ciel, dont le dôme a les monts pour pilastres,
Ô pâtres chaldéens, que vous disent les astres ?
La nuit, livre étoilé de constellations,
A-t-elle un nouveau mot à dire aux nations ?
Vous, familiers avec cette algèbre éclatante,
Pâtres, que lisez-vous, au seuil de votre tente,
Sur ces pages d’azur, où chaque soir écrit
Toutes ces lettres d’or dont vous savez l’esprit ?
Vous, dont les yeux, d’Isis pénétrant tous les voiles,

Comprennent ce que dit la langue des étoiles,
Que savez-vous du jour que Dieu nous a promis ?

les pâtres.

Quand il s’allumera, nous serons endormis.

le poëte.

Fleuves sacrés, ô Nil aimé des pyramides,
Qui vois l’ibis divin hanter tes bords humides ;
Araxe, dont l’Abouz laisse en paix de ses flancs,
Comme un guerrier blessé, couler les flots sanglants ;
Oxus, que profana le coursier d’Alexandre ;
Euphrate, où tant de rois déchus ont vu descendre
Leurs trônes tour à tour de leur base arrachés ;
Gange, qui dans tes eaux laves tous les péchés
Et verses sans relâche aux amphores des brames
Tes ondes que Wishnou sillonna de ses rames ;
Depuis quatre mille ans, fleuves mélodieux,
Vous étanchez la soif des sages et des dieux.
Quel secret entendu sur vos rives antiques
Murmurent à la nuit vos roseaux prophétiques ?
Quels mots mystérieux chuchotez-vous tout bas ?

les fleuves.

Poëte, nous rêvons, mais nous ne parlons pas.

le poëte.

Sommets religieux, montagnes, promontoires,
Caps devenus autels, rochers expiatoires,
Ararat, où Noé de l’arche descendit,
Sauvant ce qui restait du genre humain maudit ;
Himalaya, qui vois les choses inconnues
Que l’azur éternel nous cache dans les nues ;
Sinaï, que gravit Moïse avec sa foi
Pour en descendre avec les tables de la loi ;
Horeb, que Raphidim avec effroi contemple ;
Liban, où Salomon prit les cèdres du temple ;
Etna, qui sers de phare aux voiles des marins
Et dardes vers les cieux tes éclairs souterrains ;
Pinde, où montent les pieds des grands visionnaires ;
Alpes, qu’incessamment sillonnent les tonnerres ;
Caucase, où Prométhée a senti, deux mille ans,
Les ongles des vautours lui tenailler les flancs ;
De l’œuvre du Seigneur, vous témoins solitaires,
Dites, que savez-vous, ô montagnes austères,
Du Sauveur que la voix des siècles nous prédit ?

le caucase.

Moi seul, avec les yeux de mon hôte maudit,
Moi seul, un soir, parmi le morne crépuscule,

J’ai vu le Rédempteur. — N’était-ce pas Hercule ?

le poëte.

Ô villes, autrefois ruches pleines de bruit,
Mais que le soc du temps déracine et détruit ;
Babylone, Palmyre, Ecbatane, ô ruines,
Où les siècles obscurs entassent leurs bruines ;
Ninive, dont le Tigre a baisé les remparts ;
Memphis, qui vois tes murs crouler de toutes parts ;
Thèbes, dont les grands sphinx aux mornes attitudes,
Hôtes silencieux des vastes solitudes,
Ont toujours quelque énigme à poser aux déserts ;
Karnak, qui dors couché dans tes longs roseaux verts ;
Tyr, qui, couvrant les mers des voiles de tes flottes,
À tous les points du globe envoyais tes pilotes,
Que savez-vous du jour nouveau qui doit venir ?

les villes antiques.

Nous sommes le passé. Dieu seul sait l’avenir.

le poëte.

Grèce qui ne vis plus, Rome qui vis encore,
De son lustre éternel la gloire vous décore.
Votre orgueil jusqu’aux cieux a maçonné sa tour.

Vous avez dominé le monde tour à tour,
L’une ayant son génie, et l’autre, son épée.
Tous les peuples liront votre double épopée,
Dont les siècles avec leur immortel burin
Gravent les chants rivaux sur leur livre d’airain.
Grèce, mère des dieux et mère des poëtes,
Tu sais tous les secrets de leurs lèvres muettes.
Or, puisque ton oreille a retenu, dit-on,
Ce que pensait Socrate et que rêvait Platon,
A-t-elle aussi gardé quelque note étouffée
Des hymnes de Linus et des rhythmes d’Orphée,
Rhapsodes inspirés, Pindares inconnus,
Dont les noms jusqu’à nous à peine sont venus,
Et qu’Homère, architecte illustre de sa gloire,
Des grands blocs de ses vers bâtissant ton histoire,
Absorba dans son nom, jour qui s’épanouit,
Comme fait le soleil des astres de la nuit ?
Le vieux Trophonius que dit-il dans son antre
Et Delphes dans sa grotte où nul profane n’entre ?
Prophète végétal qui parlait autrefois,
Le chêne de Dodone a-t-il perdu la voix ?
Didyme comprend-il les strophes incertaines
Que chante au vent du soir le flot de ses fontaines,
Et Samos entend-il encore sur ses monts
Les tonnerres d’Héré gronder quand nous dormons ?

la grèce.

Mes oracles éteints, d’où l’esprit se retire,
Se sont tous endormis, ne sachant plus que dire.
Ils gardent le silence, et j’interroge en vain
Les bouches qui parlaient sur le trépied divin.

le poète.

Rome, pour mesurer la carte de la terre,
Ta main n’a qu’à lâcher ton aigle militaire.
Rien qu’à ton nom les rois tremblent dans leurs palais.
Ainsi qu’un oiseleur, tu tiens dans tes filets
Toutes les nations, vassales de ton glaive.
Plus de pouvoir humain qui de toi ne relève,
Et le monde a compris que tu tiens sous le ciel
Une des royautés prédites par Daniel.
L’univers pour toi seule enfante ses largesses.
Les siècles à tes pieds entassent leurs sagesses,
Et sur ton Capitole, Olympe radieux,
Ton génie éternel accueille tous les dieux.
Quand ils parlent entre eux, que disent-ils, ô Rome,
Des temps où l’on verra le Verbe se faire homme,
Et parmi les vivants apparaître celui
Dont l’image aux yeux seuls des prophètes a lui ?

rome.

Mon Olympe est muet. Mais demande à Virgile
Dans quel mythe il a vu rayonner l’Évangile,
Et si dans le Sauveur quelque jour je verrai
Le symbole futur de Saturne et de Rhé.
Puis interroge encor la sibylle de Cume,
Dont l’esprit lumineux sous l’erreur, sombre écume,
Voit couler ce flot pur qu’on nomme vérité,
Et discerne, à travers toute nuit, la clarté.

le poète.

Cependant l’heure est proche, et l’aube du Messie,
L’aube du jour marqué dans toute prophétie,
Est près de dévoiler ses rayons éclatants
Et de réaliser les promesses des temps.
Quand le silence a clos la bouche des oracles,
Le Seigneur va parler par la voix des miracles
Et se montrer au monde, ainsi qu’il est écrit,
Vivant et sous les traits de son fils Jésus-Christ.
Il veut renouveler son pacte avec la terre
Et compléter la loi que sur ta cime austère
Il écrivit, autel où Moïse monta,
Sinaï, — marchepied du sombre Golgotha !

xxxBethléem, Bethléem, que de cités célèbres,
Où la nuit morne étend son manteau de ténèbres
Et dont le souvenir, dans l’ombre enseveli,
S’enfonce chaque jour plus avant dans l’oubli :
Capitales d’empire et têtes de royaumes,
Que couvrent aujourd’hui les sables ou les chaumes ;
Centres éblouissants où, de tous les humains,
Ainsi qu’à leur vrai but, convergeaient les chemins ;
Carrefours où venaient se rencontrer des races
Dont l’histoire elle-même en vain cherche les traces ;
Abreuvoirs dont les flots, depuis longtemps taris,
D’âge en âge épandaient la sagesse aux esprits ;
Vaste enchevêtrement de marbre et de porphyre ;
Palais auxquels des monts entiers n’ont pu suffire ;
Enceintes de granit aux immenses contours,
Qui remplissaient les airs de dômes et de tours ;
Citadelles d’airain où fourmillait naguère
Un monde de soldats avec leurs chars de guerre
Et qui, dans leurs remparts, comme en une prison,
Enfermant le soleil de tout un horizon,
Entassaient dans les cieux leurs murs inabordables
Et prolongeaient sans fin leurs lignes formidables ;
Forteresses de gloire ou foyers de clarté,
Si grands qu’on les eût dits faits pour l’éternité !
Pourtant que reste-t-il de leur splendeur passée ?

L’une est un rêve éteint, l’autre, une ombre effacée :
Ruines que la nuit remplit de ses sanglots,
Le désert de son sable, et la mer de ses flots,
Ou qui, débris obscurs d’édifices momies,
Reposent au linceul du néant endormies ;
Ports détruits qui, le long de leurs môles déserts,
Regardent l’algue en paix lisser ses cheveux verts ;
Cadavres enfouis dans le limon des fleuves ;
Villes mornes pleurant, le soir, comme des veuves ;
Sépulcres écroulés, que parfois, en rêvant,
On fouille, sans plus rien y trouver de vivant,
Ou qui n’ont plus gardé de place sur la terre
Et dont le nom lui-même est pour nous un mystère !

EtÔ Bethléem, mais tant qu’on verra dans les cieux
Les chars des astres d’or rouler sur leurs essieux
Et le soleil tracer, dans sa route première,
Du soc de ses rayons ses sillons de lumière,
Ton nom sera sacré, ton nom sera béni.
Les temps le rediront dans leur hymne infini.
Les bouches des petits et les lèvres des sages
Se le répéteront à travers tous les âges ;
Car, du monde chrétien vrai centre et vrai milieu,
D’une étable tu vas faire un palais à Dieu !

Regarde, ô Bethléem ! Que vois-tu dans la nue ?

bethléem.

Je vois monter au ciel une étoile inconnue.
L’homme, depuis le jour de la création,
N’a pas vu resplendir de constellation
Plus brillante parmi les lumières sans nombre
Dont l’ange de la nuit jonche les champs de l’ombre,
Chemin de perles d’or, sables de diamant
Que le pied du Seigneur foule au bleu firmament.

le poète.

Écoute, ô Bethléem ! Qu’entends-tu dans la nue ?

bethléem.

J’entends venir du ciel une voix inconnue.
Ni l’oiseau printanier qui, dans les bois ombreux,
Égrène au vent des nuits ses rhythmes amoureux,
Ni les psaumes, tissus de strophes merveilleuses,
Qu’entonne au soir le chœur de mes brunes veilleuses,
Ni les chants que mes luths soupirent quelquefois,
Ô poëte, ne sont plus doux que cette voix.

chœur des anges.

Ô monde, prête-nous l’oreille ; car nous sommes
Ô monde, prêteToute la vérité.

Gloire à Dieu dans le ciel ! Paix sur la terre aux hommes
Ô monde, prêteDe bonne volonté !

Pour les peuples voici qu’à l’horizon se lève
Ô monde, prêteLe soleil inconnu.
La concorde et l’amour remplaceront le glaive ;
Ô monde, prêteCar le Christ est venu.

La promesse des temps enfin se réalise,
Ô monde, prêteEt Dieu reprend son tour.
Le temple obscur s’écroule et fait place à l’Église,
Ô monde, prêteComme la nuit au jour.

Pour le monde, épuisé par trop de luttes vaines,
Ô monde, prêteLes portes vont s’ouvrir,
Les portes de la vie, où n’entrent point les haines, —
Ô monde, prêteEt la mort va mourir !

Ô monde, prête Et la mort

À BETHLÉEM.xxxxxxxxxxxx

Ainsi chantait le chœur invisible des anges,
Et, l’oreille attentive à ces strophes étranges,
Les pâtres qui veillaient leurs troupeaux dans les champs
Se demandaient entre eux d’où venaient ces doux chants,
Mais ne se doutaient pas, troupe de Dieu choisie,
Qu’ils dussent les premiers saluer le Messie,

Ni que le ciel fit luire aux humbles, ses élus,
L’aube qu’on attendait, mais qu’on n’espérait plus.
C’est le roi du salut, bergers, qui vient de naître,
Et c’est vous qui deviez avant tous le connaître,
Vous, premiers courtisans de cette royauté
Qui vient reconquérir l’homme à l’éternité.
Il a pris pour palais une étable de chaume.
Or, les faibles étant les forts de son royaume,
Entrez au sanctuaire obscur, mais fortuné,
Où le promis des temps, le Sauveur nouveau-né,
Vagit dans le berceau qu’il s’est fait d’une crèche,
N’ayant pour oreiller qu’un peu de paille fraîche ;
Car le vagissement de cet enfant vermeil
Réveillera le monde entier de son sommeil.
Tous les morts l’entendront dans leur sépulcre sombre,
Et les vivants plus morts que les hôtes de l’ombre.
Sur leurs trônes sanglants les rois l’écouteront,
Et les autels usés des faux dieux trembleront.

LeCe que les voix d’en haut vous ont dit, fils des chaumes,
Les royaumes le vont redisant aux royaumes.
Les étoiles du ciel le savent. Les déserts
L’apprennent aux vautours qui traversent les airs.
La fleur des champs en parle aux fleurs des hautes cimes.
L’Océan réjoui l’entend dans ses abîmes,

Et les fleuves, roulant aux mers leurs grandes eaux,
S’entretiennent du Christ avec leurs longs roseaux.
Dans l’idiome obscur dont se servent les bouches
Des antres conversant avec les monts farouches,
Dans le bruit des forêts, dans le bruit des torrents
Et des vents, ces chasseurs des nuages errants,
Toute langue répète, ou chante ou balbutie
Ce nom de l’Oint de Dieu, c’est-à-dire Messie.
Car la nature entière a compris l’inconnu,
Et senti que le jour du salut est venu,
Aube des temps nouveaux, promis à nos ancêtres
Et que nîraient en vain les docteurs et les prêtres,
Pharisiens qui n’ont, par les yeux de leurs clercs,
Jamais sondé l’esprit des textes les plus clairs.

Jamais sondé l’esprit des

LES VOIX.xxxxxxxxxxxx
la nuit.

Tracez votre aire au ciel, ô bâtons des augures,
Et dites ce qu’on voit sous mes voûtes obscures.

les devins.

De l’Orient voici venir vers Israël
Un astre que jamais on n’a vu dans le ciel.

l’étoile de bethléem.

Mages, où vont vos pas ?

les mages.

Mages, où vont vos pas ?Nous allons reconnaître
Dans son berceau l’enfant divin qui vient de naître.
L’Orient par nos mains lui porte ses présents.

gaspar.

Moi, j’ai la myrrhe.

melchior.

Moi, j’ai la myrrhe.Et moi, j’ai l’or.

balthasar.

Moi, j’ai la myrrhe. Et moi, j’ai l’or.Et moi, l’encens.

les rois.

Il est le roi des rois.

les bergers.

Il est le roi des rois. Et le pasteur des hommes.
Le pré de son troupeau, c’est la terre où nous sommes.

les temples païens.

Pour lui faire un cortège immense et radieux
Nous voulons lui prêter le peuple de nos dieux.

l’église future.

Taillés par les sculpteurs, coulés par les orfèvres,
La vue à leurs yeux manque et la voix à leurs lèvres.
Ce peuple aveugle et sourd, fait de marbre ou d’airain,
Peut-il entendre ou voir le maître souverain ?

un rocher de syène.

Pour bâtir son palais, j’ai des blocs de porphyre.

la terre.

À son palais le monde entier ne peut suffire.

babylone.

Je forgerai son sceptre orné de diamants.

un marais.

Son sceptre croît parmi mes longs roseaux dormants.

damas.

De son glaive royal, en ma forge bruyante,
Mes mains aiguiseront la lame flamboyante.

les prophètes.

Pour dominer le monde et pour vaincre l’enfer,
Sa parole suffit et vaut mieux que le fer.

ectabane et suse.

Pour daller sa demeure aux salles spacieuses,
Nous avons des monceaux de pierres précieuses.

la harpe de david.

Mieux que dans un palais bâti d’or et d’azur
Il aime à séjourner dans un cœur droit et pur.

thèbes.

J’ai cent griffons taillés en marbre vert et jaune ;
Ils iront s’accroupir aux marches de son trône.

l’avenir.

Ton peuple de griffons, garde-le. Ce seront
Les siècles devant lui qui se prosterneront.

persépolis.

Son trône sera fait d’onyx aux veines blanches.

un arbre.

Moi, je le lui ferai d’une croix à deux branches.

memphis.

Allons, mes argentiers, combien faut-il encor
De temps pour ciseler son diadème d’or ?

un buisson.

Moi, je tresse déjà sa couronne d’épines.

tyr.

Pour teindre sa tunique aux royales crépines,
Mes cuviers sont remplis de pourpre éblouissant.

le golgotha.

Et moi, je lui ferai sa pourpre de son sang.

les coteaux d’engaddi.

Nos vignes, pour remplir les coupes de sa table,
Garderont le trésor de leur jus délectable,
Et nos grappes seront plus douces que le miel.

l’éponge du calvaire.

Son breuvage sera fait d’absinthe et de fiel.

chéops.

Vers mon Nil paternel si, mort, il veut descendre,
Ma grande pyramide accueillera sa cendre ;

Memnon lui chantera son cantique de deuil,
Et tous mes sphinx feront cortège à son cercueil.

le sépulcre de joseph d’arimathie.

Pyramides que l’homme éleva dans l’espace,
Écueils que bat le flot du simoun quand il passe,
Tombeaux qui rassemblez, depuis plus de mille ans,
Des générations de princes dans vos flancs,
Cavernes de lions couronnés et d’hyènes,
Antres des Sésostris et des races anciennes,
Monuments qui dressez vos sommets au ciel bleu.
Vous êtes trop étroits pour contenir un Dieu !

Ô monde, prête Et la mort

le poëte.

Donc le Messie est né qu’entrevit l’œil des sages,
Comme un astre attendu, dans la brume des âges,
Aube des temps meilleurs que nous avions rêvés.
Car il fallait un Dieu pour vider l’ossuaire.
Où le Lazare humain dormait dans son suaire,
Et pour crier aux morts : « Levez-vous et vivez ! »

Ô monde, prête Et la mort

Seigneur, ta créature en ses routes funèbres,
Loin des sentiers du ciel, marchait par les ténèbres ;

Elle allait tâtonnant sans trouver son chemin ;
Et, l’oreille fermée à toute prophétie,
Nul ne se demandait quand le jour du Messie
S’allumerait aux cieux, dans mille ans ou demain.

Ô monde, prête Et la mort

Dans la foule des dieux dont l’Olympe s’encombre
L’homme ne voyait plus rayonner ta grande ombre
Ni ton nom, ce soleil vivant qui resplendit.
Il ne respirait plus que le doute et les haines,
À la glèbe du mal rivé par mille chaînes,
Ainsi que Prométhée au Caucase maudit.

Ô monde, prête Et la mort

L’éternité pour lui n’était qu’un mot sonore,
Qu’un sommeil sans réveil, qu’une nuit sans aurore ;
L’âme, rien qu’un démon fait pour servir les sens.
Et dans les cœurs, pareils aux landes infertiles,
Tous les vices grouillaient, ces sinistres reptiles,
Toutes les passions, ces monstres rugissants.

Ô monde, prête Et la mort

La nef des nations allait à la dérive,
Comme un vaisseau perdu qui cherche en vain la rive
Où le phare sauveur doit lui montrer le port.
Du Sinaï muet les échos centenaires

Avaient depuis longtemps oublié tes tonnerres.
Dans la mort tous les yeux ne voyaient que la mort.

Ô monde, prête Et la mort

Mais nous sommes au bout du désert où chemine
L’humanité qu’enfin ton aurore illumine.
Au puits de vérité sa soif va s’étancher.
L’homme est près de sortir de ses sentiers arides,
Ou de trouver, au moins, dans les sables torrides,
Sous les palmiers d’Horeb, l’eau vive du rocher.

Ô monde, prête Et la mort

Car le Christ c’est l’amour, et le Christ c’est la vie.
Vers le but dont parfois notre marche dévie
Il est le vrai sentier, il est le droit chemin.
Il est la vérité, le fanal, la lumière,
Le foyer du palais, l’âtre de la chaumière,
Le refuge vivant de tout le genre humain ;

Ô monde, prête Et la mort

La demeure éternelle où le ciel réalise
Le Temple, ce symbole incomplet de l’Église ;
Le toit du voyageur, le baume qui guérit,
L’abri toujours ouvert, la bouche qui console,
L’ancre d’or du salut, l’étoile et la boussole
De tous les naufragés du cœur et de l’esprit !

Ô monde, prête Et la mort

Dieu fait homme pour mieux te faire entendre aux hommes,
Va maintenant, ô Christ, sur la terre où nous sommes
Préparer le froment de toute vérité,
Et forge-nous la clé de ton éternité.
Au milieu des docteurs, dont l’âme te contemple,
Confonds, enfant encor, la sagesse du Temple.
Puis, dans ton saint silence enferme-toi, rêvant
Au langage sacré qui parle dans le vent
Et concertant, ô Maître, avec la solitude
Le plan médiateur dont tu fais ton étude.
Dans l’âpre Sahara, domaine des typhons,
Recueille en ton esprit tous ces versets profonds
Que trace le désert sur ses pages de sable
Et dont tu comprends seul le texte insaisissable.
Dans le livre éternel des vallons et des champs,
Où la nature écrit ses emblèmes touchants,
Ô moissonneur divin, rassemble ces symboles
Que tu ressèmeras plus tard en paraboles
Dans le cœur fécondé des générations, —
Comme le laboureur dans le lit des sillons
Jette la graine, espoir de sa moisson future, —
Et dont tout l’avenir fera sa nourriture ;
Puis, sur les pas de Jean, ton précurseur humain,

Dans la foule apparais, ta lumière à la main.
Esprit que tout l’esprit de ton Père accompagne,
Gravissant le trépied du désert, la montagne,
Parle à la multitude attentive à ta voix,
Femmes, enfants, vieillards accourus à la fois
Pour entendre ta bouche, où le ciel se révèle,
Annoncer le matin de la Bonne Nouvelle
Et l’accomplissement de tout ce qu’a promis
Le passé prophétique aux peuples endormis.
Fais entrer dans la nuit de toutes les prunelles
Le jour des vérités, ces splendeurs éternelles.
Ressuscite l’amour au fond de tous les cœurs.
Éclaire les esprits pleins de doutes moqueurs.
Explique-leur le sens de cette vie obscure,
De la vie éternelle incomplète figure.
Des chaînes du péché brise tous les anneaux.
Au bord de tout abîme allume tes fanaux.
Ouvre, pour l’introduire en ton royaume immense,
À tout le genre humain les bras de ta clémence.
Fais tomber, en passant, de leur vieux piédestal
Le mensonge des dieux de marbre ou de métal,
Et dans le fond obscur des âmes apparaître
La lumière qu’enfin le siècle doit connaître.
Que s’il reste des cœurs par l’erreur endurcis,
Ou des yeux par la nuit du vieux monde obscurcis,

Aux peuples dont l’oreille est fermée aux oracles,
Parle, ô Maître divin, la langue des miracles.
Guéris, en les touchant simplement de tes mains,
Les infirmes couchés au bord de tes chemins ;
Fais parler les muets et rends aux sourds l’ouïe ;
Rouvre à l’aveugle obscur sa prunelle éblouie,
Et fais sortir vivant Lazare, ton ami,
De la tombe où sa chair quatre jours a dormi,
Symbole universel de la race des hommes
Que ta main doit tirer du sépulcre où nous sommes,
Pour la conduire un jour dans la sainte cité
Que le ciel a construite en son éternité.
Puis, de tous nos péchés victime expiatoire,
Sois la dérision du Temple et du prétoire.
Plus grand que tous les dieux faits de marbre ou d’airain,
Confirme par ton sang ton verbe souverain,
Et, pour que l’avenir tout entier se remplisse
Du cri du Golgotha, témoin de ton supplice,
À tes bourreaux, vainqueur triomphant de la mort,
Ô Christ, lègue un pardon plus grand que leur remord !

Ô monde, prête Et la mort

LE CALVAIRE.xxxxxxxxxxxx
le poëte.

Colombes du Cédar, qui nichez sur les branches,
Ouvrez au vent du Sud, ouvrez vos ailes blanches.
Mon œil parcourt en vain tout le grand désert nu.
Le Maître savez-vous ce qu’il est devenu ?

les colombes.

Ô poète, en ce jour solennel des azymes,
Pour la dernière fois, avec ses douze intimes,
Au banquet de la pâque il est allé s’asseoir :
Et déjà le soleil décline vers le soir.
Voilà qu’il rompt le pain et qu’il bénit la coupe.
Puis, voulant tout entier s’offrir au pieux groupe,
Il dit, de cet accent à tous les cœurs si cher :
« Buvez, voilà mon sang ; mangez, voilà ma chair. »

le poëte.

Étoiles de la nuit, prunelles éclatantes,
Que les pâtres, assis sur le seuil de leurs tentes,
Regardent rayonner dans l’infini des cieux,
Que voyez-vous dans l’ombre, étoiles, de vos yeux ?

les étoiles.

Au mont des Oliviers le vent nocturne pleure.
On entend sangloter les arbres qu’il effleure ;
Car le Sauveur est là sur l’herbe prosterné,
De sombres visions partout environné.
D’un calice sanglant à ses yeux dans l’espace
Le fantôme obstiné toujours passe et repasse.
Lui, le cœur plein d’angoisse et de larmes, il sent
Ruisseler de son front une sueur de sang,
Et, pendant que la brise en ses cheveux se joue,
Le baiser de Judas frissonner sur sa joue.
Puis encore là-bas il voit à l’horizon
Les torches apparaître avec la trahison.

le poëte.

Éperviers du Carmel, fils des régions hautes
Où s’accrochent les nids dont vous êtes les hôtes,
Savez-vous, éperviers aux yeux fauves et gris,
Pourquoi Jérusalem élève au ciel ces cris ?

les éperviers.

Le Temple est dans la joie et la ville est en fête,
Et les toits des maisons se peuplent jusqu’au faîte

Pour voir passer le Christ qui monte lentement,
Ployant sous le fardeau de sa croix par moment,
Le chemin du Calvaire ; et de toutes les bouches
Sortent des cris de haine et des rires farouches.
Les lances des soldats le poussent en avant.
Les bourreaux à travers la foule au flot mouvant
Le traînent, et le sang sur tout son corps ruisselle,
Et sa marche épuisée à chaque instant chancelle,
Et partout l’on entend cette rumeur courir :
« Voyons comment ce Dieu s’y prendra pour mourir ! »

le poëte.

Vautours, dont l’Abarim, sur ses crêtes chenues,
Voit se baigner le vol immense dans les nues,
Pourquoi regagnez-vous vos aires, et pourquoi
Frissonnez-vous d’horreur et tremblez-vous d’effroi ?

les vautours.

Cachez-nous dans vos plis, ô voiles des nuées !
Nous avons vu le Christ, au milieu des huées,
Du rocher du supplice atteindre le sommet.
Ô démence ! Est-ce bien le ciel qui la permet ?
La foule autour de lui gronde comme un orage,
Et lui jette l’insulte et lui jette l’outrage,
Et les marteaux sanglants et les clous inhumains
L’attachent sur la croix par les pieds et les mains.

le poëte.

Aigles, que Garizim voit, sur ses larges faîtes,
Tout joyeux accourir au souffle des tempêtes
Et vous jouer avec les flammes de l’éclair,
Pourquoi reculez-vous au plus profond de l’air ?

les aigles.

Nous avons sur la croix, — spectacle qui nous navre, —
Vu le Sauveur cloué, pâle comme un cadavre,
Priant pour ses bourreaux et les deux bras ouverts
Comme s’il y voulait serrer tout l’univers.
On dirait que déjà l’homme se transfigure.
Une lueur céleste éclaire sa figure.
Son sang est un manteau de pourpre, puis encor
Les dards de sa couronne ont l’air de rayons d’or.

le poëte.

Ô cèdres du Liban, dont les cimes sacrées
Jettent vers l’Orient vos ombres vénérées,
Écoutez ! écoutez ! Ne l’entendez-vous pas
Ce sanglot ou ce cri qui s’élève là-bas ?

les cèdres.

Un souffle d’épouvante et d’horreur nous effleure,
Et nous ne savons pas pourquoi, devançant l’heure,

Déjà la nuit déroule au ciel son voile obscur
Et couvre du manteau des ténèbres l’azur.
Le sol tremble. Ô mon Dieu ! qu’est-ce donc qui se passe ?
De sinistres clartés par moments dans l’espace
Se montrent, et voilà vibrer dans l’infini
Ce cri lugubre : « Eli, lamma sabacthani ! »

le poëte.

Palmiers, que Réphaïm balance sur ses roches,
Du drame du Calvaire, ô vous témoins plus proches,
Vous devez mieux le voir que les cèdres dormants
Dont le Liban revêt ses noirs escarpements.

les palmiers.

Dans les airs où la nuit vide ses urnes d’ombre
Le jour a disparu comme une nef qui sombre,
Les ténèbres ayant submergé son flambeau.
On entend tressaillir les morts dans leur tombeau ;
Et, spectateurs muets du deuil de la nature,
Les fantômes des saints quittent leur sépulture,
Pâles et demandant ce que les hommes font
Pour les troubler ainsi dans leur sommeil profond.

Pour les troubler ainsi da

LES LARMES DU MONDE.xxxxxxxxxxxx


xx« Il est mort ! Il est mort ! » gémit la voix des nues.
« Est-ce pour voir ce deuil que nous sommes venues
« Du Nord et du Midi vers l’Orient vermeil,
« Et que, de tous les cieux hôtesses radieuses,
« Nous avons revêtu nos robes merveilleuses
« Nous avons « Que dore le soleil ? »

« Nous avons revêtu nos r

xx« Il est mort ! Il est mort ! » se lamentent les arbres,
Les saules inclinés qui pleurent sur les marbres,
Le cèdre qui dans l’air tord ses bras effarés,
Les palmiers étoilés pour qui Dieu fit l’espace,
Et les oliviers verts d’où la brise qui passe
Fait sortir des sanglots sourds et désespérés.

« Nous avons revêtu nos r

xx« Il est mort ! Il est mort ! » disent, en leurs voyages,
Les aigles éperdus dans l’ombre des nuages,
Et le tigre qui fuit vers son antre sanglant,
Et le lion, saisi d’une terreur profonde,
Qui tressaille, croyant sentir trembler le monde
Qui tressaille,Sous son pied chancelant.

« Nous avons revêtu nos r


xx« Il est mort ! Il est mort ! » répond tout ce qui souffre.
« Nous étions dans la nuit, nous marchions vers le gouffre.
« Mais nos péchés le Christ les a tous expiés.
« Et voilà qu’il nous quitte avec nos espérances.
« Comme hier, nous faut-il aux ronces des souffrances
« Ensanglanter nos cœurs et déchirer nos pieds ? »

Pour les troubler ainsi da

le poëte.

Non, le Christ n’est pas mort ; car le Christ est la vie.
Il est la vérité que l’homme crucifie.
Le temple de son corps que vous croyez détruit,
Vous verrez dans trois jours qu’il l’aura reconstruit.
Non, le Christ n’est pas mort sur cette croix qui saigne.
Son verbe est éternel ainsi que l’est son règne.
Sa parole vivante à jamais restera
La fontaine où la soif des cœurs s’abreuvera.
Non, le Christ n’est pas mort. — À l’heure où le soir tombe,
Enfermez sa dépouille humaine dans la tombe ;
Scellez, comme sur ceux qui pour toujours s’en vont,
De grands blocs de granit son sépulcre profond ;
Des soldats apostés de peur qu’on ne l’enlève,
Devant son noir caveau faites veiller le glaive, —
Quand, du troisième jour, ainsi qu’il l’a prédit,
L’aube se lèvera sur le Temple interdit,

Le sanhédrin, debout devant la crypte ouverte,
En vain le cherchera dans sa tombe déserte.
Il en sera sorti, vivant et radieux,
Pour retourner, vainqueur de la mort, dans les cieux.

Pour les troubler ainsi da

LA RENCONTRE DE DEUX REMORDS.xxxxxxxxxxxx


Voici la nuit dans l’ombre allumer ses étoiles.
Les tentes du désert ont déployé leurs toiles,
Et près de ses chameaux, marcheurs aux pieds calleux,
Le voyageur étend ses membres anguleux ;
Car il ne comprend rien aux lugubres murmures
Que le palmier lui jette avec ses dattes mûres.
À travers le silence il entend seulement
Quelque lion rugir de moment en moment,
Mais rugir de terreur plutôt que de colère,
À l’horizon lointain qu’un peu de lune éclaire.
Puis le désert s’endort ; car il est innocent,
N’ayant pas, ô Seigneur, mis sa lèvre à ton sang.
Pendant qu’ainsi, couché dans son manteau de sable,
Il sommeille, rêvant son rêve insaisissable, —
Le peuple meurtrier sur son chevet aussi
Se couche, mais troublé d’un sinistre souci.
Car l’on entend des voix gémir dans les ténèbres.
Pilate croit ouïr partout des cris funèbres,

Et tout le sanhédrin veille dans la stupeur,
Demandant au remords s’il ressemble à la peur.
Dans son lit de cailloux le lourd Cédron sanglote,
Et la brise nocturne, où pleure la hulotte,
Semble un gémissement de deuil. — En ce moment
La porte de Ghennat s’entr’ouvre lentement,
Et du côté du mont, témoin du grand mystère,
On voit marcher obscurs dans la nuit solitaire
Deux hommes. Où vont-ils, fantômes ténébreux,
Mornes et n’osant pas se regarder entre eux ?
Enveloppés du noir manteau que tisse l’ombre,
On dirait deux esprits sortis d’un rêve sombre.
Seuls les astres du ciel éclairent leur chemin.
L’un tremble, quoique ayant un bâton à la main,
Et l’autre par instants frémit, sinistre et blême,
Comme s’il contemplait quelque spectre en lui-même.
Étranges voyageurs, qui sait où vont leurs pas ?
Les échos aux rochers le demandent tout bas,
Et la brise, en passant par les rameaux des palmes,
Murmure : « Je l’ignore » aux arbres verts et calmes.
Sont-ce des messagers de la Mort qui s’en vont
Voir comment un Dieu dort dans son cercueil profond,
Ou si tous les gardiens apostés sur sa pierre
Sous l’aile du sommeil ont fermé leur paupière ?
Qui sait ? Les sentiers même où cheminent leurs pas

Vous diraient, s’ils parlaient : « Nous ne le savons pas. »
Au pied du Golgotha, tous deux font halte ensemble.
L’un ayant un instant regardé l’autre, il semble
Que le même frisson les secoue à la fois,
Et leur rende la vue et leur rende la voix.
— « Ahasvérus ! » dit l’un. — « Judas ! » lui répond l’autre.

judas.

Salut au juif errant !

ahasvérus.

 Salut au juif errant !Salut au faux apôtre !

judas.

Hélas ! marqués tous deux du même signe au front.

ahasvérus.

L’épouvante et l’effroi des races qui viendront.

judas.

Frère, comme ta main tremble en ma main glacée.
Et comme de terreur ta chair est hérissée !

ahasvérus.

Frère, et toi tu frémis comme un arbre des monts
Qui tressaille dans l’ombre au souffle des démons.

judas.

Aussi, vois-tu, depuis la porte du prétoire,
J’ai refait, cette nuit, la route expiatoire,
Et suivi pas à pas tout le chemin sanglant
Que le Christ arpenta de son pied chancelant.
Pèlerinage affreux ! Car, sur toutes les pierres
Et sur tous les cailloux semés dans les ornières,
Ayant peur de moi-même et d’horreur frémissant,
J’ai cherché, j’ai trouvé les traces de son sang.
Le long du noir sentier j’en ai compté les gouttes.
De mes lèvres j’aurais voulu les baiser toutes ;
Et, dans l’obscurité, je les ai par moments
Cru voir étinceler comme des diamants.
Et maintenant autour de moi tout semble rouge.
Du rocher immobile au nuage qui bouge,
Tout prend cette couleur, ton lugubre et profond.
Tout est rouge partout où mes prunelles vont.
Tout est rouge. On dirait que les étoiles mornes
Sont des taches de sang dans l’espace sans bornes ;
Et, quand je rentre en moi, je vois dans mon esprit
Ruisseler à grands flots le sang de Jésus-Christ.
Hélas ! fut-il jamais de vision pareille ?
J’ai son sang dans les yeux !…

ahasvérus.

J’ai son sang dans les yeux !…Moi, sa voix dans l’oreille !
Lorsque Pilate, aux yeux des Juifs et des Romains,
Eut cru laver sa honte en se lavant les mains,
Et, dans la lâcheté cherchant une complice,
Eut livré le Sauveur des hommes au supplice,
Tout le peuple cria : « Mort au Nazaréen ! »
Le Christ restait muet et ne répondait rien.
Cependant ses bourreaux l’entraînent, et la foule
Le suit en l’outrageant et le frappe et le foule.
Lui marche résigné dans l’insulte et l’affront.
La couronne d’épine ensanglante son front.
Le manteau dérisoire ouvert sur ses épaules,
Il fléchit par moments sous les fouets et les gaules,
Traînant le lourd fardeau de sa croix et celui
Des péchés des humains qu’il a pris tous sur lui.
Oh ! je le vois encor sur le seuil de ma porte
S’arrêter, succombant sous l’arbre entier qu’il porte.
Comme il est là, je crie, inspiré par Satan :
« Ne souille pas le seuil de ma maison. Va-t’en !
« Marche et suis ton chemin ! » Et tristement il lève
Vers moi ses yeux sereins et calmes, comme un rêve
De ceux à qui le ciel montre ses visions.
J’y cherche des éclairs, et j’y vois des rayons.

Un seul instant, son doux regard sur moi se pose,
Et lui, pâle, s’appuie au seuil et se repose.
Mais l’esprit du démon ressaisit mon esprit,
Et je répète : « Marche, et va-t’en, Jésus-Christ ! »
Alors, se relevant de la pierre sanglante
Où vient de s’affaisser sa force chancelante,
Il reprend le fardeau de sa croix et me dit :
« Homme au cœur sans pitié, que ton seuil soit maudit !
« Mes pieds et mes genoux achèveront la route
« Que mon sang doit marquer en coulant goutte à goutte,
« Pour que tout l’avenir retrouve au Golgotha
« La colline où le Fils de l’Homme s’arrêta.
« Mais toi, tu marcheras, cœur impie et sévère,
« Jusqu’à la fin des temps, sans trouver ton Calvaire,
« Et vers ton Golgotha des siècles tout entiers
« Verront tes pieds user les cailloux des sentiers ! »
Puis il passe. — Et je vois, dans ce moment suprême,
Ô terreur ! ma maison se fermer d’elle-même !…
Je vois crouler mon seuil !… De ma porte aux ais roux
J’entends l’éternité fermer les lourds verrous !…
Les siècles vont remplir de toiles d’araignées
Mes fenêtres toujours d’un doux soleil baignées.
La cigogne, en allant visiter les déserts,
Ne regardera plus mon toit du haut des airs,
Et l’escalier de ma terrasse au nord bâtie

N’y verra plus monter que la ronce et l’ortie.
Car j’éprouve un affreux besoin de vivre, puis
Je ne sais quelle horreur de rester où je suis.
Où que j’aille, une force invincible m’entraîne.
Si tranquille que soit la nuit et si sereine,
Son silence lui-même a des cris et des voix
Qui m’assaillent de tous les côtés à la fois.
« Marche ! » me dit sans cesse une langue inconnue.
« Marche ! » me dit le vent. « Marche ! » me dit la nue.
Les arbres, les buissons, jusqu’au torrent fuyant,
Tous semblent des échos de ce mot effrayant,
Et je vais…

judas.

Et je vais… Où mes pieds ne voudraient pas te suivre.

ahasvérus.

Où donc vas-tu ?

judas.

Où donc vas-tu ? Je vais mourir.

ahasvérus.

Où donc vas-tu ? Je vais mourir. Et je vais vivre !

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