Calmann-Lévy (2p. 60-70).


XL

LES SEPT PÉCHÉS DE MADELEINE.


Le roi avait jeté un coup d’œil sur ses chevaux, et les voyant si vigoureux et si piaffants, il n’avait pas voulu courir seul le risque de la voiture ; en conséquence, après avoir, comme nous l’avons vu, donné toute raison à Ernauton, il avait fait signe au duc de prendre place dans son carrosse.

Loignac et Sainte-Maline prirent place à la portière ; un seul piqueur courait en avant.

Le duc était placé seul sur le devant de la massive machine, et le roi, avec tous ses chiens, s’installa sur le coussin du fond.

Parmi tous ces chiens, il y avait un préféré : c’était celui que nous lui avons vu à la main dans sa loge de l’hôtel de ville, et qui avait un coussin particulier sur lequel il sommeillait doucement.

À la droite du roi était une table dont les pieds étaient pris dans le plancher du carrosse ; cette table était couverte de dessins enluminés que Sa Majesté découpait avec une adresse merveilleuse, malgré les cahots de la voiture.

C’étaient, pour la plupart, des sujets de sainteté. Toutefois, comme à cette époque il se faisait, à l’endroit de la religion, un mélange assez tolérant des idées païennes, la mythologie n’était pas mal représentée dans les dessins religieux du roi.

Pour le moment, Henri, toujours méthodique, avait fait un choix parmi tous ces dessins, et s’occupait à découper la vie de Madeleine la pécheresse.

Le sujet prêtait par lui-même au pittoresque, et l’imagination du peintre avait encore ajouté aux dispositions naturelles du sujet : on y voyait Madeleine, belle, jeune et fêtée ; les bains somptueux, les bals et les plaisirs de tous genres figuraient dans la collection.

L’artiste avait eu l’ingénieuse idée, comme Callot devait le faire plus tard à propos de sa Tentation de Saint-Antoine, l’artiste, disons-nous, avait eu l’ingénieuse idée de couvrir les caprices de son burin du manteau légitime de l’autorité ecclésiastique : ainsi, chaque dessin, avec le titre courant des sept péchés capitaux, était expliqué par une légende particulière :

« Madeleine succombe au péché de la colère.

« Madeleine succombe au péché de la gourmandise.

« Madeleine succombe au péché de l’orgueil.

« Madeleine succombe au péché de la luxure. »

Et ainsi de suite jusqu’au septième et dernier péché capital.

L’image que le roi était occupé de découper, quand on passa la porte Saint-Antoine, représentait Madeleine succombant au péché de la colère.

La belle pécheresse, à moitié couchée sur des coussins, et sans autre voile que ces magnifiques cheveux dorés avec lesquels elle devait plus tard essuyer les pieds parfumés du Christ ; la belle pécheresse, disons-nous, faisait jeter à droite, dans un vivier rempli de lamproies dont on voyait les têtes avides sortir de l’eau comme autant de museaux, de serpents, un esclave qui avait brisé un vase précieux, tandis qu’à gauche elle faisait fouetter une femme encore moins vêtue qu’elle, attendu qu’elle portait son chignon retroussé, laquelle avait, en coiffant sa maîtresse, arraché quelques-uns de ces magnifiques cheveux dont la profusion eût dû rendre Madeleine plus indulgente pour une faute de cette espèce.

Le fond du tableau représentait des chiens battus pour avoir laissé passer impunément de pauvres mendiants cherchant une aumône, et des coqs égorgés pour avoir chanté trop clair et trop matin.

En arrivant à la Croix-Faubin, le roi avait découpé toutes les figures de cette image, et se disposait à passer à celle intitulée :

« Madeleine succombant au péché de la gourmandise. »

Celle-là représentait la belle pécheresse couchée sur un de ces lits de pourpre et d’or où les anciens prenaient leurs repas : tout ce que les gastronomes romains connaissaient de plus recherché en viandes, en poissons et en fruits, depuis les loirs au miel et les surmulets au falerne, jusqu’aux langoustes de Stromboli et aux grenades de Sicile, ornait cette table. À terre, des chiens se disputaient un faisan, tandis que l’air était obscurci d’oiseaux aux mille couleurs qui emportaient de cette table bénie des figues, des fraises et des cerises, qu’ils laissaient tomber parfois sur une population de souris qui, le nez en l’air, attendaient cette manne qui leur descendait du ciel.

Madeleine tenait à la main, tout rempli d’une liqueur blonde comme la topaze, un de ces verres à forme singulière comme Pétrone en a décrit dans le festin de Trimalcion

Tout préoccupé de cette œuvre importante, le roi s’était contenté de lever les yeux en passant devant le prieuré des Jacobins, dont la cloche sonnait vêpres à toute volée.

Aussi, toutes les portes et toutes les fenêtres du susdit prieuré étaient-elles fermées, si bien qu’on eût pu le croire inhabité, si l’on n’eût entendu retentir dans l’intérieur du monument les vibrations de la cloche.

Ce coup d’œil donné, le roi se remit activement à ses découpures.

Mais, cent pas plus loin, un observateur attentif lui eût vu jeter un coup d’œil plus curieux que le premier sur une maison de belle apparence qui bordait la route à gauche, et qui, bâtie au milieu d’un charmant jardin, ouvrait sa grille de fer aux lances dorées sur la grande route.

Cette maison de campagne se nommait Bel-Esbat.

Tout au contraire du couvent des Jacobins, Bel-Esbat avait toutes ses fenêtres ouvertes, à l’exception d’une seule, devant laquelle retombait une jalousie.

Au moment où le roi passa, cette jalousie éprouva un imperceptible frémissement.

Le roi échangea un coup d’œil et un sourire avec d’Épernon, puis se remit à attaquer un autre péché capital.

Celui-là, c’était le péché de la luxure.

L’artiste l’avait représenté avec de si effrayantes couleurs, il avait stigmatisé le péché avec tant de courage et de ténacité, que nous n’en pourrons citer qu’un trait, encore ce trait est-il tout épisodique.

L’ange gardien de Madeleine s’envolait tout effrayé au ciel, en cachant ses yeux de ses deux mains.

Cette image, pleine de minutieux détails, absorbait tellement l’attention du roi, qu’il continuait d’aller sans remarquer certaine vanité qui se prélassait à la portière gauche de son carrosse. C’était grand dommage, car Sainte-Maline était bien heureux et bien fier sur son cheval.

Lui, si près du roi, lui, cadet de Gascogne, à portée d’entendre Sa Majesté le roi très-chrétien, lorsqu’il disait à son chien :

— Tout beau, master Love, vous m’obsédez.

Ou à M. le duc d’Épernon, colonel général de l’infanterie du royaume :

— Duc, voilà, ce me semble, des chevaux qui vont me rompre le cou.

De temps en temps cependant, comme pour faire tomber son orgueil, Sainte-Maline regardait à l’autre portière Loignac, que l’habitude des honneurs rendait indifférent à ces honneurs mêmes ; et alors trouvant que ce gentilhomme était plus beau avec sa mine calme et son maintien militairement modeste qu’il ne pouvait l’être, lui, avec tous ses airs de capitan, Sainte-Maline essayait de se modérer ; mais bientôt certaines pensées rendaient à sa vanité son féroce épanouissement.

— On me voit, on me regarde, disait-il, et l’on se demande : « Quel est cet heureux gentilhomme qui accompagne le roi ? »

Au train dont on allait et qui ne justifiait guère les appréhensions du roi, le bonheur de Sainte-Maline devait durer longtemps, car les chevaux d’Élisabeth, chargés de pesants harnais tout ouvrés d’argent et de passementeries, emprisonnés dans des traits pareils à ceux de l’arche de David, n’avançaient pas rapidement dans la direction de Vincennes.

Mais comme il s’enorgueillissait trop, quelque chose comme un avertissement d’en haut vint tempérer sa joie, quelque chose de triste par-dessus tout pour lui : il entendit le roi prononcer le nom d’Ernauton.

Deux ou trois fois, en deux ou trois minutes, le roi prononça ce nom. Il eût fallu à chaque fois voir Sainte-Maline se pencher pour saisir au vol cette intéressante énigme.

Mais, comme toutes les choses véritablement intéressantes, l’énigme demeurait interrompue par un incident ou par un bruit.

Le roi poussait quelque exclamation qui lui était arrachée par le chagrin d’avoir donné à certain endroit de son image un coup de ciseau hasardeux, ou bien par une injonction de se taire, adressée avec toute la tendresse possible à master Love, lequel jappait avec la prétention exagérée, mais visible, de faire autant de bruit qu’un dogue.

Le fait est que de Paris à Vincennes le nom d’Ernauton fut prononcé au moins dix fois par le roi, et au moins quatre fois par le duc, sans que Sainte-Maline pût comprendre à quel propos avaient eu lieu ces dix répétitions.

Il se figura, on aime toujours à se leurrer, qu’il ne s’agissait, de la part du roi, que de demander la cause de la disparition du jeune homme, et de la part de d’Épernon, que de raconter cette cause présumée ou réelle.

Enfin l’on arriva à Vincennes.

Il restait encore au roi trois péchés à découper. Aussi, sous le prétexte spécieux de se livrer à cette grave occupation. Sa Majesté, à peine descendue de voiture, s’enferma-t-elle dans sa chambre.

Il faisait la bise la plus froide du monde ; aussi Sainte-Maline commençait-il à s’accommoder dans une grande cheminée où il comptait se réchauffer, et dormir en se réchauffant, lorsque Loignac lui posa la main sur l’épaule.

— Vous êtes de corvée aujourd’hui, lui dit-il de cette voix brève qui n’appartient qu’à l’homme qui, ayant beaucoup obéi, sait à son tour se faire obéir ; vous dormirez donc un autre soir : ainsi, debout, monsieur de Sainte-Maline.

— Je veillerai quinze jours de suite s’il le faut, Monsieur, répondit celui-ci.

— Je suis fâché de n’avoir personne sous la main, dit Loignac en faisant semblant de chercher autour de lui.

— Monsieur, interrompit Sainte-Maline, il est inutile que vous vous adressiez à un autre ; s’il le faut, je ne dormirai pas d’un mois.

— Oh ! nous ne serons pas si exigeants que cela ; tranquillisez-vous.

— Que faut-il faire, Monsieur ?

— Remonter à cheval et retourner à Paris.

— Je suis prêt ; j’ai mis mon cheval tout sellé au râtelier.

— C’est bien. Vous irez droit au logis des quarante-cinq.

— Oui, Monsieur.

— Là, vous réveillerez tout le monde, mais de telle façon qu’excepté les trois chefs que je vais vous désigner, nul ne sache où l’on va ni ce que l’on va faire.

— J’obéirai ponctuellement à ces premières instructions.

— Voici les autres : Vous laisserez quatorze de ces messieurs à la porte Saint-Antoine, quinze autres à moitié chemin, et vous ramènerez ici les quatorze autres.

— Regardez cela comme fait, monsieur de Loignac ; mais à quelle heure faudra-t-il sortir de Paris ?

— À la nuit tombante.

— À cheval ou à pied ?

— À cheval.

— Quelles armes ?

— Toutes : dague, épée et pistolets,

— Cuirassés ?

— Cuirassés.

— Le reste de la consigne, Monsieur ?

— Voici trois lettres : une pour M. de Chalabre, une pour M. de Biran, une pour vous. M. de Chalabre commandera la première escouade, M. de Biran la seconde, vous la troisième.

— Bien, Monsieur.

— On n’ouvrira ces trois lettres que sur le terrain, quand sonneront six heures. M. de Chalabre ouvrira la sienne porte Saint-Antoine, M. de Biran à la Croix-Faubin, vous à la porte du donjon.

— Faudra-t-il venir vite ?

— De toute la vitesse de vos chevaux, sans donner de soupçons cependant, ni se faire remarquer. Pour sortir de Paris, chacun prendra une porte différente : monsieur de Chalabre, la porte Bourdelle ; monsieur de Biran, la porte du Temple ; vous, qui avez le plus de chemin à faire, vous prendrez la route directe, c’est-à-dire la porte Saint-Antoine.

— Bien, Monsieur.

— Le surplus des instructions est dans ces trois lettres. Allez donc.

Sainte-Maline salua et fit un mouvement pour sortir.

— À propos, reprit Loignac, d’ici à la Croix-Faubin, allez aussi vite que vous voudrez ; mais de la Croix-Faubin à la barrière, allez au pas. Vous avez encore deux heures avant qu’il fasse nuit ; c’est plus de temps qu’il ne vous en faut.

— À merveille, Monsieur.

— Avez-vous bien compris, et voulez-vous que je vous répète l’ordre ?

— C’est inutile, Monsieur.

— Bon voyage, monsieur de Sainte-Maline.

Et Loignac, traînant ses éperons, rentra dans les appartements.

— Quatorze dans la première troupe, quinze dans la seconde et quinze dans la troisième, il est évident qu’on ne compte pas sur Ernauton, et qu’il ne fait plus partie des quarante-cinq.

Sainte-Maline, tout gonflé d’orgueil, fit sa commission en homme important, mais exact.

Une demi-heure après son départ de Vincennes, et toutes les instructions de Loignac suivies à la lettre, il franchissait la barrière.

Un quart d’heure après, il était au logis des quarante-cinq.

La plupart de ces messieurs savouraient déjà dans leurs chambres la vapeur du souper, qui fumait aux cuisines respectives de leurs ménagères.

Ainsi, la noble Lardille de Chavantrade avait préparé un plat de mouton aux carottes, avec force épices, c’est-à-dire à la mode de Gascogne, plat succulent auquel, de son côté, Militor donnait quelques soins, c’est-à-dire quelques coups d’une fourchette de fer à l’aide de laquelle il expérimentait le degré de cuisson des viandes et des légumes.

Ainsi, Pertinax de Montcrabeau, avec l’aide de ce singulier domestique qu’il ne tutoyait pas et qui le tutoyait, Pertinax de Montcrabeau, disons-nous, exerçait, pour une escouade à frais communs, ses propres talents culinaires. La gamelle fondée par cet habile administrateur réunissait huit associés qui mettaient chacun six sous par repas.

M. de Chalabre ne mangeait jamais ostensiblement ; on eût cru à un être mythologique placé par sa nature en dehors de tous les besoins.

Ce qui faisait douter de sa nature divine, c’était sa maigreur.

Il regardait déjeuner, dîner et souper ses compagnons, comme un chat orgueilleux qui ne veut pas mendier, mais qui a faim cependant, et qui, pour apaiser sa faim, se lèche les moustaches. Il est cependant juste de dire que lorsqu’on lui offrait, et on lui offrait rarement, il refusait, ayant, disait-il, les derniers morceaux à la bouche, et les morceaux n’étaient jamais moins que perdreaux, faisans, bartavelles, mauviettes, pâtés de coqs de bruyère et de poissons fins.

Le tout avait été habilement arrosé à profusion de vins d’Espagne et de l’Archipel des meilleurs crus, tels que Malaga, Chypre et Syracuse.

Toute cette société, comme on voit, disposait à sa guise de l’argent de Sa Majesté Henri III.

Au reste, on pouvait juger du caractère de chacun d’après l’aspect de son petit logement. Les uns aimaient les fleurs, et cultivaient dans un grès ébréché, sur la fenêtre, quelque maigre rosier ou quelque scabieuse jaunissante ; d’autres avaient, comme le roi, le goût des images, sans avoir son habileté à les découper ; d’autres enfin, en véritables chanoines, avaient introduit dans le logis la gouvernante ou la nièce.

M. d’Épernon avait dit tout bas à Loignac que les quarante-cinq n’habitant pas l’intérieur du Louvre, il pouvait fermer les yeux là-dessus, et Loignac fermait les yeux.

Néanmoins, lorsque la trompette avait sonné, tout ce monde devenait soldat et esclave d’une discipline rigoureuse, sautait à cheval et se tenait prêt à tout.

À huit heures on se couchait l’hiver, à dix heures l’été ; mais quinze seulement dormaient, quinze autres ne dormaient que d’un œil, et les autres ne dormaient pas du tout.

Comme il n’était que cinq heures et demie du soir, Sainte-Maline trouva son monde debout, et dans les dispositions les plus gastronomiques de la terre.

Mais d’un seul mot il renversa toutes les écuelles.

— À cheval, Messieurs ! dit-il.

Et laissant tout le commun des martyrs à la confusion de cette manœuvre, il expliqua l’ordre à MM. de Biran et de Chalabre.

Les uns, tout en bouclant leur ceinturon et en agrafant leur cuirasse, entassèrent quelques larges bouchées humectées par un grand coup de vin ; les autres, dont le souper était moins avancé, s’armèrent avec résignation.

M. de Chalabre seul, en serrant le ceinturon de son épée d’un ardillon, prétendit avoir soupé depuis plus d’une heure.

On fit l’appel.

Quarante-quatre seulement, y compris Sainte-Maline, répondirent.

— M. Ernauton de Carmaignes manque, dit M. de Chalabre, dont c’était le tour d’exercer les fonctions de fourrier.

Une joie profonde emplit le cœur de Sainte-Maline et reflua jusqu’à ses lèvres, qui grimacèrent un sourire, chose rare chez cet homme au tempérament sombre et envieux.

En effet, aux yeux de Sainte-Maline, Ernauton se perdait immanquablement par cette absence sans raison, au moment d’une expédition de cette importance.

Les quarante-cinq, ou plutôt les quarante-quatre partirent donc, chaque peloton par la route qui lui était indiquée : c’est-à-dire M. de Chalabre, avec treize hommes, par la porte Bourdelle ;

M. de Biran, avec quatorze, par la porte du Temple ;

Et enfin Sainte-Maline, avec quatorze autres, par la porte Saint-Antoine.