CHAPITRE XXXVII

Hélas ! que de larmes cruelles !
Que de morts avant de mourir !
Que d’amis furent infidèles !
Que d’amours qui jamais ne devaient nous trahir !

Logan.

Cuddy rentra bientôt et assura son hôte que le cheval souperait bien, et que la ménagère du manoir lui donnerait pour lui-même un lit plus convenable que celui qu’il aurait trouvé sous son toit.

— La famille serait-elle à la maison ? demanda l’étranger.

— Ils sont tous absents avec leurs domestiques, ma femme est ici pour avoir soin de tout, quoiqu’elle ne soit pas servante. Elle a été élevée dans la famille et possède toute sa confiance. S’ils étaient ici nous ne nous permettrions pas cette liberté sans prendre leurs ordres ; mais puisqu’ils n’y sont pas, ils seront charmés que nous rendions service à un étranger. Miss Bellenden obligerait tout le monde si elle pouvait, et lady Marguerite a un grand respect pour les membres de la noblesse. — Allons, femme, pourquoi ne préparez-vous pas la bouillie ?

— Ne vous inquiétez pas, répliqua Jenny, elle sera servie à temps.

— Pouvez-vous me dire quand aura lieu le mariage de lord Evandale ?

— Bientôt. Sans la mort du major Bellenden, il serait déjà célébré.

— Le brave et excellent vieillard ! J’ai appris à Édimbourg qu’il n’existe plus. A-t-il été longtemps malade ?

— Il n’a pas eu un seul jour de bonheur depuis que sa sœur et sa nièce ont été dépouillées de leur héritage, et il avait lui-même emprunté beaucoup d’argent pour soutenir le procès. Mais c’était sur la fin du roi Jacques, et Basile Olifant, qui réclamait le domaine, se fit papiste pour plaire aux juges. Dès lors il n’y avait plus rien à lui refuser ; et d’ailleurs lady Bellenden ne put jamais retrouver le parchemin qui faisait son titre ; de manière qu’après avoir plaidé pendant des années entières, elle a fini par être condamnée. Ç’a été pour le major un coup dont il ne s’est jamais relevé, et la révolution l’a achevé ; car, quoiqu’il ne dût pas aimer beaucoup le roi Jacques, il était attaché au sang des Stuarts. Il n’avait jamais été bien riche : jamais il n’avait pu voir personne dans le besoin sans le secourir ; de sorte qu’après sa mort Charnwood a passé aux créanciers.

— Oui, c’était un digne homme. — Ainsi donc, ces dames se trouvent sans fortune et sans protection ?

— Oh ! elles ne manqueront jamais de rien, tant que lord Evandale vivra. Il ne les a pas abandonnées comme ont fait tant d’autres.

— Et pourquoi son attachement n’a-t-il pas été récompensé plus tôt ?

— D’abord le procès, et puis divers arrangements de famille.

— Il y avait encore une raison, car la jeune dame…

— Chut ! retenez votre langue, lui dit sa femme. Je vois que Monsieur est loin d’être bien, et j’ai envie de tuer un poulet pour lui.

— Il n’en est pas besoin, répondit l’étranger : je vous prie de me donner seulement un verre d’eau et de me laisser seul.

— Prenez donc la peine de me suivre, dit Jenny en allumant une petite lanterne, et je vous montrerai le chemin.

Jenny conduisit son hôte, ils arrivèrent à la porte dérobée d’un petit jardin. Elle demanda à l’étranger la permission de le quitter quelques instants pour préparer son appartement. Ce fut l’affaire de cinq minutes ; mais en rentrant elle fut effrayée de le trouver la tête appuyée sur la table, et le crut évanoui. En s’approchant de lui, elle reconnut à ses sanglots qu’il était livré à quelque vive douleur. Alors, faisant feinte de n’avoir pas remarqué son agitation, elle lui dit que le lit était prêt. Il entra dans l’appartement. C’était une petite chambre réservée à lord Evandale quand il venait à Fairy-Knowe.

Ayant souhaité le bonsoir et meilleure santé à l’étranger, la femme de Cuddy redescendit chez elle au plus vite.

— Cuddy ! s’écria-t-elle, j’ai bien peur que nous ne soyons perdus.

— Comment donc ? de quoi s’agit-il ? demanda Headrigg.

— Qui croyez-vous que soit ce monsieur ? et pourquoi lui avez-vous dit de s’arrêter ici ?

— Qui diable est-il ? Il n’y a pas de loi qui défende de donner l’hospitalité ; qu’il soit whig ou tory, que nous importe ?…

— C’est un homme qui fera manquer le mariage de miss Edith avec lord Evandale ; c’est l’ancien amoureux de miss Edith !

— Au diable ! j’aurais reconnu Henry Morton sur cent personnes. Me prendriez-vous pour un aveugle ?

— Vous avez de bons yeux ; mais j’y vois mieux que vous.

— En quoi cet homme ressemble-t-il à M. Henry ?

— Je vous dis que j’ai remarqué comme il détournait son visage et parlait en déguisant sa voix ; aussi l’ai-je éprouvé avec des contes du temps jadis ; et quand j’ai parlé de la soupe chaude, il a eu peine à s’empêcher de rire. Et comme son chagrin vient du mariage de miss Edith, jamais je n’ai vu homme plus véritablement amoureux : je dirais, jamais femme non plus, si je ne me rappelais quelle fut la désolation de miss Edith quand elle apprit que vous et lui marchiez sur Tillietudlem avec les rebelles. — Mais que faites-vous là ?

— Ce que je fais ? dit Cuddy en remettant les vêtements qu’il avait déjà ôtés ; je vais aller voir mon pauvre maître.

— Vous n’irez pas, Cuddy, dit Jenny d’un air froid et résolu.

— Croyez-vous donc que je me laisserai mener toute ma vie par des femmes ?

— Et qui vous mènera, si ce n’est moi ? Écoutez-moi, mon ami : il n’y a que nous qui sachions que M. Henry vit encore. Puisqu’il se cache, je vois que son intention serait de se retirer sans rien dire, si miss Edith était mariée ou sur le point de l’être ; mais, si miss Edith le savait en vie, fût-elle en présence du ministre avec lord Evandale, elle dirait non quand il faudrait dire oui.

— Eh ! que m’importe tout cela ? Si miss Edith préfère l’ancien amoureux au nouveau, n’est-elle pas libre de le reprendre ? — Vous-même, Jenny, n’aviez-vous pas promis à Holliday de l’épouser ?

— Holliday est un menteur, quant à miss Edith, je suis sûre que tout l’or que possède M. Morton est dans la broderie de son habit ; comment pourrait-il faire vivre lady Marguerite et miss Edith ?

— Et n’y a-t-il pas Milnwood ? Quoique, en mourant, le vieux laird l’ait laissé à la vieille Alison, sa vie durant, parce qu’il ne savait ce qu’était devenu son neveu, je suis sûr qu’il n’y a qu’un mot à dire à la brave femme, et ils y vivront tous parfaitement bien.

— Ta, ta, ta. Croyez-vous que des dames de leur rang veuillent faire maison avec la vieille Alison, quand elles sont trop fières pour accepter les bienfaits de lord Evandale lui-même ? Non. Si miss Edith épouse M. Morton, il faudra qu’elle le suive à l’armée.

— Et la vieille dame aussi : elle ne voudrait pas quitter miss Edith.

— Enfin, Cuddy, si le mariage de lord Evandale est rompu, que deviendrons-nous avec quatre enfants ? Adieu la petite ferme, le jardin potager et l’enclos pour la vache.

Cuddy présentait la véritable image de l’indécision. — Au lieu de tout ce verbiage, ne pourriez-vous me dire ce qu’il convient de faire ?

— Rien du tout. Ne reconnaissez M. Morton que lorsqu’il voudra vous reconnaître lui-même. Ne parlez de lui à personne. Je parie qu’il s’en ira sans se faire connaître, et qu’il ne reviendra plus.

— Mon pauvre maître ! dit Cuddy. Quoi ! je lui parlerais sans lui dire que je le reconnais ! C’est impossible, je partirai avant le jour pour aller labourer, et je ne rentrerai qu’à la nuit.

— C’est bien pensé, Cuddy. Personne n’a plus de bon sens que vous, quand vous jasez de vos affaires avec quelqu’un ; mais vous ne devriez jamais agir d’après votre tête.

— Il est bien vrai, dit Cuddy, en se mettant au lit, que, depuis que je me connais, j’ai toujours eu quelque femelle qui s’est mêlée de mes affaires. D’abord ma vieille mère, ensuite lady Marguerite. Et maintenant que j’ai une femme…

— Ne suis-je pas le meilleur guide que vous ayez eu de votre vie ?

Elle mit fin à la conversation en prenant place auprès de son mari.

Laissant reposer ce couple, nous allons informer le lecteur que le lendemain matin deux dames à cheval, suivies de leurs domestiques, arrivèrent à Fairy-Knowe, et Jenny fut on ne peut plus confuse en reconnaissant miss Bellenden et lady Emilie Hamilton, sœur de lord Evandale.

— Si vous vouliez vous asseoir, leur dit Jenny étourdie de cette apparition inattendue, j’irais mettre tout en ordre.

— Inutile, répondit Edith, nous n’avons besoin que du passe-partout. Gudyil ouvrira les fenêtres du petit parloir.

— La serrure est dérangée, repartit Jenny qui se rappela que la clef du petit parloir ouvrait aussi la chambre où se trouvait Morton.

— Eh bien, nous irons dans la chambre rouge, dit miss Bellenden.

Et prenant les clefs, elle s’avança vers la maison.

— Tout va se découvrir, pensa Jenny. J’aurais mieux fait de dire à ces dames qu’il y a un étranger dans la maison…

— Allons, voilà Gudyil dans le jardin, mon Dieu ! que faire ?

Elle s’approcha du ci-devant sommelier. Mais le destin avait résolu de la contrarier complètement. Le hasard voulut que miss Bellenden se rendît précisément dans le salon d’où Jenny aurait voulu l’éloigner. Cette pièce n’était séparée de celle où se trouvait Morton que par une cloison si mince, qu’on ne pouvait dire un mot ni faire un pas dans l’une sans être entendu dans l’autre.

Miss Edith s’y étant assise avec son amie : — Comment se fait-il qu’il ne soit pas arrivé ? dit-elle : pourquoi nous donne-t-il rendez-vous vous ici au point du jour, au lieu de venir nous joindre à Castle-Dinan, chez vous, où il devait ramener ma mère aujourd’hui ?

— Evandale n’agit jamais par caprice, répondit Emilie, Il nous donnera de bonnes raisons pour se justifier.

— Ma plus grande crainte, c’est qu’il ne se trouve engagé dans quelqu’un de ces complots si fréquents dans le malheureux temps où nous vivons. Je sais que son cœur est avec Claverhouse, et je crois qu’il l’aurait rejoint depuis longtemps si la mort de mon oncle ne lui avait occasionné tant d’embarras à cause de nous. N’est-il pas étonnant qu’un homme si raisonnable, qui connaît si bien les fautes et les erreurs qui ont privé du trône la famille des Stuarts, soit prêt à tout sacrifier pour les y rappeler ?

— Que vous dirai-je ? C’est un point d’honneur pour Evandale. Il a servi longtemps dans le régiment des gardes dont le vicomte Dundee était colonel. Beaucoup de ses parents voient son inaction de mauvais œil, et l’attribuent à un défaut d’énergie. Vous devez savoir, ma chère Edith, que bien souvent des raisons de famille ont sur notre conduite plus d’influence que les meilleurs raisonnements. J’espère pourtant qu’il pourra continuer à demeurer tranquille, quoique, vous ayez seule le pouvoir de le retenir.

— Comment cela ?

— En lui fournissant le prétexte mentionné dans l’Évangile… Il a pris une femme, et par conséquent il ne peut venir.

— J’ai promis, dit Edith d’une voix faible, mais j’espère que, quant à l’accomplissement, on me laissera libre de fixer l’époque.

— C’est ce que je vais laisser à Evandale le soin de discuter avec vous, répondit Emilie, car je l’aperçois.

— Restez, je vous en supplie, s’écria Edith en tâchant de la retenir.

— Non ; un tiers fait souvent sotte figure en pareille occasion. Comme elle sortait du salon, lord Evandale y entra. — Bonjour, mon frère. J’espère que vous donnerez à miss Bellenden quelques bonnes raisons pour l’avoir obligée à se lever si matin.

Miss Edith allait adresser la même question au jeune lord ; mais en jetant les yeux sur lui, elle vit dans ses traits une expression si extraordinaire, qu’elle s’écria : — Mon Dieu, Milord, qu’avez-vous ?

— Les fidèles sujets de Sa Majesté Jacques II viennent de remporter, près Blair d’Athole, une victoire signalée, et qui paraît être décisive ; mais mon brave ami, le lord Dundee…

— Est mort ! s’écria miss Edith.

— Il n’est que trop vrai ! mort dans les bras de la victoire, et il n’est plus un seul homme qui ait assez de talents et d’influence pour le remplacer au service du roi Jacques. Ce n’est pas le temps, Edith, de composer avec mon devoir ; j’ai ordonné la levée de mes vassaux, et il faut que je prenne congé de vous ce soir.

— Pourriez-vous y penser. Milord ? Ne savez-vous pas combien votre vie est précieuse pour vos amis ? Ne la risquez pas dans une entreprise si téméraire ; pouvez-vous espérer, seul avec quelques vassaux, de résister aux forces de toute l’Écosse.

— Écoutez-moi, Edith : mon entreprise n’est pas aussi téméraire que vous le pensez. Le régiment des gardes dans lequel j’ai servi si longtemps, conserve un secret attachement pour la cause de son légitime souverain. Dès que j’aurai le pied dans l’étrier, deux autres régiments de cavalerie se rendront sous mon étendard : ils n’attendaient pour se déclarer que l’arrivée du vicomte de Dundee dans le bas pays. Maintenant qu’il n’existe plus, quel officier osera tenter l’entreprise, s’il n’y est encouragé par le soulèvement des troupes ? Si je diffère, leur zèle se refroidira. Je dois les amener à se déclarer pendant que leur cœur s’enorgueillit encore de la victoire obtenue par leur ancien chef, et qu’ils brûlent du désir de venger sa mort prématurée.

— Et c’est sur la foi de soldats toujours prêts à passer d’un parti à un autre que vous allez faire un pas si dangereux ?

— L’honneur et la loyauté m’en imposent l’obligation.

— Et tout cela pour un prince dont vous-même vous n’approuviez pas la conduite quand il était sur le trône !

— Il est vrai : citoyen libre, je ne pouvais voir sans peine ses innovations dans l’église et dans le gouvernement. Mais il est dans l’adversité ; je soutiendrai ses droits.

— Mais, Milord, pourquoi avez-vous désiré cette entrevue ?

— Ne me suffirait-il pas de vous répondre, que je ne pouvais me résoudre à partir pour l’armée sans revoir celle à qui je suis glorieux d’être déjà fiancé ? Me demander les motifs d’un pareil désir, c’est douter de l’ardeur de mes sentiments, et me donner une preuve de l’indifférence des vôtres.

— Mais pourquoi fallait-il que cette entrevue eût lieu en cet endroit, et avec cette apparence de mystère ?

— Parce que j’ai une demande à vous faire, que je n’ose expliquer avant que vous ayez lu ce billet.

Edith jeta promptement les yeux sur l’adresse de la lettre, reconnut l’écriture de son aïeule, et lut :


« Ma chère enfant, je n’ai jamais été plus contrariée du rhumatisme qui me retient dans mon fauteuil, qu’en vous écrivant cette lettre, tandis que je voudrais être où elle va bientôt se trouver, c’est-à-dire à Fairy-Knowe. Mais c’est la volonté de Dieu que je sois éloignée d’elle en ce moment.

« Il faut donc que je vous dise que lord Evandale, étant appelé à l’armée par l’honneur et le devoir, désire vivement qu’avant son départ les saints nœuds du mariage l’unissent irrévocablement à vous. Je n’ai vu aucune objection à cette demande, puisque vous êtes fiancés, et que ce n’est que le complément du lien qui existe déjà entre vous. Je me flatte donc que mon Edith, qui a toujours été une fille soumise et respectueuse, n’élèvera pas de difficultés.


Nous n’abuserons pas de la patience de nos lecteurs en mettant sous leurs yeux le reste de la lettre de lady Marguerite ; elle se terminait par une injonction solennelle à sa petite-fille de procéder sans délai à la célébration de son mariage avec lord Evandale.

— Jusqu’à ce moment, je n’aurais pu croire que lord Evandale fût capable de manquer de générosité, dit miss Bellenden.

— Manquer de générosité, Edith ! pouvez-vous interpréter ainsi le désir que j’éprouve de vous appeler mon épouse, avant de vous quitter peut-être pour toujours ?

— Lord Evandale aurait dû se rappeler que lorsque sa persévérance, et je dois ajouter mon estime pour lui, m’ont enfin arraché le consentement de lui donner un jour ma main, j’y ai mis pour condition qu’on ne me presserait pas quant à l’époque où j’accomplirais ma promesse ; et maintenant il se prévaut de son influence sur la seule parente qui me reste, pour me forcer à une démarche si importante, sans m’accorder un seul instant de réflexion ! Dans une telle conduite, n’y a-t-il pas plus d’égoïsme que de générosité. Milord ?

Evandale parut blessé de ce reproche. — Vous m’auriez épargné, lui dit-il, une accusation qui m’est si pénible, si j’avais osé vous dire quel est le principal motif qui m’a déterminé à vous faire cette demande. Vous me forcez de vous le faire connaître, et je suis sûr qu’il ne peut manquer d’avoir du poids sur votre esprit, non par rapport à vous, mais en ce qui concerne votre vénérable aïeule, lady Marguerite. Je pars pour l’armée, et le destin de mon ami, le vicomte de Dundee, m’y attend peut-être : dans ce cas tous mes biens passent à un parent éloigné, par la loi de substitution ; ou je suis déclaré traître par le gouvernement usurpateur, et une confiscation peut me dépouiller au profit du prince d’Orange ou de quelque favori hollandais. Dans l’un comme dans l’autre cas, ma respectable amie lady Marguerite, et ma chère fiancée, resteraient sans fortune et sans protection ; au lieu que dans les droits que lui donnerait son mariage, lady Evandale trouverait les moyens d’assurer à sa digne aïeule une vieillesse tranquille.

Cet argument, auquel Edith ne s’attendait pas, ne lui laissa rien à répliquer. Elle fut forcée de reconnaître que la conduite d’Evandale était inspirée par la délicatesse autant que par la générosité.

— Et cependant, Milord, telle est la bizarrerie de mon imagination, que mon cœur (ajouta-t-elle en pleurant), lorsqu’il se reporte vers le passé, ne peut, sans un pressentiment sinistre, penser à remplir si subitement mes engagements.

— Vous savez, ma chère Edith, que le résultat de toutes nos recherches, a été de nous convaincre que nos regrets étaient superflus.

— Il n’est que trop vrai ! dit-elle avec un profond soupir.

À l’instant même, Edith entendit son soupir répété dans l’appartement voisin. Elle tressaillit, et se rassura à peine quand lord Evandale lui eut fait observer que ce qu’elle avait cru entendre ne pouvait être que l’écho de sa propre voix.

— Tout ce que j’entends se convertit en sinistre augure.

Lord Evandale s’efforça de nouveau de la déterminer à une mesure qui, quoique en apparence un peu précipitée, était le seul moyen qui pût la mettre, elle et son aïeule, à l’abri des événements futurs. Enfin, n’ayant à opposer à ses sollicitations qu’une répugnance sans motif raisonnable, elle ne trouva plus à lui alléguer que l’impossibilité que la cérémonie eût lieu dans un si court délai. Mais lord Evandale avait tout prévu. Il se hâta de lui expliquer que l’ancien chapelain de son régiment l’avait suivi avec un fidèle domestique, et que cet homme servirait de témoin, avec lady Emilie, Cuddy Headrigg et sa femme. Il ajouta qu’il avait choisi Fairy-Knowe pour la célébration du mariage.

Ayant ainsi victorieusement répondu au dernier argument d’Edith, il alla prier sa sœur de retourner auprès de son amie, puis courut prévenir les personnes dont la présence était nécessaire.

Lady Emilie trouva Edith fondant en larmes, et elle en chercha vainement la cause ; car elle était du nombre de ces demoiselles qui ne voient rien de terrible ni d’effrayant dans le mariage ; elle employa tous les arguments obligés en faveur du lien conjugal ; mais quand elle vit que les pleurs continuaient à couler, sa fierté s’offensa, et l’amitié fit place au dépit.

— Miss Bellenden, dit-elle, je ne comprends rien à votre conduite. Quand vous avez consenti à devenir la fiancée de mon frère, vous avez fait la promesse de l’épouser ; et maintenant qu’il s’agit de remplir cette promesse, vous gémissez ! Je crois pouvoir répondre pour lord Evandale qu’il ne voudra jamais obtenir la main d’une femme contre son gré. Vous me pardonnerez, mais les pleurs que je vous vois répandre me semblent d’un mauvais augure pour le bonheur de mon frère.

— Vous avez raison, lady Emilie, dit Edith. Ce n’est point ainsi que je devrais répondre à l’honneur que me fait lord Evandale ; mais ma consolation, c’est qu’il connaît la cause de mes larmes, car je n’est rien de caché pour lui. Vous n’en avez pas moins raison : je mérite d’être blâmée de m’abandonner à de pénibles souvenirs, mais c’est la dernière fois. Je ne souffrirai pas que de vaines illusions me rappellent le passé…

À ces mots, comme elle avait la tête tournée vers une fenêtre à laquelle était adaptée une jalousie à demi fermée, elle poussa un cri et s’évanouit. Les yeux de lady Emilie prirent à l’instant la même direction, mais elle n’aperçut que l’ombre d’un homme qui semblait disparaître de la croisée. Plus épouvantée de l’état où elle voyait Edith que de cette espèce d’apparition, elle appela du secours. Son frère arriva aussitôt avec l’aumônier et Jenny Dennison ; mais on fut quelque temps avant de parvenir à lui faire rendre connaissance.

— Ne me pressez pas davantage, dit-elle à lord Evandale, cela est impossible ! Les vivants et les morts s’y opposent. Prenez tout ce que je peux vous accorder ; la tendresse d’une sœur. Ne me parlez plus de mariage.

L’étonnement de lord Evandale ne saurait se décrire. — C’est un de vos tours, Emilie, dit-il vivement à sa sœur : pourquoi faut-il que je vous aie envoyée près d’elle ! Vous l’aurez rendue folle par quelqu’une de vos extravagances.

— Sur ma parole, mon frère, répliqua lady Emilie, vous êtes bien en état de rendre folles toutes les femmes d’Écosse ! Parce que votre maîtresse veut s’amuser à vos dépens, vous faites une querelle à votre sœur au moment même où elle vient de prendre votre parti. Et qui nous a valu cette excellente scène ? la vue d’un homme qui a paru à cette fenêtre.

— Quel homme ? quelle fenêtre ? s’écria lord Evandale.

— Paix ! Milord, dit Jenny qui se sentait intéressée à empêcher toute explication ; miss Edith commence à revenir à elle.

Dès qu’Edith eut repris l’usage de ses sens, elle pria tout le monde de se retirer, à l’exception de lord Evandale ; et chacun lui obéit.

Saisissant alors la main du lord, elle la porta à ses lèvres malgré sa surprise et sa résistance, elle se jeta à ses pieds. — Pardonnez-moi, Milord ! s’écria-t-elle ; il faut que je sois ingrate envers vous. Vous avez mon amitié, mon estime, ma reconnaissance ; mais vous n’avez pas mon amour, et je ne puis vous épouser sans me rendre coupable.

— Vous sortez d’un rêve pénible, ma chère Edith ; vous vous laissez égarer par les illusions d’une âme trop sensible. Celui que vous me préférez est dans un monde meilleur, où vous ne pouvez le suivre que par vos inutiles regrets.

— Vous vous trompez, Evandale, je n’ai fait aucun rêve. Je ne l’aurais jamais pu croire, si quelqu’un me l’eût dit ; mais je l’ai vu, et je dois en croire mes yeux.

— Vu ! qui ? s’écria-t-il aussi surpris que confondu.

— Henry Morton.

— Miss Bellenden, vous me traitez comme un enfant ou un insensé.

À ces mots il se disposait à sortir, quand, jetant sur elle un dernier regard, il vit, à l’égarement de ses yeux, que le trouble qu’elle éprouvait n’était que trop véritable. Il changea de ton aussitôt, et essaya de lui faire avouer les causes secrètes de tant de terreur.

— Je l’ai vu, répéta-t-elle ; j’ai vu Henry Morton à cette fenêtre ! il regardait dans cet appartement au moment où j’allais abjurer pour toujours son souvenir. Sa figure était la même que le jour où il fut interrogé par Claverhouse à Tillietudlem. Demandez à votre sœur si elle ne l’a pas vu comme moi. — Je sais ce qui l’a appelé. — Il venait me reprocher d’oser donner ma main à un autre pendant que mon cœur est avec lui au fond de la mer où il a péri. Quelles qu’en soient les conséquences, elle ne peut se marier celle dont le mariage trouble le repos des morts.

— Grand Dieu ! dit Evandale, troublé jusqu’au délire par la surprise et la douleur ; sa raison est égarée !

En ce moment la porte s’ouvrit, et l’on vit entrer Holliday, il semblait agité d’une terreur qui ne lui était pas ordinaire.

— Qu’y a-t-il de nouveau, Holliday ? s’écria son maître. Aurait-on découvert… ?

Il eut assez de présence d’esprit pour s’arrêter au milieu de cette phrase dangereuse, qui pouvait trahir ses projets.

— Non, Milord, rien de semblable ; mais je viens de voir un esprit.

— Un esprit ! s’écria lord Evandale perdant patience ; tout le monde conspire donc aujourd’hui pour me rendre fou !

— L’esprit de Henry Morton. Il a paru tout à coup à côté de moi dans le jardin, et s’est évaporé comme un feu follet.

— Vous êtes fou, ou il y a là-dessous quelque noir complot. — Je vais tâcher de trouver la clef de ce mystère.

Toutes les recherches de lord Evandale n’aboutirent à rien. Jenny seule aurait pu lui donner l’explication qu’il désirait ; mais elle jugea que son intérêt exigeait qu’elle laissât la vérité dans les ténèbres. Elle avait fort adroitement profité des premiers moments de confusion pour faire disparaître de la chambre voisine toutes traces qui auraient pu prouver que quelqu’un y avait passé la nuit. Il était évident qu’il avait aussi passé près d’Holliday dans le jardin, et Jenny apprit de l’aîné de ses garçons, par qui elle avait fait seller le cheval de l’étranger, qu’il avait couru à l’étable, qu’ensuite il s’était dirigé au galop vers la Clyde. Le secret était donc renfermé dans la famille de Jenny, et elle était résolue à ne pas l’en laisser sortir.

Quant à Holliday, tout ce qu’il put dire, c’est qu’au moment où il entrait dans le jardin, l’esprit avait paru à ses côtés, et qu’il avait fui avec un air de colère mêlée de douleur. — Je l’ai fort bien reconnu, ajouta-t-il ; je ne pouvais m’y tromper, puisqu’il a été sous ma garde quand il était prisonnier ; et j’avais dressé son signalement pour le cas où il parviendrait à s’échapper.

Lady Emilie déclara qu’elle avait bien certainement vu un homme se retirer de la fenêtre.

Lord Evandale se trouva contrarié au plus haut degré, en voyant renversé par cette aventure un plan qu’il avait adopté moins encore pour assurer son propre bonheur que pour mettre Edith à l’abri de tout événement. Il la connaissait trop bien pour la supposer capable d’avoir cherché un prétexte pour se soustraire à l’exécution de sa promesse ; mais il aurait attribué à une imagination exaltée l’apparition qu’elle prétendait avoir vue, n’eût été le témoignage d’Holliday, qui n’avait aucun motif pour penser en ce moment à Morton plutôt qu’à toute autre personne. Mais s’il avait trop d’esprit pour croire aux apparitions, lord Evandale trouvait tout aussi difficile de croire que Morton, qui, pensait-il, avait perdu la vie avec tout l’équipage du vaisseau le Wryheid de Rotterdam, eût échappé à la mort par miracle ; qu’il eût été près de cinq ans sans donner de ses nouvelles, et que toutes les recherches faites pour s’assurer de son existence eussent été infructueuses. Enfin, en supposant qu’il fût vivant et en Écosse, quelle raison pouvait l’obliger à se cacher, maintenant que son parti triomphait, que la révolution survenue dans le gouvernement lui permettait de se montrer, et que tous ceux qui avaient été bannis par les Stuarts avaient été rappelés par Guillaume lors de son avènement au trône ?

Quelques heures après cette aventure, lord Evandale eut une autre inquiétude : miss Bellenden se trouvait très sérieusement malade. — Je ne partirai point qu’elle ne soit hors de danger, pensa-t-il.

Lady Marguerite avait été instruite par un exprès de l’indisposition de sa petite-fille, et, malgré son rhumatisme, elle s’était fait transporter le même jour à Fairy-Knowe. Lady Emilie ne voulut pas quitter la malade, et la présence de ces deux dames autorisa celle de lord Evandale, qui résolut de rester jusqu’à ce que la santé d’Edith se trouvât rétablie.