Les Quatre Évangiles (Crampon 1864)/Préface de l’Évangile de S. Luc

Traduction par Augustin Crampon.
Tolra et Haton (p. 247-254).

ÉVANGILE DE SAINT LUC

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Saint Luc, le troisième Évangéliste, était médecin et originaire d’Antioche en Syrie[1]. Cette ville, siège principal de la propagande chrétienne après Jérusalem, entretenait avec la Palestine un commerce continuel ; saint Pierre, saint Barnabé, Agabus, Silas et d’autres hommes apostoliques y vinrent de Jérusalem à plusieurs reprises. Grec de naissance et d’éducation, saint Luc, selon toute apparence, fut converti au christianisme par l’un de ces saints personnages. Aussi, lorsque plus tard il se fut joint à saint Paul pour prendre part à ses travaux, il parle de lui-même comme d’un homme connu depuis longtemps du lecteur, et se met en scène sans aucune remarque préliminaire sur sa personne[2]. Après avoir fait avec saint Paul le voyage de Troas à Philippes, en Macédoine, il resta dans cette ville, ou la prit pour centre de ses courses apostoliques, tandis que saint Paul évangélisait la Grèce avec ses autres compagnons ; car il parait n’avoir eu aucune part personnelle à ce qui est raconté dans les Actes des Apôtres, chap. xvii, 1 — xx, 5. Au printemps de l’année 53[3], il s’embarqua avec saint Paul à Philippes pour retourner en Orient ; il ne quitta point l’Apôtre durant les deux années de sa détention à Césarée, l’accompagna en Italie, et resta encore près de lui à Rome pendant deux ans (56-58). La suite de son histoire est plus obscure : d’après Baronius, qui donne pour garants saint Grégoire de Nazianze, saint Paulin, Nicéphore et d’autres, c’est en Achaïe qu’il termina sa carrière par le martyre dans un âge avancé.

L’authenticité de l’Évangile qui porte le nom de saint Luc a en sa faveur le témoignage unanime de l’antiquité ; nous n’insisterons pas sur ce point que la critique corrosive de nos jours a dû respecter[4]. Les caractères intrinsèques du livre sont d’ailleurs parfaitement d’accord avec les données historiques sur son auteur. L’histoire nous présente saint Luc comme un médecin d’Antioche ; nous devons donc nous attendre à trouver dans son livre un certain degré de culture littéraire. Or cette culture se révèle à chaque page, et dans le Prologue, d’un goût hellénique, et dans la manière d’envisager le sujet, et dans le plan et la disposition des matières, et dans l’art avec lequel les discours sont mêlés au récit. Son style est souvent d’un grec très-pur ; s’il prend en certains endroits des couleurs hébraïques, c’est que l’auteur s’attache avant tout à suivre avec une fidélité consciencieuse les documents de la tradition orale ou écrite qui étaient parvenus jusqu’à lui. Outre qu’il comble beaucoup de lacunes laissées par ses devanciers, il assigne les dates d’après les années des empereurs et des rois, faisant ainsi cadrer l’histoire évangélique avec l’histoire profane ; il range également les faits dans un ordre conforme aux règles du genre historique, sauf quelques écarts qui n’enlèvent pas au livre son caractère chronologique[5].

De plus, saint Luc appartenait par son origine à la Gentilité, il a écrit pour les Gentils, il était disciple de saint Paul, l’apôtre des Gentils ; son livre reflétera aussi ce caractère. On y remarque une tendance à écarter tout ce qui n’est pas d’un intérêt général : ce n’est point à Abraham, père de la nation juive, mais à Adam, père du genre humain, qu’il fait remonter la généalogie de Jésus-Christ. Il évite avec soin tout ce qui pourrait paraître injurieux pour les Gentils[6] ; et comme si ce mot lui-même était une distinction blessante, il le supprime entièrement, ou met à sa place le terme plus général de pécheurs[7]. Enfin il rapporte les paroles de l’institution de l’Eucharistie avec une nuance verbale par où il diffère des deux premiers synoptiques, pour suivre la rédaction de son maître saint Paul[8].

L’Évangile de saint Luc une fois reconnu pour authentique, et nous avons vu que ce point est admis par les critiques de toutes les écoles, on trouve en lui tous les motifs désirables de crédibilité ; il est même rare qu’un historien ait écrit dans des circonstances plus favorables à la confiance qu’il doit inspirer.

« Son Prologue, dit le docteur Tholuck[9], nous révèle tout d’abord un homme qui connaît la différence de l’histoire et de la tradition populaire, et qui veut écrire une histoire. Josèphe commence d’une manière analogue son Histoire de la guerre des Juifs. — Refusera-t-on au Prologue de saint Luc la confiance qu’on accorde à celui de Josèphe ?

» Voici les renseignements que nous donnent ces premières lignes : 1o Aux yeux de l’Évangéliste[10], c’était une hardiesse qui avait besoin d’excuse, de raconter les événements de la vie du Sauveur, sans en avoir été témoin oculaire. Les garanties d’exactitude historique avaient donc, dans son estime, la plus haute importance. 2o Dès les premiers temps du christianisme, un grand nombre de chrétiens ont senti le besoin de fixer par l’écriture la tradition orale sur Jésus. 3o Ils se sont attachés pour cela aux témoins oculaires. 4o Luc ne crut pas pouvoir se dispenser d’une enquête précise, et, dans cette enquête, il est remonté jusqu’à l’enfance de Jésus. 5o Son but même nous garantit l’exactitude de ses recherches ; il a pour but, en effet, d’environner d’une lumière plus grande la foi chrétienne, en élevant l’abrégé historique propagé par les catéchistes aux proportions d’une histoire développée. — On ne peut donc pas douter que Luc n’ait eu l’intention d’écrire une histoire exacte et certaine. Voyons maintenant quelles garanties de capacité il nous offre.

» On accuse les historiens juifs de rechercher les miracles ; mais en avoir peur n’est pas plus raisonnable, et il est faux que nos Évangélistes aient pour le merveilleux un amour déréglé. Luc, d’ailleurs, n’était pas juif ; son nom, du moins, paraît indiquer une origine grecque, et Paul ne le met jamais au nombre des circoncis. Quoi qu’il en soit, le livre des Actes[11] révèle tant de connaissances, que son auteur ne doit pas être mis au-dessous de Josèphe pour la culture de l’esprit… La profession de cet Évangéliste nous est aussi une garantie de sa capacité. Il était médecin. Cette profession ne supposait pas sans doute à cette époque le même degré d’éducation que chez nous ; cependant les médecins appartenaient à la classe des gens instruits.

» Enfin les circonstances dans lesquelles Luc a vécu l’ont mis à portée d’emprunter tous ses renseignements aux témoins oculaires. La continuité des relations que les premières communautés chrétiennes entretenaient avec Jérusalem, y donnait fréquemment occasion de connaître des hommes de l’entourage du Seigneur… Luc devait rencontrer partout dans ses voyages des hommes tels que Barnabé et son neveu Marc. C’est ainsi qu’il vit en Syrie des disciples de Jacques et Pierre lui-même[12]. Combien de fois il dut entendre ces personnages parler de l’histoire du Christ, objet constant de leurs entretiens ! Quelle connaissance de cette histoire ne devaient pas lui donner les conférences et les discussions de Paul avec les Juifs et les Gentils ! L’Apôtre le nomme son bien-aimé ; il paraît être ce frère dont Paul a dit qu’il était « célèbre par l’Évangile dans toutes les Églises ; » il avait donc trop d’importance pour ne pas être appelé toutes les fois que des voyageurs de Jérusalem visitaient l’Église au sein de laquelle il se trouvait. Mais pourquoi nous arrêter à ces détails secondaires ? Luc a été avec Paul à Jérusalem, chez Jacques, le parent du Christ, dans la maison duquel les anciens de l’Église de Jérusalem se réunissaient ; il a passé un an et demi avec Paul à Jérusalem et à Césarée[13]. Placé alors sur le théâtre des événements de la vie du Sauveur, au milieu des témoins oculaires de ces événements, il aura sans doute choisi cette époque pour écrire son Évangile. Il a pu même converser avec Marie, mère de Jésus, et tirer d’elle les renseignements dont il avait besoin sur l’enfance du Sauveur[14]. »

Nous venons de voir que le docteur Tholuck place la composition du troisième Évangile pendant la captivité de saint Paul à Césarée, c’est-à-dire de l’an 54 à l’an 56. Le P. Patrizzi, s’appuyant sur l’opinion assez généralement répandue parmi les anciens, que saint Luc écrivit en Grèce et pour les Grecs, remonte jusque vers l’an 50, époque du séjour de notre Évangéliste dans la ville de Philippes. Un dernier sentiment veut que le troisième Évangile ait été écrit à Rome lors de la captivité de saint Paul, vers l’an 58 : ce fut alors en effet que saint Luc composa les Actes des Apôtres, deuxième partie d’un ouvrage unique dont son Évangile serait la première ; dans cette hypothèse, il aurait, à son retour en Grèce, remis ces deux écrits aux Églises pour lesquelles il les avait rédigés. Il est difficile, mais peu important, de décider laquelle de ces opinions a le plus de vraisemblance.

L’Évangile de saint Luc (comme aussi les Actes des Apôtres), est dédié à un personnage nommé Théophile, qui reçoit le titre d’Excellent, Optime. Tous les essais pour découvrir qui était ce Théophile sont restés infructueux ; et Reithmayr pense que ces mots, Excellent Théophile, sont une vague formule de dédicace par laquelle l’auteur adresse son ouvrage aux chrétiens en général, sans aucune détermination de personne ou de lieu. Mais, d’après le sentiment plus commun, auquel nous souscrivons de préférence, il ne faut pas voir ici un nom supposé ; le titre d’excellent, qui ne se donnait qu’à des hommes revêtus de certaines fonctions déterminées[15], fait penser à un personnage réel, et le Prologue des Actes semble indiquer que l’auteur s’adresse à un ami déjà au courant de ce qui précède. Théophile était sans doute un illustre converti, assez instruit des lois et des institutions juives pour qu’il ne fût pas besoin de les lui expliquer, mais habitant la ville de Rome, ou du moins l’Italie ; car l’écrivain sacré lui parle des divers lieux de la Grèce, et surtout de la Palestine, comme à un homme qui ne les connaît pas, c’est-à-dire, ou bien qu’il supprime les noms propres comme important peu à Théophile, ou bien qu’il les cite en les accompagnant d’une courte explication. Au contraire, lorsque, au livre des Actes, il arrive avec saint Paul en Sicile et en Italie, il nomme sans explication les lieux les moins célèbres et qu’un étranger eût certainement ignorés.

  1. Eusèbe, Hist. Eccl. iii, 4 ; saint Jérôme, de Viris illustr. vii.
  2. Act. xvi, 10 sv. — Comp. xvi, 1.
  3. P. Patrizzi. — 55 d’après Sepp, qui suppose que la détention de saint Paul à Césarée ne dura pas plus d’un mois (Voy. Act. xx, 6).
  4. On ne connait, avant Strauss, dit Tholuck, que deux rêveurs anglais qui l’aient mis en doute.
  5. Par exemple, à partir du chap. ix, 51, jusqu’à la dernière Pâque. Toute cette partie renferme des développements propres à saint Luc, et dont la suite chronologique n’était vraisemblablement pas marquée dans les sources où il a puisé.
  6. Par exemple, l’histoire de la Chananéenne (Matth. xv, 22 sv., Marc, vi, 25 sv.).
  7. Comparez Matth. v, 17 et Luc, vi, 33-34 ; Matth. vi, 7-9 et Luc, xi, 2 ; Matth ibid. 32 et Luc, xii, 30 ; Matth. x, 5-6 et Luc, ix, 3-4 ; Matth. xviii, 15-17 et Luc, xvii, 3, 4 ; Matth. xxiv, 9 et Luc, xxi, 17.
  8. Comp. Luc, xxii, 20 avec Matth. xxvi, 28, et I Cor. xi, 25.
  9. Crédibilité de l’histoire évangélique. Nous suivons la traduction de M. Valroger. — Le docteur Tholuck est protestant.
  10. Luc, i, 1-4.
  11. Composé aussi par saint Luc.
  12. Galat. ii, 11, 12.
  13. Act. xxiv, 23.
  14. « Les Églises primitives devaient se communiquer réciproquement tout ce qu’elles savaient touchant une histoire qui avait tant d’influence sur leur vie et sur le monde. Comme les voyageurs d’Emmaüs (Luc, xxiv, 4), tous les disciples du Sauveur étaient sans doute occupés d’une seule chose après le crucifiement ; ils s’entretenaient de ce qui était arrivé. Après l’Ascension, leurs réunions se terminaient toujours par la fraction du pain (Act. ii, 42-46), et, dans ces assemblées, ils devaient également parler des événements dont ils avaient été témoins. L’un demandait à l’autre les détails qu’il avait conservés dans sa mémoire, et chacun, rempli de souvenirs qui enflammaient son cœur, apportait son tribut de détails historiques. » Tholuck, ibid. — « L’inspiration divine n’a point dispensé saint Luc de recourir aux moyens d’information laissés aux hommes ; et « Dieu, dit Bossuet, a toujours gardé cet ordre admirable de faire écrire les choses dans le temps qu’elles étaient arrivées, et que la mémoire en était récente. » Wallon.
  15. On le trouve, dans les inscriptions, applique aux grands-prêtres et aux prêtresses, aux présidents des lieux sacrés et des jeux, aux représentants du prince dans les provinces et aux procurateurs, par exemple, dans les inscriptions de Palmyre. Wallon.