Traduction par P.-J. Stahl.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 191-203).


CHAPITRE XIII

LA SOCIÉTÉ DES ABEILLES ET LES CHÂTEAUX EN ESPAGNE


Par une après-midi brûlante de septembre, Laurie était paresseusement étendu dans un hamac, et s’y balançait en se demandant ce que faisaient ses voisines ; mais sa paresse était trop grande ce jour-là pour lui permettre d’y aller voir. Il était dans un de ces mauvais jours qui ne sont ni agréables ni profitables. La grande chaleur le rendait indolent. Il n’avait pas étudié, il avait mis à l’épreuve la patience de M. Brooke, ennuyé son grand-père en jouant du piano la moitié de l’après-midi, rendu les bonnes à moitié folles de terreur en disant qu’un de ses chiens allait devenir enragé, et, après avoir rabroué son cocher pour quelque négligence imaginaire de son cheval, il s’était jeté dans son hamac pour réfléchir sur la stupidité du monde et non sur sa sottise propre ; mais la paix et la beauté du jour le remirent malgré lui en belle humeur.

Il faisait mille rêves tout éveillé en regardant les branches vertes du grand marronnier qui était au-dessus de sa tête, et s’imaginait qu’il était sur mer, faisant un voyage autour du monde, lorsqu’un bruit de voix le fit revenir sur la terre ferme en un clin d’œil. En regardant à travers les mailles du hamac, il aperçut ses amies qui sortaient de chez elles comme si elles allaient faire une expédition secrète.

« De quoi peut-il bien s’agir ? » se demanda Laurie, en ouvrant ses yeux à moitié fermés par ses rêves de circumnavigation.

Il y avait quelque chose d’extraordinaire dans l’air de ses voisines. Chacune d’elles avait un grand chapeau, une grosse gibecière en toile brune sur l’épaule et un long bâton à la main. Meg tenait un coussin, Jo un livre, Beth un panier et Amy un album. Elles marchèrent tranquillement à travers le jardin, sortirent par la porte de derrière, et commencèrent à monter la colline qui était entre la maison et la rivière.

« Eh bien ! c’est aimable d’avoir un pique-nique et de ne pas m’inviter ! se dit Laurie. Elles ne peuvent pas aller en bateau puisqu’elles n’ont pas la clef. Elles n’y pensent pas. Je vais la leur porter et voir ce qu’elles ont l’intention de faire. »

Il fut bientôt en bas de son hamac, rentra à la maison pour chercher la clef, qu’il finit par trouver dans sa poche. Si bien que les jeunes filles étaient déjà hors de vue lorsqu’il sauta par-dessus la haie pour courir après elles.

Croyant être très habile, il prit le plus court chemin pour aller à travers champs, à la maison du bateau, et les y attendit ; mais personne ne vint. Très intrigué, il monta alors au haut de la colline pour tâcher de les découvrir. Un bouquet de grands pins, très rapproché, lui masquait une partie de la vue ; mais, du milieu de ce nid de verdure, un son, plus clair que les doux soupirs des pins et que le chant des grillons, arriva jusqu’à lui. Guidé par cette espèce de mélopée dont il ne s’expliquait pas la nature, Laurie finit par faire une découverte.

« Voilà un joli tableau, » se dit-il en regardant à travers les pins.

C’était réellement un joli petit tableau. Les quatre sœurs étaient assises ensemble dans un petit coin bien ombragé, avec du soleil et de l’ombre tout autour d’elles ; le vent aromatisé ébouriffait leurs cheveux et rafraîchissait leurs joues, et tous les hôtes du bois faisaient leurs affaires autour d’elles, comme si elles n’étaient pas pour eux des étrangères, mais bien de vieilles amies.

Meg, assise sur son coussin avec sa robe rose au milieu de la verdure, paraissait aussi jolie et aussi fraîche qu’un rosier. Beth choisissait des pommes de pin parmi celles qui jonchaient la terre, car elle savait en faire de gentils petits ouvrages. Amy dessinait un groupe de fougères, et l’active Jo faisait, de sa voix bien timbrée, une lecture à ses sœurs tout en tricotant.

Une ombre passa sur la figure du jeune garçon en pensant qu’il n’avait qu’à s’en aller, puisqu’il n’avait pas été invité. Cependant il resta ; le chez lui où il aurait pu se réfugier lui paraissait très solitaire, et cette petite société tranquille, au milieu des bois, lui semblait plus attrayante que son isolement. Il demeura si immobile qu’un écureuil, occupé à faire ses récoltes, s’avança jusque tout près de lui ; mais, l’ayant soudain aperçu, il s’était enfui en poussant un cri aigu, comme le son d’un sifflet. Ce sifflement du petit animal fit lever toutes les têtes. Beth, la première, découvrit Laurie et lui fit signe de venir en lui adressant un sourire rassurant.

« Puis-je venir ou serai-je un fardeau ? » demanda-t-il en s’avançant lentement.

Meg fronça les sourcils, Jo elle-même le regarda avec une sorte de méfiance. Cependant elle lui dit immédiatement :

« Vous pouvez naturellement venir. Nous vous l’aurions déjà demandé si nous avions pensé qu’un jeu de petites filles ne vous déplairait pas.

— J’aime toujours vos jeux ; mais, si Meg n’a pas envie que je reste, je vais m’en aller.

— Je n’ai aucune objection à votre venue, si vous faites quelque chose. C’est contre la règle d’être paresseux ici, répondit Meg gravement, mais gracieusement.

— Bien obligé ! Je ferai tout ce que vous voudrez si vous me permettez de rester un peu ; d’où je viens, il fait aussi mauvais qu’au Sahara. Dois-je coudre, lire, dessiner, trier des cônes ou faire tout à la fois ? Donnez vos ordres, je suis prêt. »

Et Laurie se coucha à leurs pieds d’un air de soumission tout à fait désarmant.

« Finissez mon histoire pendant que je passe le talon de mon bas, dit Jo en lui tendant son livre.

— Oui, madame, » fut l’humble réponse de Laurie.

Et il fit de son mieux pour prouver sa reconnaissance de la faveur qu’on lui avait faite en l’admettant dans la « Société des Abeilles », car c’est ainsi qu’on la nommait, cette petite société.

L’histoire n’était pas longue ; et, lorsqu’elle fut finie, il s’aventura à faire quelques questions comme récompense de sa docilité.

« S’il vous plaît, mesdames, pourrais-je demander si cette institution hautement instructive et charmante est nouvelle ?

— Voulez-vous le lui dire ? demanda Meg à ses sœurs.

— Il s’en moquera, dit Amy.

— Qu’est-ce que cela fait ? s’écria Jo.

— Je suis sûre que cela lui plaira, ajouta Beth.

— Naturellement cela me plaira, et je vous donne ma parole d’honneur que je ne m’en moquerai pas. Allons, dites, Jo, et n’ayez pas peur.

— Cette idée, que je puisse avoir peur de vous ! riposta Jo. Eh bien, vous saurez que nous avons décidé de ne pas perdre nos vacances ; chacune de nous a eu une tâche et a travaillé de toutes ses forces. Les vacances sont presque finies, les tâches seront toutes faites à temps, et nous sommes très contentes de ne pas avoir été paresseuses.

— Vous avez bien raison d’être satisfaites, dit Laurie en songeant avec regret à ses journées inactives.

— Maman aime que nous soyons à l’air autant que possible ; nous apportons notre ouvrage ici et nous nous amusons bien. Par plaisanterie nous mettons de grands chapeaux, nous prenons de grands bâtons comme des voyageurs. Nous appelons cet endroit-ci la montagne du vrai repos, parce que d’ici nous pouvons regarder bien loin et nous voyons le pays où nous espérons aller vivre un jour. Voyez ! »

Laurie regarda ce que Jo lui montrait. À travers une éclaircie de bois on apercevait, par-dessus la blonde rivière, bien loin au delà de la grande ville entourée de prairies, les montagnes aux cimes bleues qui semblaient toucher au ciel. Le soleil se couchait et les eaux resplendissaient de la splendeur d’un soleil d’été ; des nuages dorés et rouge pourpre se reposaient sur le sommet des montagnes, et bien haut, dans la lumière rougeâtre, s’élevaient des pics blancs qui brillaient comme les clochers aériens de quelque cité céleste.

« Oui, c’est vraiment très beau ! dit doucement Laurie, car il sentait très vivement les beautés de la nature. C’était là, sous ma main, et sans vous je ne l’aurais jamais vu…

— C’est souvent comme vous le voyez aujourd’hui, mais souvent aussi très différent et toujours splendide, » dit Amy.

Elle aurait bien voulu être de force à peindre ce beau paysage.

« Jo parle du pays où nous espérons vivre un jour, c’est de la vraie campagne qu’elle entend parler, de la campagne avec des poulets, des canards, des troupeaux, du foin, etc. Certainement, ce serait agréable, mais je voudrais que le beau pays, celui qui est au-dessus de toutes les campagnes réelles, soit pour nous facile à atteindre, dit rêveusement la pieuse petite Beth.

— Nous irons dans ce monde supérieur lorsque nous aurons été assez bonnes pour le mériter, répondit Meg de sa douce voix.

— C’est si difficile d’être bonne, dit Jo. Pas pour vous, Beth ; vous n’avez rien à redouter. Quant à moi, j’aurai à travailler rudement et à combattre, à grimper et à attendre, et peut-être n’y arriverai-je jamais, après tout.

— Vous m’aurez pour compagnon dans vos efforts, si cela peut vous être de quelque consolation, dit Laurie. J’ai du chemin à faire plus qu’aucune de vous pour arriver à la perfection.

— Ne serait-ce pas agréable si tous les châteaux en Espagne que nous faisons pouvaient devenir des réalités ? dit Jo après une petite pause.

— J’en ai fait une telle quantité qu’il me serait difficile d’en choisir un, dit Laurie en se couchant sur l’herbe et jetant des cônes à l’écureuil qui, après l’avoir trahi, était revenu tranquillement rejoindre cette tranquille société.

— Quel est votre château en Espagne favori ? demanda Meg.

— Si je dis le mien, me direz-vous les vôtres ?

— Oui, si tout le monde dit le sien.

— Oui, oui. Eh bien ! à vous, Laurie.

— Après avoir couru en tous sens à travers le monde, comme je le désire, et découvert quelque beau pays, jusqu’à moi inconnu, je m’établirais en Suisse, au pied d’une montagne, sur les bords d’un beau lac, et je ferais autant de musique que je voudrais. Là, je vivrais pour qui m’aimerait. Voilà mon château en Espagne favori. Quel est le vôtre, Meg ? »

Marguerite semblait trouver un peu difficile de dire le sien ; elle remua une grande feuille d’arbre devant sa figure en guise d’éventail, comme pour chasser des cousins imaginaires, pendant qu’elle disait lentement :

« J’aimerais avoir une charmante maison pleine de toutes sortes de choses de bon goût, une société honorable, instruite et agréable, avec assez d’aisance pour rendre tout le monde heureux autour de moi. »

C’était le tour de Jo.

« J’aurais, dit-elle, des étables pleines de magnifiques animaux, deux chevaux vigoureux, des chambres remplies de livres, et j’écrirais avec un encrier magique, de manière à ce que mes œuvres devinssent fameuses, c’est-à-dire de celles qui font du bien au monde à perpétuité. Je ne serais pas fâchée non plus de faire quelque chose d’héroïque, dont notre père et maman seraient fiers, et qui ne fût pas oublié après ma mort. Je ne sais pas encore quoi, mais je cherche et j’espère vous étonner toutes ; cela me conviendrait. Voilà mon rêve favori.

— Le mien est de rester à la maison avec papa et maman et d’aider à prendre soin de la famille, dit Beth d’un air satisfait.

— Ne désirez-vous rien d’autre ? demanda Laurie.

— Depuis que j’ai mon piano, je suis parfaitement heureuse ; je désire seulement que nous restions tous ensemble et bien portants.

— J’ai des quantités innombrables de souhaits, mais celui que je préfère est d’aller à Rome, de faire de belles peintures et d’être la plus grande artiste de l’Amérique. »

Ce fut le modeste désir d’Amy.

« Eh mais ! excepté Beth, nous sommes tous passablement ambitieux, dit Laurie qui mordillait un brin d’herbe d’un air très méditatif. Je voudrais savoir si jamais l’un de nous obtiendra ce qu’il désire ?

— Nous avons tous la clef de nos futurs châteaux en Espagne, dit Jo ; reste à savoir si nous saurons ouvrir la porte ou non.

— Si nous vivons encore tous dans dix ans d’ici, il faudra nous réunir pour voir combien d’entre nous auront vu leurs souhaits accomplis.

— Mon Dieu ! que je serai vieille ! vingt-sept ans ! s’écria Meg, qui, venant d’avoir ses seize ans, comptait comme si elle en avait dix-sept et se croyait déjà très âgée.

— Vous aurez vingt-cinq ans, Laurie, et moi vingt-quatre ; Beth vingt-trois et Amy vingt et un. Quelle vénérable société ! dit Jo.

— J’espère que, dans ce temps-là, j’aurai fait quelque chose, moi aussi, dit Laurie ; mais je suis si paresseux que j’ai peur de n’arriver à rien, Jo.

— Mère dit qu’il vous manque un but, et que, lorsque vous l’aurez trouvé, elle est sûre que vous travaillerez parfaitement.

— Est-ce vrai ? je travaillerai donc à le trouver, s’écria Laurie en se levant avec une énergie subite. Ce qui m’inquiète, c’est que je n’ai pas du tout la vocation des affaires, de ce que grand-papa appelle l’industrie. Je voudrais qu’il pût suffire à grand-père que j’aille à l’Université ; je donnerais ainsi à sa volonté quatre années de ma vie, et il devrait me laisser après faire mon choix. Mais non, il faut que je fasse ce qu’il veut ; sa volonté est inflexible. Si je n’avais pas peur de le chagriner, de le laisser seul, savez-vous que, dès demain, je m’embarquerais ? »

Laurie parlait avec excitation, et on aurait pu le croire prêt à exécuter sa menace, car il grandissait très vite et avait un désir impatient d’expérimenter le monde par lui-même.

« Vous n’avez pas tort, s’écria Jo ; embarquez-vous dans un des vaisseaux de votre grand-père, et ne revenez que quand vous aurez prouvé que vous êtes par vous-même capable de vous tirer d’affaire. »

L’imagination de Jo était toujours enflammée par la pensée de tout exploit audacieux.

« Ce n’est pas bien, Jo ; vous ne devez pas parler de cette manière, et Laurie ne doit pas suivre vos conseils. Vous ferez seulement ce que dira votre grand-père, mon cher garçon, dit Meg de son ton le plus maternel. Travaillez le mieux possible au collège, et, quand il verra que vous essayez de lui plaire, je suis sûre que vous vous entendrez très bien pour le surplus avec lui. Il n’a que vous pour rester avec lui et l’aimer. Vous ne vous pardonneriez jamais de l’avoir quitté, s’il lui arrivait de mourir loin de vous. Ne soyez pas impatient, faites votre devoir et vous serez récompensé, comme l’est ce bon monsieur Brooke, en étant respecté et aimé de tous.

— Que savez-vous de monsieur Brooke ? demanda Laurie, reconnaissant, au fond, des bons avis de Meg, mais plus désireux encore de détourner la conversation de lui-même après son éruption extraordinaire.

— Je ne sais de M. Brooke que ce que votre grand-père en a dit à maman : il a pris soin de sa mère avec un dévouement infini jusqu’à sa mort, et, pour ne pas la quitter, a refusé d’aller à l’étranger chez des personnes qui lui offraient des chances très sérieuses de grande fortune.

M. Brooke est modeste, répondit Laurie. Il ne pouvait pas s’expliquer pourquoi votre mère était si bonne pour lui ; il s’étonnait même qu’elle lui demandât souvent de venir chez vous avec moi, et qu’elle le traitât toujours d’une manière particulièrement amicale. C’est à grand-père, je le vois bien, qu’il le devait. Grand-père n’est indiscret que pour le bien des autres ; aussi il faut voir comme M. Brooke vénère grand-père, et comme il aime votre mère ! Il en parle pendant des jours et des jours. Du reste, il parle de chacune de vous avec une amitié presque aussi grande que de votre chère maman. Eh bien, oui, Brooke est un être rare et excellent. Si jamais je possède mon château en Espagne, vous verrez ce que je ferai pour Brooke, car, si jamais je deviens quelque chose, c’est à lui que je le devrai.

— Commencez par faire quelque chose dès maintenant, dit Meg, en lui épargnant vos caprices.

— Qui vous a dit, s’écria Laurie, qu’il eût jamais eu à s’en plaindre ?

— Ce n’est pas sa langue, bien sûr, dit Meg ; M. Brooke n’est pas de ceux qui se plaignent jamais, mais sa figure parle, malgré lui, pour lui : si vous avez été sage, il a l’air satisfait et marche vite ; si vous l’avez tourmenté, il a l’air triste et affligé.

— Eh bien ! j’aime beaucoup cela. Ainsi vous tenez compte de mes bonnes et de mes mauvaises notes sur la seule inspection de la figure de M. Brooke. Je le vois saluer et sourire lorsqu’il passe devant votre fenêtre ; mais je ne savais pas que vous aviez en lui un télégraphe.

— Ne vous fâchez pas, Laurie, et, je vous en prie, ne lui racontez jamais que je viens de me permettre de vous parler de lui. J’ai voulu vous montrer que je m’inquiète de ce que vous faites. Ce qui est dit entre nous est dit en confidence, vous savez, s’écria Meg, tout alarmée à la pensée de ce qui pourrait parvenir de son discours imprudent jusqu’à M. Brooke, si Laurie lui racontait cet entretien.

— Ne craignez rien, miss, fit Laurie avec son plus grand air. Mais je ne suis pas fâché de savoir que M. Brooke était votre baromètre, en ce qui me concerne. Je veillerai à ce qu’il n’ait à me montrer à vous qu’au beau fixe.

— Je vous en prie, ne soyez pas offensé, mon cher Laurie. Je n’ai pas eu la prétention de vous faire un sermon ; mais j’ai été emportée par la peur de l’influence que pouvaient avoir sur vous les avis que Jo, étourdiment, vous avait donnés. Vous seriez le premier à regretter de les avoir suivis. Vous êtes si bon pour nous que nous vous considérons comme notre frère et vous disons tout ce que nous pensons. Pardonnez-moi. Mon intention a été bonne, vous n’en sauriez douter, Laurie ? »

Meg lui offrit sa main avec un geste timide mais affectueux.

Laurie, honteux de s’être montré un peu susceptible, serra la bonne petite main et dit franchement :

« C’est moi seul qui dois vous demander pardon ; je ne suis pas content de moi aujourd’hui, et tout est allé de travers. J’aime que vous me disiez mes défauts et que vous soyez comme mes sœurs. Ainsi, ne faites pas attention à mes mouvements d’humeur. Je vous remercie, Meg, vous m’avez dit de très bonnes choses, et je tâcherai d’en profiter.

— Bravo, Meg ! et bravo, Laurie ! s’écria Jo. Dans tout cela, moi seule ai eu tort. »

Laurie, voulant montrer qu’il n’était pas blessé, fut aussi aimable que possible, dévida du fil pour Meg, récita des vers pour faire plaisir à Jo, secoua les pins pour faire tomber des pommes de pin à Beth, et aida Amy avec ses fougères. Il se montra, en un mot, digne d’appartenir à la Société des Abeilles. Au milieu d’une discussion animée sur les habitudes domestiques des tortues, le son d’une cloche avertit les quatre sœurs que Hannah venait de verser l’eau sur le thé, et que les jeunes filles auraient juste le temps de rentrer à la maison pour souper. Il n’y avait pas de temps à perdre si l’on ne voulait pas voir la vieille bonne mécontente. La séance fut donc levée.

« Pourrai-je revenir ? demanda Laurie.

— Si vous êtes sage et si vous aimez vos maîtres, comme on dit à l’école, répondit Meg en souriant, vous serez toujours le bienvenu.

— Je tâcherai.

— Je vous apprendrai à tricoter comme font les Écossais. Il y a justement une demande de bas qui nous est faite par papa pour l’armée, » cria Jo à Laurie en agitant son gros tricot de laine bleue, comme un drapeau, quand ils se séparèrent à la porte.

Ce soir-là, lorsque Beth fit de la musique au vieux M. Laurentz, à la tombée de la nuit, Laurie, caché dans l’ombre d’un rideau, écoutait le petit David, dont la musique simple le calmait toujours. Son regard se fixa avec attendrissement sur son grand-père qui, la tête dans les mains, pensait évidemment à l’enfant morte qu’il avait tant aimée, et le jeune homme, se rappelant alors la conversation de l’après-midi, se dit, avec la résolution de faire joyeusement un sacrifice :

« Je laisserai mon château en Espagne de côté, et je resterai avec mon cher grand-père tant qu’il aura besoin de moi ; car, Meg a raison, il faut que grand-père puisse à jamais compter sur moi, il n’a que moi au monde. »